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Espaces de coworking et tiers-lieux

Les réseaux d’une nouvelle ruralité ?
Coworking spaces and third places. Networks in a new rurality?
Aurore Flipo
p. 154-174

Résumés

Les espaces de coworking et les tiers-lieux, apparus en Californie au début des années 2000, se sont multipliés dans les espaces ruraux au cours des cinq dernières années. Appuyés par des politiques publiques volontaristes à l’échelon local, ces espaces sont fréquemment décrits comme des lieux d’innovation et de renaissance rurale. En nous appuyant sur une enquête de 18 mois en région Auvergne-Rhône-Alpes, nous montrons que ces espaces se situent dans la continuité des mutations sociales et démographiques des campagnes attractives et résidentielles, à la fois dans les opportunités de sociabilité qu’ils créent et dans leur affinité avec les codes et les discours de la néo-ruralité contemporaine.

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Texte intégral

  • 1 Voir P. Lévy-Waitz, Faire ensemble pour mieux vivre ensemble. Rapport de la mission Coworking trav (...)

1Les espaces de coworking (EC) sont apparus au début des années 2000 en Californie autour de l’économie numérique de la baie de San Francisco. Originellement créés pour répondre au besoin grandissant des travailleurs du numérique, souvent indépendants, d’avoir accès à des lieux de travail devenus de plus en plus coûteux avec la crise économique, ils se sont également affirmés comme les hérauts de nouveaux modes de vie, tournés vers l’économie dite collaborative et le travail nomade [Scaillerez et Tremblay 2017]. Ainsi, au cours des années 2010, ils se popularisent en Europe, d’abord dans les grandes agglomérations, puis plus récemment dans les villes moyennes et jusque dans les zones faiblement métropolisées [Besson 2018 ; Leducq et al. 2019]. Les données récentes montrent, en effet, que c’est le nombre de tiers-lieux situés hors agglomération qui a crû le plus fortement entre 2016 et 20181. Ils représentent 42 % de l’ensemble des espaces français et jusqu’à 70 % dans certaines régions, dans lesquelles des politiques publiques volontaristes ont été mises en place (Nouvelle-Aquitaine, Occitanie).

2On constate un engouement récent des petites communes et communautés de communes pour ces espaces, supposés répondre à de nombreux défis de la ruralité contemporaine. L’État s’y intéresse également. Avec le lancement en 2019 d’un vaste appel à manifestations d’intérêt nommé « Fabriques de territoires », il ambitionne de soutenir le fonctionnement de 300 tiers-lieux dont la moitié serait située hors des grandes agglomérations, pour un budget de 45 millions d’euros. Ce budget conséquent est motivé par l’attente de nombreux effets positifs sur les territoires. Il s’agit tout d’abord de promouvoir la durabilité en réduisant les déplacements liés à l’emploi mais aussi aux services, en assumant une multiplicité de fonctions de « mobilité inversée » (maison de service au public, relais postal, groupement d’achats, lieu de formation…). Les tiers-lieux ont également vocation à lutter contre la « fracture territoriale » en s’appuyant sur le numérique : opportunité de développer l’entreprenariat rural, de maintenir l’emploi sur place, de faciliter les reconversions professionnelles mais aussi d’attirer de nouvelles populations en facilitant le recours au télétravail. Cette dernière ambition a été particulièrement remise sur le devant de la scène depuis le premier confinement de mars 2020, au cours duquel le télétravail à la campagne, dans les résidences secondaires et les maisons de famille, a bénéficié d’une médiatisation sans précédent. Les études sur les publics de ces espaces, leurs modes de fonctionnement et leurs impacts sur les territoires sont cependant rares hors cadre urbain [Besson op. cit.].

Répartition spatiale des espaces de coworking, tiers-lieux et fablab, dans les départements de l’Ardèche et de la Drôme (hors Valence-Romans agglomération) en 2019.

Répartition spatiale des espaces de coworking, tiers-lieux et fablab, dans les départements de l’Ardèche et de la Drôme (hors Valence-Romans agglomération) en 2019.

Carte : K. Cariou, Cermosem (IUGA/Pacte).

  • 2 Durabilités et spatialités des pratiques de mobilité des coworkers (Coworkworlds), voir sur le sit (...)

3Dès les années 1990, les pouvoirs publics voient dans le télétravail un outil potentiel de développement local et de l’aménagement du territoire pour les territoires ruraux, mis en avant par trois appels d’offres de la Datar (Délégation à l’aménagement du territoire) en 1990, 1992 et 1993, avec cependant un succès limité [Moriset 2004]. Le développement des EC hors des grandes agglomérations peut donc avoir de quoi surprendre. Cependant, ainsi que nous le montrerons dans cet article, ils témoignent en réalité des évolutions contemporaines de certains espaces ruraux, qu’il s’agira donc ici de caractériser. Quels sont les nouveaux usages et les nouveaux modes de vie auxquels les espaces de coworking répondent ? En quoi révèlent-ils à la fois des continuités et des changements dans les caractéristiques sociodémographiques, les motivations et les pratiques des migrations néo-rurales ? Ce travail s’appuie sur une enquête menée entre 2017 et 2020 dans la région Auvergne-Rhône-Alpes dans le cadre de l’ANR Coworkworlds2. Dans un premier temps, un recensement de l’ensemble des EC en fonctionnement au moment de l’enquête a montré que près d’un quart d’entre eux se situaient dans un bassin de vie rural. Dans un second temps, une vingtaine d’espaces ont été visités, principalement dans les départements de la Drôme et de l’Ardèche, qui disposent tous deux d’un réseau d’EC dynamique et important comparativement aux autres départements. En complément des entretiens informels nombreux menés lors de la visite de ces lieux, d’autres plus approfondis ont été effectués avec six fondateurs d’EC, choisis dans le but de refléter la diversité des types d’espaces. Ces entretiens avaient pour objectif de comprendre l’historique de la fondation de ces espaces, les rationalités qui ont abouti au choix de leur localisation, leur fonctionnement au quotidien ainsi que le type de public qui les fréquente. Parallèlement, une enquête par questionnaire a été administrée auprès de 377 coworkers, dont 69 situés en milieu rural, afin d’obtenir une radiographie de cette population mais aussi de connaître leurs pratiques de mobilité, ce qui était l’objectif initial du projet de recherche [Lejoux et al. 2019]. Parmi les coworkers interrogés lors de l’enquête par questionnaire, nous avons recontacté ceux qui avaient accepté de l’être et avons mené des entretiens biographiques avec une vingtaine d’entre eux pour comprendre leurs trajectoires spatiales et professionnelles. Enfin, ces différentes sources de données sont complétées par une enquête ethnographique de 18 mois dans un tiers-lieu situé dans une petite ville de la Drôme.

