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Qui dit pollinisation… dit négociation

Les relations des apiculteurs professionnels avec le monde agricole
Pollination, negotiation, and how professional beekeepers relate to the agricultural world
Robin Mugnier
p. 90-109

Résumés

Le service de pollinisation, qui consiste à louer des colonies d’abeilles domestiques à des agriculteurs pour augmenter le rendement des cultures, est une entrée idéale pour comprendre les relations des apiculteurs professionnels au monde agricole. À partir d’une enquête ethnographique menée en vallée du Rhône, l’article décrit les stratégies identitaires des apiculteurs pour favoriser ces relations et être reconnus comme des professionnels en agriculture. Cela passe par la promotion de leur professionnalisme, de leur ancrage sur le territoire et de leur capacité à dialoguer sur le sujet sensible des pesticides. Peu reconnus dans leur travail, ils sont contraints d’adopter des positionnements singuliers. De cette ambivalence émerge ce qui caractérise le plus le rapport des apiculteurs au monde agricole : une perpétuelle négociation.

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Texte intégral

  • 1 Le propos de cet article se concentre sur l’abeille domestique, mais la pollinisation dirigée conc (...)

1L’apiculture fait-elle partie de l’agriculture ? Du côté des apiculteurs professionnels, il paraît évident de répondre par l'afformative. Pourtant, ces mêmes personnes reconnaissent aussi cultiver leur différence, ce qui les écarte du reste des agriculteurs. L’apiculture, dont l’élevage est hautement valorisé, est en effet toujours prête à se distancier du reste des professions agricoles pour attaquer de front certaines pratiques culturales (recours aux pesticides essentiellement). Dans le même temps, l’apiculture est sans cesse ramenée à ses fonctions agricoles par l’intermédiaire de la pollinisation des cultures qu’elle favorise. La fécondation des plantes par les abeilles crée des liens entre apiculteurs et agriculteurs, notamment quand ils se rencontrent dans un rapport marchand comme le service de pollinisation. Outre sa production de miel, un apiculteur peut proposer à la location ses colonies d’abeilles qu’il sélectionne selon certains critères d’efficacité, puis qu’il déplace aux abords des parcelles. Ce service est contracté par un agriculteur, qui, selon sa culture, et la taille de ses parcelles, va émettre des besoins en nombre de ruches par hectare1. L’introduction d’abeilles – qui favorisent le transport du pollen – améliore la pollinisation et la fécondation des fleurs afin d’accroître le rendement de cultures de fruits, de semences ou encore de maraîchage.

Contrôle des colonies à la sortie de l’hiver dans la plaine de la Crau (Bouches-du-Rhône, février 2020).

Contrôle des colonies à la sortie de l’hiver dans la plaine de la Crau (Bouches-du-Rhône, février 2020).

Photo : R. Mugnier.

  • 2 Voir A. Police, Construire la valeur des services de pollinisation. Socio-économie d’un marché conf (...)

2C’est à ces relations entre professionnels que cet article s’intéresse. Certes, les relations apiculteur-agriculteur existent déjà dans le cadre de la production de miel, mais le service de pollinisation a ceci de particulier, qu’il induit des contacts répétés. Le terrain ethnographique permet de saisir ces interactions, coopérations, conflits et identités professionnelles en jeu. Cette entrée vient compléter les quelques travaux récents en sciences sociales sur la pollinisation, essentiellement consacrés aux savoirs locaux [Roué et al. 2015], à la construction d’un marché2 et aux contradictions qui traversent l’usage des insectes dans l’agriculture industrielle [Ellis et al. 2020]. L’ambition de cet article est de renouveler quelque peu l’approche des professions agricoles. Contrairement aux travaux plus traditionnels et plus nombreux [Candau et Rémy 2009] qui analysent les professions agricoles dans leurs confrontations avec d’autres groupes sociaux (touristes, voisins, gestionnaires d’espace naturel…) ou avec des institutions (le marché, l’Europe…), cette enquête se concentre sur ce qui résulte de la rencontre de deux d’entre elles, depuis l’angle apicole. Les relations de production en pollinisation fourniront donc l’angle pour aborder l’identité des apiculteurs professionnels, qui tirent l’essentiel de leur revenu de cette activité.

3À travers le récit des manières de vivre ces relations, ce texte ambitionne d’éclairer les processus qui font de la pollinisation un marqueur de professionnalisation pour les apiculteurs. L’article postule, en effet, que le service de pollinisation est révélateur de la volonté des apiculteurs d’être reconnus comme de véritables professionnels, pleinement intégrés au reste du monde agricole. Cette aspiration passe notamment par la mise en avant de nouvelles identités professionnelles construites autour d’une expertise en pollinisation, de capacités de dialogue avec les agriculteurs et d’une distinction vis-à-vis des apiculteurs amateurs. Ce désir de professionnalisme doit être interrogé, notamment lorsqu’il a été élevé au rang de passage obligé pour être reconnu dans le monde agricole. Le récit des apiculteurs vient questionner la finalité de cette recherche de professionnalisation. Pourquoi être reconnu professionnellement par les agriculteurs ? En quoi cela nous renseigne sur le métier apicole et le sens qu’on lui donne ? Toutefois, apparaît une ambivalence dans le service de pollinisation. Alors que ce dernier permet effectivement aux apiculteurs professionnels de s’ancrer dans le monde agricole, la location des colonies d’abeilles les confronte aussi, dans le même temps, à une très faible reconnaissance de leur travail, et ce, malgré leur « lutte pour la reconnaissance » [Honneth 2013]. À cela s’ajoute encore la méfiance éprouvée vis-à-vis de certaines pratiques agricoles délétères pour les abeilles. Les apiculteurs s’interrogent alors très souvent sur leur place dans ce monde agricole, voire s’en écartent, à l’instar d’autres professions [Pinton et al. 2015]. Avec l’expérience, ces doutes tendent à s’amplifier car l’engagement physique, identitaire et relationnel imposé par la pollinisation est rarement tenu sur le très long terme, tout du moins jusqu’à la retraite. Finalement, l’ethnographie révèle que la négociation perpétuelle – avec les mondes agricoles, avec sa vision du métier – travaille sans cesse la réalisation du service de pollinisation.

Répartition des ruches dans un verger d’abricotiers et de pêchers avec l’aide d’ouvriers agricoles (Drôme, février 2020).

