Gérard Chouquer et Marie-Claude Maurel (dir.), Les mutations récentes du foncier et des agricultures en Europe
Gérard Chouquer et Marie-Claude Maurel (dir.), Les mutations récentes du foncier et des agricultures en Europe, Besançon et Guangzhou, Presses universitaires de Franche-Comté (« Les Cahiers de MSHE Ledoux»)/Presses universitaires Sun Yat-sen de Canton, 2019, 294 p.
Texte intégral
1Durant les étés 2016 et 2017, plusieurs milliers d’hectares de terres céréalières du sud du Bassin parisien ont été acquis par des investisseurs chinois. Les craintes d’un accaparement foncier en France, un pays qu’on pouvait croire à l’abri d’une telle dynamique, se sont depuis dissipées. L’événement a toutefois eu le mérite de redonner une actualité à la question de la concentration des terres, à l’heure d’une « nouvelle phase de l’histoire de l’agriculture et du rapport des hommes à la terre, [… où] la propriété […] ne cesse d’étendre son empire » (p. 11). Dans ce contexte, le foncier est, pour les directeurs du présent ouvrage, un prisme d’analyse particulièrement pertinent pour étudier les mutations des activités agricoles.
2Pourtant, cette notion de foncier est bien souvent présentée comme complexe à saisir, au croisement de dimensions juridique, économique, sociale et spatiale. Un des grands mérites de l’ouvrage est justement de proposer un tour d’horizon pédagogique des principaux enjeux, chaque chapitre formant une synthèse complémentaire des autres. C’est que l’ouvrage est coédité par les Presses universitaires de Canton, dans une nouvelle collection visant à faire découvrir au lectorat chinois des textes français actuels sur les thématiques foncières, agricoles et environnementales. Cette préoccupation pédagogique se retrouve dans la précision du lexique de fin d’ouvrage : sa centaine d’entrées offre une sorte de version abrégée, mise à jour et eurocentrée, du Thesaurus multilingue du foncier, rassemblé par Gérard Ciparisse pour le compte de la FAO (Food and Agriculture Organization).
3Tout comme la collection, cet ouvrage est dirigé par deux grands noms des études foncières françaises, l’historien Gérard Chouquer et la géographe Marie-Claude Maurel, par ailleurs auteurs de trois chapitres. Les treize autres contributeurs, tous français, apportent les regards complémentaires de sociologues, d’économistes, de politistes et de juristes. La France occupe ainsi une position centrale, avec cinq chapitres dédiés, devant l’Union européenne, l’Europe centrale et l’Europe méditerranéenne, l’Europe du Nord restant peu abordée en tant que telle.
4L’ambition générale du propos est d’interroger les relations entre foncier et formes d’organisation sociales et économiques de la production agricole. Trois démarches transversales ressortent ainsi : la description à visée souvent typologique des structures, le poids donné au temps long dans les dynamiques d’appropriation, enfin l’analyse des (ré)agencements constants entre foncier, capital et travail au sein des exploitations.
5Les deux parties se concentrent respectivement sur les mutations puis sur les modèles contemporains. Les trois premiers textes portent sur la France et mettent en perspective les dynamiques d’écologisation de la production et d’effacement du caractère familial de l’exploitation. Le chapitre 1 s’appuie sur des matériaux originaux puisqu’il croise les résultats de très nombreux diagnostics agraires conduits à l’échelle de petites régions agricoles. Il propose ainsi une analyse très fine de l’évolution des pratiques culturales ou d’élevage et de leurs corrélats socio-économiques, en défendant l’agriculture économe et autonome. Le chapitre 2 reconstitue la genèse puis l’effritement de la cogestion entre le ministère de l’Agriculture et la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles). Dans ce contexte, l’agroécologie et l’agriculture de firme sont présentées comme deux projets structurant l’espace politique agricole et les coalitions d’acteurs en présence (syndicats, chambres consulaires, gouvernements). Le chapitre 3 propose un commentaire chronologique des outils juridiques relatifs au foncier agricole, en faisant le constat de l’absence d’une véritable politique, et ce depuis le Code civil napoléonien jusqu’aux portages fonciers actuels, que l’on doit aussi bien à des groupes financiers qu’à des associations citoyennes.