4Nous reviendrons d’abord sur les définitions du coworking et des tiers-lieux et leur développement récent en Drôme et en Ardèche, puis nous nous intéresserons aux caractéristiques de ces lieux ainsi que celles de leurs usagers, avant de nous interroger sur les motivations et les bénéfices attendus de ces réseaux à la fois sociaux et spatiaux.

Définitions et développement des tiers-lieux dans les espaces ruraux

De la diffusion à la différenciation

5Le coworking désigne une nouvelle forme d’organisation spatialisée du travail spécifique aux métiers de l’économie de la connaissance, définie par le partage tarifé d’un lieu et l’appartenance à un réseau de sociabilité à la fois personnel et professionnel [Gandini 2015 ; Boboc et al. 2014 ; Blein 2016 ; Burret 2017 ; Flipo et Lejoux 2020].

6En France, ces espaces revendiquent de plus en plus souvent le dénominatif de tiers-lieu, en particulier lorsqu’ils sont associatifs. Hérité de Ray Oldenburg [1999], qui l’utilise dans le contexte de l’étude des mutations de la sociabilité aux États-Unis pour désigner un lieu qui n’est ni celui du travail, ni celui du domicile, ce terme englobe aujourd’hui une multitude de lieux incluant souvent le coworking, mais sans y être limité. Selon la nature du travail entrepris et le degré de spécialisation, on sera susceptible de faire du coworking dans un EC simple (ne disposant que d’une connexion Internet et de bureaux), un fablab (disposant d’outils numériques de dernier cri et notamment d’une imprimante 3D), un hackerspace (dédié à la programmation informatique) ou encore un makerspace (disposant d’outils mécaniques). On constate ainsi une différenciation progressive du modèle de départ, mais aussi des formes d’hybridation [Liefooghe 2018] en particulier dans les espaces ruraux où ces lieux sont souvent multifonctionnels [Besson op. cit.].

7Enfin, ces espaces sont apparus dans un contexte d’évolution de la démographie des campagnes attractives, en particulier du Sud et de l’Ouest, marquée notamment par des flux d’actifs venant des villes [Sencébé et Lepicier 2007 ; Pistre 2012]. Parmi ceux-ci, la part des populations les plus qualifiées et en particulier des cadres augmente [Charmes 2019] de même que celle des professions culturelles [Bilella 2019]. Ainsi, la possibilité de télétravailler à la campagne, que ce soit en tant que salarié ou comme travailleur indépendant, a pu apparaître comme une solution pour gérer l’augmentation tendancielle des temps de transports et la hausse exponentielle du foncier autour des villes, en particulier pour les familles avec enfants [Ortar 2009], et permettre le déplacement d’activités qui, jusqu’ici, étaient indissociables des grandes villes. Elle résonne également avec la recherche d’un mode de vie plus rural ou perçu comme tel [Poulot 2015].

8L’apparition des EC dans certains espaces ruraux confirme ainsi leur attractivité pour les nouvelles « classes créatives » et la multiplication des initiatives « innovantes » dans celles-ci [Paranthoën 2013 ; Lacquement et Quéva 2016 ; Bilella op. cit. ; Chiffoleau et Prevost 2012]. Elle confirme aussi, cependant, l’inégale attractivité des « mondes ruraux » [Bruneau et al. 2018]. Ainsi, les EC sont particulièrement nombreux en Nouvelle-Aquitaine, en Occitanie et en Auvergne-Rhône-Alpes, des régions dans lesquelles on constate d’importantes migrations résidentielles en direction des espaces ruraux [Pistre op. cit.]. Au sein même de la région Auvergne-Rhône-Alpes, la quasi-totalité des EC non métropolitains se trouve en Drôme et en Ardèche, alors que l’Allier, la Loire ou encore la Haute-Loire en comptent très peu. De même, dans les départements fortement métropolisés comme le Rhône, l’Isère ou l’Ain, les espaces non métropolitains sont rares. C’est donc bien un certain type de ruralité et un certain rapport à l’idée de ruralité que les coworkers sont venus rechercher dans ces lieux.

Le développement récent des tiers-lieux en Drôme et en Ardèche

9L’apparition des EC entre en résonance avec les nouvelles formes de développement territorial apparues au cours des dernières années, dans lesquelles les notions de réseau, de proximité et de « synergies entre acteurs » sont centrales [Torre 2018]. Par ailleurs, il fait écho au modèle de la « ville créative », dont l’appropriation par les acteurs publics ne se limite pas au contexte urbain [Flipo et Lejoux op. cit.]. Enfin, le vocabulaire, la scénographie et les modes de fonctionnement des tiers-lieux sont également fortement influencés par les outils et les paradigmes issus de la sphère socioculturelle et, en particulier, les méthodes d’intelligence collective. En ce sens, ils reflètent parfaitement à la fois les méthodes de travail mais aussi les centres d’intérêt de la petite bourgeoisie culturelle [Bilella op. cit.] et suscitent l’intérêt des acteurs du développement territorial qui, dans la grande majorité des cas, ont soutenu activement ces initiatives.

