1Lorsque le sort des bâtiments de la « dernière ferme de Paris », dans le xive arrondissement, a été en suspens, ces deux dernières décennies, cela a suscité l’émoi. On redécouvrait à quel point la présence animale et le monde agricole avaient pu être une part de l’histoire de la capitale. Un atlas de Paris grand public est alors venu opportunément rappeler l’importance de ses étables, au nombre de près de 500 en 1895 [Garden et Pinol 2009 : 153-155]. Le passé rural de nos villes nourrit nos imaginaires et véhicule l’idée d’une exclusion progressive des activités agricoles du milieu urbain, notamment le maraîchage et l’élevage. Si ce processus global est bien celui du xxe siècle, il ne correspond en rien aux évolutions antérieures. Ainsi, il est assez bien connu combien la ville doit à la présence animale avant 1900, et notamment au cheval, animal de prédilection des études historiques, et qui connaît son apogée au xixe siècle [Roche 2008, 2011, 2015 ; McShane et Tarr 2007 ; Baratay 2011]. L’histoire des animaux, aujourd'hui très en vogue, nous permet de réinterroger dans de nouvelles perspectives des objets classiques de l’histoire et de montrer que les interactions entre les animaux et les hommes, et entre le monde agricole et le monde urbain, constituées de cycles de co-constructions mêlant la production, les échanges et l’hygiène, sont bien plus complexes qu’une simple évolution linéaire, l’urbanisation n’étant pas seulement l’histoire des grands boulevards, de l’industrie et des réseaux [Deluermoz et Jarrige 2017 ; Estebanez 2015, 2016 ; Atkins 2012]. Quant à l’histoire environnementale, elle permet de mesurer que le xixe siècle est fait de ruptures et de moments de bascules, et de découvrir à quel point les villes vivent en symbiose avec le monde rural par les flux d’échanges de matières. Leurs déchets retournent à la campagne sous forme de fertilisants : la séparation entre le milieu urbain et son hinterland n’est pas claire avant la rupture métabolique des années 1860 [Barles 2005, JHES 2017]. Tout ceci amène à assumer les frontières poreuses entre l’univers de la ruralité agricole et celui de la ville industrielle, et à déstabiliser les catégories usuelles.
Inventaire des vacheries parisiennes de 1800. Première page du procès-verbal du commissaire Frémy, section du Nord, 28 ventôse an VIII.
Photo : T. Le Roux. Source : Archives de la Préfecture de police, AA 64, fol 347.
2À ce titre, le Paris de la première industrialisation, autour des années 1800, est le théâtre d’une évolution inédite, avec un accroissement subit de la présence des vaches laitières par rapport à l’Ancien Régime. Le phénomène prend un caractère singulier sous la forme d’une constellation de « vacheries » urbaines dont le phénomène a été déjà été remarqué, mais le dessin à peine esquissé [Guillerme 2007 : 36-38 ; Fanica 2008]. Avant 1850, les vaches laitières sont généralement et malencontreusement amalgamées aux viandes de boucheries et renvoyées à leur caractère rural ou à la sphère domestique, les savoirs sur l’économie ou la biologie de la vache dans une perspective historique semblant être réservés aux ruralistes [Reynaud 2010 ; Moriceau 2005]. Or, cette irruption de la vache urbaine est massive à Paris à partir de la Révolution française, ce qui signale un moment spécifique où la ville et ses consommations se construisent avec un des symboles de la ruralité, tout en le dévoyant.
3Les vaches : savoirs ruraux ; les vacheries : police urbaine ? Suivre l’écosystème des vacheries de Paris, ce serait plonger en zone incertaine, trouble et méconnue, alimentée par les représentations pittoresques et trompeuses de la bonne laitière, figure rassurante de cette interface entre ville et campagne. Cette histoire peut être découverte grâce à des matériaux peu exploités, en particulier les archives de la police urbaine, du Châtelet sous l’Ancien Régime, des commissaires de police sous la Révolution et le Consulat, enfin celles du Conseil de salubrité de Paris sous l’Empire. Les vacheries de Paris sont alors une activité flexible, inscrite dans le métabolisme urbain, insérée dans les « dents creuses » de la ville, dans son cœur comme sur ses franges, et qui font un lien, par la consommation du lait, entre le monde paysan et les goûts aristocratiques et bourgeois. Jusqu’à 5 000 vaches sont élevées en symbiose avec la vie urbaine, sa consommation et sa production artisanale, sa morphologie, enfin sa structure sociale. Tout en s’accompagnant de préoccupations d’hygiène alimentaire et publique, ce mouvement, qui s’étend des années 1770 à la fin de l’Empire, est constitué d’une fabrique dispersée et mobile, mais propice à l’enfermement des bêtes, leur ôtant leur caractère pastoral et rural. Étudier les vacheries à Paris revient donc à s’interroger sur la croissance urbaine comme facteur d’intensification de l’élevage, en le contraignant à s’adapter dans ses modes d’approvisionnement et dans la localisation des bâtiments agricoles.
4La présence des vacheries en ville découle de l’accroissement de la consommation de lait, un produit périssable et potentiellement pathogène qui doit être bu dans la journée. Anthropologiquement, la consommation du lait est un tabou ; la tolérance au lactose serait même une aberration génétique et spécifique aux populations issues de l’Europe de l’Ouest. Elle demeure longtemps controversée, une crainte alimentée par sa mauvaise conservation. Dans l’Antiquité, le lait est dédaigné par les citadins ; généralement proscrit au Moyen Âge, il reste suspect très loin dans le xviiie siècle. L’Encyclopédie de Diderot, au chapitre « Lait », s’étonne encore que cela puisse être une nourriture :
- 1 Anonyme, « Lait », L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, (...)
Il est facile de conclure de ce petit nombre d'observations sur les propriétés diététiques du lait dans l'état sain, que c'est un aliment suspect, peu analogue aux organes digestifs de l'adulte.1
5À contre-courant, il peut être administré, très frais et à petite dose, comme médicament, et sa blancheur en fait un aliment symbole de pureté, d’abondance et de simplicité rustique. Il est surtout consommé après transformation, comme fromage et beurre, notamment en Lombardie, en Angleterre, en Hollande [Valenze 2011].
- 2 A.-L. Lavoisier, « Essai sur la population de la Ville de Paris, sur sa richesse et ses consommati (...)
6La consommation de lait progresse subitement en Europe occidentale dans le dernier tiers du xviiie siècle, conjointement à celle du café, du chocolat et du thé, breuvages auxquels il est ajouté [Flandrin et Montanari 1996]. On manque de données, pourtant, pour mesurer précisément sa progression. Le lait, produit local et généralement autoconsommé avant les années 1840, n’est pas une catégorie statistique et, à Paris, il n’est pas soumis à l’octroi ; aucun almanach de commerce ne mentionne de profession ayant trait au lait avant les années 1830 [Guillaume 2003 ; Fanica op. cit. : 38-42]. Ainsi, il échappe à A. Lavoisier dans son étude de la consommation de Paris, contrairement au beurre, au fromage ou à la viande2. Toutes les estimations sont sujettes à caution, et celles de L. F. Benoiston de Châteauneuf et du préfet Chabrol dans les années 1820 gagneront peu en précision. Même des travaux historiques récents et brillants ne sont pas parvenus à améliorer la pesée et la connaissance des circuits de commercialisation ; avant 1850, le lait reste un inconnu [Spary 2014 ; Jones 2016].
7La vogue progressive pour cet aliment est pourtant incontestable à la fin du siècle. Plusieurs mémoires, après 1750, trouvent un soudain avantage au lait de vache par rapport à celui de femme, à l’exemple de certaines régions d’Europe [Reynaud op. cit. : 165-198]. Surtout, sa croissance suit celle du café. Dans son Tableau de Paris des années 1780, Louis-Sébastien Mercier s’en fait l’écho :
- 3 L.-S. Mercier, Tableau de Paris, Amsterdam, 1782-1788, t. 4, p. 154-155.