Répartition des ruches dans un verger d’abricotiers et de pêchers avec l’aide d’ouvriers agricoles (Drôme, février 2020).

Photo : R. Mugnier.

  • 3 Des observations et des échanges avec des techniciens de culture, agronomes, agriculteurs multipli (...)

4Les matériaux de ce texte sont tirés d’une recherche doctorale (étalée entre janvier 2019 et août 2020) dans la Drôme, autour des pratiques qui font émerger différentes conceptions des pollinisateurs en tant qu’agents agricoles intervenant dans les cultures. Une vingtaine d’apiculteurs professionnels – sur les trois cents qui ne vivent que de ce métier en région Auvergne-Rhône-Alpes – ont été rencontrés et suivis dans leur travail3. Sans en être un miroir parfait, ces apiculteurs rassemblent une grande partie de la diversité apicole professionnelle : ruchers de cent cinquante à plus de deux mille ruches, en vente directe ou en gros, du conventionnel à l’apiculture biologique, et enfin, une implication graduelle, selon les cas, dans la pollinisation. Tous profitent d’un territoire local propice à la production d’une grande diversité de miel (acacia, châtaignier, lavande, colza, thym, tilleul…).

5En quoi le rapport des apiculteurs professionnels au monde agricole est-il sans cesse renégocié au sein du service de pollinisation ? Nous verrons, dans une première partie, ce qui définit le service de pollinisation, puis dans une deuxième, le rôle des groupements régionaux d’apiculteurs pollinisateurs professionnels (Grapp). Puis, sera abordée la manière dont ces apiculteurs se définissent notamment par rapport aux agriculteurs. Enfin, la dernière partie montre l’ambivalence de ce service à travers la description de ce sentiment de non-reconnaissance ressenti par ces professionnels.

Le service de pollinisation, poste d’observation de l’apiculture professionnelle

  • 4 Archives personnelles d’apiculteur et récits.

6Proposer un service de pollinisation en France n’a rien d’évident pour un apiculteur professionnel tant la production de miel a été construite comme la pierre angulaire de l’identité de la filière. Cette situation diffère, par exemple, de celle des États-Unis où la pollinisation est largement pratiquée et génère annuellement autant de revenus que la vente du miel (soit 300 millions de dollars chacune). Alors qu’outre-Atlantique le service de pollinisation se structure au début du xxᵉ siècle dans les vergers de la côte Ouest [Kellar 2018 ; Rucker et Thurman 2019] – au moment où les surfaces augmentent et où les arsenics dévastent la faune pollinisatrice sauvage – il faudra attendre les années 1960 pour voir les premières traces de location de colonies d’abeilles en arboriculture dans le sud de la France4. Cela fait suite à l’essor de la production fruitière sur d’importantes surfaces et de certains choix culturaux qui renforcent la dépendance aux pollinisateurs. Au tournant des années 2000, le développement des semences hybrides de colza et de tournesol accroît encore la demande en ruches. Le service de pollinisation va alors se concentrer au niveau géographique sur les zones de production où les besoins en pollinisateurs sont importants : la vallée du Rhône, le bassin arboricole méditerranéen, le Sud-Ouest avec ses semences de colza et ses fruits, ou encore des territoires plus restreints comme le Val-de-Loire.

  • 5 Voir L’audit économique de la filière apicole française, 2012, réalisé par France AgriMer (<https://www.franceagrimer.fr/fam/content/download/17875/document/Audit_de_la_filili%C3%A8re_apicole_2012.pdf?version=2>).
  • 6 Voir le rapport, Bilan de la campagne miel 2018, réalisé par France AgriMer (<https://www.franceagrimer.fr/fam/content/download/62960/document/BIL-MIEL-2019-%20Bilan%20de%20campagne%20miel%202018%20.pdf?version=2>).
  • 7 Voir les enquêtes de filières [Ferrus et al. 2018]. Voir aussi C. Rault, Analyse et description de (...)

7Malgré tout, et bien que l’abeille ait acquis une aura considérable grâce à ses facultés pollinisatrices, la pollinisation reste invisible dans les chiffres de la filière apicole française puisque ce service ne représente que 2 à 3 % du chiffre d’affaires global des exploitations en 20125. La pratique de ce service tend à augmenter corrélativement au nombre de ruches possédées puisque 10 % des apiculteurs qui disposent de plus de 50 ruches pratiquent ce service contre 2,6 % pour ceux qui en possèdent moins. Malgré le manque de chiffre, il est possible de faire l’hypothèse que ce taux augmente encore si l’on se restreint aux seuls apiculteurs professionnels – définis par le fait de détenir 150 ruches ou plus – et dont le nombre s’établit en 2019 à 2 2506. Pénibilité du travail, superposition avec des périodes déjà chargées en production de miel et risques d’intoxication des ruches dans les cultures sont les trois grandes raisons évoquées pour expliquer ce faible investissement dans le service. Les revenus économiques sont le principal motif qu’évoquent les apiculteurs pour mettre à disposition des agriculteurs leurs colonies d’abeilles. Même si le prix de location est souvent évalué comme bas (30 à 50 euros la ruche), notamment en comparaison des gains procurés par le miel et des risques encourus, les apiculteurs trouvent dans la pollinisation un apport en trésorerie quasiment immédiat pour répondre à des investissements en cours de saison (matériel pour la miellerie ou la transhumance…). Voilà pourquoi ce sont les jeunes apiculteurs, dont les besoins économiques sont conséquents au lancement de l’exploitation, qui pratiquent le plus la pollinisation. Aucune statistique n’existe qui pourrait déterminer le montant d’un contrat moyen en pollinisation, ni le nombre de ruches louées. Cela varie de quelques centaines à plusieurs dizaines de milliers d’euros, suivant les orientations de l’exploitation, le nombre de ruches mobilisables, des itinéraires de production et de l’intérêt qu’a l’apiculteur à entrer en relation avec les agriculteurs de son territoire7.

