1Dans un contexte de crise écologique, le syndrome d’effondrement des colonies d’abeilles apparu au milieu des années 2000 aux États-Unis [Albouy et Le Conte 2014], ainsi que l’engouement public et médiatique pour le sort des abeilles domestiques qui s’en est suivi, a eu pour effet d’associer l’apiculture aux enjeux environnementaux et aux critiques adressées à l’agriculture intensive et productiviste. Dans le même temps, la baisse de la production de miel observée en Europe, notamment en France, a donné lieu à des politiques de relance visant à combler le déficit de production.
- 1 F. Gerster, Plan de développement durable de l’apiculture, 2012, ministère de l'Agriculture, de l' (...)
2Cette double crise de l’apiculture s’exprime aujourd’hui par une polarisation des points de vue portés sur l’abeille et l’apiculture. Celle-ci traduit, selon nous, une tension entre deux orientations majeures de l’activité apicole : assumer une fonction environnementale d’une part et assurer la production nationale de miel d’autre part. On retrouve cette tension notamment dans les médias ou les nombreux contenus partagés sur Internet, ainsi que dans les programmes nationaux de développement de l’activité qui mentionnent clairement ces deux orientations posées comme des nécessités pour l’apiculture1.
Rucher transhumant en hivernage dans les environs de Sidi Ifni (Maroc, mars 2014)
Photo : G. Michon
- 2 Les deux termes choisis renvoient ici à la définition spécifique que nous en faisons dans l'articl (...)
3Cette tension s’exerce, selon nous, entre deux pôles, constitués des expressions les plus radicales de ces points de vue évoqués, que nous qualifions de naturaliste et de productiviste2. Dans quelle mesure ces deux extrêmes peuvent-ils nous aider à appréhender les pratiques des apiculteurs ? Influencent-ils les dynamiques, les trajectoires des apicultures ?
4Nous proposons, ici, d’aborder ces questions en mobilisant deux contextes apicoles dans lesquels nous avons mené des enquêtes poussées sur les pratiques et les choix techniques des apiculteurs : en Corse et dans la région du Souss (Maroc).
- 3 Les auteurs remercient les apiculteurs et toutes personnes associées à cette enquête en Corse et a (...)
5Dans un premier temps, nous explicitons l’expression de cette polarisation, puis notre démarche et le choix de nos terrains3. Nous cherchons ensuite à déceler si les processus décrits sont à l’œuvre dans les apiculture corse et marocaine à partir de l’analyse des enquêtes et des observations réalisées sur ces deux terrains. Enfin, nous mobilisons la notion d’écologisation pour discuter du regard aujourd’hui porté sur l’apiculture. En effet, à la différence des autres activités agricoles, cette notion est encore peu utilisée dans la profession apicole, comme dans la littérature scientifique et technique prenant pour objet l’apiculture.
6Pour préciser les formes et les termes et finalement les récits que prennent les visions naturaliste et productiviste en apiculture, nous en présentons les expressions les plus radicales. Il s’agit bien là de dépeindre des archétypes et non des points de vue concrets.
- 4 Extrait de l’interview de B. Bertrand sur le site d’abeilles en liberté : (<https://www.abeillesenliberte.fr/interview-de-bernard-bertrand>).
- 5 La revue Abeilles en liberté est présentée sur son site Internet comme : « Une revue pour changer (...)
- 6 L’association se présente comme la seule organisation Européenne dédiée à l’abeille mellifère sans (...)
- 7 Du nom de la campagne de l’Unaf (Union nationale de l’apiculture française) lancée en 2005.
- 8 Voir l’entretien d’Henri Clément, président de l’Unaf, publié le 24 mars 2009 dans Sciences et ave (...)
- 9 F. Gerster, Plan de développement durable de l’apiculture…, p. 5.