Le café au lait (qui le croirait ?) a pris faveur parmi ces hommes robustes. […] Il est si répandu parmi le peuple, qu’il est devenu l’éternel déjeuner de tous les ouvriers en chambre.3
- 4 L.-S. Mercier, op. cit., t. 7, p. 269-271.
- 5 P. Petit-Radel, Essai sur le lait, Paris, Bondet, 1786.
8Sa consommation est « devenue considérable, depuis que le peuple […] a pris un goût effréné pour le café »4. Au même moment, le médecin Petit-Radel en vante les propriétés alimentaires5, et l’intendant de Paris, Berthier, décide de développer l’élevage des vaches laitières, tandis que le lieutenant général de police Lenoir, dans sa réforme de l’organisation des nourrices, imagine de substituer du lait de vache au lait de femme pour certains nourrissons ; ce qui est finalement un échec [Milliot 2011 : 521].
- 6 N. Delamare, Traité de la police, Amsterdam, 2de éd., t. 3, 1729. p. 224.
9Jusqu’aux années 1770, l’approvisionnement se réalise à partir des villages environnants. Les vaches qui entrent dans Paris, un peu plus de 10 000, alimentent majoritairement le commerce de la viande, aux côtés des porcins, ovins et bovins, et n’arrivent en ville que pour y être vendues aux bouchers qui les abattent dans des « tueries » particulières urbaines [Abad 2002]. La seconde édition du Traité de la police, du commissaire Delamare (1729), indique que « Paris tire ses provisions de lait des villages qui l’environnent à la distance d’environ deux lieues […] ; l’on en tire encore de quelques ménageries, où l’on nourrit des vaches aux extrémités des faubourgs, mais en petite quantité ». Il ajoute : « On entend assez que ce commerce qui se fait ainsi simplement n’a pas besoin d’une grande application de la part des officiers de police »6. Les ordonnances de police sur la nourriture des vaches à lait ou sur l’hygiène des étables n’infirment pas le constat d’une présence seulement sporadique des vaches laitières en ville, ni les sentences de la Chambre de police du Châtelet, muettes sur le sujet, alors même que lapins, cochons, poules et animaux de basse-cour, bœufs et animaux vagant, remplissent de nombreux rapports pour cause de sécurité et de salubrité des rues. Toutes les sources complémentaires, qu’elles émanent des services vétérinaires, de la presse ou de la littérature, concourent à confirmer que le lait provient de fermes rurales ou d’étables situées à l’extrémité de faubourgs entourés de prés. Dans son analyse des éleveurs de vaches laitières (les nourrisseurs) de Paris entre 1720 et 1830, fondée sur l’examen de plusieurs centaines d’inventaires après décès et de contrats de mariage, Michel Gautier [2016] ne recense aucune vacherie en cœur de ville avant 1789, mais certaines n’en sont pas très éloignées, notamment à proximité de la plaine des Sablons, au nord-ouest de la ville, où se tient le marché des vaches laitières depuis 1745 .
10Notons que l’approvisionnement rural en lait est un trait commun aux villes d’Europe jusqu’à la fin du xviiie siècle. Même aux Pays-Bas, où la filière connaît une intégration commerciale précoce fondée sur l’exportation du beurre et du fromage, les étables restent rurales, le lait étant symbole d’une délicate propreté à cent lieues du monde urbain entassé et insalubre [van Bavel et Gelderblom 2009]. En Angleterre, les nombreuses prairies périurbaines suffisent à la consommation des citadins, même à Londres où l’étalement du bâti permet la constitution d’une ceinture laitière ancrée sur des fermes rurales [Fussell 2019]. Le constat est partagé avec la Pennsylvanie, cœur de l’industrie du lait aux États-Unis avant 1820, où de grandes fermes conjuguent modernité et ruralité [Oakes 1980].
11C’est ainsi que le lait se signale avant tout, non par le nourrisseur, mais par la laitière venue des villages environnants, qui devient, au cours du siècle, une figure des métiers qui constituent le motif des cris et embarras de Paris [Milliot 1995]. Selon L.-S. Mercier :
- 7 L.-S. Mercier, op. cit, t. 7, p. 269-270.
les laitières arrivent le matin, jettent leur cri accoutumé et perçant: la laitière, allons, vite ! aussitôt les petites filles à moitié habillées, en pantoufles, les cheveux épars, s’empressent de descendre de leur quatrième étage ; et chacune de prendre pour deux ou trois liards de lait. 7
12Dans le folklore, elles sont vite assimilées à des femmes voluptueuses, ce que récuse Mercier qui les décrit « en cotte rouge, basanées, et le plus souvent ridées »8. La police veille à l’ordre, réglemente les matériaux des récipients et surveille ces laitières, notamment parce que le lait peut tourner, ou être adultéré par l’ajout de substances étrangères pour en augmenter le volume ou la blancheur, le lait des nourrisseurs de Paris n’étant pas réputé de très bonne qualité [Fanica op. cit. ; Reynaud op. cit. : chap. 7].
- 9 Tenon, Mémoires sur les hôpitaux de Paris, Paris, impr. de Ph.-D. Pierres, 1788, p. 87.
- 10 L.-S. Mercier, op. cit, t. 4, p. 143.
- 11 Bibliothèque historique de la Ville de Paris, N.A. 477, fol 410, mémoire sur vacheries suisses, ru (...)
- 12 Voir M. Oulami, La laiterie au jardin, 1723-1814, mémoire de master-2 d’histoire, Paris, Universit (...)
13Les étables à vaches urbaines sont alors expérimentales. On retrouve ainsi une vacherie au sein de l’hôpital de La Salpêtrière en 1788 pour le soin des malades et la « bouillie des enfants »9. On y pense aussi pour les enfants trouvés, qui n’ont pas de nourrices ; selon Mercier, à l’hospice de l’Enfant-Jésus, « on nourrit dans une basse-cour, des bestiaux qui donnent du lait à plus de deux mille enfants de la paroisse de Saint-Sulpice »10. L’importation d’un mode de production rurale, calqué sur l’exemplarité du lait de montagne suisse, est parallèlement expérimenté. C’est ainsi qu’au moins deux « vacheries suisses » sont établies dans la deuxième moitié du xviiie siècle, près des quartiers riches, autour des Champs-Élysées. Mais ce sont des échecs, les vaches suisses ne s’adaptant pas au milieu parisien dépérissent11. D’autres tentatives sur le même modèle, mais plus modestes et plus nomades ont lieu dans les années 1770-1780 dans le Jardin du Luxembourg et le Jardin du Roi pour le rafraîchissement des promeneurs. Ces deux tentatives sont, elles aussi, sporadiques [Synowiecki 2021 : 388-389]. La période connaît également une vogue pour la « laiterie », édifice mêlant délicatesse, propreté et ornementation architecturale, un acte de distinction sociale. On retrouve de telles installations dans quantité de parcs aristocratiques anglais. En France, elles font partie du tableau du jardin champêtre distingué, sur le modèle de la ferme de Marie-Antoinette à Versailles et à Rambouillet dans les années 1780, entre élégance et préciosité [Maës 2016]. Divers personnages de haut rang reproduisent le motif de la laiterie aristocratique à Paris dans les années 1770 : Simon Gabriel Boutin, dans son jardin de la rue Saint-Lazare, le duc de Chartres au parc Monceau, ou encore Bélanger, premier architecte du comte d’Artois, à la Folie Saint-James en 177812.