8Jean-Baptiste est un jeune apiculteur, rencontré pendant mon terrain. C’est la troisième fois depuis début mars 2019 que je l’accompagne pour une pollinisation chez Didier, un arboriculteur de la vallée du Rhône qui travaille plus de 120 hectares de verger (abricotiers, pommiers, pruniers…). Contre une trentaine d’euros par ruche, Jean-Baptiste dépose en location une centaine de colonies d’abeilles domestiques aux pieds des arbres pendant le temps de leur floraison pour augmenter les rendements. Sa jeune exploitation apicole, trois ans à peine, profite de ce service de pollinisation pour compléter les recettes de la vente de son miel, produit par ses 350 ruches. Entre l’apiculteur et le producteur, les échanges sont professionnels, détendus et compréhensifs (« on est des paysans tous les deux »).

9Didier a même accepté de réaliser ses traitements fongicides la nuit afin de diminuer les effets néfastes sur les ruches. Une complicité qui s’estompe toutefois le lendemain de notre dernier passage, à cause d’un événement. Alors qu’il passe contrôler ses ruches en pollinisation cerisier, Jean-Baptiste voit un ouvrier agricole aspergeant le pied des arbres, et ses ruches, d’herbicide, un mélange de glyphosate et de 2,4-D. Au téléphone l’apiculteur s’emporte malgré les excuses de Didier qui reconnaît son erreur sur le planning de traitement. « Juste un truc, dites-vous que si vous avez plus d’abeilles, vous aurez plus de production », lui lance Jean-Baptiste. Cet évènement marque la rupture du contrat et l’apiculteur n’a pas signé la charte Verger éco-responsable à laquelle adhère Didier pour valoriser la protection de la biodiversité. Néanmoins, cet incident, perçu par Jean-Baptiste comme une négation de son travail pour apporter des colonies efficaces, n’a pas mis fin à ses relations avec d’autres agriculteurs. Au même moment, soixante autres colonies butinent des parcelles où sont produites des semences de colza hybride dans la plaine de Valence. Là-bas, dans cette plaine céréalière, la pollinisation continue avec Arthur, un jeune semencier qui travaille 230 hectares, notamment pour une coopérative semencière d’un grand groupe français. Les échanges sont plus amicaux, on s’invite à boire un verre, on s’envoie des photos de ruches en pleine activité et on planifie les pollinisations à venir sur les tournesols semences. Paradoxalement, la confiance en Arthur s’est renforcée après les déboires dans les fruitiers. Le fait de travailler et de valoriser ses liens avec un « gros semencier », comme il le dit, est gratifiant et montre son insertion dans le monde agricole. Pourtant, cela n’avait rien d'évident : après avoir été chauffeur routier, Jean-Baptiste s’est lancé en apiculture pour donner une plus grande place à l’écologie dans sa vie et produire autrement que le modèle dominant. Il reste très critique à l’égard des grands groupes semenciers (et chimiques) qui contractualisent avec Arthur et qui commencent à réorganiser le secteur de la pollinisation. Enfin, il reste toujours très méfiant vis-à-vis des traitements printaniers sur le colza.

10Les choix de Jean-Baptiste interrogent, car ils ne se résument pas aux deux principaux discours qui s’opposent lorsqu’il s’agit de dépeindre les liens entre apiculture et agriculture. Sa relation ne peut pas être réduite à une opposition nette et conflictuelle envers les agriculteurs, notamment autour des pesticides, comme le font souvent certains syndicats d’apiculture. Elle ne peut être interprétée non plus comme une confiance totale et pacifiée envers les agriculteurs, comme cherchent à le présenter dans leur intérêt certaines filières agricoles. Alors que se cristallisent ces discours concurrents, les apiculteurs professionnels, engagés dans le service de pollinisation, montrent au contraire qu’ils n’ont de cesse de faire tenir ensemble ces positionnements que l’on pourrait penser en contradiction évidente. Cette négociation constante, entre ces diverses attitudes, est au cœur de l’identité des apiculteurs et de leur aspiration à être reconnus comme professionnels.

Devenir professionnel et être écouté

  • 8 L’apiculture française a toujours été marquée par l’opposition syndicale, parfois virulente, entre (...)

11Suite au travail de l’Institut technique de l’apiculture (Itapi), la filière apicole se dote en 1986 d’une interprofession afin de renforcer sa structuration. Cette création amorce une série de tentatives, au tournant des années 1990, pour professionnaliser les structures et les rendre plus efficaces. Les résultats les plus probants sont atteints au niveau régional, loin des conflits entre syndicats et des problèmes de financement qui compliquent le développement des institutions nationales. Des apiculteurs professionnels créent, d’abord en Provence, puis en Rhône-Alpes, les premières associations de développement apicoles (ADA). Financées par les régions, elles ne concernent que les chefs d’exploitation, évinçant de leur fonctionnement les apiculteurs de loisir dont les positions – autour des pesticides, de l’organisation de la filière – sont perçues comme de plus en plus divergentes des intérêts des professionnels8. Leurs missions consistent à aider à l’installation, à proposer des formations et des références techniques pour améliorer la production. Les ADA sont au niveau local le reflet des aspirations des apiculteurs de métier : inscrire l’apiculture dans sa dimension professionnelle, productive, et agricole.

  • 9 Je remercie P., apiculteur, acteur de cette structuration, et M., technicienne ADA, de m’avoir ouv (...)
  • 10 Compte rendu de la réunion pollinisation du 27 mars 1991 à l’Inra Montfavet, archives du Syndicat (...)
  • 11 Certains syndicats, comme celui de Drôme-Ardèche, ont créé dès les années 1970 des commissions pol (...)

12Le service de pollinisation est alors pleinement intégré à cette dynamique de professionnalisation9. En mars 1991, à Avignon une réunion rassemblant des membres de l’Itapi, des ADA et des centres d’étude technique apicole (Ceta), a pour objet d’appeler à « aborder le problème de la pollinisation sur le plan collectif et notamment régional » afin notamment « de centraliser l’offre et améliorer la qualité du service »10. Le groupement régional d’apiculteurs pollinisateurs professionnels, une forme d’organisation nouvelle créée au départ en Midi-Pyrénées, a ensuite servi de modèle aux apiculteurs provençaux et rhônalpins11.

  • 12 Expressions couramment utilisées dans les brochures de présentation à destination du monde agrico (...)

