Alain Bouras, La civilisation des clairières. Enquête sur la civilisation de l’arbre en Roumanie. Ethnoécologie, technique et symbolique dans les forêts des Carpates
Alain Bouras, La civilisation des clairières. Enquête sur la civilisation de l’arbre en Roumanie. Ethnoécologie, technique et symbolique dans les forêts des Carpates, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2018, 725 p.
Texte intégral
1Une approche holistique d’une population ou d’une culture, peu de chercheurs aujourd’hui s’y hasardent. Ethnologue, Alain Bouras tente le pari, dans une véritable « somme » sur la Roumanie, 725 pages, une reliure cartonnée et de superbes photos certaines très émouvantes. Oui, « on » n’ose pas ou plus ; le genre monographie étant suspecté ou dénigré. Ce type d’approche semble avoir fait son temps : place aux spécialistes, de la nature, de l’animal ou encore de l’architecture. A. Bouras part de sa thèse soutenue en 1982 avec Paul-Henry Sthal, Claude Gaignebet et Jacques Barrau. Il revisite la notion de tradition et de traditionnel, ce rapport intime et profond entre la culture matérielle et le plan spirituel, l’idéel si l’on veut. L’auteur semble très impliqué, voire, par moments, sur-impliqué dans son terrain. Cet opus pourra impressionner, tant il est dense et riche. Mon propos se concentrera essentiellement sur la première partie.
2A. Bouras décrit l’abattage et ses rituels, dont celui des bûcherons s’adressant aux arbres pour éviter que leur esprit ne s’en aille. Ils ne coupent jamais le dimanche et seulement quand la lune est « neuve ». Ces hommes écoutent le bois sonner et parviennent ainsi à deviner la « destination » de l’arbre. Ce ne sont pas là de vagues et lointaines croyances, mais « un art sorcier », écrit A. Bouras. Du sureau au sapin, il se montre généreux en proposant un très vaste herbier ethnobotanique, presque exhaustif. Très présent dans « le monde des charmes et des sorts », le noisetier est hautement thérapeutique (cf. d’ailleurs l’usage de la baguette de coudrier par les sourciers). Le sureau est l’arbuste au pied duquel on enterre les enfants morts sans baptême. L’églantier est utilisé pour décorer la place du village lors des fêtes. Tous les arbrisseaux (dont les chercheurs mésestiment le statut et l’intérêt parce que trop modestes) guérissent ou éloignent le mauvais œil. A. Bouras nous apprend que ces pratiques se nourrissent de « chants lyriques », de complaintes parfois dansées au village. Soulignons que l’auteur émet l’hypothèse qu’en Italie et au Maghreb, ce type de traditions ont aussi conservées.
3Les arbres maintenant. Il nous est proposé certaines essences seulement, mais le lecteur devine que l’auteur aurait pu en aborder davantage. Sont présentés le charme, le tilleul (essence dont le bois est protecteur dans les églises) et plus longuement le hêtre et le sapin. Le hêtre se prête à de nombreux usages et se trouve à « la charnière entre la pharmacopée classique et une médecine sorcière » (p. 334). Quant au sapin (à ne pas confondre avec l’épicéa), il a lui aussi des propriétés médicinales, pour les maux de gorge ou encore pour l’estomac. Sa fumée est, par ailleurs, bienfaisante. Le saule a un statut particulier, regroupant les usages et les qualités des autres arbres. Son écorce guérit et peut préserver des calamités naturelles. Charme d’amour, les filles peuvent avoir recours à lui.
4A. Bouras mêle astucieusement ses données de terrain (qui développées en continuité à la suite lasseraient) et des perspectives plus anthropologiques, en considérant que les arbres sont, en quelque sorte, un filtre à travers lesquels l’individu va regarder le monde extérieur.
5Sur quoi sont fondées ces croyances et comment les cultures les sélectionnent-elles ? De façon plus générale les connaissances botaniques, nous explique l’auteur, reposent sur la réputation, sur un souci de « rentabilité » et sur la familiarité avec l’écosystème considéré. S’il ne se prononce pas sur la radiesthésie, il affirme que les sourciers sont encore nombreux dans la Roumaine rurale.
6Le paysage est omniprésent dans l’ouvrage, mais en filigrane, sans être vraiment développé, exception faite d’une longue digression sur les barrières et sur les notions même de barrière et de limite, leurs fonctions de protection contre le domaine du sauvage, illustrées de photos qui montrent le quotidien de ces villageois.
7Plus loin, démarche classique en ethnographie, A. Bouras décrit les coutumes et croyances liées aux végétaux en fonction du cycle calendaire (Pâques, le 1er Mai, l’hiver, la Saint André…). À noter que le sapin de Noël n’a pas, encore, droit de cité dans le pays. Dans « Les rituels, une mécanique encore incontrôlable », l’auteur expose l’une des intentions principales du livre en son entier : « Le génie des sociétés traditionnelles, ici celle du village, a engendré un outil de régulation du psychisme humain, phénomène devant lequel nous sommes, dans l’état actuel de la science, presque totalement démunis » (p. 477).
