1À Chefchaouen, petite cité de montagne du Rif occidental marocain, les bêlements des chèvres et des boucs font encore partie du paysage sonore. Matin et soir, les troupeaux défilent dans les ruelles ou sur les routes pour rejoindre leur zone de pâture (espaces verts urbains, forêt), puis pour retrouver leur étable. Depuis les années 1990, on observe une nette réduction de l’élevage caprin, qui se répartit désormais schématiquement entre les hommes, pratiquant un élevage laitier en zone périurbaine avec des troupeaux de taille conséquente (de 50 à 100 têtes) et les femmes, assurant une activité complémentaire de type familial avec des chèvres de race locale et des troupeaux modestes (20 têtes maximum). Toujours présents à l’intérieur de la ville, les chèvres et les boucs rejoignent donc progressivement l’espace périurbain. Ce ne sont d’ailleurs pas les seuls animaux élevés ici. Se retrouvent également dispersés en divers points de la ville poulaillers, pigeonniers et clapiers sur les terrasses ou en bordure des maisons. De même, subsiste une agriculture maraîchère urbaine et périurbaine.
Vue de Chefchaouen depuis Gharouzim, Maroc (2013).
Photo : I. Jabiot
- 1 Voir N. Mamoun, La médina de Chefchaouen, étude architecturale, Direction de l’urbanisme, de l’amé (...)
- 2 À ce sujet, voir également O. Robineau [2013].
2Construite au xve siècle suite au retour des Andalous venus d’Espagne après la Reconquista, la petite cité de montagne a connu plusieurs étapes dans son développement [El Dahan 1996 ; Mohamer 1994 ; Naciri 19981]. Aujourd’hui, elle est soumise à une urbanisation grandissante comme de nombreuses villes arabes du bassin méditerranéen. Les agricultures y ont connu de profondes modifications suite à la poussée urbaine2 dans la seconde moitié du xxe siècle.
Les évolutions des transports et de la technique du froid permettaient d’élargir l’aire d’approvisionnement en denrées périssables, et les considérations hygiénistes et les besoins urbanistiques repoussaient l’agriculture et l’élevage urbains loin des centres. [Lavergne 2004 : 6]
- 3 « La patrimonialisation actuelle, à l’inverse probablement de celles qui ont précédé, à la fin du (...)
3À Chefchaouen, le bâti grignote progressivement les espaces anciennement dévolus aux jardins, aux terres agricoles et au pâturage. La ville ne pouvant pas se développer sur le versant forestier au nord, les terres cultivées et les jardins ne sont plus que des îlots dans un paysage bétonné. L’élevage urbain n’est donc pas, à Chefchaouen, lié aux migrations rurales que connaissent la région nord et le Maroc [Troin 2002]. Il s’agit, au contraire, d’une activité ayant historiquement toute sa place dans les murs de cette cité et qui est aujourd’hui assortie d’une forte dimension rurale. L’élevage est de plus en plus associé à l’image de la paysannerie agricole et au mode de vie rural. Au Maroc, contrairement à la France3, la ruralité continue de s’opposer à la ville. À Chefchaouen, elle renvoie toujours à un monde non développé, pauvre, limité technologiquement, avec un faible niveau d’instruction, mais également à des mentalités, des manières de parler ou encore de s’habiller [Jabiot 2017].
Carte du nord-ouest du Maroc, où se situe Chefchaouen.
4Si certains travaux ont montré que la dichotomie entre ville et campagne devait être dépassée en proposant de parler de continuum [Redfield 1969 ; Hannerz 1983 ; Kayser 1990], d’homogénéisation de l’urbain et du rural [Raulin 2007] tandis que d’autres ont suggéré leur chevauchement au sein de l’espace urbain [Seurat 1985 ; Miller 2005], l’ethnographie incite à retenir la notion co-présence. L’urbain et le rural sont, en effet, deux caractéristiques de l’élevage urbain. Que Chefchaouen porte en elle une dimension rurale relève de l’évidence pour ses habitants, évidence qui efface l’antinomie de la formule « ville rurale ». C’est un fait qui correspond à une réalité à la fois historique, géographique, sociologique et ethnographique. « Douar b daw » (village avec l’électricité), disait-on encore il y a quelques décennies pour qualifier ce modeste regroupement de maisons éclairées. Dire cela, précise Kamel, vétérinaire à la retraite, c’est signifier que :
- 4 Dans le langage courant, Chefchaouen est souvent appelée Chaouen.
Chaouen4 ne se différenciait pas de la vie à la campagne, la seule différence était l’électricité. C’est un peu exagéré peut-être, mais ça rend bien compte de la ville il y a encore quarante ans.
- 5 Chefchaouen est considérée comme une petite ville selon les classifications officielles marocaines (...)
5Ce statut avéré dans les dénominations anciennes est aussi celui que nombre d’habitants lui confèrent. « Chaouen, c’est la campagne. C’est une petite ville, mais ce n’est pas vraiment la ville ! » (Hanane, femme chaounie mariée et mère de deux enfants). C’est une ville rurale comme le suggèrent aussi certaines indications officielles tel ce panneau à l’entrée d’un atelier de tissage installé au cœur de la ville : « Commune rurale de Chefchaouen – Douar de Chefchaouen ». Douar ayant été volontairement biffé du fait de la bévue manifeste, Chefchaouen n’étant pas un village, mais une petite ville de plus de 35 000 habitants5. Cette anecdote révèle toute l’ambivalence dont est l’objet cette réalité pourtant notoire.
Vue de Chefchaouen depuis l’hôtel Atlas, site de Sidi Abdelhamid, Maroc (2013).
Photo : I. Jabiot.
- 6 Voir N. Harrami, « Les formes sociales de classification de l’espace au Maroc. La perception du ru (...)