14Mais la lame de fond qui touche Paris prend d’autres chemins : aux laiteries pastorales ou récréatives se substituent progressivement les vacheries, lieu d’élevage du bétail dédié à une consommation plus massive tenu par les nourrisseurs. Alors que le terme de « laiterie » perd de son importance (pour ne réapparaître qu’avec la constitution de la filière laitière après 1860), étant réduit à la désignation d’une petite salle près de l’étable, celui de vacherie s’impose et domine face aux sporadiques désignations de « nourriceries » ou de « ménageries », qui disparaissent définitivement après 1800. Son sens dérivé de « saleté faite à quelqu’un » témoigne du fossé qui le sépare de la délicate laiterie.
- 13 J.-B. Huzard, Mémoires sur la péripneumonie chronique ou phthisie pulmonaire qui affecte les vache (...)
15L’irruption des vacheries urbaines à Paris débute dans les années 1770, mais de façon encore discrète avant la Révolution française. Poussé par la hausse de la consommation, le rapprochement de la ville est pourtant bien enclenché. Dans ses études des épizooties bovines qui touchent régulièrement la région parisienne, le vétérinaire Jean-Baptiste Huzard mentionne de telles vacheries dans les faubourgs Saint-Marcel et Saint-Jacques en 1772, 1776, 1780, 1786 et 1787, à La Chapelle en 1788, au Gros-Caillou, dans les faubourgs du Roule, de la Pologne et de Saint-Lazare en 1789. Il ajoute : « Avant [la révolution], on n’avait pas remarqué [l’épizootie] dans la ville, parce que ce n’est que depuis 1789 que les nourrisseurs ont commencé à s’introduire en aussi grand nombre et sans opposition. […] Avant 1770, il n’y en avait qu’un petit nombre13 ».
- 14 N. Des Essarts, Dictionnaire universel de la police, Paris, Moutard, 1786-1790, t. 6, p. 8-9.
16Parallèlement, le marché aux vaches laitières est réformé : celui de la plaine des Sablons est remplacé en 1785 par ceux de Gentilly (hameau Maison Blanche) et de La Chapelle. Mais les vacheries ne sont pas encore une affaire importante de police urbaine. En 1788, N. Des Essarts n’en parle pas dans le chapitre sur le lait dans son Dictionnaire universel de la police14. Néanmoins, les vacheries des faubourgs ont commencé à abandonner leur caractère rural, avec un accès restreint aux pâtures et une première étape vers la mise en étable intégrale. Ainsi, l’Encyclopédie note que :
- 15 Anonyme, « Lait », L’Encyclopédie…
les vaches qu’on entretient dans les faux bourgs de Paris, pour fournir du lait à la ville, ne jouissent certainement d’aucun des avantages dont bénéficient celles entretenues en pleine campagne, et en particulier ceux d’une étable bien saine, et d’une litière fraiche, chose très essentielle pourtant à la santé de l’animal, et par conséquent à la bonne qualité du lait.15
- 16 Sentence d’audience à la chambre de police, 28 juin 1787, Archives nationales, Y 9490 A et B.
- 17 Abbé Tessier, « Consommation », Encyclopédie méthodique. Agriculture, t. 3, Paris, chez Panckoucke (...)
17Une première affaire d’insalubrité causée par une vacherie est jugée à la Chambre de police en 1787, à la suite d’une plainte des habitants de la rue de la Pépinière, faubourg du Roule, contre un « vacher » qui laisse s’écouler dans la rue des « eaux infectes », chargées d’urine des vaches de « différentes étables », dégageant de très mauvaises odeurs. Le nourrisseur est condamné à l’amende16. En 1793, l’abbé Tessier réalise un premier décompte des vaches laitières parisiennes pour l’année 1788 : elles seraient alors 1 200, mais aucune explication n’est fournie sur la méthode de collecte, ni si les premières années de la révolution ne viennent déformer ses données, ni sur le périmètre spatial du décompte, a priori celui de l’espace compris dans les murs des Fermiers généraux (qui renferment encore des nombreuses prairies) puisque son étude a pour but de préciser, avec de nouvelles données, le tableau que venait de publier Lavoisier17. Si l’on ne peut pas se fier absolument à ce chiffre, il donne néanmoins un certain aperçu de la jauge alors que débute la Révolution française.
- 18 A. Parmentier et N. Deyeux, Précis d’expériences et observations sur les différentes espèces de la (...)
18La décennie révolutionnaire bouleverse l’écosystème du lait, des vaches et du citadin. Au tournant du siècle, le lait est devenu un produit de consommation courante, au point d’intéresser les plus grands savants hygiénistes, notamment A. Parmentier et N. Deyeux18. Tandis que la courbe de consommation de café, et donc de lait, continue de croître, les activités économiques, industrielles, artisanales et de stockage sont libérées des entraves réglementaires de la police d’Ancien Régime, avec notamment l’abolition des enquêtes de commodo et incommodo pour celles susceptibles de nuire à la tranquillité et la sécurité des habitants [Le Roux 2011]. Avec cette irruption artisanale et industrielle dans les nouveaux codes de l’urbanité, et la libération de nombreux terrains et bâtiments à la suite de la vente des biens nationaux, toutes les conditions sont réunies pour que les nourrisseurs soient tentés d’installer leurs étables dans le tissu urbain.
- 19 Archives de la Préfecture de police (dorénavant APP), AA 220, fol. 38-39, 46-47.
- 20 APP, AA 200, fol. 169-170.
- 21 Registre division Contrat social (Postes), du 23 novembre 1790 à nivôse an V, APP.
19La brèche est ouverte : les papiers des commissaires de police sous la révolution permettent de s’assurer de la nouveauté radicale de l’élevage urbain car la présence des vacheries ne se fait pas sans litiges. Alors que les archives de la police urbaine d’Ancien Régime sont silencieuses sur les vacheries, elles foisonnent dans celles de la Révolution, dans un corpus pourtant très lacunaire. Par exemple, en septembre 1790, section de Popincourt, le commissaire de police constate trois vaches qui se sont échappées dans la rue de Charenton, endommageant un maraîchage voisin, l’infraction se concluant en coups et blessures entre les parties. Lors de la ronde de police suivante, il remarque la rue Cotte encombrée de fumier de vaches, ce dont les voisins se plaignent, d’autant plus que le nourrisseur refuse de l’enlever. Quelques jours plus tard, le même type d’infraction est constaté petite rue de Reuilly19. En octobre 1791, une étable de cinq vaches, rue Chartière, près du Panthéon, est mise en cause pour sa mauvaise odeur et les urines qui s’y écoulent. Elle est pourtant tenue par un des inspecteurs du nettoiement et de l’illumination de Paris20. Le seul registre des procès-verbaux des commissaires encore conservé (section du Contrat social entre fin 1790 et fin 1796) mentionne un cas de plainte contre un nourrisseur, passage de Chartreux, en septembre 179621. Ces quelques cas, parmi des papiers épars, ne permettent pas de mesurer précisément l’insertion urbaine des vacheries durant les premières années de la Révolution. Il ne fait cependant aucun doute que ces litiges liés aux vacheries soient nouveaux.
- 22 J.-B. Huzard, Instructions et observations sur les maladies des animaux domestiques, 1791.
- 23 L’an II du calendrier révolutionnaire commence le 22 septembre 1792 et se termine le 6 octobre 179 (...)
20Dès novembre 1789, le vétérinaire Jean-Baptiste Huzard est chargé par le nouveau maire de la capitale, Jean Bailly, d’enquêter sur les maladies des vaches de Paris, supposées être liées à des mauvaises conditions d’élevage. En 1791, ses investigations aboutissent à une instruction sur les moyens d’éviter ces maladies22. Durant l’an II23, Huzard enquête à nouveau : il est particulièrement outré par le traitement infligé aux vaches. Conduites des campagnes vers le marché de La Chapelle (faubourg de Gloire), prêtes à vêler (pour que la lactation puisse commencer), à l’âge de 8 ou 9 ans, elles sont épuisées par leur voyage, excitées le jour de la vente pour qu’elles paraissent en bonne santé, vendues dès le vêlage.