10C’est ainsi le cas des départements de la Drôme et de l’Ardèche, qui ont subventionné l’animation des lieux de coworking avec la création de réseaux (Cédille et La Trame) et la promotion de ces nouveaux lieux de travail, dans le cadre d’un programme de soutien à l’économie numérique pour la Drôme et d’un programme de soutien à la jeunesse et à l’innovation pour l’Ardèche.

  • 3 Nous tenons à remercier Pierre Pistre de nous avoir permis de disposer librement de sa base de don (...)

11Au-delà de la diversité des communes concernées, on constate que la quasi-totalité des lieux dans lesquels on trouve des EC appartiennent à la catégorie des campagnes « résidentielles et attractives »3. À l’échelon du bassin de vie, les EC se situent le long des axes principaux et proches des centralités du quotidien [Talandier et Jousseaume 2013] : en ce sens, ils sont aussi le vecteur d’une proximité retrouvée avec les centres-villes des petits bourgs ruraux, dont ils viennent renforcer la gamme de services. Caractérisés à la fois par l’accessibilité, la centralité et la présence d’équipements, ils reflètent un désir de conjuguer les bienfaits de la ville et de la campagne [Charmes op. cit.], de bénéficier d’aménités environnementales tout en restant proche des grands axes [Ortar op. cit.].

Caractéristiques des lieux et des usagers

Des modèles diversifiés…

12Les données que nous avons récoltées nous permettent de classifier les EC en trois grands types. Le premier et le plus courant est celui du bureau partagé autogestionnaire. Créé à l’initiative d’un groupe d’indépendants – qui se connaissent déjà ou qui se rencontrent pour partager un lieu de travail –, il rassemble autour d’une volonté de convivialité, de sociabilité quotidienne et de mutualisation. Comme l’explique Arnaud, consultant informatique et fondateur d’un EC associatif en Drôme, ex-directeur de services informatiques dans une firme multinationale, « on était un groupe de cinq personnes […] nos motivations, c’était rompre l’isolement et avoir un espace convivial où échanger et mutualiser la logistique ». Le principal moteur de ces initiatives est la volonté d’avoir un lieu de rencontre qui pallie l’isolement du travail à distance. Parfois, ces lieux peuvent aussi permettre de donner une visibilité et de potentiels débouchés à leurs membres, qui sont souvent indépendants et auto-entrepreneurs, et parfois également membres d’une coopérative d’activités et d’emploi (CAE). Comme l’explique Paul, photographe et co-fondateur d’un EC associatif en Ardèche :

Donc voilà l'idée, on avait monté ce que j'appelle une marque ; c'est un réseau de compétences qui étaient mises en avant et qui permettait sous une même vitrine, un même chapeau, de présenter des prestations différentes. Et donc, tu sais, malgré tous les avantages du télétravail et des moyens de télécommunication modernes – type « je parle devant un écran et je te vois » – c'est quand même beaucoup plus naturel et dynamisant d'être vraiment sur le même espace.

13Sous régime associatif pour faciliter la signature de baux, ces espaces fonctionnent selon un modèle le plus fréquemment collégial, dans lequel les usagers gèrent eux-mêmes l’espace, les tâches administratives étant réduites au minimum. Bien que souvent appuyés par la commune avec la mise à disposition d’un local à loyer modique, ils sont toutefois économiquement fragiles en raison de leur très petite taille (cinq à dix places, parfois moins) : le départ d’un ou deux coworkers pouvant facilement mettre les autres en difficulté. Si dans les espaces dans lesquels nous avons enquêté, leurs occupants ont tous connu ces moments d’incertitude, aucun d’entre eux n’a dû mettre la clé sous la porte, témoignant d’un dynamisme qui permet de remplacer les départs par de nouvelles arrivées, mais aussi de l’importance du soutien des collectivités locales qui trouvent en retour une manière de rénover et de valoriser des espaces vacants ainsi que de mettre en avant leur dynamisme sur la question du numérique.

  • 4 Un repair café est un atelier de réparation d’objets divers, dans lequel les outils sont mutualisé (...)

14Le second modèle est celui du tiers-lieu associatif hybride porté par une personne ou un groupe de personnes qui souhaite apporter un service sur un territoire. Le tiers-lieu est alors généralement de plus grande taille (10 à 50 personnes), propose une pluralité d’activités (café associatif, jardins partagés, ateliers, conférences, groupement d’achat, repair café4…) voire dans certains cas comprend un projet d’habitat collectif. Il se situe dans un édifice particulier, souvent un espace très vaste qui fait partie du patrimoine architectural et qui est plus ou moins à l’abandon : ancienne usine, moulin ou couvent. L’EC a donc parfois vocation à venir compléter un éventail d’activités diverses destinées à optimiser l’usage des espaces disponibles. Comme l’explique Cécile, bénévole et fondatrice d’un tiers-lieu en Drôme :

Quand on a vu l’usine, on est un peu tombés amoureux du lieu […]. On a tout de suite pensé à des ateliers, à une grande diversité d’activités, à un café, à un lieu, tu vois, très vivant, ouvert, qui brasse un maximum de public et de personnes différentes. […] Donc ça a confirmé notre idée qu’il y avait un réel besoin d’accueillir des gens qui étaient en recherche d’ateliers et de bureaux.