- 7 Les termes « urbain » et « rural » ne sont pas ici considérés pour leur dimension conceptuelle, ma (...)
- 8 Cet article résulte d’une thèse s’appuyant sur une enquête ethnographique réalisée entre 2008 et 2 (...)
6Chefchaouen est considérée comme une ville rurale par sa composition démographique, sociologique, par la rareté de ses services – pas d’université ou encore de supermarché – et surtout par ses activités agricoles et pastorales. Ses caractéristiques rejoignent la définition de la ville répandue au Maroc et construite par opposition à la campagne [Navez-Bouchanine 1997 : 52], avec des activités qui sont, à Chaouen comme dans d’autres villes du Royaume6, au centre des perceptions rurales de la ville. L’élevage caprin est un des traits emblématiques de la ruralité de Chaouen. Dès lors, comment penser l’urbain et le rural à partir d’une même activité présente en ville7 ? Après avoir décrit l’ancrage traditionnel de l’élevage caprin à Chefchaouen, j’illustrerai la façon dont cette activité est l’objet d’un tiraillement entre urbain et rural, puis comment une forme de dévalorisation s’adosse à la ruralité de l’élevage, des éleveurs comme des produits issus de leur travail. Enfin, je montrerai que ces doubles caractéristiques – urbain et rural – permettent de promouvoir le fromage frais de chèvre (jben de Chaouen) dans tout le Maroc et à l’élevage de perdurer8.
- 9 Voir A. Franck, Des vaches dans la ville, étude d’un quartier suburbain d’Omdourman, spécialisé da (...)
- 10 L’isolement de Chaouen est dû, entre autres, aux difficultés d’accès propre aux régions montagnard (...)
7L’activité agricole de Chefchaouen n’est pas un cas isolé puisqu’il s’agit d’une réalité urbaine ancienne [Lavergne 2004] dans de nombreuses villes arabes du bassin méditerranéen. Les habitants pratiquent le maraîchage autour (jardins et terres cultivés formant une ceinture maraîchère) et dans la ville, ainsi que l’élevage [Nasr et Padilla 2004]. Au Caire, par exemple, l’élevage de vaches laitières et de caprins perdure dans certains quartiers malgré l’urbanisation grandissante. À Beyrouth, Khartoum et Nouakchott, cette activité subsiste et s’est adaptée aux situations de crise comme la sécheresse, l’insécurité, la survie des migrants et des déplacés de guerre [Lavergne 1994 ; Franck 20009 ; Ireton 1988 ; Égypte monde arabe 1990]. En outre, il est possible selon Marc Lavergne d’« avancer que l’agriculture urbaine est constitutive du fait urbain dans le monde arabe depuis la plus haute Antiquité » [2004 : 51]. Autrement dit, les activités agricoles font partie du tissu urbain et de la vie quotidienne de ces villes depuis leur création. Les habitants rencontrés sont unanimes : l’élevage caprin a toujours été présent, l’isolement géographique de Chaouen en serait l’une des principales raisons10. C’est une activité répandue et banale, comme l’atteste la présence du lait de chèvre vendu en ville même s’il n’a plus la place qu’il occupait il y a une vingtaine d’années. Les habitants s’en procuraient tous les matins, soit par un porteur à domicile, soit en se rendant directement sur les points de vente de chaque quartier. L’omniprésence des chèvres dans la ville est également narrée dans les récits nostalgiques de la vie d’antan, rythmée sur le cycle de la nature, les bêlements des chèvres en fin de journée signifiant que le maghreb, temps de la prière et du coucher du soleil, approchait. Elle apparaît aussi dans les récits d’enfance (jouer à garder chèvres et vaches dans les jardins extra-muros, sortir avec un oncle en forêt le week-end pour faire paître le troupeau…) ou encore dans les trajectoires biographiques des éleveurs. Si on pouvait devenir éleveur de père en fils, on pouvait l’être aussi momentanément par plaisir ou comme activité d’appoint. En effet, posséder des chèvres pouvait prendre plusieurs formes. Il s’agissait d’une pratique professionnelle parmi d’autres que l’on exerçait plus ou moins longtemps, comme activité principale, complémentaire ou ponctuelle (notamment au moment de l’Aïd el Kâbir). Être éleveur n’était donc ni l’apanage d’une catégorie socioprofessionnelle ni une activité exercée de manière uniforme. L’élevage caprin était et reste lié à la flexibilité avec laquelle il est exercé.
- 11 Des forêts ont été annexées au domaine de l’État, le parc national de Talassemtane a été créé en 1 (...)
8À Chaouen, les années 1990 furent marquées par un mouvement d’urbanisation et de politiques de développement notamment concernant l’élevage. Outre l’étalement croissant de la ville et du bâti, des réglementations11 concernant l’accès et la gestion de l’espace forestier ont progressivement contraint les éleveurs et leurs troupeaux à parcourir des distances toujours plus longues pour rejoindre les lieux de pâturage. Par ailleurs, en 1991, suite à une décision ministérielle, le président du Conseil de la commune de Chefchaouen a interdit les animaux d’élevage en ville pour des questions d’hygiène, de bruit, de salubrité publique et d’aménagement urbain. Si les éleveurs continuent d’habiter en ville et si les chèvres y sont toujours tolérées, les chèvreries sont progressivement déplacées en zone périurbaine suivant une dynamique de professionnalisation de l’élevage devenu essentiellement laitier.
- 12 Cette dynamique n’est pas propre à Chaouen. D’une part, le Maroc a connu un fort développement du (...)
- 13 Au début des années 2010, un projet d’obtention d’une indication géographique pour le fromage de c (...)
- 14 Considéré comme fortifiant, le lait de chèvre est particulièrement recommandé pour les femmes ence (...)
- 15 En 1982, la ville ne comptait plus que 58 éleveurs producteurs de lait [El Dahan op. cit.]. Ne dis (...)
