- 1 L’article présente une partie des résultats d’une étude réalisée dans le cadre d’un programme de r (...)
1Cet article propose une contribution à l’analyse de la vulnérabilité des exploitants agricoles confrontés au risque de diminution de la ressource en eau en contexte de changement climatique1. L’étude se focalise sur un ensemble de petites régions agricoles du Roussillon, délimité par le bassin-versant de la Têt, et caractérisé par des formes originales d’organisation du système agraire et de mobilisation de l’eau agricole [Broc et al. 1992 ; Ruf 2001]. Avec une réduction des exploitations de 65 % et de la superficie agricole utilisée (SAU) de 23 % entre 1988 et 2010, le Roussillon est marqué par une forte déprise agricole au cours des dernières décennies [Garin et al. 2015] et la pression climatique pourrait compter parmi les facteurs à l’origine de cette évolution.
Exploitation agricole des Basses-Aspres (viticulture et élevage ovin), située au contact du vignoble et des “garrigues” pastorales (commune de Fourques, avril 2019).
Ces terres traditionnelles de l'aspre, la zone d'agriculture sèche en Roussillon, sont aujourd'hui concernées par des projets de stockage de l'eau et d'irrigation, en réponse aux effets du changement climatique.
Photo : G. Lacquement.
- 2 Travaux en cours de Camille Labrousse, doctorante, (UMR 5110 CNRS Cefrem), Université de Perpignan
- 3 Comité de Bassin Rhône-Méditerranée, Schéma directeur d'aménagement et de gestion des eaux (SDAGE) (...)
- 4 Voir D. Lacroix, et al., Développement durable et changement climatique en Languedoc Roussillon : (...)
2Les études climatiques diagnostiquent à moyen et à long terme la diminution des volumes de précipitations pluvieuses et neigeuses, ainsi que l’augmentation des moyennes de températures et du nombre annuel de jours chauds2 [Lespinas et al. 2009, 2014 ; Chaouche et al. 2010]. Ces tendances ombro-thermiques modifient le régime hydrologique des cours d’eau, contractent les débits d’étiage3, réduisent la recharge des nappes alluviales et accentuent le stress hydrique de la biocénose4[Kundzewick et Petra 2009]. Elles nécessitent, en conséquence, une augmentation des prélèvements en eau agricole alors que la pression globale sur la ressource tend à s’accroître en raison de la croissance démographique, de la progression de l’urbanisation et de la diversification des usages, réduisant de fait la légitimité des usages agricoles au regard des autres usages. Dans le même temps, l’évolution des pratiques d’irrigation a modifié les formes de prélèvement de la ressource. L’abandon, presque généralisé, des techniques gravitaires pour la mise sous pression a délaissé le réseau de canaux dérivant les eaux superficielles au profit des forages dans les nappes souterraines. La diversification des usages et la modernisation des techniques d’irrigation sont soumises à une gestion institutionnelle de la ressource qui impose des normes contraignantes de régulation et de contrôle des prélèvements (maintien des débits d’étiage, immatriculation des forages individuels), parfois en opposition avec la gestion traditionnelle de la ressource en eau agricole qui s’est progressivement développée au cours d’une histoire millénaire de l’irrigation dans la région [Ruf 2001].
3Cette évolution questionne la vulnérabilité des agriculteurs, considérée comme la capacité sociale à développer des stratégies d’adaptation pour surmonter les situations de crise [Dauphiné 2001 ; Meschinet de Richemond et Reghezza 2010] et pour rétablir le fonctionnement socio-économique de l’exploitation. La modification des pratiques agraires en réponse à l’expérience d’une crise résulte d’un processus social et cognitif que l’étude propose ici de caractériser grâce aux résultats d’une enquête réalisée au moyen d’entretiens semi-directifs. Les informations collectées sont traitées tout d’abord de manière à saisir, dans les récits individuels, l’expérience d’un ou plusieurs événements de réduction de la disponibilité de la ressource en eau, pour ensuite identifier les mécanismes de construction stratégique et d’adaptation des pratiques agraires. Ces derniers sont confrontés au contexte géographique qui renvoie à la localisation et aux structures de l’exploitation, aux formes de mobilisation de l’eau agricole, ainsi qu’aux caractères de l’économie agricole.
- 5 Voir M. Ladki et M. Béchard, Adaptation des associations d’irrigation gravitaire par la valorisati (...)
4L’analyse des stratégies se fonde sur la double hypothèse que d’une part, les préoccupations de rentabilité économique de l’activité prennent le pas sur la durabilité de la gestion de la ressource [Montginoul et Rinaudo 2009, 2013], pouvant aggraver la vulnérabilité des exploitations face à l’aléa, mais que d’autre part, l’individualisation des pratiques agraires favorise la recherche d’alternatives5, susceptibles de réduire les situations de vulnérabilité. La caractérisation de stratégies d’adaptation identifiées au niveau fin et individuel de l’exploitation interroge alors les choix stratégiques opérés par les structures collectives et/ou institutionnelles de gestion de la ressource hydrique [Ghiotti 2006 ; Ruf et Valony 2007 ; Ghiotti et Rivière-Honegger 2009 ; Ruf 2012], ainsi que l’association des agriculteurs à des démarches de prospective [Moreau et al. 2015 ; Richard-Ferroudji et al. 2017 ; Rollin et al. 2017].
- 6 Voir C. Labrousse, et al., « Unravelling climate and anthropogenic forcings on the evolution of su (...)
5Après avoir précisé les enjeux et les formes de la méthode empirique appliquée à l’étude géographique, l’article considère les situations de vulnérabilité des exploitants agricoles à partir de leur expérience de l’aléa climatique et des solutions adoptées pour atténuer ses effets, puis propose une caractérisation des mécanismes de construction des stratégies d’adaptation au risque de diminution de la ressource en eau. À terme, ces stratégies seront confrontées à une analyse plus globale de l’évolution climatique et de l’occupation des sols dans le bassin de la Têt qui vise à extraire des indicateurs quantitatifs de la vulnérabilité des pratiques agricoles et dont les résultats seront présentés ultérieurement6. En réunissant les outils de recherche des sciences expérimentales et des sciences humaines et sociales sur un même objet, celui du bassin-versant de la Têt, l’article fait ainsi partie d’une démarche pluridisciplinaire pour relever le défi de l’adaptation de la gestion des ressources environnementales aux changements globaux dans les années à venir.