15Ces lieux reposent sur une base plus large de bénévoles et d’adhérents et sur une volonté explicite d’animer le territoire, que ce soit économiquement ou culturellement, ce qui leur permet d’avoir accès à des financements plus divers mais aussi d’attirer l’attention d’investisseurs de l’économie sociale et solidaire.

Une multiplicité d’activités et d’usages des lieux : l’exemple d’un tiers-lieu en Ardèche.

Une multiplicité d’activités et d’usages des lieux : l’exemple d’un tiers-lieu en Ardèche.

Photo : A. Flipo.

16Enfin, le troisième modèle correspond aux héritiers des télé-centres : il s’agit d’espaces entièrement créés par les acteurs du développement économique local, ou de télé-centres « reconvertis » en EC par un réaménagement de l’espace et l’embauche d’un animateur. Lorsqu’ils ne sont pas appuyés par une dynamique collective locale, ces espaces remportent assez peu de succès voire sont boudés par les coworkers locaux qui leur préfèrent d’autres lieux. Ils sont davantage utilisés pour de courtes périodes par des professionnels de passage ou pour des besoins ponctuels.

Un public similaire

17Si les modèles d’espaces varient, en revanche, leur public semble très homogène et surtout paraît ne pas présenter de fortes différences avec le public qui fréquente les EC dans les centres urbains, que ce soit dans notre enquête en Auvergne-Rhône-Alpes ou dans la littérature sur la question [Krauss et Tremblay 2019].

18On constate tout d’abord que les coworkers sont très diplômés : 94 % d’entre eux sont titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur, et les deux tiers d’un diplôme de second cycle universitaire. Du côté des métiers représentés, l’enquête confirme l’importance des professions dites « créatives » (photographes, graphistes) et des métiers liés à l’informatique (développeurs web, programmateurs, community managers), mais aussi au conseil (consultants, coachs). On y trouve certaines professions nouvelles comme les « facilitateurs en intelligence collective », mais aussi des métiers plus traditionnels (journaliste, architecte, ingénieur) et également des métiers liés au développement local et aux activités plus proprement rurales (animateurs sportifs, botanistes naturalistes, gestionnaires forestiers). Enfin, on constate l’existence de nombreux profils polyvalents, que ce soit par choix ou par nécessité, comme l’explique Paul, photographe mais aussi webmaster et webdesigner, « quand on habite dans un territoire comme le nôtre, on ne peut pas forcément répondre qu’à un type de sollicitation ».

Composition de l’échantillon issu de l’enquête par questionnaire (en %).

Composition de l’échantillon issu de l’enquête par questionnaire (en %).

Les espaces ruraux correspondent aux usagers des espaces de coworking situés dans des zones rurales au sens de l’INSEE, en Auvergne-Rhône-Alpes. Notre échantillon total a été stratifié par type d’environnement urbain (centres-villes des grandes agglomérations, périurbain, villes moyennes, espaces ruraux) selon la répartition des espaces que nous avons observée dans le recensement exhaustif des lieux.

19D’un point de vue des statuts, on observe une part importante d’entrepreneurs (46 %) mais une majorité de salariés (53 %), ce qui constitue une particularité des espaces ruraux par rapport aux autres espaces enquêtés. Parmi ceux-ci, plus de la moitié (29 %) est composée de salariés de petites entreprises et petites associations. Les EC et les tiers-lieux remplissent souvent à la fois le rôle de pépinières et de maisons des associations, hébergeant l’ensemble des petites structures qui ne peuvent accéder à un local ayant pignon sur rue. Cet accueil peut être permanent dans le cas de petites structures qui travaillent essentiellement à distance ou ne reçoivent pas de public, ou temporaire : certaines s’y lancent mais n’y demeurent pas au-delà de l’embauche des premiers salariés. Enfin, environ 20 % du public des tiers-lieux dans les campagnes est composé de télétravailleurs à distance, dont l’employeur est souvent situé à Paris où à l’étranger (Berlin, Bruxelles, San Francisco, Londres, Amsterdam…). Les travailleurs free-lance ont également souvent des donneurs d’ordre très éloignés géographiquement.

20On constate néanmoins que le profil des coworkers diverge du « portrait-type » du télétravailleur à la campagne, qui se situe plutôt en deuxième partie de carrière et n’a plus d’enfants au domicile [Clark 2001 ; Sajous 2015]. Les télétravailleurs que l’on trouve dans les EC sont généralement plus jeunes et ont souvent des enfants en bas âge. Pour eux, la possibilité de travailler à l’extérieur du domicile est cruciale dans la reconstruction des barrières temporelles et spatiales [Belton et de Coninck 2007 ; Flipo et Ortar à paraître] entre vie privée et vie professionnelle, comme l’explique Mickaël, développeur web installé dans la Drôme, qui a connu un épisode de burn-out lorsqu’il travaillait chez lui :

Cela me permet d’être dans une ambiance travail c'est-à-dire de me dire: « Ok, je vais au travail. Donc, là, ça y est je suis au travail ». Et ensuite, le soir de pouvoir repartir, de dire: « Ok maintenant, mon travail est fini » et de rentrer chez moi et en gros, décharger, de ranger la charge mentale du travail de côté. [...] Je suis chez moi, je ne suis plus au travail.

21Ainsi, la grande majorité des coworkers est passée par une phase de travail à domicile avant d’en percevoir rapidement les limites.

Des outils pour les transitions sociales, spatiales et professionnelles

Mobilité résidentielle et transitions professionnelles

  • 5 Dans le cas de Maëlle, il est intéressant de noter que sa présence dans l’EC aura finalement été d (...)