[Alors] un nouvel ordre des choses se prépare […] pour ces vaches ; elles se trouvent portées, par une transplantation rapide, dans un climat nouveau, absolument différent de celui qu’elles quittent, dans une atmosphère épaisse, chargée de toutes les impuretés d’une ville immense, et confinées quelquefois dans des quartiers dont l’air est plus ou moins constamment infecté.
- 24 J.-B. Huzard, Mémoires sur la péripneumonie chronique…, p. 18.
- 25 Idem, p. 20-24.
21Huzard relate, par exemple, la présence de vacheries « dans les petites rues de la Cité, dans celles qui voisinent la place Maubert, dans la rue Saint-Martin, dans celle des Boucheries, dans les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marcel, etc. ; on respire dans toutes ces rues l’odeur cadavéreuse des tueries et des boucheries, ou l’odeur nauséabonde et putride des amidonneries, des tanneries, des corroyeries, etc. »24. Les conditions vie de ces vaches n’ont plus rien à voir avec celles des campagnes, notamment parce qu’elles sont tenues à une vie statique à l’intérieur de bâtiment non adaptés, entassées, parfois ne pouvant « se coucher que l’une après l’autre », que leur alimentation n’est plus constituée d’herbe et de foin, mais d’une nourriture « viciée, corrompue, dénaturée, quelquefois extraordinaire, et toujours plus substantielle et abondante que le comporterait leur repos absolu ; ce qui est regardé comme nécessaire pour forcer la sécrétion du lait, seul et unique but de l’entretien de ces animaux »25. Huzard accuse la cupidité des nourrisseurs, qui voient un profit immédiat à se rapprocher des lieux de consommation, tandis que la santé de leur cheptel leur est de peu d’importance, étant donné que ces vieilles vaches urbaines sont vendues dans l’année. À cet égard, peu importe la qualité de l’étable et la présence de pâturage : « La difficulté de trouver des logements ne rendit pas alors les nourrisseurs difficiles sur le choix ; ils prirent indistinctement tout ce qui put convenir à leur intérêt. » Ce sont parfois des pièces construites pour les hommes, dans des chambres avec cheminées, parfois donnant directement sur la rue, sans même avoir accès à une petite cour. Huzard ajoute :
On ne fut pas plus difficile sur le choix des vaches. Avant 1770, il n’y en avait qu’un petit nombre, alors on les choisissait jeunes et bien constituées ; le fréquent et abondant usage du lait et du café, fit, depuis cette époque, tout admettre.26
- 27 Idem, p. 67 et suivantes.
22Mais la pratique s’est renforcée avec la Révolution, notamment parce que le marché de La Chapelle, surveillé par les autorités, est contourné, et les nourrisseurs profitent de la désorganisation générale pour s’approvisionner sur des marchés clandestins, à Pantin, à Vaugirard, aux Sablons, chez des particuliers27. Soit un nouvel écosystème de production laitière, avec des gains à court terme, qui favorise les épidémies.
- 28 Outre les ouvrages déjà cités : J.-B. Huzard et P. Chabert, Instruction sur la manière de conduire (...)
23La présence des vacheries semble se renforcer sous le Directoire (1792-1804). Les épizooties qui sévissent durant ces années enclenchent diverses visites d’étables et quelques recensements partiels. Elles inaugurent une collaboration rapprochée entre les services de la police urbaine et les vétérinaires. De fait, l’entassement des vaches dans les espaces resserrés des étables urbaines favorise les pathologies animales et la contagion. La science vétérinaire avait réalisé de grands progrès au cours du xviiie siècle, et l’école d’Alfort, créée en 1766, était devenue un haut lieu des savoirs sur les animaux, entre hygiène et production, entre traque des épizooties et recherche sur l’augmentation des rendements agricoles [Mellah 2018 ; Barroux 2011 ; Hubscher 1999]. Parmi ces nouvelles figures de scientifiques, Huzard (1755-1838) est le plus influent et prolixe. Inspecteur général des écoles vétérinaires, membre de la Société royale de médecine avant la Révolution, participant à l’administration révolutionnaire, il est spécialement chargé du suivi des épizooties [Nicol 2002 ; Chaudenson 1988]. Entré à l’Académie des sciences lors de la création de l’Institut de France en 1795, il la présidera en 1815. Ses rapports font alors autorité. Lors de la première enquête générale sur les vacheries de Paris fin 1797, il a déjà publié plusieurs mémoires et instructions sur les épizooties des vaches de Paris28.
24S’il exerce une surveillance générale, ce sont les élèves vétérinaires de l’école d’Alfort qui sont mandatés par le Bureau central de Paris, pour accompagner les commissaires de police de chaque section dans la visite des vacheries et réaliser l’inspection des bêtes, à partir de brumaire an VI (décembre 1797). Les conditions de l’enquête sont peu documentées, et ce qu’il en reste est disparate. Elle donne néanmoins de précieux renseignements. Ainsi le procès-verbal de la section de l’Ouest (quartier Sèvres-Babylone) recense 43 vacheries différentes, qui contiennent une à seize vaches pour un total de 169. Dans celle de Popincourt, 18 étables sont visitées : elles cumulent 259 vaches. Dans celle des Arcis (microquartier du centre de Paris, rive droite, où les boucheries sont les plus nombreuses), il y a 35 vaches réparties dans onze étables, entre une et huit bêtes. Au printemps 1798, le commissaire de police de la section de la Place Vendôme indique que « comme depuis la dernière visite des vaches laitières, il en est entré beaucoup dans Paris, nous avons cru devoir ordonner une nouvelle visite chez tous les nourrisseurs et autres propriétaires de vaches dans l’étendue de cette commune ». Dans la section des Quinze-Vingts, une inspection d’avril 1799 aboutit à recenser 34 étables et 444 vaches [pour ce paragraphe, Serna 2014]. L’extrapolation de ces quelques enquêtes aux 48 sections aboutissent sans conteste à plusieurs milliers de vaches dans Paris à la fin du Directoire.
25Cette irruption soudaine de l’élevage urbain pourrait paraître étonnante. En fait, face à l’augmentation de la consommation de lait, et en l’absence de moyens de transport efficaces et de circuits de distribution intégrés pour ce produit qui se périme vite, le système a l’avantage de l’efficacité et de la flexibilité. La conjoncture révolutionnaire, qui offre de nouveaux espaces, désorganise les anciennes filières d’approvisionnement, et enfin admet d’un point de vue réglementaire les activités artisanales dans l’espace urbain dense, redéfinissant les modes de coexistence entre l’habitat et la production, est un accélérateur certain. Les vaches laitières, alors bien éloignées de celles de la fin du xixe siècle, sont achetées à proximité de Paris, ou sur le marché de La Chapelle. Provenant du Bassin parisien, et pas forcément spécialisées pour la production du lait, elles sont encore de faible rendement. Les vacheries s’adaptent parfaitement à ce nouvel environnement urbain, où tout bâtiment peut faire office d’étable, moyennant quelques aménagements et réappropriations. Elles découlent encore d’une économie domestique, dépassent rarement dix vaches, beaucoup n’ayant qu’une à trois bêtes, et sont exploitées par des nourrisseurs très liés au monde agricole, le maraîchage, ou le transport des denrées. Les laiteries ne sont encore qu’une petite pièce attenante à l’étable, où les femmes et les enfants jouent un rôle central. Quant à la distribution, elle est réalisée à la fois sur place, les consommateurs ayant cœur de s’assurer de la fraîcheur et de la qualité du lait, et par l’intermédiaire des laitières qui parcourent les rues. La symbiose avec la ville est particulièrement nette pour la nourriture des bêtes. En effet, le défaut de pâturages est suppléé par de la nourriture qui provient, outre le foin venu des campagnes, des multiples ateliers urbains qui manipulent les matières végétales, de plus en plus nombreux dans la ville, les amidonneries, les brasseries qui fournissent les drêches, aliment essentiel des vacheries urbaines et que l’on trouve précisément en grand nombre dans les faubourgs Saint-Marcel, Saint-Antoine et à La Chapelle. La nourriture proviendra aussi bientôt des raffineries de sucre et des féculeries, permettant la résorption des déchets industriels issus des plantes tandis que l’usage des fumiers fertilise les jardins parisiens et les maraîchages périurbains. L’écosystème des vacheries se nourrit de la ville et la nourrit en retour [Fanica op. cit. ; Ethnozootechnie 2003].