6Les trois chapitres suivants questionnent les évolutions de la PAC (Politique agricole commune) et ses effets régionaux. Le chapitre 4 analyse ainsi de manière critique les tensions entre les trois mouvements de dérégulation, de renationalisation et d’écologisation (encore peu poussée) de la PAC. Le chapitre 5 est centré sur l’Europe centrale, dont il décortique la diversité des trajectoires foncières nationales depuis la décollectivisation jusqu’aux actuelles appropriations foncières à grande échelle. Il s’appuie sur une tripartition des exploitations autour des pôles de la firme, de la famille et de la subsistance, dont les répartitions respectives par pays permettent de distinguer des configurations dominées par le phénomène sociétaire, par les petites et moyennes exploitations familiales ou de dualité structurelle. Portant sur la Méditerranée, le chapitre 6 a le plus grand recul temporel puisqu’il remonte au xviiie siècle et aux fondements d’une tripartition foncière entre l’aristocratie, la bourgeoisie et la paysannerie. Le propos laisse ensuite une large place aux modalités de modernisation foncière puis à des cartographies typologiques des espaces agricoles étudiés.
7La deuxième partie aborde quatre modèles, soit anciens (l’agriculture familiale, la propriété privée), soit (ré)émergents (l’agriculture de firme, le travail saisonnier). Le chapitre 8 rappelle salutairement la différence entre les notions de rendement et de productivité de la terre, pour éclairer les débats récurrents autour des performances trop souvent décriées de l’agriculture familiale. Il en pointe ensuite les contradictions et les limites en France, notamment du fait de l’émergence d’une agriculture de firme. Le chapitre 7 revient de manière pointue sur la démultiplication d’acteurs liée à ce dernier modèle, au premier titre desquels ceux qui le promeuvent (experts, laboratoires d’idées, organismes prescripteurs) et ceux qui le pratiquent (entreprise de travail agricole, propriétaire, société de gestion, land manager). La déconnexion entre les projets patrimoniaux, entrepreneuriaux et techniques propres à l’agriculture de firme conduit à une concentration productive qui s’appuie sur des outils juridiques récents, comme la fiducie ou la société en commandite par actions. Le chapitre 9 propose un panorama bienvenu, parce que rare, sur un autre nouveau modèle affaiblissant l’agriculture familiale : le développement d’un prolétariat saisonnier immigré exploité par l’horticulture et le maraîchage méditerranéens. À la suite de quatre tableaux régionaux, le propos analyse les types de contrats imposés aux travailleurs, ainsi que les violations de droits et les violences qu’ils impliquent. Si l’ouvrage ne comporte pas de conclusion, son dernier chapitre synthétise de manière très stimulante les débats autour de la notion de propriété privée, de ses fondements théoriques et de ses utilisations idéologiques. Il porte un regard critique sur les alternatives sociales et juridiques qui se forment à partir des notions de communs et d’obligations réelles environnementales, tout en les contextualisant dans une dynamique d’hybridation des familles de droit foncier.
8Enfin, même si le propos se situe surtout aux échelles nationale et NUTS 3 (de 150 000 à 800 000 habitants) et s’appuie sur des sources statistiques et juridiques, une attention aux pratiques plus informelles et aux dynamiques locales est à souligner, comme avec cet exemple détaillé de la transformation de l’exploitation individuelle d’un cultivateur champenois en une multitude de sociétés (p. 176-178). Ces deux perspectives sont complémentaires au sein de l’ouvrage : par exemple, au commentaire chronologique des outils fonciers du droit français (chapitre 3) répond l’analyse sociologique de leurs utilisations et combinaisons effectives par une minorité d’agriculteurs exploitant une part croissante du foncier (chapitre 7).
9Les mutations récentes du foncier et des agricultures en Europe est, en définitive, un ouvrage très instructif, agréable à lire et qui propose une perspective d’ensemble utile à la fois à celles et ceux qui découvrent la question foncière agricole et aux plus expérimentés.
Pour citer cet article
Référence papier
Adrien Baysse-Lainé, « Gérard Chouquer et Marie-Claude Maurel (dir.), Les mutations récentes du foncier et des agricultures en Europe », Études rurales, 206 | 2020, 228-230.
Référence électronique
Adrien Baysse-Lainé, « Gérard Chouquer et Marie-Claude Maurel (dir.), Les mutations récentes du foncier et des agricultures en Europe », Études rurales [En ligne], 206 | 2020, mis en ligne le 01 décembre 2020, consulté le 08 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/24927 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.24927
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