22Notre enquête révèle que les EC et les tiers-lieux sont particulièrement prisés des résidents actifs arrivés récemment des grandes agglomérations voisines (Lyon, Marseille, Grenoble) mais aussi de Paris, voire de l’étranger. Si dans certains cas, minoritaires, il s’agit d’un retour dans la région d’origine, bien plus fréquemment il s’agit d’un choix mûrement réfléchi et construit, dans lequel l’ensemble de l’équilibre socio-économique voire éducatif de la famille est repensé autour d’un lieu de vie. Il faut ainsi noter la présence fréquente d’écoles alternatives non loin de certains EC, dont certaines sont particulièrement renommées. Ces établissements ont souvent une histoire plus longue que celle des EC, mais les EC sont susceptibles de faciliter la mobilité résidentielle de nouveaux arrivants venus prioritairement pour l’école, ou de constituer un atout supplémentaire en faveur de tel ou tel village, alors que la zone de prospection est généralement vaste et concerne toute la vallée du Rhône. Ainsi Jeanne, installée en Ardèche avec ses deux filles, raconte avoir quitté Lille et une vie « urbaine de chez urbaine, depuis ma naissance » pour « se reconnecter à la nature ». Si c’est d’abord la présence d’une école alternative qui a motivé son choix de localisation, le coworking lui a permis de créer son activité. Ainsi, nombreux sont les EC qui témoignent être appelés fréquemment par des personnes qui souhaitent déménager. Pour Maëlle, vidéaste, c’est la présence de l’EC qui a été décisive dans le choix du lieu de vie. De retour de l’étranger, elle était à la recherche d’un endroit « où poser ses valises », à proximité de Marseille où elle a sa famille. Le lieu lui a tout de suite plu, et elle a décidé de rester5.

23L’EC peut constituer un simple lieu d’accueil et d’échange visant à rassurer les nouveaux venus mais également accompagner les transitions professionnelles, en particulier le changement de statut de salarié à indépendant. Tandis que le choix de l’indépendance s’explique souvent par la volonté de prendre des distances (au sens propre comme au figuré) avec le fonctionnement de l’entreprise classique, il accompagne aussi parfois un projet de reconversion professionnelle orienté autour du nouveau lieu de vie. Pour ces « lifestyle entrepreneurs » [Saleilles 2010 ; Gomez-Breysse 2016], les EC apportent des ressources cruciales à la réussite de leur projet professionnel.

24Séverine Saleilles [2007] met ainsi en évidence l’existence de deux axes le long desquels s’organisent les activités de réseautage des entrepreneurs néo-ruraux : local versus non local d’une part, familier versus nouveau de l’autre. Or les EC, parce qu’ils sont des réseaux à la fois instrumentaux et affectifs [Blein op. cit.], permettent de relocaliser le réseau et de le familiariser. En outre, les projets professionnels des « lifestyle entrepreneurs » valorisent souvent fortement le « local » [Saleilles 2010]. Avoir accès aux ressources sociales locales est donc particulièrement important pour eux.

25Enfin, les projets d’EC sont parfois portés par des entrepreneurs ou des indépendants en reconversion professionnelle, pour qui le lieu représente « un projet personnel aussi bien que professionnel », comme l’explique Stéphane, fondateur et dirigeant d’un EC associatif en Drôme. Après avoir travaillé plusieurs années dans le commerce international et à la suite d’un licenciement économique, il décide de s’investir dans une activité de réparateur informatique adossé à un espace mutualisé et parvient à se salarier.

26L’enquête quantitative indique par ailleurs l’existence de différences de revenu assez significatives entre coworkers urbains et ruraux. Les catégories de revenu les plus élevées (plus de 3 000 euros nets mensuels), en particulier, concernent 26 % des coworkers interrogés dans les centres des villes, contre 18 % dans les espaces ruraux. La tranche moyenne supérieure (2 000 à 3 000 euros nets mensuels) concerne 36 % des coworkers en centre-ville contre 22 % dans les campagnes. Enfin, les revenus inférieurs ou égaux au smic ne concernent que 12 % des coworkers en centre-ville contre 25 % dans les espaces ruraux.

27Le départ de la grande ville s’accompagne, en effet, souvent d’une volonté assumée de ne pas mettre le rendement économique au centre du travail, comme l’explique bien Aymeric, fondateur d’un EC en Ardèche :

Économiquement si on réfléchit de manière rationnelle, ça coûte moins cher de faire faire le ménage à quelqu’un et de se concentrer sur son activité pour faire de l’argent […] Mais ça c’est de base pas le modèle économique des gens qui ont monté le projet et donc les gens qui le rejoignent en général sont aussi là-dedans.

28Ces moindres revenus s’expliquent aussi par le fait que les temps partiels y sont fréquents : plus d’un tiers sont dans ce cas dans les espaces ruraux, contre 10 % en centre-ville.

29En effet, c’est bien la qualité de vie et la volonté de ralentir le rythme, qui sont recherchées par une majorité de ces coworkers. Il s’agit, plus largement, de privilégier la vie personnelle – familiale, sociale, culturelle – et les loisirs sur la vie professionnelle. Le choix de l’indépendance reflète la volonté de ne pas subir de stress et de pression de la part d’une hiérarchie – même si cet objectif ne va pas sans certaines désillusions. De même, l’installation à la campagne s’accompagne fréquemment d’une envie de vivre une vie plus sédentaire : une grande partie des coworkers a connu une mobilité professionnelle intense, et nombreux sont ceux qui ont beaucoup voyagé et vécu à l’étranger, ainsi que l’illustre l’exemple d’Arnaud, consultant en informatique :

Lyon ou Paris, je sais que j'aurais pu trouver du travail. Mais pas envie de retourner en ville. Changement de rythme… Moi j'avais passé 10 ans, quand je dis Maroc, c'est Maroc avec beaucoup de voyages allers retours, Europe, avion… voilà, c'est bien mais ce rythme-là… Besoin de se dire… c'est un truc un peu bateau mais… de trouver l'équilibre entre vie perso... enfin, ce qu'on peut retrouver chez beaucoup de gens qui sont dans ces types de lieu aujourd'hui.