13Bien que dans ces régions l’adage populaire veuille que « tout le monde fasse un peu de pollinisation », les groupements ne dépasseront jamais la vingtaine d’adhérents chacun. Pour une majorité d’apiculteurs, les Grapp vont avant tout être considérés comme une structure collective et technique. Le groupement entretien un partenariat scientifique avec l’Inra d’Avignon sous la forme d’une réunion annuelle consacrée à la pollinisation dans les locaux de l’équipe de Bernard Vaissière. Des fiches pratiques, culture par culture, sont rédigées par ces apiculteurs afin d’avoir plus de connaissances dans leurs échanges avec les producteurs. Enfin, les réunions du groupe sont un espace où est partagée l’expérience sur la gestion du cheptel pour améliorer à la fois l’efficacité des colonies et l’organisation du travail sur l’exploitation. En construisant la pollinisation comme « une intervention technique », qui répond aux exigences de gestion d’un « facteur de production », les membres des Grapp vont peu à peu s’ériger en « experts »12. Cette position les distingue d’autres apiculteurs (amateurs ou non), dont la qualité du service est sans cesse remise en cause (ruche peu peuplée, faible réactivité…), et leur donne l’image d’être des interlocuteurs soucieux de répondre aux attentes du monde agricole.

14La pollinisation et son service vont, en effet, être une véritable porte d’entrée vers les autres filières, et l’occasion de communiquer sur la protection de l’abeille. Sollicités sur le sujet de l’amélioration du rendement grâce à l’abeille, les Grapp vont entrer en dialogue avec les structures agricoles – chambres d’agriculture, organismes de producteurs, instituts techniques, centres de formation… Les innombrables listes et demandes de contacts présentes dans les archives du groupe rhônalpin sont révélatrices de ce souhait. De ces interventions est née une nouvelle expertise, celle d’aborder de façon diplomatique le sujet crispant des bonnes pratiques pour protéger les colonies vis-à-vis des traitements pesticides, sans jamais parler d’écologie dans leur plaidoyer [Magnin 2020]. Leurs connaissances des cultures, des molécules chimiques et leur savoir-faire en pollinisation amènent ces apiculteurs à espérer que leur message soit mieux compris.

Un apiculteur présente l’organisation d’une colonie d’abeille à des salariés d’une coopérative semencière (Drôme, juillet 2019).

Un apiculteur présente l’organisation d’une colonie d’abeille à des salariés d’une coopérative semencière (Drôme, juillet 2019).

Photo : R. Mugnier.

  • 13 La distinction entre le Grapp et les syndicats est parfois complexe puisqu’une grande partie de s (...)

15Tout ce travail ne sera jamais revendiqué comme une activité politique telle que l’on pourrait la concevoir dans le cadre du syndicalisme apicole. Elle s’inscrit plutôt comme une « lutte politique discrète » [Scott 2008], qui se développe derrière ce qui s’apparente à une harmonie des relations entre ces filières. Il arrive pourtant que l’activité du Grapp s’insère dans la continuité de l’activité syndicale13. C’est le cas en novembre 2000, après de grandes manifestations médiatisées contre l’utilisation de l’insecticide Gaucho. À ce moment les syndicats de la Drôme réfléchissent à poursuivre leur action par « un travail régional et de terrain ». En tant qu’acteur identifié dans le monde agricole et habitué à dialoguer, le Grapp a la tâche de mettre en place une rencontre entre apiculteurs et agriculteurs. Le groupement est familier de ce type de démarche et habitué à intervenir dans un environnement où les contraintes de chacun sont partagées, loin d’une opposition frontale. Cette action tranche, par exemple, avec celle menée en 2012. Exceptionnellement, le Grapp décide d’appeler publiquement au boycott et refuse de polliniser les productions de semence de colza pour s’opposer à l’utilisation, sur cette culture, de l’insecticide néonicotinoïde Cruiser OSR. En interne, les débats sont houleux. Certains craignent que ce boycott brise les liens patiemment construits avec les agriculteurs et qu’il remette en cause cette volonté de transformer les pratiques à travers le dialogue.

16Aujourd’hui, le dernier Grapp encore en activité, celui de la région Auvergne-Rhône-Alpes, est en veille depuis 2019. Le départ à la retraite de certains membres fondateurs, acteurs de la structuration de la filière au tournant des années 1990 et la difficulté à faire vivre ce groupe, a conduit à cette décision. Une partie de son action reste poursuivie par l’ADA Auvergne-Rhône-Alpes (discussion avec les filières, assistance en cas d’intoxication…). Néanmoins, dans sa globalité, la filière apicole a perdu de son influence et sa capacité à organiser les relations entre apiculteurs et agriculteurs. Les structures apicoles (ADA, Grapp, syndicats...), par exemple, n’ont pas été sollicitées par les entreprises de productions de semences oléagineuses (colza, tournesol) lorsque ces dernières ont réorganisé leurs relations aux apiculteurs. Très volontaristes depuis 2009 sur le sujet de la pollinisation, ces entreprises ont cherché à supprimer les acteurs qui peuvent assister politiquement les apiculteurs en cas de conflit. Plus globalement, les établissements semenciers deviennent les interlocuteurs directs des apiculteurs pour organiser l’introduction des ruches, par l’intermédiaire d’un référent pollinisation. Ce rôle n’incombe dès lors plus aux agriculteurs contractualisés par ces entreprises, ce qui tend à les déresponsabiliser du sujet des pollinisateurs. Il s’agit d’une stratégie pour sécuriser l’apport des colonies dans la culture et rapprocher des directions de production une profession apicole que l’on juge encore trop vindicative et peu fiable. À travers cette contractualisation des apiculteurs, les établissements ont réussi à faire valoir certains de leurs intérêts, que ce soit concernant les pratiques de gestion de ruches ou les prix de location. Certains apiculteurs peuvent toutefois aussi tirer bénéfice de cette situation par une fluidification logistique de l’organisation du travail et une écoute plus attentive – mais jamais totale – de leurs contraintes.

17Que ce soit avec les directions d’établissements semenciers ou avec les agriculteurs, les apiculteurs cherchent sans cesse à construire et à valoriser ces relations, notamment parce qu’elles participent à l’élaboration de leur entité professionnelle.