7Le point de vue naturaliste se fonde sur l’image d’une abeille relevant d’une Nature à préserver. On rassemble ici plusieurs positions qui rendent compte du statut ambigu de l’abeille par rapport aux animaux d’élevage : un insecte, selon certains plus cultivé qu’élevé [Tétard 2001], et dont on s’est longtemps demandé s’il était vraiment domestiqué [ibid. ; Marchenay 1993]. Ce pôle se caractérise, dans sa radicalité la plus forte, par un effacement des pratiques humaines. Ainsi, proposer que l’abeille mellifère ne soit pas élevée mais préservée, observée, au même titre que les autres insectes qui font la biodiversité, relève de cette polarité. Dans cette veine, il est proposé l’établissement de ruches de biodiversité : « ces ruches sont des espaces de liberté, où (les abeilles) sont toutes seules : elles peuvent se régénérer, essaimer, et les phénomènes de sélection naturelle peuvent à nouveau jouer leur rôle »4. La ligne éditoriale de la récente revue Abeilles en liberté5 ou encore les actions entreprises par l’association suisse Freethebees6 vont également dans ce sens. La polarisation naturaliste trouve aussi son expression dans des positions moins radicales, qui considèrent que la fonction écologique est primordiale dans l’activité apicole. Selon ces points de vue, il est attendu des apiculteurs un rôle environnemental, notamment au service de la biodiversité et de la pollinisation [Potts et al. 2016]. Enfin, le pôle naturaliste assigne le rôle de « sentinelle »7 écologique à l’abeille8 : les dérèglements biologiques qui affectent aujourd’hui les colonies d’abeilles témoignent de la façon dont on (mal)traite la nature, l’observation de l’abeille permet alors de « mesurer les atteintes à l’environnement et à la biodiversité afin de protéger la santé publique »9.
- 10 Du nom des inventeurs de ces deux types de ruches.
8Les expressions du point de vue productiviste se fondent sur la considération de l’abeille comme un animal d’élevage, au même titre que d’autres espèces domestiques, la poule, le cochon ou la vache. Il s’agit d’appliquer la doctrine privilégiant la performance des facteurs de production relativement aux quantités de produits de la ruche. De la même façon, il s’agit de s’abstraire le plus possible des conditions du milieu (ressources, sol, climat, culture technique…) et d’accélérer les rythmes de production en maximisant la performance productive des cycles biologiques. Cette seconde polarité se traduit par l’intensification des interventions au cœur même de la colonie, qui reposent sur les mêmes principes et la même conception du progrès zootechnique : une sélection génétique générique, l’adoption d’une ruche standardisée – Langstroth ou Dadant10 (voir dessin), la systématisation des opérations techniques, l’augmentation des intrants (sucres, protéines, traitements…). L’objectif : rationaliser l’apiculture selon le même itinéraire et avec les mêmes moyens que ceux utilisés dans les autres secteurs agricoles au sortir de la Seconde Guerre mondiale [Rodet 2019].
- 11 Nous considèrerons ici les techniques comme pouvant donner lieu à des énoncés enseignables indépen (...)
9Pour asseoir notre analyse, nous avons enquêté et analysé l’histoire et l’actualité des modes de conduite, des objets techniques et des pratiques apicoles dans deux situations. Si l’on excepte des travaux récents mêlant sciences sociales et approches systémiques en sciences agronomiques [Adam 2019 ; Kouchner et al. 2019 ; Lauvie et al. 2020], rares sont les études abordant l’apiculture sous l’angle des pratiques, des techniques, des systèmes, des trajectoires, c’est-à-dire celui des objets couramment utilisés pour analyser les autres activités agricoles. C’est ce que nous nous sommes efforcés de faire, en abordant ces objets dans leur diversité et leurs dynamiques. Nous avons emprunté aux sciences agronomiques leurs approches des pratiques et des techniques11 [Landais et al. 1988 ; Dedieu et al. 2008]. Dans la lignée de ces travaux en sciences agronomiques, nous portons un regard sur les « façons de faire » conjointement aux « moyens de décrire la réalité qui leur sont associés » [Mathieu et al. 2007] pour rendre compte d’une (éventuelle) polarisation entre visions naturaliste et productiviste.