Constances et métamorphoses du renouveau rural

  • 6 Bien que le réchauffement climatique commence à modifier cette appréciation.

30Outre l’attractivité de la vallée du Rhône pour les nouveaux résidents venus des villes en raison de sa connexion avec l’axe TGV Paris-Marseille et de son climat6, l’Ardèche et la Drôme sont des départements dans lesquels les migrations néo-rurales sont anciennes et particulièrement structurantes du territoire [Sencébé 2001 ; Rouvière 2015], s’inscrivant dans une longue tradition de « retours à la nature » [Léger et Hervieu 1979]. Dans quelle mesure peut-on inclure ces nouveaux lieux dans le temps long des renouveaux ruraux qui peuplent l’imaginaire des campagnes depuis les années 1960 ?

31On constate tout d’abord que les tiers-lieux relèvent de la catégorie des « utopies concrètes d’échelle locale » typiques de la « cinquième vague de néo-ruraux » [Rouvière 2016]. Ils correspondent également à l’idéal de « relocalisation » [Sencébé et Lepicier op. cit.], qui grâce au télétravail peut se faire sans reconversion professionnelle. En effet, alors que les emplois tertiaires à la campagne sont souvent précaires et faiblement rémunérés [Tommasi 2014], les EC permettent d’implanter dans les espaces ruraux des services hautement qualifiés, effectués à distance, et donc de conserver un emploi « urbain » tout en menant une vie « rurale ». Ils témoignent également d’un rapport à la notion de la ruralité qui s’inscrit à la fois dans le rejet de la grande ville et celui du mode de vie péri-urbain. La nature demeure centrale, mais s’y ajoute le désir de trouver des équipements et services qui permettent d’échapper à l’emprise de la grande ville et à l’image du « village-dortoir ». En témoigne l’exemple de Simon, paysagiste récemment installé dans la Drôme, qui a d’abord expérimenté la vie dans une petite commune située à 50 kilomètres de Lyon :

Quand j’ai quitté Lyon, je suis allé dans un endroit trop petit et trop dans l’orbite de Lyon. Il n’y avait pas de vie sur place. C’est ça que je suis venu chercher ici.

32Enfin, en étant des lieux de passage parfois implantés dans des réseaux internationaux, les EC répondent également au désir des nouveaux résidents de concilier ancrage local et ouverture sur le monde, témoin du « capital international » acquis au cours de leur socialisation urbaine notamment avec les études supérieures [Andreotti et al. 2013 ; Wagner et Réau 2015]. Cette dimension cosmopolite est visible dans l’intérêt conservé pour le voyage, que l’on perçoit dans l’abondance de guides de voyage dans les bibliothèques partagées ou encore les récits de voyage (en particulier ceux qui se distinguent du tourisme de masse comme les tours du monde en famille, les voyages en bateau ou à vélo…). Comme l’explique Jeanne, « ce qu’on propose, c’est une vie plus douce tout en étant connecté au monde ».

  • 7 Voir A. Flipo, « Tiers-lieux, mobilité et ruralité : quelles configurations et quels impacts ? », 2 (...)

33Cette relation maintenue avec les grandes villes et l’étranger contribue à travailler les frontières entre urbanité et ruralité. En effet, de manière quelque peu paradoxale, l’idéal du coworking se loge à la fois dans une « ruralisation de l’urbain » [Poulot op. cit. : 70] et dans une « urbanisation du rural », au sens de l’importation de modes de vie associés aux hypercentres urbains dans les campagnes. Du village, les coworkers valorisent les liens en face-à-face et le primat des relations interpersonnelles, par opposition à la neutralité urbaine ; de l’urbanité, ils retiennent la diversité, la proximité et la relation au monde. En ce sens, les EC matérialisent l’ « idylle paysagère et le désir de vivre dans des unités à taille humaine avec les pratiques sociales afférentes, soit la convivialité attribuée aux petites communautés du fait d’une interconnaissance généralisée et de la solidarité qui débouche sur l’échange de services » identifiée par Monique Poulot [op. cit. : 74], mais aussi le « global village » de Marshall McLuhan. Enfin, les EC, toujours situés dans les centres-villes, reflètent également la volonté de maintenir une certaine urbanité dans le cœur des bourgs7, de « vivre une vie urbaine à la campagne » comme l’exprime Simon (voir supra).

Des ressources sociales et locales : un capital d’autochtonie ?