- 29 Rapport du commissaire de police de la division des Gardes françaises, 24 pluviôse an VII, Archive (...)
- 30 Procès-verbaux des séances de l’Académie des sciences, tenues depuis la fondation de l’Institut ju (...)
26À la fin des années 1790, ce sont non seulement les épizooties qui inquiètent, mais aussi les conséquences de ces établissements sur la salubrité publique29. Les désordres sont suffisamment importants pour que Huzard intervienne à ce sujet à l’Institut de France. Le 6 brumaire an VIII (28 octobre 1799)30, il y déplore :
- 31 Compte rendu des travaux de la classe des sciences physique et mathématiques de l’Institut nationa (...)
les abus qui ont lieu dans les vacheries à l’intérieur de Paris. […] Ordinairement placés dans des rues étroites, dans des maisons basses et mal aérées, l’avarice ne permettant point d’y mettre assez de propreté, [ces établissements] sont malsains pour les animaux, pour ceux qui les soignent, quelquefois même pour le voisinage. […] Il serait donc nécessaire que la police veillât à ce qu’on n’établît de ces vacheries que dans des quartiers élevés et bien aérés, et dans des étables vastes et susceptibles d’être tenues avec propreté.31
- 32 AA 56 à 67, APP.
- 33 AA 64, fol. 321 à 422, 27 pluviôse à 9 prairial an VIII, APP.
27Le Paris de Napoléon constitue l’apogée de la présence des vaches intra-muros. Nous sommes bien loin du Paris policé, monumental et phare de l’Europe impériale qu’une certaine historiographie tente de restituer. À la suite du rapport de Huzard, une nouvelle enquête est diligentée par le Bureau central le 13 février 1800 – puis la Préfecture de police qui le remplace à partir de la fin du mois. Ayant pour but initial le recensement des vaches laitières malades, elle est étendue à partir de mars à la salubrité et à la santé publique. Il ne s’agit plus seulement d’une question touchant les bêtes et la profession des nourrisseurs, mais d’un problème susceptible d’attenter au bien public, que ce soit pour la délivrance d’un produit sain, la qualité de l’air respiré par les citoyens, ou encore la propreté des rues. L’enquête est confiée à un seul commissaire de police, Charles Frémy, de la division (nouveau nom des sections) des Arcis, ancien huissier, commissaire expérimenté, présent dans son quartier depuis 1794 [Denis 2008]32. Elle s’étale du 27 pluviôse (16 février) au 9 prairial (29 mai), en 50 demi-journées ; plusieurs d’entre elles sont consacrées aux divisions périphériques, tandis qu’il lui arrive de traiter jusqu’à trois divisions en une demi-journée pour les quartiers centraux, plus petits. Il commence par les quartiers périphériques, sans doute afin de cibler ceux qui présentent le plus vaches. Durant ces tournées, il est systématiquement accompagné de Margaux, contrôleur en chef des halles et marchés, et de Routhier et Viez inspecteur et vérificateur des viandes et boucheries (Viez disparaît de l’inspection après le 7 floréal, c’est-à-dire au moment où le recensement des quartiers périphériques est terminé)33.
28Le bilan des 42 divisions dont nous avons les résultats (sur 48) aboutit à un total de 3 199 vaches pour 534 nourrisseurs, soit une moyenne de six vaches par étable (pour une médiane de cinq). Mis à part un cas de vacherie à 74 vaches (rue de Sèvres), aucune autre ne dépasse 35 individus, les plus grandes étant logiquement dans les quartiers périphériques. Mais c’est le quartier des Gravilliers, en cœur de ville, qui détient la plus forte moyenne (12).
Répartition des vaches et des vacheries à Paris (février-mai 1800), par ordre chronologique de visite.
29Ce recensement précise les adresses et les professions des nourrisseurs (pour plus de 98 % d’entre eux). Sur ce dernier point, les données recueillies concordent avec l’étude de Michel Gautier : la majorité se déclare nourrisseurs (environ 90 %) tandis que les 10 % restant relèvent de professions liées au monde agricole ou maraîcher : cultivateurs, jardiniers, charretiers, journaliers ou encore fruitiers, c'est-à-dire fabricants de fromages. Sur les doigts de deux mains, nous trouvons des rentiers, propriétaires d’hôtel garnis, pompiers, artisans, militaires invalides ou officiers de santé, mais alors toujours pour des très petites vacheries, d’une à deux bêtes, pour les besoins de la famille ou d’une clientèle réservée. Si la majorité des exploitants, enfin, sont indiqués être des hommes (mais l’on trouve un certain nombre de veuves), la réalité des visites montre que ce sont les femmes qui s’occupent des vaches : la plupart du temps, les hommes sont sortis, et c’est la femme ou la fille du père de famille qui a la charge des vaches et du lait. L’écosystème urbain des vacheries ne semble pas déroger à ce constat qui perdure jusqu’à l’industrialisation de la filière [Valenze 1991].
30Les adresses permettent, par la cartographie, de mieux se représenter la réalité de la présence urbaine, au moins à l’échelle de la ville, et d’imaginer les polarités et relations de proximité spatiales, qui sont également souvent fonctionnelles pour ce produit et avant les chemins de fer et grands axes de communication. Il n’est pas vraiment surprenant de constater que la majorité des vacheries se situent dans les quartiers périphériques, mais ce qui l’est davantage est de voir l’importance de cette présence dans tous les quartiers, y compris ceux du cœur urbain, pourtant particulièrement dense (c’est même la période durant laquelle la densité de population est la plus forte à Paris dans cette zone), ce qui suggère une part de vente directe non négligeable de lait. Malgré tout, cinq pôles majeurs de concentration sont bien visibles et correspondent à l’extrémité de faubourgs qui constituent les principales entrées de Paris, en l’occurrence les faubourgs Saint-Antoine, Saint-Martin, Saint-Marcel et du Roule, ainsi que le quartier jouxtant Vaugirard.
Répartition des vaches et des vacheries à Paris (février-mai 1800) selon l’enquête Frémy.
Réalisation : Bertrand Dumenieu, Centre de recherches historiques.
- 34 AA 64, fol. 409, APP.
- 35 AA 212, fol. 323-324, APP.
- 36 AA 211, fol 669, APP.
- 37 AA 64, fol. 321, APP.
- 38 AA 64, fol. 338-339, APP.
- 39 J.-B. Huzard, Mémoires…, p. 41.
- 40 Allard, Annuaire administratif, 1805. On ne sait pas, cependant, si des nourrisseurs de banlieue s (...)