9C’est, en effet, également à cette période que la mouvance associative autour de l’élevage caprin s’est renforcée, supportée notamment par l’Anoc (Association nationale des ovins et caprins), l’ADL (Association de développement local) et l’Acec (Association de Chefchaouen des éleveurs caprins) qui ont alors travaillé en collaboration avec les services de l’État, dont le ministère de l’Agriculture et le service de l’élevage de la DPA (direction provinciale de l’agriculture)12. À partir des années 1990, la question de la chèvre a été au cœur de projets de développement, aboutissant à des groupements d’éleveurs, à la constitution de programmes pédagogiques (formation des éleveurs), à la mise en place d’activités techniques (insémination artificielle, amélioration génétique, engraissement, production de fourrage) et économique pour l’amélioration, la gestion des races et la valorisation des produits issus de l’élevage. Dès 1982 est créée une fromagerie à la sortie de la ville. Lui est associée une chèvrerie collective, rassemblant des éleveurs désireux de se spécialiser en production laitière, qui connaît un grand succès. La majorité des éleveurs urbains et périurbains et tous ceux de l’Acec y écoulent désormais leur production journalière13. Le lait de chèvre n’est donc plus en vente chaque matin dans les ruelles de la médina. Remplacé par le lait de vache, il n’est consommé que lors d’occasions festives ou pour ses vertus médicinales14. Si les discours sont nombreux à affirmer l’ancestralité de la pratique, ils le sont tout autant pour souligner sa raréfaction15.
À mon époque il y avait beaucoup d’éleveurs, on était nombreux à faire ça. Et les chèvres faisaient partie de la vie de tous les jours. Mais il y a peu de personnes qui ont des chèvres maintenant, c’est devenu rare. Les gens ne s’y intéressent plus. [Mohcine, ancien éleveur à la retraite].
- 16 Cette situation est, dans une certaine mesure, comparable à celle décrite par L. Granchamp à propo (...)
10Ces changements concernent également la configuration sociologique de l’élevage : l’intra-urbain est une activité familiale de petite ampleur avec une forte implication des femmes alors que le périurbain est une activité essentiellement masculine et plus professionnalisée. D’un côté, quelques individus, surtout des femmes (environ une dizaine), continuent l’élevage de manière familiale et modeste. Les troupeaux sont de petite taille (au maximum 20 têtes et en moyenne une dizaine), l’étable est l’une des pièces de leur maison et cette activité joue un rôle complémentaire dans les ressources du foyer. De l’autre, les hommes, organisés en association ou en coopérative, habitent en ville et leurs chèvreries sont à l’extérieur du périmètre urbain comme les membres de l’Acec. Ces pratiques masculines de l’élevage incarnent un mouvement de professionnalisation16 de l’activité (organisation institutionnalisée) et de spécialisation vers la production laitière. À ces formes d’élevage est associée une différenciation des zones de pâtures : ne pouvant plus accéder à l’espace forestier sur le versant nord de Chefchaouen à cause de son classement en parc national, les femmes se cantonnent aux derniers espaces verts urbains et périurbains (dont les cimetières et parcelles non bâties [Jabiot 2019]) alors que les hommes sortent leurs chèvres en forêt et en montagne à plusieurs kilomètres de la ville.
11Dans les quartiers les plus périphériques en passe d’être bâtis, il est fréquent de voir des hommes ou des femmes originaires du monde rural et récemment installés en ville avec quelques bêtes ou un petit troupeau sans être associés à de quelconques structures, associations ou projets. De même, des hommes, de toute origine confondue, continuent de pratiquer l’élevage de manière ponctuelle, soit au moment de l’Aïd el Kabîr, soit pour pallier temporairement une période de chômage ou encore par goût. Ces derniers ne participent donc pas de cette dynamique de professionnalisation et de spécialisation. Parmi les éleveuses rencontrées, Amel, se distingue également puisqu’elle a choisi de suivre le mouvement de la fromagerie tout en restant indépendante. Grâce à l’investissement de son fils, elle a pu déplacer sa chèvrerie en montagne et introduire des chèvres laitières, essentiellement de races espagnoles, afin d’augmenter sa production et la vendre quotidiennement à la fromagerie.
12Plus de vingt ans après la publication du décret d’interdiction, les chèvres ne sont donc pas encore complètement sorties de la ville, une certaine tolérance demeure. Toutefois cela ne semble plus suffire pour asseoir le caractère urbain de l’élevage, qui est désormais perçu comme rural – paysan et agricole – bien que faisant encore partie de la vie quotidienne de la cité chaounie.
13Parallèlement au mouvement d’urbanisation et de modifications de l’élevage, l’élevage perd progressivement de sa légitimité en ville, son caractère urbain cède petit à petit sa place à son pendant rural. Cette hypothèse trouve un écho favorable dans l’émergence d’une nouvelle composante urbaine également associée une forme de paupérisation :
Enfin, à l’autre bout de l’échelle sociale, les couches populaires, privées des subventions aux produits de première nécessité, et rejointes par les classes moyennes en voie de paupérisation accélérée, sous l’effet de l’inflation et du blocage des salaires des politiques d’austérité, cherchent des revenus annexes dans la culture de lopins de terrains vagues, tandis que les terrasses et les balcons sont utilisés pour l’élevage de volailles, ou même d’un mouton. [Lavergne 2004 : 10]
14À Chaouen, cette situation est associée aux quartiers les plus excentrés, dans lesquels se confondent effectivement classe moyenne et migrants ruraux récemment arrivés et qui continuent d’avoir une activité agricole ou d’élevage. Il n’est pas rare de voir se faire face de nouveaux immeubles et parcelles agricoles avec quelques poules ou chèvres aux abords de la ville, ni même de croiser des modestes troupeaux en périphérie. Toutefois l’hypothèse ici formulée ne concerne pas uniquement quelques quartiers récents et excentrés essentiellement habités par des migrants ruraux, mais l’activité et ses praticiens de manière générale.