34Bien que principalement guidées par la recherche d’aménités environnementales dans la droite ligne des « migrations d’agrément » ou « mobilités de style de vie », ces mobilités résidentielles s’accompagnent aussi d’un désir d’implication locale et d’ancrage affectif [Tommasi op. cit.]. Ainsi, la sociabilité locale est valorisée et recherchée par les cadres néo-ruraux [Beauchamps et Trellu 2017], comme par les coworkers qui cherchent dans les EC un accès à cette sociabilité de proximité. L’intégration sociale à la communauté locale est donc une ressource convoitée et disputée [Banos et Candau 2015]. Alors qu’elle ne pouvait être obtenue que par une socialisation longue auprès des détenteurs du capital d’autochtonie et au prix d’une confiance lentement et finement tissée, les EC semblent produire un accès facilité à tout un ensemble de savoirs du territoire qui sont mutualisés et donc plus rapidement acquis par les nouveaux venus. Les EC facilitent ainsi l’accès au logement, à l’emploi, et on y échange des conseils sur les bons médecins, les écoles, les commerces… Ceux qui y sont depuis plus longtemps transmettent leurs connaissances de l’histoire politique et économique locale ainsi que des notables locaux. L’accès à l’information a ainsi été rapidement mis en évidence comme l’une des principales fonctions du coworking : la centralité des réseaux sociaux correspondrait aux nouveaux modes de création de la valeur dans le capitalisme contemporain, qui trouverait ses fondements dans « la capacité à initier et à soutenir des réseaux de relations affectives » [Arvidsson et Colleoni 2012 : 135]. Mais au-delà des réseaux professionnels et instrumentaux, les EC permettent aussi d’acquérir rapidement un réseau de sociabilité local et une connaissance pratique du territoire. Ils promeuvent ainsi des formes d’appartenance à la fois distanciée et ancrée. Ainsi, comme le note Yannick Sencébé « la relative maîtrise des rapports à l’espace permet de maintenir le contact avec des lieux quittés (migration) et d’entretenir des relations à distance » [2004 : 25]. Si cette analyse s’applique parfaitement aux coworkers, les EC apportent en outre un réseau social localisé et dense. Ce faisant, ils permettent à leurs usagers de cumuler les bénéfices de la multi-localité et de la labilité des appartenances d’une part, et des ressources sociales proprement territoriales de l’autre. Ressources de la mobilité et de la proximité ne s’opposent pas nécessairement et peuvent s’additionner, comme cela l’a été déjà souligné au sein des classes dominantes [Wagner 2010].

À Die, des ateliers sont organisés chaque semaine pour accompagner les habitants dans l'usage du numérique. Venue avec son fils, cette dame apprend à utiliser son téléphone.

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Photo : Aurore Flipo.

  • 8 Voir par exemple la couverture médiatique de l’ « affaire » du coq Maurice, qui a donné lieu à de (...)
  • 9 Popularisée en 2015 par Pablo Servigne et Raphaël Stevens, la collapsologie se présente comme « la (...)

35Peut-on alors dire que les EC produisent un capital social identique au capital d’autochtonie [Retière 2003 ; Renahy 2010], voire concurrent ? On serait tenté de l’affirmer, dans la mesure où l’appartenance à une communauté sociale que ces lieux permettent est à même de produire des avantages qui sont proprement localisés, et à faciliter l’accès à des ressources cruciales (emploi, logement). Cependant, on constate que ce capital d’autochtonie ne se produit pas sur la même scène que le capital d’autochtonie « classique » et que l’interpénétration entre différents cercles sociaux demeure faible. Cet entre-soi s’explique tout d’abord par le fait que ces espaces sont avant tout des espaces de travail, donc destinés à un certain type de secteur, en particulier très qualifié, et utilisant des codes et des référentiels bien particuliers et qui sont loin d’être partagés par tous [Flipo et Lejoux op. cit.]. Il s’explique aussi par le mode de fonctionnement de ces organisations, basées sur les affinités et la cooptation, et donc susceptibles de générer de l’homogamie sociale [Berrebi-Hoffman et al. 2018 ; Krauss et Tremblay op. cit.]. Mais alors que la presse se fait de plus en plus souvent l’écho de conflits entre usages « ruraux » et « urbains » des campagnes8, c’est plutôt une forme de juxtaposition de modes de vie différenciés qui domine. On constate cependant une variété de postures vis-à-vis de cette réalité dont la plupart des coworkers ont conscience. Si pour certains, l’homogénéité sociale de l’EC est contrebalancée par la fréquentation d’autres cercles sociaux plus mixtes (voisinage, école publique, maison des jeunes et de la culture…), pour d’autres elle participe de la volonté de vivre à l’écart d’un mode de vie jugé destructeur. Il n’est guère surprenant, à ce titre, que le discours de la collapsologie9 trouve un écho particulièrement important dans ces milieux.

36Finalement, les EC et les tiers-lieux sont bien souvent pris en tenaille entre une tendance à renforcer l’entre soi et l’idéal de brassage social, qui est contenu dans le concept de tiers-lieu mais qui ne trouve pas toujours d’application concrète. La présence d’ateliers, plus susceptibles d’intéresser les artisans locaux, ou la location de salles de réunion à d’autres types d’acteurs (organismes de formation, Pôle emploi…) peuvent permettre d’apporter davantage de diversité sociale, tandis que dans les espaces plus petits, la fourniture de petits services (dépôt de journaux, impression de documents, mise à disposition de salles pour les associations locales, accompagnement aux usages du numérique…) peut favoriser l’appropriation de ces outils par une plus large gamme d’habitants. Néanmoins, les fondateurs d’espaces sont souvent circonspects quant aux attentes démesurées qu’expriment les pouvoirs publics envers ces lieux, qu’ils perçoivent comme une forme de récupération.