6Le but de l’étude est de construire une typologie des stratégies d’adaptation développées par des agriculteurs pour répondre à une situation de vulnérabilité provoquée par un aléa de diminution de la disponibilité de la ressource en eau. L’approche géographique s’appuie ici sur l’observation localisée de l’évolution des pratiques agraires. Elle recourt à la méthode de l’enquête sociologique pour prendre en considération le rôle des individus et des groupes sociaux dans la dynamique spatiale. L’enquête est utilisée comme outil de collecte de faits permettant d’identifier des agriculteurs exposés à l’aléa, de les suivre dans la réalisation de leurs actions et de leurs projets, et d’envisager les conséquences sur la transformation de l’espace de production agricole. Les enjeux de collecte et de traitement des données se situent dans les trois étapes de conception de la grille d’entretien, de l’échantillonnage et de la détermination des lieux d’enquête, ainsi que dans le mode d’analyse des récits individuels.
7L’enquête auprès des exploitants agricoles a été réalisée au moyen de l’entretien semi-directif. Celui-ci s’appuie en amont sur une grille d’entretien (fig. 2), pensée de manière à pouvoir discriminer les situations de vulnérabilité par la caractérisation des pratiques agraires et de leurs évolutions face à l’expérience de l’aléa. La grille envisage ainsi la collecte des récits individuels à travers une série de rubriques ayant une fonction de discrimination et d’analyse.
8Elle prend tout d’abord en compte le fonctionnement actuel de l’exploitation agricole à partir des informations communiquées sur la taille et l’articulation des structures foncières, sur le système de cultures et/ou d’élevage, sur le système de production, sur le système de commercialisation ainsi que le cas échéant sur le mode de gestion et d’utilisation de l’eau d’irrigation. Cette catégorie d’analyse du récit permet ensuite de considérer, dans une approche rétrospective, la trajectoire d’évolution de l’exploitation, depuis l’installation. On cherche à relever des indices de sécurisation du foncier, des choix dans la transformation des systèmes agraires, que l’on envisage comme des indicateurs d’une démarche et d’une capacité de construction stratégique. La focale se place ensuite sur l’expérience de l’aléa climatique, sur ses conséquences sur le fonctionnement de l’exploitation et sur les solutions apportées pour les réduire. La réduction de la disponibilité en eau se mesure par des déficits plus ou moins combinés qui peuvent être d’origine pluviométrique, hydrologique et/ou hydraulique. Leurs conséquences sont envisagées relativement aux contraintes économiques pesant sur le fonctionnement de l’exploitation. L’expérience du risque conduit enfin à interroger les projets d’action pour l’avenir et l’adaptation de l’exploitation. Les champs d’intervention sur le système agraire sont vus comme discriminants autant que leurs effets attendus sur la disponibilité de l’eau. La marge de manœuvre ou la capacité de l’action individuelle dépend des contraintes techniques et économiques qui pèsent sur l’exploitation, mais aussi du rôle et de l’implication des individus dans les réseaux professionnels de gestion de l’eau, de transformation et de commercialisation de la production agricole. Ces quatre catégories principales retenues pour l’analyse des récits individuels permettent de distinguer des situations de vulnérabilité qu’il est nécessaire de situer géographiquement par échantillonnage des exploitants agricoles et de la détermination des lieux d’enquête.
9La mesure des situations de vulnérabilité pose la question de la représentativité de l’échantillon des exploitants agricoles interrogés et des lieux d’enquête. Celle-ci dépend en premier lieu du périmètre d’observation (fig. 1.). La coopération engagée avec les chercheurs en hydrologie et en sciences de l’environnement du laboratoire Cefrem a d’abord imposé les limites d’un bassin-versant, celui la Têt, l’un des principaux fleuves côtiers du Roussillon. Le bassin hydrologique couvre une superficie de 1400 km2 depuis la basse plaine alluviale jusqu’aux sources du fleuve dans le massif du Carlit en Cerdagne. Les premières observations empiriques ont cependant conduit à privilégier l’échelle du « bassin déversant » pour prendre en compte l’aire d’influence à la fois hydrologique et hydraulique du fleuve déterminée par les usages de l’eau [Ghiotti op. cit. ; Ruf 2012 ; Valony et al. 2015]. Les usages de la ressource sont territorialisés par des aménagements hydrauliques qui dérivent ou stockent les eaux du fleuve. Les plus anciens renvoient au réseau dense des canaux du système d’irrigation gravitaire dont les premiers segments remontent au Moyen Âge [Ruf 2001], les plus récents concernent les barrages et retenues réalisés au xxe siècle, le barrage des Bouillouses, celui de Vinça et la retenue de Villeneuve-de-la-Raho, alimentée par le vieux canal de Perpignan [Broc et al. op. cit.], ainsi que les projets de stockage aujourd’hui prospectés en aval dans la basse plaine ou dans les Aspres. Les usages de l’eau incluent également dans le périmètre du bassin déversant les eaux souterraines des aquifères dont le stock est en partie renouvelé par la recharge des eaux dérivées par les canaux du système gravitaire. Les usages agricoles des eaux de la Têt s’étendent donc au-delà des limites naturelles du bassin-versant et déterminent un périmètre identifié comme bassin déversant, au sein duquel les situations de vulnérabilité peuvent varier en fonction du mode d’accès à l’eau.