31Il nous faut revenir sur le chiffre des 3 199 vaches recensées par les commissaires et inspecteurs, qui se devaient d’examiner chaque bête pour vérifier qu’elle n’était pas malade. Tout d’abord, il manque six divisions sur 48, dont deux sont susceptibles de contenir un nombre non négligeable de vaches, bien qu’à l’intérieur des boulevards. Dans le quartier central des Arcis, celui de Frémy justement, qui manque à l’inventaire, on sait qu’au début 1798, il y avait 35 vaches pour onze étables. Dans celle du Contrat social, nous savons également qu’en 1796, un nourrisseur avait été l’objet de plaintes des voisins. Ensuite, les conditions de l’enquête ouvrent plusieurs interrogations. Le temps qui y est consacré (205 heures) est faible : cela revient à 16 vaches par heure, soit une toutes les quatre minutes, temps qui inclut les transports inter-quartiers à pied et l’écriture du procès-verbal, rédigé sur place puisque les nourrisseurs le signent. Par ailleurs, comment les enquêteurs avaient-ils la connaissance des vacheries, étant donné que les commissaires de police des quartiers concernés n’étaient pas associés ? Il semble certain que toutes n’ont pas pu être identifiées, compte tenu de la superficie de Paris (34 km2). D’ailleurs, le 27 floréal, Frémy retourne dans la division des Droits de l’homme (près de l’Hôtel de Ville, donc toute proche de son quartier de fonction) pour inspecter une vache signalée comme malade, et il se trouve que cette vacherie (trois vaches) n’avait pas été portée sur l’état initial34. Un autre exemple trouvé dans les papiers des commissaires de police des autres sections montre qu’un nourrisseur du faubourg Poissonnière, en infraction pour dépôt de drêches pourries, en août 1800, a échappé à l’inventaire35. Dans le quartier de la place Vendôme, il manque à l’appel un nourrisseur poursuivi pour infraction quelques mois avant, nourrisseur toujours mentionné dans un recensement de 180236. Pour 3 200 vaches identifiées, combien ont échappé à l’inventaire ? Puis, il faudrait ajouter celles mortes avant l’enquête et signaler que l’apparition d’une maladie contagieuse entraîne, en général, la vente des vaches aux bouchers de la part des nourrisseurs de crainte de perdre leur capital. C’est ainsi que dans le quartier des Quinze-Vingts, un nourrisseur déclare qu’il n’en avait plus, et qu’à la suite d’une de ses vaches mortes de la maladie, il avait vendu son cheptel, de 32 têtes, plus ou moins malades, « pour en éviter la perte totale »37. Dans celui des Invalides, un autre déclare « qu’il y a environ quatre décades, il en avait cinquante-deux, qu’en trois jours il lui en est mort vingt à vingt-et-une […] ; que la crainte de perdre les autres vaches l’a déterminé à les vendre à différents prix ». Un autre affirme « qu’il y a environ deux décades, il en avait vendu vingt-huit bien portantes par ce qu’elles n’avaient pas de lait et sous le faux bruit de la maladie »38. Ces témoignages, qui cessent progressivement au cours de l’enquête, suggèrent, qu’une partie du cheptel laitier est mort de maladie et vendu par peur au début de 1800. De fait, si l’on compare les trois sections dont nous avons les chiffres pour l’enquête de 1798-1799 et celle de 1800 (Quinze-Vingts, Ouest et Popincourt), le nombre de vaches passe de 872 à 701. Enfin, les enquêteurs n’ont de toute façon pas pu constater de visu toutes les vaches : par crainte de la propagation de la maladie, « d’y introduire le mauvais air » comme cela est consigné dans les procès-verbaux, un certain nombre d’éleveurs, surtout au début de l’enquête, ont refusé l’accès à leur étable et les commissaires ont dû se contenter de consigner le nombre déclaré. Or, il semblerait que cela porte à sous déclarer le nombre de vaches, soit par peur d’être assujettis à une fiscalité39, soit d’être contraints de réduire le cheptel par mesure sanitaire ou de sécurité. Parfois, encore, les enquêteurs ne peuvent tout simplement pas accéder aux lieux et doivent s’en remettre à la parole d’un voisin. Tout concourt donc à porter le chiffre des vaches de Paris dans une fourchette comprise entre 3 400, seuil bas incompressible compte tenu des sections manquantes à au moins 4 500 en fonction des autres facteurs. Il n’est pas inutile de noter que l’Annuaire administratif d’Allard indique qu’il a été vendu 4 660 vaches laitières en 1804 à Paris. Or, les vaches laitières n’étant gardées majoritairement en étable qu’une année, ce flux s’approche d’un seuil plutôt bas du stock de vaches40.
32À ce stade, peut-on établir une comparaison avec Londres, la seule ville européenne semblable au niveau du nombre d’habitants et de la consommation du lait ? En 1794, un recensement compte 8 500 vaches pour toute l’agglomération, mais la situation londonienne ne présente pas la concentration des vacheries dans le bâti urbain. Elles restent encore en grande partie rurales, étant donné que l’étalement urbain de Londres permet l’inclusion de zones de pâturages plus nombreuses dans l’espace urbain, notamment dans le quartier l’Islington, au nord de la ville, bien qu’une tendance vers la mise en étable pour l’année entière concerne un certain nombre des vacheries urbaines, les consommateurs prisant l’achat direct sur place [Almeroth-Williams 2019 : 70-73 et 94-95 ; Atkins 1977, 1980]. Ceci est commun aux grandes métropoles, alors que les petites villes peuvent s’approvisionner, du fait d’une moindre distance, dans des étables qui restent rurales. Notons, pour bien comprendre la comparaison, que les 8 500 vaches recensées correspondent au comté de Londres, un territoire de 300 km2 (soit dix fois la surface du Paris de 1800). En élargissant Paris à cette surface, le chiffre des vacheries serait sans aucun doute du même niveau (en 1814, Huzard estimera à 8 000 le nombre de vaches laitières à Paris et dans les deux sous-préfectures limitrophes de Sceaux et Saint-Denis, soit approximativement la surface du comté de Londres).
- 41 AA 190, fol 416; AA 191, fol 41, 276 et 281, APP.
33Une dynamique contraire vient néanmoins perturber la progression du nombre de vacheries depuis une décennie : un environnement hostile à cette implantation, pour cause de nuisances, et l’institutionnalisation des politiques d’hygiène publique. Fin mars, l’épizootie s’étant calmée, l’enquête de 1800 prend une physionomie qui relève davantage de l’hygiène publique que de la médecine vétérinaire. S’ajoute alors presque systématiquement un avis sur les localités, la disposition des bâtiments, le voisinage, l’aération, le risque d’incendie, le dépôt de fumier et l’écoulement des urines. Les jugements les plus sévères ont lieu dans les quartiers de la Fidélité (sur quatre vacheries, trois ne devraient pas subsister), des Droits de l’homme (deux sur six), de la Réunion (trois sur sept) et du Muséum (une sur trois), quatre quartiers centraux de la rive droite. Pour la majorité, en cas de problèmes, les enquêteurs donnent des recommandations, notamment pour le danger du feu lié au stockage du fourrage, et retournent parfois visiter des vacheries pour lesquelles ils ont ordonné des changements. Puis, pour la première fois, des ordres de suppression émergent de nos sources. Ainsi, en mars 1801, une vacherie de la rue Saint-Germain l’Auxerrois doit fermer à cause de ses mauvaises odeurs. Manifestement, l’injonction n’est pas respectée puisque cette vacherie est la source d’un incendie, causé par une chandelle allumée dans le magasin de fourrage dix jours après : dix vaches sont évacuées, et le procès-verbal constate de nombreux dégâts matériels. Le même nourrisseur s’est transféré dans une impasse juste à côté, mais la police ne l’accepte pas. En janvier 1802, le nourrisseur, rancunier et furieux, « qui a été interdit de vacherie à cet endroit […] aurait dit qu’il ferait alors fermer toutes les autres vacheries et boucheries de l’arrondissement » relate le procès-verbal41.
34L’ordonnance de police du 23 prairial an X (12 juin 1802) est le résultat de ces enquêtes et d’une présence toujours plus grande des vacheries. Elle vise à les contenir hors du centre de la ville et à les rendre conformes à une hygiène sanitaire. Elle constate que :
les bâtiments des vacheries existantes dans Paris n’ont été ni construits, ni disposés pour cet usage. Ils ne présentent aucune commodité pour la distribution des fourrages ou l’enlèvement des fumiers. Les étables sont basses et si resserrées que l’air y pénètre difficilement, ce qui les rend humides et malsaines. La plupart de ces établissements se trouvent dans les quartiers les plus peuplés et les moins aérés, dans des rues étroites, et dont les maisons sont fort élevées.