(Re) créer des relations entre professionnels sur le territoire

18C’est en arpentant dans le pick-up d’un apiculteur ce territoire agricole drômois, diversifié sur le plan paysager et historiquement marqué par une grande variété de productions, que l’on saisit l’ancrage de cette profession dans son milieu agricole. Par les fenêtres du véhicule, on voit que l’agriculture est partout. Au volant, on tend une main pour saluer un producteur voisin, on évoque une discussion avec cette exploitante qui tient un poulailler et l’on désigne du doigt au loin un morceau de forêt qu’un agriculteur du magasin de producteurs met à disposition pour un rucher. Les raisons de connaître les autres cultivateurs et éleveurs de la région sont aussi nombreuses que les sociabilités et les réseaux qui structurent la vie d’un territoire : réseaux de voisinage, familiaux, professionnels… Que ce soit la météorologie, un fait divers, ou l’achat d’un outil, les sujets de discussion entre ces différentes professions sont nombreuses et largement mises à profit. À titre d’exemple, l’échange entre Andréa, jeune apiculteur trentenaire installé en vallée du Rhône, et David, un agriculteur qui le sollicitait pour polliniser ses colzas semences, est révélateur. Au téléphone leur discussion est un peu tendue devant l’insistance de l’apiculteur à signer un contrat récapitulant leurs engagements. Lors de leur rencontre sur la parcelle dès le lendemain – pour déterminer où déposer les ruches – l’échange prend une tournure moins impersonnelle. Après avoir parlé de la question des haies, de génétique, ou encore d’agressivité des abeilles, ils découvrent qu’ils fournissent tous les deux la même grande surface locale, l’un en miel, l’autre en melons. Pendant un bon moment il est question des marges opérées par l’enseigne avant de découvrir qu’ils ont été un temps voisins.

  • 14 J’utilise le terme « imaginée », puisque les luttes entre ces professions ont parcouru le xxᵉ sièc (...)

19L’ordinaire de ces relations est aussi banal qu’essentiel pour comprendre leur portée. Bien que les apiculteurs regrettent qu’elles ne soient pas plus développées et quotidiennes – car « chacun est dans sa saison » – ces relations nous éclairent sur ce sentiment partagé qu’un apiculteur résume ainsi : « On nous a opposés ». Cette phrase met l’accent sur une période imaginée14où les deux professions auraient entretenu de bonnes relations. Tout en reconnaissant les bienfaits politiques pour la filière de la forte médiatisation des luttes apicoles contre les pesticides, contribuant à donner une image très positive de l’apiculture dans la société, des apiculteurs professionnels estiment que celle-ci a aussi eu pour effet négatif de conflictualiser les relations locales. L’apiculteur s’est fait enfermer dans l’image du « poète des champs », « d’hurluberlu », arraché à son ancrage agricole car assimilé obligatoirement à la critique écologiste et donc, par voie de fait, opposé aux agriculteurs côtoyés quotidiennement. Avec les médias, les syndicats d’apiculteurs « amateurs » sont ceux qui sont le plus dénoncés comme moteur de ce processus. Renvoyés au statut de simples associations écologistes, ils saperaient le travail de dialogue qu’entreprennent les « vrais » apiculteurs avec les agriculteurs qui les entourent. Une nouvelle fois, l’opposition entre professionnel et amateur surgit comme un marqueur identitaire en apiculture, cette fois actualisé autour des capacités à construire des liens détendus avec les agriculteurs. Comme les Grapp l’ont aussi montré, le service de pollinisation agit comme un marqueur de professionnalisation par l’intermédiaire et la valorisation de ses capacités à « construire du lien ».

Colonies d’abeilles en pollinisation dans un verger de cerisiers (Drôme, avril 2019).

Colonies d’abeilles en pollinisation dans un verger de cerisiers (Drôme, avril 2019).

Photo : R. Mugnier.

20Pour battre en brèche cette opposition entre apiculteur et agriculteur, différentes stratégies sont mises en place. Insistons sur le fait que la pollinisation est une première réponse, car elle permet justement de (re)créer du lien. Elle est aussi pour certains apiculteurs, reconvertis dans cette profession après une expérience en agriculture, l’occasion de dépasser l’antagonisme. Sur la vingtaine d’apiculteurs rencontrés, une dizaine déclare appartenir au monde agricole (par leur parcours ou leur famille). C’est, par exemple, le cas de Paul et Jérémie, apiculteurs de part et d’autre du Rhône, en Drôme et en Ardèche. L’un a travaillé pendant dix ans dans la filière semence tandis que le second a été employé dans l’usine d’un établissement semencier à qui il fournit, dix ans plus tard, 600 ruches en pollinisation. Leur reconversion en apiculture a été l’occasion de créer leur propre exploitation (sans posséder de terre) tandis que la pollinisation permet de maintenir un lien avec le monde agricole souvent mis en avant.

21La question des pesticides est, elle aussi, centrale. Pour les apiculteurs, mettre en valeur ses capacités à instaurer une discussion sereine sur ce sujet constitue l’argument de force qui décrédibilise l’opposition perçue. Bien que les traitements agricoles soient critiqués et surtout redoutés, les apiculteurs s’efforcent avant tout d’instituer et de négocier des règles d’usage – pulvérisation de nuit, broyage de la flore inter-rang… – lors de discussions aux abords des parcelles. Dans ces échanges en face-à-face, l’usage des pesticides est abordé de manière pacifiée afin de ne pas rompre le dialogue. À ce sujet, chaque apiculteur dispose d’une histoire singulière et anecdotique à raconter dans laquelle un agriculteur a su modifier ses pratiques le temps de la pollinisation pour protéger les colonies. Ces récits, aux structures très semblables, mettent en acte et encensent justement cette capacité à établir un échange qualifié tour à tour de « serein » ou « raisonnable » entre producteurs et qui écarte les solutions les plus clivantes. Une telle position est soutenue, par exemple, par Julien, apiculteur labellisé en apiculture biologique et ancien directeur du pôle agri-environnement d’un parc national français. Au moment où le maire de son village signe un arrêté anti-pesticide, lui n’hésite pas à s’élever contre lors des réunions publiques :

Y’a un problème avec les pesticides, mais les manières totalitaires, un peu inquisition écologique, je m’en méfie quoi. Pour un écho national je trouve que ça a fait des dégâts au niveau local […]. Sur le fond, on est d’accord, sur les outils et la méthode, non.

22Ces choix ne sont pas anodins puisqu’ils placent les apiculteurs face à la critique d’une partie de leur propre filière, amateur ou non. Maintes fois taxé de « pro-FNSEA », notamment pour son investissement à tisser des liens entre la filière semence et l’apiculture, Paul est vilipendé comme un allié du syndicat agricole majoritaire à l’orientation productiviste. Il ajoute à sa décharge : « tu crois que ça me fait plaisir de parler avec des gens de la FNSEA ? ». Néanmoins, dans ces récits, plus le dialogue paraît difficile à engager (« un gros semencier », « un pur céréalier », « un adepte du pulvérisateur »), plus l’apiculteur dégage une certaine estime de soi lorsqu’il arrive à construire un échange jugé constructif.