10Ce dernier intervient alors en second lieu comme critère pour déterminer des lieux d’enquête. Trois situations sont distinguées (fig. 1.), dont on suppose qu’elles peuvent, d’une part, subir différemment les effets du changement climatique sur la disponibilité de la ressource hydrique et, de l’autre, influencer diversement l’évolution des pratiques agraires et les formes de mobilisation de l’eau agricole. Le premier mode d’accès à l’eau procède de facteurs hydrologiques, la ressource mobilisée dépend des précipitations et des débits naturels sans intervention d’un quelconque système hydraulique de stockage ou de réalimentation, il concerne les zones d’agriculture pluviale et les zones de prélèvement dans les nappes et de dérivation par canaux gravitaires (petits canaux de montagne). Le deuxième est soumis à des facteurs hydrauliques. Il concerne des exploitants agricoles qui utilisent l’eau des canaux alimentés en aval par les barrages ou les retenues ou encore par des systèmes hydrauliques de réalimentation des zones situées en amont. Le troisième mode d’accès à l’eau relève d’une dimension prospective et considère les exploitants agricoles en système pluvial et dont l’activité dépend des projets d’aménagement hydraulique en cours ou à l’étude, c’est-à-dire de nouveaux sites de stockage ou de systèmes de réalimentation. L’hypothèse est ainsi formulée que les situations de vulnérabilité se déclinent en fonction d’une hiérarchie ou en tout cas d’une discrimination dans la sécurisation des approvisionnements.
Figure 1. Le bassin « déversant » de la Têt comme périmètre de détermination des lieux d’enquête sur la vulnérabilité des exploitants agricoles face au risque de réduction de la disponibilité de la ressource en eau.
Mode d’accès à la ressource en eau dépendant de : 1) facteurs hydrologiques (pluviométrie, forages, canaux de montagne, rivières torrentielles) ; 2) facteurs hydrauliques (barrages, retenues, systèmes de réalimentation de l’amont) ; 3) projets d’aménagement hydraulique (retenues et sites de stockage en projet).
Sources : S. Balsan, et al., Document de synthèse. État des lieux des sites français : Site de la Durance et de la Têt. Projet : ISIIMM (Institutional and social innovations in irrigation Mediterranean management), 2007, Agropolis International, 2007, rapport en 5 tomes, Montpellier (<https://web.supagro.inra.fr/pmb/opac_css/index.php?lvl=categ_see&id=15644&page=42&nbr_lignes=1099&main=&l_typdoc=v%2Ca%2Cm%2Cx%2Cu" \t "J5rAho1031OYFzSS0USsJZ3>), Y. Caballero, et al., Vulnérabilité des ressources en eau au changement global en zone méditerranéenne - Le projet Vulcain, compte rendu de fin de projet, Bureau de recherches géologiques et minières, 2011 (<https://isidore.science/a/melia_david_salas_y>), la chambre d’agriculture des Pyrénées orientales, des réunions de travail et des relevés de terrain en 2019.
11Cette dernière n’est pas sans conséquence sur la localisation et le fonctionnement des systèmes de culture et/ou d’élevage, que l’on considère ici en dernier lieu comme critère à prendre en compte dans la construction de la représentativité de l’échantillon (figure 1.). Les exploitations maraîchères et arboricoles se localisent dans le regatiu, c’est-à-dire sur les terres irriguées autant par les systèmes gravitaires traditionnels que par les systèmes de réalimentation hydraulique ou par les forages dans les nappes souterraines. La localisation des élevages dépend de la disponibilité de l’herbe dans les zones humides de la basse plaine (les prades) et en zone de montagne où une partie des prés sont irrigués par de petits canaux gravitaires. La vigne, culture de l’aspre, la zone d’agriculture sèche, recourt progressivement à l’irrigation en sollicitant les réseaux existants et en prélevant dans les nappes ; elle dépend alors des derniers projets d’aménagement hydraulique qui étendent les limites du bassin déversant. Prendre en compte la diversité des systèmes de cultures et d’élevage invite à dépasser les logiques de filières dans l’exploration des mécanismes d’adaptation et la caractérisation des pratiques agraires potentiellement alternatives.
12Au cours du printemps 2019, 27 entretiens ont été réalisés auprès d’exploitants agricoles, en face-à-face et in situ. Dans le cadre d’une démarche exploratoire, il s’agissait de collecter des récits d’expérience de l’aléa climatique et des réponses apportées à ses effets sur la disponibilité de la ressource en eau. Ces récits ont été constitués en matériau d’analyse pour identifier et caractériser les mécanismes de construction stratégique visant l’adaptation à l’aléa climatique et à ses conséquences sur le fonctionnement de l’exploitation.
13Cette analyse se fonde sur l’hypothèse que la capacité des individus à réagir à ce type d’évènement se construit par un processus social et cognitif non univoque et non linéaire. L’expérience et la perception du risque, la recherche de solutions, puis la prise de décision varie d’un exploitant à l’autre. Les stratégies d’adaptation s’inscrivent dans des trajectoires individuelles d’adaptation qui peuvent réduire ou, au contraire, renforcer la situation de vulnérabilité de l’exploitation agricole face à l’aléa climatique.
- 7 Le logiciel Maxqda propose des outils d’analyse des données qualitatives. Il permet, en particulie (...)
- 8 M. Morange, et al., Les outils qualitatifs en géographie. Méthodes et applications, Paris, Armand (...)
14C’est cette approche qui est retenue ici. Le recours à un outil logiciel d’analyse textuelle (Maxqda) permet de systématiser le traitement de ces données qualitatives7. Il implique la conception d’une grille d’analyse structurée en trois niveaux hiérarchisés qui s’appliquent aux récits individuels (fig. 2). Cette grille ou arbre de codes se compose de catégories, de propriétés et de modalités. Les catégories distinguent les principaux constituants de la situation de risque. Les propriétés déclinent les catégories en plusieurs caractères qui décrivent la situation des individus et des exploitations face au risque. Les modalités identifient la manière dont les individus réagissent à la situation de risque. Cette grille distribue en matrice des paramètres extérieurs choisis pour analyser la parole sociale et caractériser les représentations et les pratiques des individus. L’emploi de l’outil logiciel facilite et systématise le traitement de l’information. Il rend plus aisée la confrontation des pratiques et des représentations, ainsi que les comparaisons entre chaque situation et donc la production de typologies. Par rapport à un traitement manuel, il renforce l’exigence d’objectivation de la démarche sociologique [Blanchet 2005], appliquée ici à l’analyse géographique8.