- 17 Cette dynamique rejoint celle décrite par L. Granchamp en France et en Europe où « monde agraire e (...)
15S’il est possible de penser que les représentations de l’élevage l’associent de plus en plus au monde rural, c’est parce qu’à l’époque où Chaouen était entourée de jardins et d’espaces cultivés, une grande partie des habitants de la médina, Chaounis ou non, avait son espace vert, quelques arbres fruitiers, quelques poules, chèvres ou vaches. Une nature cultivée qui offrait à la fois un complément de ressources alimentaires et un espace d’agrément pour des pique-niques en famille ou des après-midi d’été à l’ombre des figuiers. Dans ce contexte, l’élevage n’était pas envisagé comme une activité principale nécessitant un investissement quotidien et offrant des revenus réguliers aux familles. Il s’agissait d’une pratique d’appoint pour l’animal de l’Aïd, du lait frais… Ainsi, avoir des chèvres n’était pas l’apanage des migrants ruraux venus rejoindre les faubourgs urbains avec leurs bêtes. On pouvait avoir des chèvres sans pour autant être éleveur et, le plus souvent, les jeunes enfants et adolescents se chargeaient de les nourrir. Les chèvres faisaient partie de l’univers de la cité et touchaient à des niveaux différents l’ensemble de la population chefchaounaise. Alors que pour certains en posséder était comme avoir quelques arbres fruitiers, pour d’autres, notamment des Jbalas installés depuis une ou deux générations, il s’agissait d’exercer une activité lucrative, principal revenu du foyer. On observe donc un même mouvement d’urbanisation de la ville et de « ruralisation » de l’élevage caprin urbain à Chefchaouen17.
Pâturage des chèvres sur le site de Sidi Abdelhamid, Maroc (2013).
Photo : I. Jabiot.
- 18 Jupe-tablier portée par les femmes, le mendil, caractéristique de la culture matérielle de la régi (...)
- 19 Le jbala, qui s’étend à toute la région du même nom, est une variante du darija (arabe dialectal m (...)
16Au Maroc comme au Maghreb, l’image du rural reste associée à l’agriculture [Boudjeja 2013]. À Chaouen, les travaux agricoles et pastoraux sont en effet des éléments importants des représentations de la ruralité, que l’on se situe en ville ou à la campagne. Il est dit, par exemple, à propos des femmes néorurales (femmes d’origine urbaine ou périurbaine mariées et installées en milieu rural) qui refusent d’avoir un troupeau. « Celles qui n’ont pas de chèvres veulent être comme les filles de la ville ! », déclare Omar, habitant du douar D’har, à propos d’une jeune mariée récemment devenue sa voisine. Née et ayant grandi dans un quartier périphérique de Chefchaouen, Rachida s’est installée dans ce village suite à son mariage et bénéficie des revenus aisés que son mari tire de la culture du cannabis. Elle n’envisage pas d’avoir des chèvres alors que toutes les femmes du village ont la responsabilité d’un troupeau, même petit. Son choix alimente les ragots, car avoir quelques bêtes n’est pas seulement la garantie d’un revenu stable et d’un animal de qualité pour le sacrifice de l’Aïd el Kabîr, mais c’est aussi une question d’identité. Inversement, en ville il existe de manière prégnante, un imaginaire collectif associant l’élevage et ses praticiens au monde rural. Ainsi, les éleveuses urbaines seraient des jeblia, des femmes nées à la campagne. Je fus à cet égard souvent l’objet de plaisanteries lorsqu’au retour de mes sorties pastorales je me rendais chez d’autres informateurs issus de familles chaounies ou n’ayant aucun lien avec l’élevage : « Tu as laissé ton mendil ?18 », « Tu as changé ta langue ?19 », me disait-on. L’association entre éleveuses et jeblia se comprend au regard des caractéristiques de la pratique de l’élevage. Vêtues en permanence d’un mendil, ces femmes vaquent chaque jour à l’extérieur de la maison et de l’espace bâti entre travaux agricoles, pâtures des troupeaux et corvées d'eau. Le monde animal fait partie intégrante de l’univers domestique puisque l’étable est une pièce de la maison. Ces traits sont, en quelque sorte, à l’opposé de l’idéal féminin citadin. Quant aux éleveuses en milieu urbain, elles sont souvent habillées d’un mendil lors de l’activité pastorale et leurs bergeries sont pour la plupart une pièce de leur habitation. Le fait que leurs pratiques aient lieu en plein air et à l’extérieur de la Chefchaouen les distingue des autres habitantes de la ville.
17Un autre type d’association explique que soient assimilés élevage et ruralité. La localisation des chèvreries dans la médina correspond aujourd’hui aux quartiers en partie habités par des personnes d’origine rurale et souvent identifiées comme telles. Plusieurs secteurs, dont Bab el Mahrouk, Mtila, Bab Onsar ou Sebbanine, sont considérés comme « montagnards » ou des zones où il y a encore des chèvres. En effet, ces quartiers sont ceux où les chèvreries étaient les plus répandues. Situés à proximité des portes de la médina, ils donnent un accès direct à l’espace forestier. D’autre part, ils ont été bâtis au rythme de l’accroissement démographique de la ville, dans lequel les populations jbala ont joué un rôle important. Cette assignation rurale par une double identification de certains quartiers à ses habitants et à la présence des chèvres est ainsi révélatrice de l’association actuelle entre ruralité et élevage caprin. Si elle ne pèse pas uniquement sur l’activité et les éleveurs, elle influe sur l’image que s’en fait une partie des habitants.
Profils de quelques éleveurs et éleveuses de chèvres à Chefchaouen.