23Plus ou moins romancées, ces histoires convoquent différentes figures agricoles – masculines – telles que le « paysan », l’agriculteur « technique » ou encore « de confiance ». Des dénominations utilisées couramment par les apiculteurs pour nommer leurs interlocuteurs. Elles sont particulièrement intéressantes car toutes font intervenir un jugement de valeur sur un « idéal type » d’agriculteur avec qui la relation est valorisée.

24Jean-Baptiste a souvent l’habitude de répéter, comme Andréa d’ailleurs, qu’il ne travaille qu’avec des « paysans », que ce soit en pollinisation, ou lors de la saison morte quand il aide deux producteurs locaux à la cueillette de noix ou de tabac pour compléter ses revenus. Par ce geste, il réaffirme une forme d’opposition à coopérer avec des entreprises agricoles, « gérées par des techniciens », dont il estime au passage qu’elles imposent de mauvaises pratiques aux agriculteurs. Voilà pourquoi il ne traite qu’avec Arthur et non pas avec l’établissement semencier qui contractualise ce dernier et qui doit normalement servir d’intermédiaire entre les deux professionnels. C’est à peu près dans la même idée que Stéphanie, apicultrice du Grapp en Drôme provençale a fait, elle aussi, le choix de construire des liens directement avec des producteurs. Dans son cas, elle a longtemps multiplié les petits contrats, lui imposant une organisation logistique importante et des trajets conséquents. Elle explique ce choix par son soutien à une agriculture de proximité que l’abeille doit soutenir, elle aussi, par la pollinisation. Syndiquée à la Confédération paysanne et un temps responsable de sa section apicole – un syndicat dit de gauche, qui a une forte sympathie chez les apiculteurs – elle a l’intuition que le contact est plus facile avec les « paysans », ce qui lui permet de discuter et, parfois, de tisser des liens de solidarité. Ce sentiment est mis en lumière par l’attachement qu’elle a pour des agriculteurs dont elle apprécie les discussions autour d’un sirop au moment d’apporter les ruches. D’ailleurs, la pollinisation reste parfois pratiquée uniquement pour entretenir ce lien et poursuivre ce rituel annuel, permettant de converser et de « prendre le pouls » du monde agricole. Notons enfin que la référence à la « paysannerie » ne sert pas qu’à nommer les agriculteurs, mais qu’elle est utilisée par des apiculteurs pour se définir eux-mêmes. Se dire paysan, c’est aussi s’incorporer à un ensemble plus vaste de producteurs et se distinguer des autres, comme « les chefs d’entreprise ». Une expression négative, utilisée par les apiculteurs dans les situations de conflits, et qui assimile l’agriculteur à un modèle agricole critiqué car considéré alors comme affranchi des considérations sociales et écologiques.

25Les frontières sont parfois floues et dynamiques entre ces figures agricoles évoquées plus haut. Stéphanie, par exemple, se réjouit aussi de se tourner vers des agriculteurs qualifiés de « techniques » et, notamment, vers cet important céréalier du Vaucluse, qui lui a demandé 80 ruches pour sa production de luzerne semence. Cette référence à la technique est relativement commune et englobe une expertise importante, couplée à des moyens matériels et une compréhension des besoins et des contraintes des apiculteurs. Par extension, de nombreux apiculteurs s’y réfèrent pour vanter l’agriculteur déjà sensibilisé à l’intérêt des pollinisateurs et avec qui il sera possible de développer des liens professionnels basés sur des savoirs agronomiques. C’est, par exemple, ce qui est vanté lorsque les apiculteurs évoquent leurs échanges avec le référent pollinisation des établissements semenciers. Ces échanges sont d’autant plus mis en valeur qu’ils permettent aux apiculteurs, à leur tour, de se mettre en avant comme spécialistes de la pollinisation orientée vers la hausse des rendements.

De retour de pollinisation tournesol, en pleine nuit, les ruches attendent sur le plateau d’un poidsddourd pour être déchargées sur un nouveau rucher (Drôme, août 2020).

De retour de pollinisation tournesol, en pleine nuit, les ruches attendent sur le plateau d’un poidsddourd pour être déchargées sur un nouveau rucher (Drôme, août 2020).

Photo : R. Mugnier.

  • 15 Cela n’a pas été l’objet de cet article, mais on aurait aussi pu faire le choix de partir de caté (...)

26Finalement, ces « figures » agricoles montrent que du côté des apiculteurs, la volonté est de ne jamais polliniser « n’importe qui » – ou n’importe quelle culture15 – mais celui ou celle avec qui l’on espère bâtir une relation de confiance et protectrice, pour soi et ses abeilles. Le facteur primordial, mainte fois rappelé par les apiculteurs, réside dans la construction de liens et d’échanges. Mais, si ces relations sont valorisées, elles restent fragiles et le fruit d’une négociation constante.

La non-reconnaissance du travail apicole

27Pour les apiculteurs, le service de pollinisation catalyse une certaine ambivalence. S’il facilite le rapprochement avec les agriculteurs, ce service les confronte aussi à ce qu’ils perçoivent comme une faible reconnaissance de leur travail. À ce sujet, le récit d’Andréa ressemble à celui de Jean-Baptiste évoqué précédemment. Alors qu’il passe en fin de matinée observer ses colonies déposées dans les vergers d’abricotiers de Pascal, il surprend ce dernier sur son tracteur en train de pulvériser la parcelle d’un fongicide. La dispute qui s’ensuit s’apaise rapidement durant la discussion, notamment parce qu’ils se connaissent et se côtoient régulièrement chez la nourrice du village. Malgré une mortalité plus importante que d’habitude devant les ruches, Andréa ne demande pas un dédommagement, estimant que cela envenimerait la situation. Néanmoins, l’année suivante, Pascal ne reconduit pas le contrat de pollinisation et informe Andréa de sa décision une semaine seulement avant que ce dernier apporte 60 colonies. Il s’agit d’un manque à gagner important pour l’apiculteur qui démarre sa jeune exploitation et une histoire qui lui fait dire « on n’est rien pour eux ». Ce sentiment est d’autant plus rageant puisqu’il considère déjà devoir jouer le « prestataire de service » pour agriculteur, voire le « salarié » perdant ainsi sa liberté d’action. Sa trajectoire tranche avec son souhait de devenir apiculteur professionnel pour sortir de ces logiques de salariat [Fortier et al. 2019].