Figure 2. Grille d’analyse des entretiens : arborescence ou matrice des catégories, des propriétés et des modalités.
15Le matériau collecté est constitué de 27 récits individuels qui restituent des expériences à partir desquelles sont analysées, pour être caractérisées, des stratégies d’adaptation, c’est-à-dire un ensemble de pratiques conçues et appliquées pour adapter le fonctionnement de l’exploitation agricole aux conséquences du changement climatique sur la disponibilité de la ressource en eau. Pour cela, la deuxième partie de l’article présente les résultats du traitement de l’enquête de manière à saisir la situation de vulnérabilité des exploitants agricoles face à l’aléa climatique. Celle-ci se lit dans le récit que font les exploitants de l’expérience de l’aléa et de leurs projets d’action. La structure des récits traduit la diversité des situations de vulnérabilité et montre que le processus de construction stratégique n’est ni linéaire, ni univoque.
16L’outil logiciel d’analyse textuelle a été utilisé pour visualiser la structure des récits en fonction des cinq catégories d’analyse établies en amont de l’enquête (fig. 2.). Les graphes obtenus (sept entretiens choisis pour leur représentativité sont présentés dans la figure 3.) en montrent la diversité à travers la part relative que représente chaque catégorie au sein du récit dans sa globalité. Ils distinguent la part consacrée aux modes d’accès à l’eau, au fonctionnement et à l’évolution de l’exploitation, à l’expérience du risque climatique et aux projets d’action dédiés à l’adaptation de l’exploitation, selon une distribution que l’on peut restituer dans ce paragraphe au moyen de courts exposés monographiques. Ces derniers montrent que les situations de vulnérabilité s’inscrivent dans des trajectoires socio-économiques géographiquement situées.
17Récurrence relative de l’évocation des modes d’accès à l’eau : l’exploitant A (fig. 3) cultive 65 hectares de vignes et 5 hectares d’oliviers sur les hautes terrasses du Ribéral, le regatiu de la partie moyenne de la vallée de la Têt. La majorité du vignoble est classée AOC (appellation d’origine contrôlée) et s’étend sur les terres d’aspres, mais les vins de cépage sont irrigués par un système de goutte-à-goutte alimenté par le canal de Pézilla. L’intensité des dernières sécheresses estivales concentre le récit sur les possibilités d’extension de l’irrigation sur les parcelles de coteaux. Dans le contexte de déprise agricole, de contraction des terroirs irrigués maraîchers et arboricoles et de progression des friches, se posent les questions de la modernisation et de la gestion collective du système gravitaire, de la construction d’un système hydraulique de réalimentation des terres hautes, du coût et la rentabilité d’un tel investissement.
18Récurrence relative de l’évocation du fonctionnement de l’exploitation : l’exploitant B (fig. 3) gère six sociétés de production qui cultivent 170 hectares de vergers sur le finage d’une dizaine de communes de la plaine d’Elne. Le récit informe en détail sur la gestion du foncier, la spécialisation du système de cultures, la conduite conventionnelle du système de production, les stratégies de contrôle de la commercialisation, les investissements dans des systèmes d’irrigation sous pression sécurisés par la réserve de Villeneuve-de-la Raho, par des forages récents, et potentiellement par l’aménagement de nouveaux sites de stockage.
19Récurrence relative de l’évocation de l’évolution de l’exploitation : l’exploitant C (fig. 3) est installé depuis quarante ans dans une petite vallée du Conflent. Il cultive 1,5 hectare de parcelles en maraîchage et suit la croissance d’un jeune verger de noisetiers et de noyers (de même superficie), destinés plus tard à la production d’huile. Le récit expose dans le détail l’investissement précoce dans l’agriculture biologique, la succession des assemblages fonciers, les expérimentations de rotations culturales, l’aménagement d’un terroir de vallée dont l’orientation minore la durée de l’ensoleillement et majore le degré d’humidité en hiver. Il évoque en particulier le patient travail de réfection et de modernisation des petits canaux du système gravitaire : abaissement des prises d’eau dans la rivière pour suivre le niveau d’étiage, puis installation de pompes électriques, restauration des canaux en bois et en terre dédiés à l’arrosage à la raie, expérimentations de l’aspersion, passage au goutte-à-goutte. Il fait part enfin de la préparation du passage à la retraite qui passe par l’organisation de l’autonomie énergétique de l’exploitation et par la planification d’un projet de vente directe de plantes médicinales, d’huiles de noix et de noisettes.
20Récurrence relative de l’évocation des expériences de l’aléa : l’exploitant D (fig. 3) a repris un vignoble de 12 hectares en Ribéral, dont 11 sur les hautes terrasses sèches de la Têt, classés AOC et un de vins de cépage sur les basses terrasses irriguées. Les travaux de restructuration de ce vieux vignoble et la conversion à la production biologique sont contrariés par la succession récente de plusieurs épisodes de sécheresse estivale, plus intenses et plus longs que la normale, et qui affectent les rendements des parcelles pluviales autant que ceux des parcelles irriguées. Les conséquences des stress hydriques sur le cycle végétatif des plants et sur les volumes de productions sont données avec précision et justifient l’expérimentation de façons culturales (labours de surface, enherbement hivernal) ainsi que l’intérêt porté aux projets de site de stockage pour l’irrigation, quitte à renoncer à l’appellation AOC et à passer à l’IGP (indication géographique protégée), au cahier des charges moins contraignant.
21L’exploitant E (fig. 3) élève un troupeau de 80 vaches de race limousine sur les versants des massifs du Canigou et de la Carança en Haut-Conflent. Une grande partie du récit informe sur la remontée de la limite pluie/neige au-dessus du village et sur les conséquences des sécheresses prolongées sur les estives : faible pousse de l’herbe, tarissement des sources, détérioration des maçonneries due une succession d’épisodes orageux violents, déplacement des troupeaux en altitude, achats plus importants de fourrages conventionnels. Dans la vallée, la faiblesse des débits de la rivière perturbe le fonctionnement de l’irrigation gravitaire et réduit la production fourragère des prés irrigués. Les primes à l’hectare versées pour l’élevage extensif autorisent le projet de labellisation biologique et de vente directe, ainsi que l’installation de réserves d’eau et de nouveaux abreuvoirs sur les pâturages d’altitude après négociations avec la réserve naturelle.