- 42 Collection officielle des ordonnances de police des origines jusqu’à 1844, 1844, t. 1 p. 144-145.
35L’objectif est de « reléguer, autant que possible, les vacheries dans les faubourgs, dans des rues peu fréquentées et bien percées » ; ce qui doit se faire « graduellement ». Un nouveau recensement « devra indiquer l’emplacement et l’état de chaque vacherie, la grandeur, la hauteur et l’exposition des étables ; si elles ont ou non des ouvertures pour le renouvellement de l’air ; s’il y a un puits et une cour pavée ; si la rue est assez large, et si les urines des vaches y ont leur écoulement ». Des normes de construction sont prescrites : au moins deux mètres de haut, d’une surface proportionnelle au nombre de vaches, un peu plus d’un mètre par vache. Le sol doit être plus élevé que la cour, en pente pour les urines, le nombre de fenêtres d’aération proportionné à la longueur de l’étable. Enfin, les dépôts de fourrage devront être séparés des étables par un mur en maçonnerie, s’ils se trouvent placés à côté, et par un plancher recouvert en carreaux, s’ils sont au-dessus. « Il ne devra y avoir au même étage aucun ménage ayant âtre, cheminée, poêle et fourneau »42.
- 43 Recensement des vacheries, 10 et 21 messidor an X, AA 213, fol. 340 et 343, APP.
36Ce recensement, réalisé par chaque commissaire de division, n’a pas été conservé, sauf pour le quartier Vendôme qui indique 73 vaches et dix nourrisseurs (contre 44 pour neuf nourrisseurs en 1800). Parmi ceux-ci, seuls cinq ont le même nom et la même adresse : tous possèdent un cheptel stable ou supérieur à 1800, pour treize vaches en plus au total. Les quatre nourrisseurs qui ont disparu n’avaient que d’une à quatre vaches. Ceux qui apparaissent en ont de quatre à neuf. Cette comparaison, à supposer que les données soient fiables, indique tout d’abord l’important turn over des vacheries, et leur caractère flexible, qui s’explique par une capitalisation relativement faible pour les petits cheptels, tenus par des locataires, qui peuvent trouver d’autres emplacements, ou tiennent leur vacherie dans le cadre d’une occupation temporaire, complémentaire, provisoire et assez mobile. À Londres, la durée d’exploitation d’une vacherie serait de onze ans [Atkins 1977]. Mais ces différences, à deux ans d’intervalle, si elles consolident les informations de la vague de 1800 pour les établissements subsistants (notamment les noms et adresses des nourrisseurs), peuvent aussi indiquer que des vacheries oubliées par les uns ne sont pas les mêmes que celles des autres. En admettant que le tableau soit exact, nous constatons donc une augmentation de 10 % du nombre de nourrisseurs et de 60 % du celui de vaches. Si tous les quartiers suivent le même modèle, il y aurait au minimum 5 100 vaches à Paris en 1802. En tout cas, le commissaire du quartier Vendôme n’est pas très inquiet de cette augmentation, ne constatant aucune réclamation de la part des voisins. Si quelques vacheries présentent de petits inconvénients, par la proximité du fourrage et des habitations, « cet inconvénient est commun à presque toutes les écuries à chevaux et ne présente pas plus de danger pour les unes que pour les autres »43.
- 44 Par exemple, AA 130, fol. 381, et AA 131, fol. 8 (1803 et 1804, division des Champs-Élysées), APP.
- 45 A. Husson, Les consommations de Paris, Paris, Guillaumin, 1856, p. 274.
37À la suite de cette ordonnance, les commissaires de police sont aussi chargés de délivrer des avis sur toute nouvelle demande d’établissement de vacheries44. Quelques mois plus tôt, le préfet venait de soumettre les chantiers de bois à autorisation, leurs exploitants ayant aussi profité de la révolution pour rapprocher leurs dépôts des zones habitées. C’est dans ce cadre qu’intervient la création du Conseil de salubrité de Paris, le 6 juillet 1802. Instance de Conseil, chargée de la visite, de l’examen et des rapports concernant les boissons, les épizooties ainsi que les ateliers et manufactures, il est composé des pharmaciens-chimistes Parmentier, Cadet de Gassicourt et Deyeux, et du vétérinaire Huzard, tous déjà régulièrement consultés par le pouvoir. Son influence grandit en permanence dans les années qui suivent sa création, notamment après 1806, quand les enquêtes de commodo et incommodo sont rétablies pour toute activité susceptible de provoquer des nuisances. Tout porte à croire que ces années soient l’apogée du nombre de vacheries dans Paris intra-muros. Dans son étude de la consommation de la capitale, Husson indique que celle du lait a encore progressé après 1800, précisant que dans son rapport de 1806 sur les marchés, le préfet de police faisait savoir que le lait était devenu à cette époque « d’un usage général dans Paris » et que le nombre de nourrisseurs s’y était « prodigieusement accru »45. À partir de cette date, le Conseil de salubrité a pour mission de débarrasser la ville d’un certain nombre d’activités jugées puantes, sales, archaïques ou peu connectées au nouveau monde industriel qui est en train de transformer la capitale [Le Roux op. cit.]. C’est ce mouvement de transfert vers la périphérie d’un certain nombre d’activités qui aboutit à la création des abattoirs quelques années plus tard et la suppression des dizaines de tueries et des porcheries particulières qui subsistaient [Young Lee 2008].
38Au sein de ce Conseil de salubrité, Huzard est préposé aux visites des vacheries. Son autorité morale a encore augmenté. Depuis le Consulat, il ajoute à son curriculum, la fondation de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale (avec Chaptal, en 1801), et est membre du Comité de vaccine, vice-président de la société philanthropique. Dans ses rapports de visite des vacheries, d’une plume précise et littéraire, parfois ponctuée de commentaires incisifs sur la désinvolture des commissaires de police, du commissaire des halles et marchés ou de l’architecte de la petite voirie, il sait se montrer ferme, mais aussi compréhensif vis-à-vis des situations précaires des nourrisseurs. Il les pousse ainsi avec tact, mais sans autoritarisme, à disposer de locaux plus adaptés à leur industrie et plus favorable pour préserver la santé des vaches et la coexistence avec les citadins.
- 46 Rapports généraux sur la salubrité publique (…). 2ème partie officielle. Rapports généraux sur les (...)
- 47 Rapport du Conseil de salubrité (dorénavant RCS), 30 janvier 1814, APP.
39Le Conseil de salubrité inspecte, en fait, seulement une quinzaine d’établissements de ce type par an entre 1802 et 1815, même après le décret de 1810 sur les établissements industriels insalubres et incommodes, qui range les vacheries dans la 2e classe. Ce serait un signe que le nombre de vacheries urbaines n’augmente plus significativement après 1802, et peut-être, donc, une stabilisation du nombre de vaches à Paris46. Malheureusement, jusqu’à l’épizootie de début 1814, qui détruit une bonne partie du cheptel et influe considérablement sur l’insertion urbaine des vaches laitières, les rapports particuliers manquent : seuls cinq d’être eux subsistent. La visite de la vacherie située 3 rue de Popincourt (demande de succession), en janvier 1814, est assez représentative du panel. Contenant six vaches, il s’agit d’un « établissement bien placé quant à son orientation, mais dans le plus grand état de délabrement quant aux bâtiments et de malpropreté quant à la tenue ». Le pavé est dégradé, l’eau et les urines y séjournent, le fumier empêche leur écoulement dans la rue ; le puits mitoyen entretient l’humidité. Le plafond de l’étable est en « mauvaises planches à claires-voies », dégradées et pourries, à travers lesquelles pendent les pailles du grenier, ce qui est très dangereux pour le feu. « La cour est aussi mal pavée et aussi malpropre que l’étable » : on y trouve du fumier, des gravats, des trous : « les eaux y séjournent sans écoulement », ce qui provoque, « dans les chaleurs, des exhalations putrides et malsaines ». Par ailleurs, « l’espèce de cuisine qui sert de laiterie est aussi mal tenue que le reste de l’établissement » et Huzard découvre des pots de lait couverts de rouille. Néanmoins, il émet un avis favorable d’activité sous réserve de remédier à tous ces inconvénients par les moyens qu’il indique47.