Tableau réalisé à partir d’un panel de onze éleveurs : sept femmes (à gauche) et quatre hommes (à droite).
18Pour la plupart des informateurs rencontrés, les éleveurs caprins seraient des Jbalas ou des personnes d’origine rurale ayant migré en ville. De nombreuses personnes sans lien direct avec l’univers pastoral qualifient les éleveurs de nas d jbel (« de gens de la montagne »). Pourtant, ce n’est pas systématiquement le cas. L’analyse des profils des onze éleveurs (sept femmes et quatre hommes) révèle davantage une diversité qu’une homogénéité (voir tableau). Aucun ne prétend appartenir à une famille proprement chaounie d’origine arabo-andalouse. Néanmoins, six sont nés en milieu rural et cinq à Chefchaouen. Peu (2) se définissent comme uniquement Jbala. La mention du père et/ou de la mère comme Jbala est fréquente (10), mais les personnes se disent le plus souvent être des habitants de Chefchaouen (9). La ville est donc un élément déterminant pour se définir, le lieu de naissance et de vie primant finalement sur l’origine. Si les éleveurs reconnaissent aisément l’origine jbala d’un ou de leurs deux parents, cela reste insuffisant pour se dire soi-même jbala, ce qui reviendrait à dire qu’ils habitent le monde rural. Par ailleurs, le lien avec ce monde n’est pas plus évident pour ces éleveurs que pour d’autres Chefchaounais. En effet, les éleveurs sont souvent des migrants de première ou deuxième génération pour lesquels le lien avec le milieu rural n’est pas systématiquement maintenu. Pour six d’entre eux, il se traduit par des visites familiales régulières et parfois par de la possession de terres au village, alors qu’il est totalement distendu pour les cinq autres.
19Finalement, ils ne sont pas plus ruraux que les autres habitants de Chefchaouen. Ils appartiennent à un réseau de connaissance et d’entraide lié à l’élevage, à leur métier, mais ils ne forment pas un groupe privilégié en dehors de ce cadre professionnel, comme l’illustre, par exemple, une journée de Fatima, éleveuse quinquagénaire au troupeau modeste (10 têtes). Le matin, après avoir fait son ménage quotidien et s’être fait livrer ses courses du souk par sa belle-sœur, elle visite une voisine et amie souffrante et lui apporte du lait de chèvre. Puis, elle prépare le déjeuner qu’elle partage avec son neveu. L’après-midi sera consacré à une brève sieste, un passage chez un commerçant (comme le couturier, chargé de réaliser sa djellaba pour l’Aïd es Sghir) avant d’enfiler son mendil pour nourrir les chèvres. Pour cela, il lui suffit d’aller dans l’étable mitoyenne de maison. Le soir, elle ressortira pour discuter avec des voisins. Le quotidien de Hanane – chaounie mère de deux enfants qui affirmait en introduction que Chaouen n’était pas tout à fait une ville – et sa sociabilité ne diffèrent pas tellement : ménage matinal, courses au marché (et discussions avec des connaissances croisées sur place), déjeuner en famille, repos, visite chez une amie et soirée chez une voisine pour l’aider dans la préparation des gâteaux pour une fête de la circoncision.
20Les relations liées à l’élevage ne priment donc pas sur les autres. Il en va de même pour les activités pastorales. Autrement dit, les journées des personnes qui élèvent des chèvres sont tout à fait comparables à celles des autres habitants de la ville. Les éleveuses, comme les éleveurs, sont donc insérées dans l’univers social de la cité au même titre que les autres Chefchaounais. Bien que du point de vue de leur vie sociale, de leur histoire familiale ou de leurs usages de la ville, les éleveurs soient à proprement parler des urbains, une ruralité leur est associée du fait de leur pratique d’élevage. Cette image n’est pas fondée sur une appartenance réelle et revendiquée au monde rural. L’association tenace entre ruralité et élevage tient certainement plus à la nature même de l’activité, et notamment à son rapport avec le monde animal. À cette ruralité s’adosse une forme de dévalorisation elle-même liée au référent paysan auquel l’élevage renvoie.
- 20 Voir N. Harrami, « Les formes sociales de classification de l’espace au Maroc… », p. 284.
- 21 Considéré comme sociologue et géographe, Ibn Khaldoun s’est intéressé à la dialectique entre socié (...)
- 22 Il existe de nombreuses nuances et de fortes oscillations entre valorisation et dévalorisation. Ai (...)
21C’est en réalité une double dévalorisation que l'on observe : celle du monde rural et celle de l’élevage. La disqualification du rural reste généralisée au Maroc et au Maghreb : « l’assimilation du rural à la négativité et de l’urbain à la positivité demeure une constante »20. Ce constat est également souligné par d’autres auteurs [Navez Bouchanine op. cit.] et renvoie à l’approche du rural d’Ibn Khaldûn, figure insolite de l’histoire de la pensée sociologique arabe21. Ce dernier affirme que la civilisation de la campagne est inférieure à celle des villes, ces dernières exerçant un pouvoir de dépendance sur les campagnes. Cette approche est, selon Karima Boudedja, « toujours de mise dans les pays du Maghreb, du moins dans les sphères administratives, médiatiques et sociales. Le rural est toujours considéré comme étant inférieur à l’urbain » [2013 : 76]22. À cette disqualification générale du rural se mêle une dépréciation de l’élevage.
Chèvres en contrebas de l’hôtel Atlas, site de Sidi Abdelhamid, Maroc (2013).
Photo : I. Jabiot.
- 23 Pierre Bourdieu décrivait déjà en 1964 les perceptions péjoratives des ruraux liées à leur mode de (...)
- 24 À noter également que si ces représentations négatives sont partagées par l’ensemble de la populat (...)