Figure 3. Résultats de l’enquête par entretiens semi-directifs : structure des récits et diversité des situations de vulnérabilité (sélection de sept récits représentatifs).
- 9 Association syndicale autorisée, organisme de gestion des ouvrages et des services de l’irrigation (...)
22Récurrence relative de l’évocation des projets d’actions dédiés à l’adaptation de l’exploitation : toujours en Haut-Conflent, l’exploitant F (fig. 3) élève 70 vaches de race Gascogne sur 100 hectares de landes et sur 25 de prairies arrosables dans la vallée du Cady et sur les versants occidentaux du massif du Canigou. Investi dans la gestion du système gravitaire, par ses responsabilités au sein de l’ASA9, il a une vue d’ensemble sur les effets de l’aléa climatique sur la réduction des débits, le tarissement des sources et les problèmes de recharge due en partie à la contraction des superficies irriguées, la modification du calendrier d’arrosage, les achats supplémentaires de fourrages, la baisse des volumes de production de lait. Le récit se concentre alors sur l’expérimentation de nouvelles pratiques fourragères, la relocalisation des prairies fourragères dans la plaine irriguée, la modernisation des systèmes d’abreuvage et, surtout, sur la coordination d’une action collective de gestion des systèmes gravitaires.
23Localisés dans une commune du Bas-Conflent, les 13 hectares de l’exploitation de G (fig. 3) sont partagés entre un verger de pêchers et d’abricotiers et des parcelles fourragères destinées à l’alimentation d’un cheptel de 130 porcs. La reconversion récente dans l’activité agricole et le développement de l’atelier de transformation orientent le récit qui expose les pratiques multiples de gestion de l’eau : installation de pipettes d’abreuvage pour les animaux, construction de réservoirs de grande capacité sur l’exploitation, coupe haute de l’herbe, arrosage gravitaire de nuit, aspersion alimentée par des panneaux solaires, micro-jets de goutte-à-goutte, projet de réserves collectives.
24Les situations de vulnérabilité sont donc diverses et propres à chaque trajectoire d’installation et d’évolution de l’exploitation. Elles occupent et préoccupent chaque exploitant selon une expérience individuelle et géographiquement située de l’aléa climatique. L’outil logiciel permet de synthétiser et de hiérarchiser ce qu’en disent les récits. La quasi-totalité des exploitants enquêtés (24 sur 27) disent avoir été confrontés à une situation de réduction de la disponibilité en eau et à ses conséquences sur le fonctionnement de l’exploitation agricole.
25La situation de vulnérabilité la plus couramment constatée est due à un facteur hydrologique. Elle concerne 23 exploitations. Les déficits pluviométriques accumulés, l’intensité et la durée de la sécheresse estivale affectent les débits des cours d’eau, réduisent les niveaux d’étiage, et perturbent l’alimentation des systèmes gravitaires, des sources et des nappes phréatiques.
Sur les estives, j’ai vu le cours d’eau s’assécher à deux reprises ces 25 dernières années, personne ne l’avait jamais vu. [Entretien n°6, éleveur].
Quand au début on s’est installés, on arrosait à pleine eau, mais au mois d’août à faire grossir les pommes et les pêches… quand il n’y a pas assez d’eau dans la rivière, les pompes se mettent en sécurité, elles disjonctent, et ça arrête le goutte-à-goutte. [Entretien n°1, viticulteur et arboriculteur].
26Le stress hydrique vient en seconde position, cité par dix exploitants. Il se manifeste par des déficits pluviométriques constatés sur l’année, par la durée et l’intensité de la sécheresse estivale, jugées exceptionnelles par rapport à la normale ou aux années précédentes. Les exploitants évoquent alors ses conséquences sur les rendements, les volumes de production, le calendrier des récoltes ou la qualité des produits :
L’année dernière, ce qui a fait très mal, c’est ce gros coup de chaleur au mois d’août. La vigne a souffert. J’ai mis le thermomètre et on est monté à 53° C. La vigne avait une belle capacité de vendange, mais en une semaine, beaucoup de feuilles sont tombées et beaucoup de raisins ont flétri. [Entretien n° 5, arboriculteur et maraîcher]
On a eu une année très sèche avec 45 % de rendement en moins. [Entretien n° 16, arboriculteur].
27En dernier lieu sont évoqués les problèmes de disponibilité liés au fonctionnement des systèmes hydrauliques (six exploitants). Ces problèmes peuvent concerner le niveau de l’exploitation quand le matériel est défectueux ou techniquement inadapté à la diminution du niveau des nappes ou à l’irrégularité des débits. Ces derniers ont cependant été sécurisés par les aménagements hydrauliques et les systèmes de réserve et de réalimentation des canaux d’irrigation. La vulnérabilité est faible dans ce cas, mais est tributaire de l’évolution de normes qui encadrent la gestion collective des prélèvements.
Pour l’instant, ça va, mais il faut qu’il y ait de l’eau, et plus ça va et plus on se dit que ça va être compliqué en été. Le problème majeur qu’on a, c’est que le débit de la rivière est fluctuant à cause du barrage des Bouillouses et de la gestion, et parfois au mois de juillet, quand tout le monde a besoin d’eau, ils baissent le débit, on a du mal à arroser, même si on dépense très peu d’eau grâce à la mise sous pression. [Entretien n° 3, arboriculteur et maraîcher]
On ne peut pas faire grand-chose. [Entretien n° 19, viticulteur et arboriculteur]
On ne peut pas irriguer les 20 ha de la prade… il y a le canal de Thuir, mais il est tellement bouché et rebouché qu’on ne peut pas arroser. [Entretien n° 8, éleveur ovin et arboriculteur]
28Face à l’expérience de l’aléa, les réactions et les solutions expérimentées sont aussi diverses, à commencer par le sentiment d’impuissance et le fait de renoncer à agir (cinq exploitants). Mais, dans tous les autres cas, la situation de crise ou de déstabilisation du fonctionnement de l’exploitation a conduit à la recherche de solutions. On peut distinguer deux grands types de solutions expérimentées. Les premières sont palliatives ou compensatrices car elles visent à rétablir le fonctionnement de l’exploitation agricole par des actions qui corrigent le niveau et/ou les effets de la réduction de la disponibilité de la ressource hydrique. Les éleveurs achètent des fourrages supplémentaires, ils installent des bacs ou de petites réserves sur les estives pour alimenter les abreuvoirs. Les irrigants forent plus profondément dans les nappes, bâtissent de petits bassins de stockage, réaménagent au coup par coup les prises d’eau dans le lit des rivières.