- 48 L. B. Guersent, Essai sur les épizooties, Paris, Panckoucke, 1815.
- 49 RCS 1814, 29 à 49, APP.
- 50 RCS 1814, 32, APP.
40L’épizootie de 1814 vient clore cette séquence historique de l’irruption des vacheries urbaines. Elle est provoquée par l’invasion des troupes étrangères et le recul de l’armée impériale, dont les mouvements ont propagé une maladie venant d’Europe centrale48. À partir de début avril, Huzard est mobilisé avec d’autres spécialistes en épizootie de l’Institut de France (Tessier), du ministère de l’Intérieur (Salvestre) et de l’école d’Alfort (Girard)49. Après plusieurs visites de vacheries parisiennes, le diagnostic est hésitant mais les recommandations sont fermes : il faut isoler les bêtes les unes des autres. La progression de la contagion a été démultipliée par l’arrivée de nombreuses vaches des communes environnantes, cherchant refuge face au siège militaire, et surtout par le marché de La Chapelle, lieu de concentration, de mouvement et de croisement des vaches. Celles qui jouxtent le marché semblent les plus touchées. En huit jours, 3 000 vaches seraient mortes ou auraient été vendues aux bouchers à Paris et ses environs. Avec Huzard, les vétérinaires rencontrent le nourrisseur Dubot (Dubos), rue de Sèvres, celui qui avait 74 vaches en 1800, qui a dû accueillir « un assez grand nombre de vaches des environs de Paris, il en a eu, avec les siennes, jusqu’à 97 » dans ses quatre étables. Lors de cette visite, la quarantaine qu’il possède sont bien portantes, mais huit jours après elles sont malades. Le commissaire de police du quartier du Roule indique, par ailleurs, que ce sont ajoutées aux 27 vacheries de son quartier « quelques autres formées instantanément par l’effet des circonstances »50. Début mai, la maladie a décru, et Huzard est finalement beaucoup moins pessimiste qu’un mois auparavant, les pertes traduisant souvent des ventes précipitées aux bouchers. Toutefois, les chiffres compilés dans l’enquête pour le département de la Seine semblent peu fiables à Huzard :
Il n’est guère plus possible de compter sur l’exactitude des recensements dans [les] arrondissements [de Sceaux et de Saint-Denis], que dans ceux de Paris, et même également sur les déclarations des maires, des nourrisseurs et des propriétaires. Il ne faut donc regarder ces dépouillements que comme des données générales.51
- 52 François-Victor Mérat, Rapport et observations sur l’épizootie contagieuse régnant sur les bêtes à (...)
41Au total, il estime le nombre des vaches du département à 8 000 têtes, dont 2 000 au maximum seraient mortes (dont celles vendues aux bouchers). Le recensement parisien fait état de 2 602 vaches laitières, y compris les mortes52. Ce chiffre ne représenterait pas la réalité. Outre la désorganisation de la filière, Mérat indique qu’il :
est difficile de compter sur l’exactitude des nombres contenus dans les tableaux particuliers […] parce que messieurs les commissaires de police qui ont été chargés d’accompagner les vétérinaires dans leurs visites ne connaissent pas toutes les vacheries qui sont dans leur arrondissement, et que quelques-unes n’ont pas été visitées par les vétérinaires.
42Par ailleurs, des vaches provenaient très récemment des communes environnantes, et enfin il ne faut pas se fier aux déclarations des nourrisseurs dans ce contexte tourmenté, où la suspicion de maladie peut entraîner leur ruine et les précipiter à vendre leur cheptel53.
Répartition des vaches par arrondissement (avril 1814), selon F.-V. Mérat, inspecteur général des écoles royales vétérinaires de France.
Réalisation : Bertrand Dumenieu (Centre de recherches historiques) sur fond Alpage : A. L. Bethe — LC , 2010.
43Même si le nouveau découpage administratif de 1811 en arrondissements ne se superpose pas aux limites des anciennes divisions, et que toute comparaison est donc, avec ces données, peu réalisable, l’enquête de 1814 suggère que les quartiers centraux ont été déjà en grande partie débarrassés des vacheries, ce qui pourrait être un signe de l’action du Conseil de salubrité. De façon plus probante, l’épidémie a désorganisé la profession et aboutit à la fermeture des vacheries les plus fragiles et celles touchées par la maladie. Puisque les nouveaux établissements sont soumis à autorisation, la disparition conjoncturelle d’un certain nombre d’entre eux a été un coup d’accélérateur au désengorgement. Seules celles qui survivent à cette épidémie conservent droit de cité dans les quartiers centraux, et la Préfecture peut entreprendre son action graduelle de localisation périphérique des vacheries au gré des demandes d’ouverture, des successions et des fins d’exploitation sans succession, ceci sans plan autoritaire comme cela a été le cas pour les abattoirs. En cela, l’épidémie de 1814 clôt un cycle inédit de la présence des vaches dans le tissu urbain dense.
44D’abord rurale, la production laitière a donc connu une phase de développement dans les interstices urbains de Paris qui culmine lors des décennies révolutionnaires, et qui témoigne d’une osmose entre cette activité et la ville. Ce moment correspond à une urbanisation fondée sur une forte industrialisation et l’acceptation de ses nuisances. Pas tout à fait domestiques, pas non plus encore rationalisées au sein d’une filière intégrée, ces vacheries constituent un stade intermédiaire entre l’économie non marchande et l’économie industrielle qui caractérisera la production du lait après 1860, avec de puissantes coopératives capitalistiques organisées autour de circuits de commercialisation permis par les nouveaux modes de conservation du lait [Bocquet 1949 ; Vatin 1990 ; Atkins 2010]. En tout cas, la proportion de consommation de lait semble provenir d’une production majoritairement urbaine, ce qui est une spécificité jamais atteinte, même dans la deuxième moitié du xixe siècle [De Graef 2019 ; De Graef et al. 2019]. Les 6 000 vaches parisiennes de la fin du xixe siècle concernent un territoire trois fois plus étendu qu’en 1800 pour une population qui a plus que doublé. Si Paris continue d’accueillir plusieurs milliers de vaches tout au long du siècle, l’emplacement des vacheries glisse progressivement de ces quartiers compris à l’intérieur de l’ancien mur des Fermiers généraux vers les nouveaux arrondissements annexés en 1860. La documentation redevient alors foisonnante après – entre 1815 et 1830 – et le chantier est en cours pour comprendre les ressorts de ce déploiement. La comparaison avec la fin du siècle doit donc tenir compte de cet agrandissement de Paris, et si en 1800, la totalité de son lait provient encore de la ville et de ses environs immédiats, sa part décline irrémédiablement après 1815 au profit d’une production et de circuits de distribution plus lointains. La grande ferme des 5 000 vaches laitières de Paris des années 1800 est donc un cas tout à fait inédit. Son fonctionnement est, bien entendu, très différent de la « ferme des 1 000 vaches » dans la campagne de Picardie qui a existé dans les années 2010, lieu d’élevage intensif et concentré. Elle est, au contraire, constituée d’une myriade d’étables disséminées et flexibles, peu intégrées au monde industriel. Néanmoins, elle inaugure un modèle, celui de l’élevage « hors sol » et de la stabulation annuelle les vacheries urbaines comme terrain d’essai à l’enfermement animal propice à l’éclosion d’un rapport productiviste aux bêtes d’élevage.