28Un ensemble d’éléments disparates, souvent de petits riens, rythme les soirées de pollinisation, participe à entretenir ce sentiment de non-reconnaissance. Les questions logistiques constituent le premier point d’achoppement, car aussi triviales soient-elles, elles déterminent le déroulement d’une pollinisation et peuvent compliquer fortement une nuit d’efforts physiques. Si un emplacement et son accès ont été mal préparés, voire non prévus par l’agriculteur, une situation maintes fois vécue, l’apiculteur rencontre une grande difficulté pour déposer les colonies d’abeilles. Amèrement, il estime alors ne pas être considéré pour son travail opéré en amont dans la préparation des colonies. Il s’agit d’un point essentiel dans le service de pollinisation, trop souvent considéré comme un « simple » déplacement de ruches alors qu’il implique l’investissement de savoir-faire pendant toute la saison pour apporter les colonies appropriées. La pollinisation est, en effet, une pratique qui demande à l’apiculteur de s’adapter à différents facteurs, tels que la plante à polliniser, la météorologie, la saison… Cette chaîne opératoire est souvent méconnue par les agriculteurs qui ne voient que le moment où les colonies sont transportées dans les cultures, simplifiant du même coup la pollinisation à une simple présence des abeilles. Le prix des ruches, jugé faible au regard du risque et du travail investi, renforce aussi ce sentiment de non-reconnaissance, surtout lorsque le tarif est négocié à la baisse en fin de pollinisation par des agriculteurs qui affirment que « les abeilles n’ont pas travaillé ». Comme pour résumer ces différents aspects, les apiculteurs rappellent souvent que leurs abeilles ne sont pas de « simples intrants », mais qu’elles sont fragiles, vivantes et présentes dans les cultures à la suite d’un véritable travail d’élevage. Cette tension récurrente émerge de la concurrence entre différentes façons de mettre en acte les abeilles comme agent agricole dans les cultures.

29À cette liste, s’ajoute le problème des pesticides et de la mortalité que tous les apiculteurs ont déjà rencontré en pollinisation. Il tend à nier leur capacité à élever et à faire vivre leur colonie. Peu importe que ces « petits pets » – comme le disent communément les apiculteurs – soient parfois relativisés, ils s’accumulent et entretiennent une méfiance vis-à-vis des pratiques agricoles. Toutes ces aspirations à construire du lien et un dialogue pacifié sont immédiatement balayés lorsqu’ils rencontrent des pertes d’abeilles trop importantes. Le risque est, en effet, de cantonner trop précipitamment les apiculteurs dans une position de collaborateurs aveugles, dépourvus de tout sens critique, lorsqu’ils n’expriment pas une contestation ferme de ces produits pesticides, en particulier lorsqu’ils ont besoin de dialoguer avec les agriculteurs. Ce raccourci est notamment utilisé par les représentants de certaines filières agricoles qui, dans leur intérêt, assimilent ces tentatives de dialogue à la preuve d’une pacification générale des relations entre ces professions. Le cas du boycott de pollinisation lancé par le Grapp évoqué plus tôt dans le texte montre qu’il n’en est rien.

30Accumulées, ces différentes dévalorisations fournissent aux apiculteurs les bases pour remettre en cause leur engagement dans le service de pollinisation. Combien de fois, en pleine nuit, sur les chemins cabossés d’une exploitation, épuisé par le déchargement des ruches, un apiculteur ne s’est-il pas demandé : « à quoi bon ? ». Les apiculteurs ralentissent peu à peu, voire arrêtent la location de colonie d’abeilles au fil de leur carrière, lassés par ces déconsidérations. Les contrats sont transmis aux stagiaires et aux apiculteurs plus jeunes, ou alors strictement limités à quelques agriculteurs – le voisin en qui on a toute confiance, un cousin…

Conclusion 

31Comme le montre cette ethnographie, les relations au cœur du service de pollinisation fournissent un terreau fertile à la transformation de l’identité des apiculteurs. Le professionnalisme, l’inscription sur un territoire agricole, ou encore la capacité à construire des liens avec d’autres filières agricoles sont les expressions les plus visibles de cette identité et trouvent souvent échos dans les organisations collectives telles que les Grapp. Malgré ces stratégies identitaires, qui visent notamment à se lier aux agriculteurs, les apiculteurs sont confrontés à une faible reconnaissance de leur travail. Tous ont évoqué, au moins une fois durant nos discussions, une interrogation qui vient bousculer leur positionnement : « si j’y vais c’est, en fait, que je cautionne ? ». Ces doutes ne sont pas anodins car ils surgissent régulièrement de façon sincère et expriment la difficulté qu’ont les apiculteurs professionnels à démêler les intrications de leur engagement et, plus largement, leur place au sein de l’agriculture. En allant un peu plus loin, on peut déceler dans ces questionnements une réflexion sur le sens de leur métier et les lieux d’épanouissement de leur pratique apicole. La récurrence de ces remises en question augmente souvent avec l’ancienneté dans la profession et vient s’ajouter à un épuisement physique et mental, surtout après avoir connu diverses désillusions. La finalité de ces différents processus de professionnalisation est alors réinterrogée, surtout quand elle échoue à créer les situations idéales de réalisation du service. Preuve que les relations à l’agriculture, souvent résumées et arrêtées à une relation « gagnant-gagnant » sont plus complexes qu’elles n’y paraissent.

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Bibliographie

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Ferrus, Cécile, et al., 2018, « Le service de pollinisation sous contrôle », in A. Decourtye (dir.), Les abeilles : des ouvrières agricoles à protéger. Paris, France Agricole/Acta Éditions (« AgriProduction ») : 34-54.

Fortier, Agnès, Lucie Dupré et Pierre Alphandéry, 2019, « L’autonomie entre marché, rapport à la nature et production de soi. Approche sociologique des pratiques apicoles », Développement durable et territoires 10 (2) (<https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/developpementdurable.14580>).