Conclusion

37Souvent présentés comme des innovations radicales, les EC et les tiers-lieux s’inscrivent en réalité dans la continuité des évolutions sociodémographiques des campagnes résidentielles et attractives et des formes de « faire campagne » observées au cours des dernières décennies. Les idéaux qu’ils portent, de même que les catégories sociodémographiques qui les utilisent, renvoient aux travaux sur la nouvelle bourgeoisie rurale [Bruneau et Renahy 2012 ; Paranthoën op. cit. ; Bilella op. cit.] et aux héritages, plus anciens, des valeurs et pratiques de la néo-ruralité et des migrations d’agrément [Cognard 2010]. Il n’est pas surprenant, à cet égard, que les régions dans lesquelles on trouve des EC soient également celles dans lesquelles on trouve des expériences de démocratie participative. On constate d’ailleurs un enchevêtrement entre les réseaux portant ces innovations : politique en ce qui concerne la démocratie participative, économique pour ce qui est des tiers-lieux ; de production en ce qui concerne l’agriculture et de consommation en ce qui concerne les circuits courts, les recycleries…

38Ces lieux témoignent d’un rapport à l’espace électif et flexible [Sencébé 2004] mais qui se conjugue à une valorisation de l’ancrage local. Ce besoin de proximité vient du fait que les relations économiques sont encastrées dans des réseaux sociaux qui eux-mêmes sont spatialisés [Rallet et Torre 2004], mais aussi de perceptions et de représentations de la ruralité dans lesquelles la proximité est fortement valorisée. Les EC, en offrant des réseaux locaux à la fois professionnels et de sociabilité, sont donc particulièrement à même d’y répondre. De manière plus originale, ils témoignent d’un regain d’intérêt pour les centres-villes des petites villes rurales et confirment l’attrait pour leurs équipements et services [Talandier et Jousseaume op. cit.]. Cependant, ils demeurent également assez peu mixtes socialement et indiquent donc que cette revitalisation rurale n’échappe pas aux risques de la revitalisation urbaine, notamment la gentrification [De Peuter et al. 2017].

39En somme, la réalité de la pratique, des usages et des usagers des EC semble assez éloignée des discours des pouvoirs publics qui les présentent comme des solutions à la « fracture territoriale ». Ils témoignent plutôt de la diversité des manières de vivre et d’habiter la campagne, des espaces pluriels dans lesquels les modes de vie sont de plus en plus individualisés. Si les EC participent de l’attractivité des territoires pour les jeunes actifs, nos recherches montrent que ces migrations résidentielles se situent dans la continuité des dynamiques sociales, culturelles et démographiques existantes au niveau local [Rouvière 2015]. La notion de « laboratoire des territoires ruraux » parfois avancée au sujet des tiers-lieux [Pineau 2018] doit ainsi être replacée dans une histoire longue.

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Notes

1 Voir P. Lévy-Waitz, Faire ensemble pour mieux vivre ensemble. Rapport de la mission Coworking travail et numérique, rapport de la mission « Coworking : territoires, travail, numérique », 2018, ministère de la Cohésion des territoires/Commissariat général à l’égalité des territoires, Paris.

2 Durabilités et spatialités des pratiques de mobilité des coworkers (Coworkworlds), voir sur le site de l’Agence nationale de la recherche (<https://anr.fr/Projet-ANR-17-CE22-0004>) le projet ANR-17-CE22-0004, coordonné par Patricia Lejoux.

3 Nous tenons à remercier Pierre Pistre de nous avoir permis de disposer librement de sa base de données de classification.

4 Un repair café est un atelier de réparation d’objets divers, dans lequel les outils sont mutualisés et les participants s’aident dans leurs projets.

5 Dans le cas de Maëlle, il est intéressant de noter que sa présence dans l’EC aura finalement été de courte durée et lui aura essentiellement permis de se familiariser avec le territoire et d’y acquérir un réseau amical et professionnel.

6 Bien que le réchauffement climatique commence à modifier cette appréciation.

7 Voir A. Flipo, « Tiers-lieux, mobilité et ruralité : quelles configurations et quels impacts ? », 2020, communication au colloque Peut-on se passer de la voiture en territoire peu dense ?, Versailles, UVSQ, 27 février.

8 Voir par exemple la couverture médiatique de l’ « affaire » du coq Maurice, qui a donné lieu à de nombreuses interprétations en termes d’opposition entre modes de vie ruraux et urbains.

9 Popularisée en 2015 par Pablo Servigne et Raphaël Stevens, la collapsologie se présente comme « la science de l’effondrement des sociétés ». Elle présage de l’effondrement imminent de la civilisation thermo-industrielle et encourage, entre autres, la formation de petites communautés agricoles autonomes.

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Table des illustrations

Titre Répartition spatiale des espaces de coworking, tiers-lieux et fablab, dans les départements de l’Ardèche et de la Drôme (hors Valence-Romans agglomération) en 2019.
Crédits Carte : K. Cariou, Cermosem (IUGA/Pacte).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/23887/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 110k
Titre Une multiplicité d’activités et d’usages des lieux : l’exemple d’un tiers-lieu en Ardèche.
Crédits Photo : A. Flipo.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/23887/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 595k
Titre Composition de l’échantillon issu de l’enquête par questionnaire (en %).
Légende Les espaces ruraux correspondent aux usagers des espaces de coworking situés dans des zones rurales au sens de l’INSEE, en Auvergne-Rhône-Alpes. Notre échantillon total a été stratifié par type d’environnement urbain (centres-villes des grandes agglomérations, périurbain, villes moyennes, espaces ruraux) selon la répartition des espaces que nous avons observée dans le recensement exhaustif des lieux.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/23887/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 103k
Titre À Die, des ateliers sont organisés chaque semaine pour accompagner les habitants dans l'usage du numérique. Venue avec son fils, cette dame apprend à utiliser son téléphone.
Crédits Photo : Aurore Flipo.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/23887/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 536k
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Pour citer cet article

Référence papier

Aurore Flipo, « Espaces de coworking et tiers-lieux »Études rurales, 206 | 2020, 154-174.

Référence électronique

Aurore Flipo, « Espaces de coworking et tiers-lieux »Études rurales [En ligne], 206 | 2020, mis en ligne le 01 janvier 2024, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/23887 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.23887

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Auteur

Aurore Flipo

sociologue, post-doctorante, École nationale des travaux publics de l’État, Laboratoire aménagement économie transports (UMR 5593), Vaulx-en-Velin

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Droits d’auteur

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