29Les secondes sont adaptatives car elles se fondent sur l’expérimentation de pratiques agraires qui diminuent les besoins en eau et réduisent les prélèvements en modifiant les techniques d’irrigation (rationalisation plus ou moins sophistiquée de l’arrosage à la raie, au goutte-à-goutte et à l’aspersion), les choix variétaux (variétés autochtones ou plus résistantes), les façons culturales (enherbements, labours, double fauche, permaculture), les systèmes de cultures (par diversification, fruits tropicaux, oliviers, plantes médicinales) et les systèmes de production (extensification, conversion biologique).
30L’expérience de l’aléa suscite ainsi une grande diversité d’expérimentations et de projets d’adaptation dont le but est d’atténuer la vulnérabilité de l’exploitation agricole aux effets du changement climatique et à la réduction de la disponibilité de la ressource en eau. Cependant, les formes de l’adaptation relèvent de logiques de décision et d’action qui se discriminent nettement d’un exploitant à l’autre et contribuent de manière très inégale à la construction des stratégies.
31Quelles sont alors les logiques à l’œuvre ? Pour comprendre les mécanismes de construction des stratégies d’adaptation, on fait l’hypothèse que les logiques de décision et d’action procèdent de l’intentionnalité des acteurs, que les exploitants concernés formulent par des objectifs et des bénéfices attendus de l’action, mais dont la portée dépend de la capacité à surmonter un ensemble de contraintes externes.
32Les projets d’action visant l’adaptation sont concrétisés ou programmés en fonction des bénéfices attendus. Ces derniers renvoient à trois motivations dominantes, non exclusives l’une de l’autre, caractérisant pour chacune une dizaine d’exploitants.
Réduire le besoin en eau n’est pas une priorité, parce qu’on en a quand même beaucoup d’eau, ponctuellement quelques pépins, quelques manques en plein été, mais pour l’instant, on n’est pas en urgence au point de changer les cultures. [Entretien n° 3, arboriculteur et maraîcher]
33La réduction des prélèvements n’est pas la priorité, mais motive les changements de choix variétaux et de façons culturales. L’objectif est plutôt de rationaliser la consommation de l’eau grâce des investissements dans des équipements hydrauliques plus ou moins sophistiqués.
34Les actions entreprises visent ensuite à stabiliser les rendements et les volumes de production, au besoin en raccordant l’exploitation à des réseaux existants ou en prévoyant son raccordement aux sites de stockage en projet. Il s’agit de compenser la réduction des volumes de production due à l’aléa climatique. L’intention s’inscrit alors dans une démarche globale d’amélioration de la rentabilité de l’exploitation et de son insertion dans les circuits de production et d’échanges. Les changements de pratiques participent à la diminution des coûts de fonctionnement, à l’amélioration de la productivité du travail et à la valorisation commerciale des productions.
35Enfin, les investissements en capital et en travail, que nécessitent les adaptations et les expérimentations nouvelles, sont en partie motivés par la volonté d’accroître l’autonomie du fonctionnement de l’exploitation et de s’affranchir le plus possible des activités d’encadrement situées en amont et en aval de la production agricole, liées au fonctionnement du marché ou à la gestion collective de l’eau. La démarche est polymorphe, s’attachant tout d’abord à intervenir sur les formes de mobilisation de l’eau, puis à engager des initiatives allant dans le sens d’une émancipation à l’égard des structures de transformation et de commercialisation des produits agricoles, qu’elles appartiennent au système coopératif ou au secteur du commerce de gros. Cela se traduit par de nombreux projets ou réalisations d’installations solaires et/ou par la combinaison des techniques de prélèvement et d’amenée de l’eau d’irrigation. Parallèlement, la valorisation des productions est concrétisée par la création de structures individuelles ou en association, de transformation et de vente. Des exploitants deviennent prestataires de services agricoles.
36Ces trois logiques dominent dans les récits individuels et ne sont pas exclusives. En revanche, elles se déclinent en fonction d’un ensemble de contraintes externes, plus ou moins facilement surmontées par les exploitants, et qui ont pour conséquence de freiner ou de favoriser les initiatives en faveur du changement et de l’adaptation.
37Par le nombre d’occurrences dans les récits individuels, ce sont les contraintes économiques qui, sans conteste, pèsent le plus sur la décision d’entreprendre ou non une action d’adaptation :
si on n’avait pas la vente directe, on ne serait pas là… Les centrales d’achat, c’est eux qui gouvernent de toute façon… Pour l’instant, le bio, ils le payent bien, mais dans dix ans, ils diront, on ne va plus payer la tomate ou le melon à 2 euros pièce, maintenant il faut arriver à produire à 1,5 euro. Donc il y aura que les gros qui auront pu se mécaniser à fond pour baisser leurs coûts de production. [Entretien n° 7, arboriculteur, maraîcher et viticulteur]
38Ces contraintes, qui procèdent de l’intégration industrielle et commerciale de la production agricole, sont exprimées à travers trois conséquences principales : l’augmentation des coûts d’exploitation liée aux dépenses en matériel et en main-d’œuvre, la pression de l’endettement due aux dépenses d’investissement et la réduction des marges commerciales dépendantes des opérateurs de marché.