10Nos travaux ont porté sur deux régions dans lesquelles l’apiculture connaît des dynamiques à même d’alimenter la question que nous soulevons. Ces terrains, méditerranéens, sont relativement proches de par leurs conditions naturelles et culturelles, mais contrastés concernant les conceptions qui orientent les dynamiques observées. Dans la vallée du Souss au Maroc, l’apiculture traditionnelle est soumise depuis trente ans à une politique publique volontariste de modernisation qui s’inscrit pleinement dans un modèle productiviste. Ainsi, l’action publique ignore les systèmes techniques locaux, qui ont évolué avec les conditions environnementales locales, pour promouvoir l’adoption et la gestion de la ruche Langstroth de manière compétitive et orientée vers le marché. En Corse, l’apiculture, restée essentiellement domestique jusque dans les années 1960, a été relancée à partir de la décennie suivante. Bien que la recherche d’une augmentation de la production ne soit pas absente du projet de relance, celle-ci repose surtout la valorisation de miels en lien avec la flore locale. L’objectivation de ces liens fait explicitement référence aux flores mellifères spontanées et au maquis, évocation emblématique de la « Corse naturelle » [Sorba et al. 2016].
Répartition géographique des entretiens menés en Corse.
Carte : A. Adam.
Répartition géographique des entretiens menés au Maroc.
Carte : A. Adam.
- 12 Voir A. Adam, et al., « Comprendre et raisonner la diversité en apiculture : styles et trajectoire (...)
11Nous avons mené sur ces deux territoires des entretiens prenant pour objet les parcours individuels et collectifs des apiculteurs (formation, installation, activité), leurs rapports à l’abeille locale, les itinéraires techniques et les modes de valorisation (voir tableau). L’approche qui vise l'analyse qualitative d'entretiens semi-directifs ne recherche pas une représentativité statistique. L'échantillonnage a été réalisé pour couvrir la diversité des manières de faire sur chacun des terrains. Ces pratiques ont ensuite été organisées en typologies12 [2019], elles-mêmes confrontées aux apiculteurs et réajustées.
Présentation de la démarche d’enquête
- 13 Deux cas de mobilité des ruches en vannerie ont été recensés dans les pratiques traditionnelles. L (...)
12L’apiculture du Souss est ancienne et reconnue dans l’ensemble du Maroc, notamment à travers la réputation de ses miels monofloraux d’euphorbe (Euphorbia equinuus) et de thym, issus du butinage d’espèces spontanées, et connus pour leurs attributs thérapeutiques. Elle repose sur des pratiques et des savoirs bien particuliers, parfois partagés à l’échelle de la région, mais aussi variant d’une vallée à l’autre [Adam et al. 2017]. Quatre formes de ruches différentes ont été observées, une en vannerie – la sla (voir dessin), une associant pierre et pisé, une autre mélangeant bois et pisé puis une dernière creusée dans les murs des maisons. Ces ruches partagent deux caractéristiques qui conditionnent les pratiques apicoles : la difficulté, voire l’impossibilité, de les déplacer13, et la difficulté de les visiter sans détruire les rayons. Aussi, le renouvellement des colonies se fait uniquement par une surveillance de l’essaimage naturel ou par la recherche d’essaims forestiers. En période de disette, du lait, des dattes ou des figues séchées sont placés dans le rucher afin de sauver quelques colonies ; la récolte se fait de manière fractionnée après les fortes miellées et en prélevant une partie des rayons qui sont ensuite pressés. L’apiculture repose sur l’abeille locale (Apis mellifera sahariensis), dont les rythmes biologiques sont adaptés aux aléas du climat et à la flore.
13On pourrait, en première analyse, déduire de l’énoncé de ces pratiques « douces », peu intrusives, et du caractère encore très « sauvage » de l’abeille saharienne, que l’apiculture traditionnelle du Souss se rattache en tout point à une conception naturaliste de l’activité telle qu’elle est habituellement formulée. Il faut noter que la référence à la nature n’est jamais exprimée par les apiculteurs. On comprend que les rapports au milieu procèdent d’une autre conception quand on analyse les différents cadres dans lesquels ces pratiques s’inscrivent.