22La dévalorisation du paysan est relativement commune au Maroc et au Maghreb, et demeure opérante pour les bergers (rahi), gardien des troupeaux, et les éleveurs (mul d ma’z) qui en tant que propriétaire des animaux jouissent d’un meilleur statut économique et social23. Si les représentations – en l’occurrence négatives – sont souvent associées au berger, elles concernent également les éleveurs et plus généralement l’activité et l’ensemble de ses praticiens24. En effet, les éleveurs peuvent aussi être de manière temporaire (remplacement du berger) ou permanente les gardiens de leur propre troupeau et ont alors la double casquette ; ce qui est bien souvent le cas à Chaouen.
23Que l’on soit berger ou éleveur, il s’agit d’une activité qui est fréquemment associée à la fois à un faible niveau de vie et à une fonction vile.
Être berger, ce n’est pas un métier, c’est facile ce qu’il fait, on ne valorise pas ce qu’il fait, car tu vois le gars qui ne sait rien faire, alors tu peux lui dire alors : « sors avec les chèvres ». Avant, les gens qui venaient des douars, tu pouvais leur donner seulement à manger, ce n’est pas… un truc payé, tu comprends ? [Mounir, éleveur et membre de l’Acec]
- 25 Dans certains cas, le berger pouvait, s’il n’était pas ou peu payé, être progressivement associé a (...)
- 26 Dans ce contexte, on peut traduire par « Va faire paître [les chèvres] ! » – les chèvres n’étant p (...)
24Le métier de berger est peu considéré et s’exerçait dans des conditions médiocres : vie quotidienne avec les animaux, importance de la quotité de travail, conditions de vie rudimentaire, rémunération minime25. Il s’agirait simplement de « sortir avec les chèvres », autrement dit une tâche que n’importe qui peut accomplir, en particulier, « celui qui ne sait rien faire ». Avoir des chèvres est considéré comme une activité exercée par défaut. « Sir d-raha ! »26, voici la formule couramment répétée aux mauvais élèves, à ceux qui se destinent à ce « métier d’idiot », avec parfois une nuance supplémentaire, « métier d’idiot philosophe ». En effet, la déconsidération n’est pas uniquement associée à des caractéristiques matérielles ou intellectuelles. La figure du berger, solitaire et atypique, en fait un personnage singulier.
Le berger il est connu pour… il est un peu solitaire, comme les pêcheurs, ils ont des caractères spéciaux, il est toujours… il est solide. Alors le berger aussi il a un truc. Quand moi j’étais éleveur, que je suis sorti avec les chèvres trois mois parce qu’il [son berger] est parti, et ensuite le jour où je ne rentre pas à la forêt, cela me fait un truc bizarre, un manque. Mais rentrer dans la forêt, c’est la solitude. Cela te donne le temps de penser, de changer ta manière d’être avec les autres parce que tu es tout seul tout le temps… [Ali, éleveur à la retraite]
- 27 Dans d’autres contextes, les bergers peuvent être présentés comme des personnes autonomes, toléran (...)
25L’expérience de Ali laisse penser que ce sont en partie les longues sorties solitaires en pleine nature qui façonnent le caractère ou le tempérament spécifique du berger, mais aussi la présence animale27.
- 28 L’odeur des caprins serait bénéfique pour traiter des maux comme l’asthme – le contact prolongé av (...)
- 29 Ces critères de dévalorisation des éleveurs et bergers à Chaouen font écho à la situation des agri (...)
26Le contact avec l’animal et, en particulier, son odeur sont d’ailleurs un autre des éléments participant de la dévalorisation de cette activité. Les chèvres et les boucs sont, en effet, reconnus pour les fortes odeurs qu’ils dégagent28. Sur le chemin du retour des sorties de pâture, j’ai de nombreuses fois pu observer des enfants se moquer et voir des passants changer de trajectoire ou se cacher le nez avec la manche de leur djellaba pour éviter les mauvaises odeurs. Ce dégoût – et la gêne occasionnée – est pleinement intégré par les éleveurs qui prennent soin la plupart du temps de se changer avant d’entreprendre une autre activité une fois la pâture terminée. Tel est le cas de Zohra qui refuse de s’arrêter chez le couturier alors qu’elle passe devant en rentrant chez elle avec ses chèvres, quitte à retraverser la moitié de la médina pour y retourner : « Je ne vais pas parler au couturier de ma nouvelle djellaba avec mes vêtements sales et l’odeur des chèvres !!! ». Le contact rapproché et prolongé avec la chèvre peut donc être la source de désagréments. C’était également un élément qui se dressait comme un obstacle à la présence des chèvres en ville. Plus que le bruit ou les conditions d’élevage, les mauvaises odeurs et les excréments étaient dans les discours de mes interlocuteurs, un argument en faveur de la sortie des caprins de l’espace urbain29.
27Par ailleurs, la chèvre ne fait pas partie des animaux les plus prestigieux, ce qui rejaillit sur son gardien. Un proverbe illustre bien cette hiérarchie entre les animaux :
- 30 Ma traduction. La version darija du proverbe est : « el rahi d el baqar el malik, el rahi d el ghn (...)
Le berger des vaches est un roi, le berger des moutons est un prince, le berger des chèvres est un djinn.30
28Cette classification est, en partie, fondée sur une hiérarchisation économique entre espèces qui détermine le statut social de l’éleveur ou de l’éleveuse. Au Maroc, comme en France jusque-là fin du xixe siècle, la chèvre est bien souvent considérée comme « l’animal des pauvres » [Delfosse 2007]. Ce proverbe met également en avant le travail du berger au vu de ce que l’animal lui fait faire. Si les vaches broutent et pâturent en se mouvant relativement lentement, et si les moutons restent le plus souvent groupés, les chèvres se déplacent plus vite, de manière plus éparpillée et sont réputées pour être capricieuses. Ce comportement impose donc au berger de devoir les suivre et de crapahuter derrière elles ; c’est, à ce titre, que le berger des chèvres est comparé à un djinn, du fait de ses mouvements constants et multiples, comparaison qui, si elle se veut ironique, contient en elle une dimension négative, car le djinn, souvent considéré pour son caractère dangereux et maléfique, est à un certain niveau l’opposé de ce que doit être une personne en tant qu’être humain [Jabiot 2017].