39Au second rang des contraintes externes vient la gestion de l’eau qui renvoie autant à l’action des structures collectives des communautés d’irrigants (ASA) qu’aux prescriptions des politiques publiques :
Ce qu’ils veulent aussi, c’est qu’on laisse passer beaucoup d’eau pour la plaine, les débits biologiques. Ils veulent qu’on respecte un débit et que ça ponctionne de moins en moins d’eau pour les canaux. [Entretien n° 3, arboriculteur et maraîcher]
On est face aujourd’hui à un diktat de l’agence de l’eau par rapport aux débits des rivières. Ces rivières ont toujours fonctionné comme ça, avec des débits intermittents, liés à l’arrosage par canaux depuis de siècles et, à l’époque, il y avait beaucoup plus de truites et autres. [Entretien n° 11, maraîcher et arboriculteur]
- 10 Voir l’Étude de détermination des volumes prélevables du bassin versant de la Têt. Phase 4. Débits (...)
40Les récits montrent de manière très diverse l’acceptation des nouveaux modèles de gestion de l’eau, qui prennent en compte l’objectif de durabilité des milieux et se traduisent par la création de seuils. Selon les termes des législations en vigueur (directive-cadre eau de 2000 et loi sur l’eau et les milieux aquatiques de 2006), des évaluations de volumes prélevables (EVP) sont effectuées pour calculer des débits biologiques (DB) et des débits objectifs étiages (DBE) en fonction de modèles mathématiques qui intègrent le fonctionnement de l’écosystème et les usages de consommation. Selon ces modèles, le diagnostic établi sur la gestion quantitative des ressources en eaux superficielles dans le bassin-versant de la Têt constate que les prélèvements de l’irrigation sont supérieurs aux besoins réels des variétés cultivées et prescrit leur réduction par une modification des modes d’irrigation afin de protéger la durabilité des milieux10. Aux seuils de prélèvement s’ajoutent les mesures conjoncturelles de restriction des usages décidées par les arrêtés préfectoraux : elles concernent les périodes de sécheresse et se traduisent par des réductions variables et des interdictions de prélèvement. L’évolution des politiques de gestion de l’eau crée un contexte d’incertitudes qui accroît la vulnérabilité des exploitations, suscite colère et résignation, mais n’influence pas les pratiques d’adaptation dans un sens univoque.
41Cette situation est liée à la contrainte de localisation géographique qui joue sur le mode de valorisation de la rente naturelle, cette dernière dépendant à la fois du mode d’accès à l’eau, des choix culturaux et variétaux ainsi que des formes de valorisation des terroirs agronomiques.
Pour parler terroir, la problématique du galet roulé et de l’appellation Côtes-du-Roussillon Villages, c’est que c’est des terroirs qui ont des capacités de réserve en eau limitées. Si on n’a pas engrangé ce qu’il fallait à l’automne et à la sortie de l’hiver, passée la première quinzaine de juin, il ne pleut plus, ça fait maintenant quatre, cinq ans, jusqu’aux vendanges, qu’on n’a rien. [Entretien n° 24, viticulteur]
Le problème, c’est que dans la zone, plus on se rapproche du littoral et moins il y a de quaternaire. Il n’y a que du pliocène autour des forages, et quand on s’approche du quaternaire, il est salé… Pour la vigne, c’est une eau impropre. [Entretien n° 16, arboriculteur]
Après, ils parlaient de retenues collinaires en cas de fortes pluies. Mais je pense que la ressource serait assez limitée, je ne pense pas qu’il y aurait assez pour irriguer. Il y aurait de l’eau en hiver, mais en cas de sécheresse, les retenues seraient à sec. En plus, c’est sur du calcaire, donc ça partirait. [Entretien n° 20, viticulteur et arboriculteur]
Pour s’adapter avec le muscat, il faut changer de produit. Si on parle d’arrachage et d’une adaptation de cépage, on parle minimum de cinq à six ans, si on replante dans la foulée. [Entretien n° 20, viticulteur et arboriculteur]
42Ces contraintes externes ont un rôle ambivalent. Une même contrainte peut jouer auprès des exploitants soit comme un frein soit comme une impulsion en faveur des initiatives individuelles. La capacité à les surmonter et à concevoir des changements de pratiques est très variable d’un exploitant à l’autre. Les récits montrent que celle-ci dépend de la maîtrise de connaissances et d’informations sur la disponibilité de l’eau (fonctionnement des ASA, état des nappes souterraines, projets de stockage, politiques de gestion de l’eau), des savoirs acquis dans le métier (conduite des cultures, commercialisation des produits), ainsi que des formes d’insertion et du niveau d’engagement dans les réseaux professionnels (ASA, coopératives, syndicats agricoles). Ces manières de surmonter les contraintes externes distinguent les stratégies palliatives des stratégies adaptatives. C’est le résultat que permet d’établir l’exploration linéaire des données empiriques.
43Grâce à l’outil logiciel, le traitement automatisé des données qualitatives permet d’aller plus loin dans la recherche des mécanismes de construction des stratégies d’adaptation. Ces derniers sont identifiables dans la matrice des récits individuels à l’intersection des modalités de réponse aux différentes questions que posent les catégories et les propriétés pour saisir la situation de vulnérabilité des exploitants agricoles (fig. 3.). Pour vérifier cette hypothèse, les modalités de réponse aux questions posées par les deux dernières catégories, « expérience du risque climatique » et « projets d’action et d’adaptation de l’exploitation » sont croisées avec les modalités de réponse aux questions posées par les trois premières catégories, « modes d’accès à l’eau », « fonctionnement de l’exploitation » et « trajectoire d’évolution de l’exploitation ». Le taux d’occurrence des corrélations exprime alors la manière dont ces dernières contribuent à atténuer ou à aggraver la situation de vulnérabilité, à renforcer ou à affaiblir la capacité individuelle des exploitants à réduire les effets de l’exposition à l’aléa climatique sur le fonctionnement de l’exploitation. La distribution des occurrences révèle alors des mécanismes sensibles à deux facteurs principaux, apparaissant comme des facteurs territorialisés : d’une part, les systèmes de cultures et les systèmes de production parce qu’ils modulent les formes de valorisation de la rente naturelle, d’autre part, la localisation de l’exploitation au sein du bassin déversant parce qu’elle détermine le mode d’accès à l’eau.