14Le peu d’actions réalisées au cœur de la colonie doit d’abord être mis en regard des nombreux gestes qui façonnent les paysages et donc les ressources des abeilles. L’apiculture s’articule pleinement avec les autres activités agricoles dans les calendriers de travail et les choix techniques, participant à l’élaboration de paysages agricoles et mellifères [Simenel et al. 2015 ; Adam et al. 2016]. Il faut ensuite mentionner les nombreux réseaux sociaux dans lesquels s’insère l’apiculture (solidarités familiales élargies, réseaux d’échange locaux ou régionaux) et qui font de l’apiculture une activité autant de production que de consolidation de statuts et de relations sociales : une activité aussi sociale que domestique. Les pratiques apicoles sont inscrites dans des logiques et des usages qui visent avant tout à produire du miel, et non à protéger l’abeille ou à fournir un service de pollinisation. Enfin, le questionnement naturaliste ne trouve aucun écho ici : l’abeille est un don de Dieu, la nature n’ayant rien à voir là-dedans.
De haut en bas et de gauche à droite : ruche traditionnelle en vannerie (sla), ruche Langstroth (sunduk) et ruche hybride (sunduk beldi).
Illustration : A. Adam et L. Adam (A. Adam, et al., « Lieux d’apprentissage et dynamiques des savoirs apicoles au Maroc », 2017, Autrepart no 82, p. 75.)
15Ces formes intégrées d’apicultures traditionnelles se réduisent peu à peu sous les effets combinés de l’exode rural et de la modernisation de l’agriculture. Dans le cadre du plan Maroc vert, qui constitue la politique agricole du Royaume depuis 2008, un budget et des moyens importants sont consacrés à la modernisation de l’apiculture, ne laissant aucun doute sur l’orientation productiviste choisie [Akesbi 2011]. Cela se traduit par un certain nombre de recommandations pratiques et de mesures concrètes.
- 14 Pour recevoir des subsides, il faut être organisé en coopérative.
16Le premier pas vers la modernisation consiste en l’adoption de la ruche de type Langstroth, appuyée par des financements conditionnels14 de formations et de matériel. Le second concerne le déplacement des ruches et le nourrissement des colonies. Même si quelques productions locales constituent les piliers de ce modèle moderne (les cultures intensives et irriguées d’agrumes de la plaine, les thyms des hauteurs et l’euphorbe des abords du désert), cette nouvelle apiculture repose en grande partie sur la mobilité des ruchers. Ceux-ci sont transhumés, parfois tous les quinze jours, afin de profiter de floraisons massives mais souvent éphémères et très éloignées les unes des autres. À l’inverse de l’apiculture traditionnelle, qui intègre les ressources mellifères dans un paysage cultural autant que culturel, la flore est ici présentée seulement comme un support naturel et temporaire de production ou de survie en cas de sécheresse. Afin d’améliorer le développement des colonies au printemps, un nourrissement à base de sucre est systématiquement conseillé afin de compenser l’absence de fleurs. Enfin, même si les « nouveaux » apiculteurs renouvellent leur cheptel principalement par division des colonies (essaimage artificiel), l’élevage de reine est prôné et tend à se développer de même que le recours aux achats d’essaims venant du nord du Maroc.
17Les pratiques de transhumance, de nourrissement et d’achat d’essaims à l’extérieur à la zone, impactent la génétique de l’abeille locale. Même si la préservation de cette dernière fait l’objet de quelques intentions politiques et d’intérêts médiatiques, l’abeille saharienne n’a plus vraiment de raison d’être puisque ce qui est recherché c’est avant tout une abeille hautement productive et active en toute saison.
18Ces différentes techniques sont clairement guidées par la recherche d’un contrôle maximal de la production (stabilité et productivité restant les maîtres-mots des transformations). Cette apiculture productiviste, qualifiée de moderne, est l’unique modèle proposé et soutenu par les autorités, en cohérence avec les politiques menées depuis plus de dix ans pour augmenter la productivité de l’agriculture.
19Au-delà de ce portrait, tiré à grands traits, de ce vers quoi pourrait s’orienter l’apiculture au Maroc, et du premier constat de disparition progressive de l’apiculture traditionnelle, il est important de s’attacher plus en détail à ce qui se pratique chez les apiculteurs. En effet, si ces techniques modernes sont bien mises en place, l’injonction productiviste est loin d’être appliquée à la lettre. Nous observons de nombreuses hybridations entre les deux modèles, l’un traditionnel et l’autre moderne et productiviste, plutôt qu’une mise en tension des choix des apiculteurs entre les polarités productiviste ou naturaliste.