29Pour toutes ces raisons, être éleveur ou berger est souvent une activité non désirable pour soi comme pour ses proches. À titre d’exemple, citons la volonté de la mère d’un jeune éleveur qui, après avoir échoué à convaincre son mari d’arrêter l’élevage, tâche de persuader son fils d’exercer n’importe quel autre métier, arguant de la fatigue, des mauvaises odeurs et de ses diplômes universitaires. Cette déconsidération pour l’activité n’est pas nouvelle. Mohcine a peiné à remplacer son berger tandis qu’Ali, qui n’en a pas trouvé, a dû vendre son troupeau.
Sortie de pâture à l’extérieur de la ville de Chefchaouen, Maroc (2011).
Photo : I. Jabiot.
- 31 Je n’ai pas relevé de différences entre des individus de classes sociales différentes, entre diver (...)
- 32 J’expose l’hétérogénéité des qualifications beldi et roumi dans un article consacré à cette questi (...)
30Néanmoins, les éleveurs et l’élevage peuvent aussi être valorisés notamment en référence à Dieu. L’activité pastorale est, en tant que travail, une activité saine, elle valorise des ressources naturelles mises à disposition par Dieu, elle impose la bonne conduite du troupeau et le bien-être des bêtes en écho au Prophète lui-même qui fut gardien de troupeau avant d’être élu de Dieu. Cette valorisation est toutefois souvent rhétorique et énoncée dans des contextes où l’on cherche à faire preuve de bonne morale musulmane31. En outre, la perception positive de l’élevage comme métier à proprement parler, comme activité aux savoirs et aux techniques spécifiques, est liée à la professionnalisation en cours de l’élevage et donc aux changements récents de l’activité. Parce qu’elle se technicise, elle est associée à un savoir spécifique. En outre, si le berger, l’éleveur et le paysan sont dévalorisés, leur labeur est récompensé dans l’assiette du consommateur grâce à la valorisation des produits dits beldi (locaux) pour leurs qualités gustatives et nutritives32. Les choix et les pratiques d’achat à la période de l’Aïd el Kabîr en sont symptomatiques. Certains habitants, de toutes origines confondues, réservent parfois plusieurs semaines à l’avance un bouc le plus souvent à l’un des éleveurs urbains de leur connaissance ou qui leur ont été recommandé. Les mêmes éleveurs sont donc à la fois dévalorisés – voire méprisés – et valorisés par les consommateurs urbains, qui apprécient une production familiale et locale.
Une éleveuse et ses chèvres dans le cimetière de Sidi Abdelhamid, Chefchaouen, Maroc (2013).
Photo : I. Jabiot.
- 33 Lors de la mise en place de la fromagerie, des ingénieurs et techniciens français sont venus forme (...)
- 34 Au début des années 2010, un projet d’obtention d’une indication géographique pour le fromage de c (...)
31Cette ruralité de l’élevage urbain est, néanmoins, considérée comme un atout. À l’échelle des politiques de développement, un autre processus de valorisation s’appuie sur les caractéristiques de l’urbain et du rural, pour promouvoir dans tout le Maroc le fromage de chèvre vendu comme spécifiquement chaouni. La fromagerie Ajbane Chefchaouen, qui fabrique et commercialise différents fromages de chèvre – frais (jben), gouda, tomme, yaourts, lben (babeurre) – joue sur cette dualité ville/campagne. Tous ces produits ne sont pas issus d’une tradition locale, mais de savoir-faire importés au moment de la création de la fromagerie33. Si le gouda et la tomme sont liés aux traditions françaises et hollandaises, le jben est, bien que marocain, aussi un produit récent à l’échelle de Chaouen34. « Avant [la création de la fromagerie en 1982], le jben n’existait pas à Chaouen, c’est une nouveauté », précise Amel, éleveuse. En effet, pour faire du fromage frais il faut une quantité suffisamment importante de lait, et donc de chèvres, ce qui était rare dans la région. L’élevage constituait le plus souvent une activité complémentaire à l’échelle familiale permettant une autoconsommation quotidienne ou saisonnière en lait, ainsi que la production ponctuelle de beurre et de viande. Seuls les éleveurs disposant d’un large cheptel étaient en mesure de vendre leur lait et exceptionnellement de produire du jben. Ce jben n’était toutefois pas commercialisé localement, mais vendu dans la région, à Tétouan ou à Tanger.
- 35 Au moment de l’enquête, le jben de la fromagerie est vendu 16 dirhams, contre 9-10 dirhams pour ce (...)
- 36 La situation décrite à Chaouen renvoie au processus de patrimonialisation analysé par d’autres aut (...)
32Le jben de la fromagerie, peu consommé à Chaouen, est surtout vendu dans les grandes villes du Royaume. Ce fromage de chèvre frais, emballé sous vide et vendu dans la médina, est plus cher que ceux provenant de fromageries non labellisées et privées35. De ce fait, il est essentiellement connu et consommé par des familles aisées ou uniquement en cas de maladie. Contrairement aux autres jben, il est le seul à être entièrement composé de lait de chèvre. Les autres fromages de Ajbane Chefchaouen, dont la tomme ou le gouda, étaient vendus directement à la fromagerie, à plusieurs kilomètres de la ville, et non dans les commerces de Chaouen. En revanche, ils l’étaient dans les grandes villes du Royaume (Tanger, Rabat, Casablanca…), et c’est par ce biais que l’essentiel de la marchandise était écoulé36.