Honneth, Axel, 2013 (1992), La lutte pour la reconnaissance. Paris, Gallimard, (« Folio »).

Kellar, Brenda, 2018, Honey bees and apple trees : Hood River, Oregon as a case study for the creation of the honey bee pollination industry. Thèse de doctorat d’histoire des sciences. Portland, Oregon State University.

Magnin, Léo, 2020, « Le diplomate du bocage. Ethnographie d’un plaidoyer agroécologique », Terrain 73 : 44-65 (<https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.20102>).

Pinton, Florence, Claire Julliand et Jean-Paul Lescure, 2015 « Le producteur-cueilleur, un acteur de l’interstice ? », Anthropology of Food 11 (<https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/aof.7902>).

Roué, Marie, et al., 2015, « Ethnoecology of pollination and pollinators. Knowledge and practice in three societies », Revue d’ethnoécologie (7) (<https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ethnoecologie.2229>).

Rucker, Randal R. et Walter N. Thurman, 2019, « Combing the landscape: an economic history of migratory beekeeping in the United States » (<https://ecg742.wordpress.ncsu.edu/files/2019/03/Combing-the-Landscape-complete-package.pdf>).

Scott, James C., 2009 (1992), La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne. Paris, Éditions Amsterdam.

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Notes

1 Le propos de cet article se concentre sur l’abeille domestique, mais la pollinisation dirigée concerne aussi d’autres pollinisateurs, sauvages, ou domestiqués (bourdons, osmies…).

2 Voir A. Police, Construire la valeur des services de pollinisation. Socio-économie d’un marché confiné, mémoire de master en science politique, Rennes, SciencesPo Rennes, 2019.

3 Des observations et des échanges avec des techniciens de culture, agronomes, agriculteurs multiplicateurs de semence, et arboriculteurs complètent cette recherche. À cela s’ajoute un terrain de master (juin-juillet 2017) auprès d’apiculteurs salariés dans une multinationale en production de semences potagères (Maine-et-Loire).

4 Archives personnelles d’apiculteur et récits.

5 Voir L’audit économique de la filière apicole française, 2012, réalisé par France AgriMer (<https://www.franceagrimer.fr/fam/content/download/17875/document/Audit_de_la_filili%C3%A8re_apicole_2012.pdf?version=2>).

6 Voir le rapport, Bilan de la campagne miel 2018, réalisé par France AgriMer (<https://www.franceagrimer.fr/fam/content/download/62960/document/BIL-MIEL-2019-%20Bilan%20de%20campagne%20miel%202018%20.pdf?version=2>).

7 Voir les enquêtes de filières [Ferrus et al. 2018]. Voir aussi C. Rault, Analyse et description des besoins en pollinisation des arboriculteurs rhônalpins. Quels facteurs clés de succès pour y répondre ?, mémoire en agronomie, Rennes, AgroCampus Ouest Rennes, 2011.

8 L’apiculture française a toujours été marquée par l’opposition syndicale, parfois virulente, entre amateur et professionnel. Comme le montre Paul Fert [2015], la structuration du syndicalisme apicole peut être trivialement positionnée autour de deux axes : amateurs versus professionnels pour le premier et tolérance versus refus des pesticides pour le second.

9 Je remercie P., apiculteur, acteur de cette structuration, et M., technicienne ADA, de m’avoir ouvert leurs archives personnelles et celles de l’association.

10 Compte rendu de la réunion pollinisation du 27 mars 1991 à l’Inra Montfavet, archives du Syndicat Drôme-Ardèche.

11 Certains syndicats, comme celui de Drôme-Ardèche, ont créé dès les années 1970 des commissions pollinisation.

12 Expressions couramment utilisées dans les brochures de présentation à destination du monde agricole.

13 La distinction entre le Grapp et les syndicats est parfois complexe puisqu’une grande partie de ses adhérents sont aussi investis sur le plan syndical, souvent à la Confédération paysanne ou à la Fédération française des apiculteurs professionnels (FFAP). Le Grapp a néanmoins tendance à se distancer des syndicats, et leur dimension critique, afin de faciliter son acceptation dans le monde agricole.

14 J’utilise le terme « imaginée », puisque les luttes entre ces professions ont parcouru le xxᵉ siècle et plus particulièrement l’après Seconde Guerre mondiale. Voir L. Humbert, Résister à la « modernisation agricole », les apiculteurs-trices dans la lutte contre les insecticides de synthèse (1945-1962), mémoire en histoire des sciences, Paris, École des hautes études en sciences sociales, 2018.

15 Cela n’a pas été l’objet de cet article, mais on aurait aussi pu faire le choix de partir de catégories de plantes agricoles (celles nourricières ; celles dangereuses...) pour montrer comment l’apiculture négocie sa place dans le paysage agricole.

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Table des illustrations

Titre Contrôle des colonies à la sortie de l’hiver dans la plaine de la Crau (Bouches-du-Rhône, février 2020).
Crédits Photo : R. Mugnier.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/24377/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 275k
Titre Répartition des ruches dans un verger d’abricotiers et de pêchers avec l’aide d’ouvriers agricoles (Drôme, février 2020).
Crédits Photo : R. Mugnier.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/24377/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 214k
Titre Un apiculteur présente l’organisation d’une colonie d’abeille à des salariés d’une coopérative semencière (Drôme, juillet 2019).
Crédits Photo : R. Mugnier.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/24377/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 177k
Titre Colonies d’abeilles en pollinisation dans un verger de cerisiers (Drôme, avril 2019).
Crédits Photo : R. Mugnier.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/24377/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 292k
Titre De retour de pollinisation tournesol, en pleine nuit, les ruches attendent sur le plateau d’un poidsddourd pour être déchargées sur un nouveau rucher (Drôme, août 2020).
Crédits Photo : R. Mugnier.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/24377/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 124k
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Pour citer cet article

Référence papier

Robin Mugnier, « Qui dit pollinisation… dit négociation »Études rurales, 206 | 2020, 90-109.

Référence électronique

Robin Mugnier, « Qui dit pollinisation… dit négociation »Études rurales [En ligne], 206 | 2020, mis en ligne le 01 janvier 2024, consulté le 24 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/24377 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.24377

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Auteur

Robin Mugnier

anthropologue, doctorant, Muséum national d’Histoire naturelle, Centre d’écologie et des sciences de la conservation (UMR 7204), Paris

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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