8Ensuite, il aborde le cycle de la vie, toujours en lien avec le végétal (naissance, mariage, mort…). On sent l’auteur presque dépassé par son sujet, lorsqu’il évoque sept variations de l’usage d’un végétal à l’heure de la mort. Il fait l’hypothèse de croyances préchrétiennes, voire de chamanisme ancien et s’interroge sur l’existence d’une « civilisation paysanne européenne » comme on le dit pour le cas de la Chine.
9Cette notion de civilisation européenne paysanne fut ignorée et marginalisée. Il en subsiste des bribes. A. Bouras nous parle d’une civilisation de clairières, plus que des champs et des forêts (clin d’œil au titre de l’ouvrage). Quittant le végétal, l’auteur cite des récupérations et des réappropriations, avec par exemple, l’expression « toucher du bois » (en Bukovine dans une bergerie, on battait une planche de bois) ou encore le cas des ostensions limousines (objet de neuf pages). On pense alors au travail de Françoise Lautman. L’auteur en profite pour réitérer sa conviction et nous invite à un changement de paradigme dans l’étude de la paysannerie européenne.
10Cette hypothèse d’une résistance villageoise à la culture dominante, malgré le dédain des seigneurs, et aujourd’hui de certains ethnologues – pour de toutes autres raisons – A. Bouras en apporte la démonstration, par exemple avec le cas de la culture propre des esclaves africains. La culture dominante a toujours eu besoin et envie de dominer, mais il faut savoir lire entre les lignes des manuels d’Histoire et de l’histoire « officielle ». Il faut savoir déceler la culture paysanne en pratiquant une ethnographie la plus fine possible des particularismes et des idiosyncrasies qui résistent (dans la langue et le vocabulaire des régions et des provinces), telles des buttes témoins. Ce que réussit magistralement l’auteur.
11A. Bouras s’interroge ensuite sur les applications possibles de son ethnologie. Après l’ethnologue Paul-Henri Stahl, directeur de sa thèse, il pose les principes de ce qui a fonctionné en Roumanie et subsiste encore, mais de façon latente (et très différemment en Russie) : les quatre « piliers » d’un village communautaire : Sacrée la terre, Sacrés les ancêtres, Sacré le commun et Sacré le travail. C’est là, selon l’auteur, un modèle, une épure, presque un paradigme de cas de figure, « consubstantiel » à la naissance de la culture paysanne puis à son développement. On en retrouve encore des traces, non pas dans les plaines fertiles, mais en montagne (Jura, Suisse, Alpes…) où perdurent, les ethnologues le savent bien, certaines pratiques communautaires. C’est la continuité de ce modèle qu’est consacrée l’entreprise de l’auteur à partir du cas de la Roumanie.
12A. Bouras nous propose une sélection de ces terrains de démonstration, de l’ethnomédecine et la pharmacopée vernaculaire (mais, curieusement, l’auteur n’utilise jamais ce terme) et tente de fédérer un réseau de chercheurs. Lui-même a été beaucoup aidé par les musées roumains et par ses rencontres en Italie (dans le Val d’Aoste, lors d’une fête du bois sculpté du 30 janvier). Il fait aussi mention de manifestations comme la journée internationale de la forêt le 21 mars. Les ethnologues de la forêt ne sont pas si nombreux (on peut lui souffler de mentionner, à l’Inrae, le sociologue Olivier Nougarède), il faut les encourager à se fédérer davantage encore. Ce patrimoine bio-culturel et l’ethnoécologie gagneraient à être mieux identifiés, reconnus et appréciés.
13Le livre est refermé. Plusieurs kilos de papier. Plus de 700 pages, on l’a déjà dit, de très nombreuses photos, et les laissez-passer officiels au nom de l'auteur sur de vieux bulletins d’autorisation ! On aurait préféré savoir ce qui l’a poussé personnellement vers l’Europe de l’Est. A. Bouras est, dans le fond, non pas un traditionaliste, mais l’ethnographe de ce qui perdure, d’une culture menacée et du village communautaire dans les mots, les gestes, les rapports qu’entretiennent les paysans avec le végétal. Cet ouvrage est une entreprise de longue haleine, qui tranche avec les pratiques actuelles de la discipline. Il fallait tenter l’entreprise et aussi trouver un éditeur ! Pour finir, un regret et non un reproche : on aurait aimé qu’il regroupe ses avancées théoriques dans un chapitre à part, car ses prises de position souvent personnelles et trop éparpillés pourront désorienter le lecteur.
Pour citer cet article
Référence papier
Martin de la Soudière, « Alain Bouras, La civilisation des clairières. Enquête sur la civilisation de l’arbre en Roumanie. Ethnoécologie, technique et symbolique dans les forêts des Carpates », Études rurales, 206 | 2020, 222-225.
Référence électronique
Martin de la Soudière, « Alain Bouras, La civilisation des clairières. Enquête sur la civilisation de l’arbre en Roumanie. Ethnoécologie, technique et symbolique dans les forêts des Carpates », Études rurales [En ligne], 206 | 2020, mis en ligne le 01 décembre 2020, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/24897 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.24897
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page