33Les Chefchaounais ne consomment donc peu ou pas ces fromages, contrairement aux étrangers, Français et Espagnols, installés sur place. On voit bien que le modèle de développement de l’élevage, choisi ici, a été pensé à partir du modèle français organisé en filière avec des coopératives qui transforment le lait de chèvre en fromage. Or, cela ne correspond pas aux habitudes locales puisque le lait est bu et non consommé transformé. La politique commerciale de la fromagerie ne semble pas viser le marché chaouni. Kamel, vétérinaire en charge des services d’élevage de Chaouen durant toute sa carrière a porté le projet de développement de cette filière, notamment en préconisant une valorisation des produits grâce à l’exportation. Selon lui, ce n’est que de cette manière que l’on peut donner de la valeur au fromage et rétribuer correctement les éleveurs :
C’est à Casa, à Rabat, que les choses se jouent. Les gens vont pouvoir l’acheter à un prix valable, si on reste à Chaouen, on va rien faire… Ici, on a commencé à vendre le fromage à Chaouen à 9 dirhams, et maintenant il est à 16 dirhams… et si c’était uniquement à Chaouen, on n’aurait pas pu augmenter le prix, donc… [Kamel, vétérinaire]
- 37 L’image positive du fromage ne se répercute pas sur celle des éleveurs, qui par ailleurs ne sont p (...)
34C’est donc bien à travers une valorisation du fromage que l’élevage caprin a pu perdurer à Chaouen. Claire Delfosse [op. cit.] a observé un phénomène sensiblement similaire avec la réhabilitation des chèvres dans la France de l’entre-deux-guerres par une professionnalisation, une masculinisation de l’activité, et une valorisation du fromage37 rendue possible grâce à son exportation et l’élaboration d’une image construite autour de la ruralité. Tel est ce que donnent à voir les étiquettes de la tomme et du gouda, fabriquées par Ajbane Chefchaouen (fig. 1 et 2).
Figure 1. Étiquette du gouda fabriqué par Ajbane Chefchaouen.
Figure 2. Étiquette de la tomme de chèvre fabriquée par Ajbane Chefchaouen.
- 38 Chapeau en feuilles de doum tressées, emblématique de la région jbala et relativement grand, dont (...)
35Elles associent étroitement ville et campagne en juxtaposant une représentation du fromage, une femme jeblia portant son mendil et la ville de Chaouen. La première est un photomontage comprenant trois éléments : à gauche une femme, vêtue d’un mendil et d’un chechiya38, deux symboles typiques de la femme jbala, porte une jarre de lait frais et se dirige vers l’une de ces portes bleues emblématiques de Chaouen, au centre le fromage et à droite une chèvre. Sur la seconde, une tomme est incrustée dans un dessin de Uta Hamman, la place centrale de Chefchaouen, où se trouve la grande mosquée et qui autrefois accueillait le souk, mais qui depuis, est devenue « la » place des cafés et restaurants touristiques. Au premier plan figure un couple d’allure rurale. Là encore, la femme revêt mendil et chechiya, alors que son mari porte des babouches jaunes, une djellaba en laine courte et un turban, vêtements jebli typiques. C’est donc bien par le biais de la ruralité de la ville que le fromage est valorisé dans tout le Maroc.
36On vend du fromage et dans le même temps une « chaounité » qui est bel et bien fondée sur la co-présence de l’urbain et du rural. Autrement dit, on vend un produit et le patrimoine qui va avec, ce que Roland Barthes [1964] décrivait à partir d’une publicité de pâtes italiennes : c’était autant les pâtes que « l’italianité » que l’on promeut. On exporte par la même occasion une image de Chaouen l’associant à la chèvre.
On a tout changé et on a fait de Chaouen une image peut-être qu’elle ne méritait pas, bon elle méritait mieux… […] L’image que l’on a donnée maintenant à Chaouen, cela veut dire que les autres ne l’ont pas. Par exemple, maintenant Tétouan, si on parle de Chaouen Chaouen [la ville], elle est bien meilleure. À l’échelle régionale, si on parle de chèvres et d’élevage alors on pense directement à Chaouen, parce qu’on a fait beaucoup de… et moi-même, c’est moi qui ai fait beaucoup de publicité, d’invitations, de congrès, donc on a fait beaucoup de choses, la foire, la chèvre, les interviews à la télévision, enfin surtout au début… on a fait tout ça… et maintenant Chaouen aujourd’hui c’est l’image de la chèvre dans tout le Maroc ! [Kamel, vétérinaire]
37Ces propos (« ne méritait pas », « méritait mieux ») trahissent la persistance d’une dévalorisation associée à l’élevage caprin, probablement indissociable de la ruralité. D’un côté, cette dernière est une construction sociale liée à des politiques de développement local et de promotion du terroir et de ses produits. Ici, l’association entre ville et élevage est valorisée de même qu’il est permis au métier de se professionnaliser et de s’institutionnaliser. De l’autre, nonobstant l’ancrage historique de l’activité, son importance est aujourd’hui minimisée et son image dévalorisée. Malgré la légitimité citadine autrefois acquise, elle est devenue une pratique gênante associée au monde rural, mais qui a permis à Chaouen d’être reconnue grâce à son fromage dans tout le Maroc.
38De cette analyse de l’élevage urbain ressort aussi, en arrière-plan, le rapport à l’animal qui a considérablement évolué. Aujourd’hui, il est, de plus en plus cantonné aux seuls praticiens désormais professionnalisés. Quant aux Chefchaounais, ils semblent s’en éloigner irrémédiablement. Les éleveurs et éleveuses tendent donc à devenir un groupe particulier, renforçant peut-être la spécificité de leur rapport au monde animal et de leur métier, et à la ruralité à laquelle ils sont de plus en plus associés.