44Les stratégies d’adaptation se construisent d’abord en vue de rétablir l’équilibre économique de l’exploitation agricole qui a pu être perturbé par un ou plusieurs effets de l’aléa climatique sur la disponibilité de la ressource en eau. L’aléa climatique s’ajoute ici à d’autres facteurs de perturbation du fonctionnement de l’exploitation. Ces derniers sont essentiellement d’origine économique, quand l’exploitation est confrontée à l’augmentation des coûts de production, au poids de l’endettement, aux difficultés de commercialisation. Ils viennent aussi de problèmes agronomiques quand les volumes, les rendements et la qualité des productions sont affectés par les conséquences des attaques pathologiques (mildiou, sharka) et des épizooties. Les actions accomplies ou en projet visent alors à restaurer un niveau suffisant de rentabilité pour rémunérer l’investissement en travail et en capital.
45Dans cette perspective, les systèmes maraîchers présentent a priori plus de facilités ou de dispositions à l’adaptation en raison de la plasticité du système de cultures en termes d’assolements et de rotations culturales, par rapport à l’élevage, aux systèmes fourragers et aux cultures permanentes pluviales ou irriguées. De même, les exploitations intégrées aux systèmes d’alimentation hydraulique en fonction de leur localisation dans le bassin déversant semblent moins vulnérables et présentent plus de capacités d’adaptation. Cependant, la réduction des situations de vulnérabilité n’est pas seulement liée au fait hydraulique ou au fait cultural. L’exploration des systèmes de culture et d’élevage dans leur diversité montre que la vulnérabilité dépend finalement des logiques d’action qui pilotent les stratégies socio-économiques globales de conduite de l’exploitation et au sein desquelles viennent s’insérer les stratégies d’adaptation au changement climatique. Les exploitants dont l’activité est la plus intégrée au système productiviste, ceux qui ont consenti sur la durée le plus d’investissements pour améliorer le niveau de productivité et ceux dont l’activité est la plus dépendante des activités d’encadrement en amont et en aval de la production, notamment de l’intégration commerciale, développent des logiques d’action essentiellement palliatives, et ce d’autant plus que leur accès à l’eau est sécurisé par des aménagements hydrauliques existants ou en projet. Ces logiques viennent compenser un déficit de production ou une baisse de rendement, mais ne réduisent que partiellement la vulnérabilité climatique car elles maintiennent les exploitations dans la dépendance d’une forte disponibilité de la ressource en eau, quel que soit le mode d’accès à l’eau. Au contraire, les logiques adaptatives se préparent à une réduction de la disponibilité de la ressource : elles sont le fait des exploitants qui s’affranchissent des activités d’encadrement de la production agricole, en particulier de l’intégration commerciale.
46Les initiatives prises en ce sens impliquent alors les stratégies institutionnelles et collectives de valorisation des productions et de gestion de la ressource en eau. Elles supposent une évolution des formes actuelles de territorialisation de l’agriculture qui ont fixé par des labels et prescrit dans des cahiers des charges, des périmètres de cultures, des variétés, des niveaux de rendement, car les logiques adaptatives ont conduit à l’expérimentation de choix variétaux et de façons culturales alternatifs. Les initiatives individuelles interrogent dans le même temps la gouvernance de l’eau, qui a fixé par des seuils, des volumes, des périodes de prélèvement, la manière de gérer la disponibilité de la ressource à l’échelle du bassin-versant, alors que les modes d’accès à l’eau diversifient les pratiques au sein d’un bassin déversant.
47Cette enquête qualitative réalisée au printemps 2019 auprès de 27 exploitants agricoles installés dans le bassin déversant de la Têt propose donc une caractérisation des stratégies d’adaptation aux effets du changement climatique sur la disponibilité de la ressource en eau. Les résultats ont été obtenus par le moyen du traitement logiciel de données qualitatives, venu étayer la lecture et l’interprétation de l’information monographique. Ils montrent que les situations de vulnérabilité agricole sont en partie réduites par des initiatives individuelles qui modifient les pratiques agraires à la suite d’une exposition à l’aléa climatique. L’analyse des trajectoires socio-économiques distingue deux types de logique dans la construction des stratégies d’adaptation, des logiques palliatives et des logiques adaptatives. Les secondes se présentent, au contraire des premières, comme des stratégies territorialisées, qui conçoivent les changements de pratiques agraires en fonction des formes d’ancrage de l’exploitation agricole dans le territoire local. Ces dernières impliquent alors une évolution des stratégies collectives et institutionnelles de valorisation des productions et de gouvernance de l’eau. Dans une intention prospective, l’enquête qualitative peut être mobilisée pour étudier la construction de stratégies collectives d’adaptation.
48Même si les témoignages collectés par ce travail exploratoire sont limités en nombre et présentent une certaine subjectivité, les résultats de l’enquête s’avèrent également utiles pour la construction d’indicateurs quantitatifs de la vulnérabilité agricole, tel que cela est prévu par la suite en faisant appel aux outils de recherche des sciences exactes et expérimentales. La dualité des approches palliatives et adaptatives met en évidence que la vulnérabilité agricole comprend de multiples facettes et ne peut pas être définie de manière objective. Les stratégies d’adaptation nécessitent donc avant tout une définition claire du type de vulnérabilité dont on souhaite s’affranchir. Comme souvent dans les défis d’adaptation dans le contexte des changements globaux, une vulnérabilité individuelle à court terme, essentiellement marquée par des contraintes économiques, peut s’opposer à une vulnérabilité collective à plus long terme qui est plus marquée par l’évolution des ressources. Pour les recherches à venir, il sera donc particulièrement important d’approfondir la question de savoir si l’évolution récente de l’agriculture dans le bassin, beaucoup plus marquée par la réduction du nombre d’exploitations que par la diminution de la surface agricole utile, n’est pas d’abord une réponse aux contraintes économiques à court terme qui risquent, à moyen terme, d’aggraver encore la vulnérabilité collective des communautés agricoles en augmentant le clivage entre les besoins de production et la disponibilité naturelle des ressources.