20Ainsi, des apiculteurs utilisent des cadres conçus pour des ruches standards dans des ruches traditionnelles modifiées (le cylindre est remplacé par un parallélépipède, mais la forme oblongue est conservée). L’objectif est de profiter à la fois des avantages de la ruche traditionnelle notamment et des savoirs qui lui sont associés et des intérêts procurés par la mobilité des cadres. D’autres apiculteurs choisissent plutôt d’utiliser les deux formes de ruches. La Langstroth, plus mobile, permet d’assurer une production importante de miel, en particulier les années pluvieuses. La sla, plus réduite et moins productive, favorise l’essaimage et sert à renouveler rapidement le cheptel. Elle assure, en outre, une petite production de miel et de cire même les mauvaises années. D’autres apiculteurs gèrent la ruche traditionnelle en recourant à un nourrissement permanent au sucre, affranchissant presque totalement l’abeille d’une ressource florale. Ce nourrissement permet de répondre à une double demande : du miel de moindre qualité, certes, mais à bas prix (essentiel pour les pâtisseries, les classes sociales pauvres, mais aussi pour la fraude, malheureusement fréquente chez les revendeurs) et des essaims pour les autres apiculteurs.
21Par ailleurs, les apiculteurs maintiennent, construisent ou consolident leur inscription dans des logiques sociales spécifiques à la région, relevant d’anciens accords ou de solidarités agro-pastorales et territoriales. La transhumance peut ainsi s’expliquer par des considérations sociales comme rester en lien avec son village d’origine, par goût par ce mode de vie spécifique, pour accéder aux services urbains ou découvrir de nouveaux espaces. Rester en contact avec le village – le sien ou celui de relations amicales – est essentiel pour embaucher des ouvriers apicoles locaux, réputés pour leurs savoir-faire. L’interconnaissance permet aussi aux possesseurs de ruches d’avoir des emplacements stratégiques à moindres frais tout en limitant les risques de vol. L’obtention de ces emplacements peut aussi résulter de la réactualisation d’accords anciens entre tribus, valables à l’origine pour la mobilité d’autres espèces animales (les ovins en particulier). Une autre forme d’intégration sociale de cette nouvelle apiculture se développe à travers de nouvelles relations entre tribus : les apiculteurs du nord du Souss échangent ainsi leurs emplacements de thym avec ceux du sud qui possèdent des emplacements pour l’euphorbe.
22Ainsi la transhumance, si elle est une pratique apicole-clé pour la production de miel (diversité et quantité) ou pour la survie des colonies en période de sécheresse, trouve aussi une raison d’être dans la mobilité renouvelée des hommes de la région. Ces éléments montrent bien que, si la transhumance peut être comprise comme une technique relevant d’une orientation productiviste, elle n’obéit pas forcément à cette logique dans toutes ses modalités pratiques. Il en est de même avec le nourrissement qui pourrait relever d’une orientation que nous pouvons caractériser de productiviste dans le cas extrême de la production de miel de sucre mais, utilisé aussi en cas de sécheresse prolongée depuis longtemps.
23D’après les récits de quelques apiculteurs encore en activité, et comme en témoignent les rares ruches faites en tronc de châtaignier, l’apiculture corse traditionnelle présente des similitudes avec celle du Souss marocain décrite au-dessus : des ruches fixes horizontales, une intégration aux autres activités rurales, une cueillette d’essaims sauvages, une à deux récoltes par an, une activité domestique insérée dans des réseaux sociaux plus vastes… Persistante jusque dans les années 1950 malgré l’adoption progressive de modèles de ruches carrés de type Langstroth, elle va connaître à la fin des années 1970 une transformation radicale.
24À cette époque, des jeunes se lancent dans l’apiculture dans une logique de rupture avec leurs aînés. Ils s’inscrivent dans un mouvement général, le Riacquistu, fondé sur le retour aux villages et la réappropriation culturelle : ils souhaitent promouvoir une apiculture qui remplisse des fonctions économiques (pour pouvoir en vivre) et sociales (afin de recréer du lien dans les espaces ruraux). Il s’agit en priorité de s’engager dans un travail collectif de reconnaissance d’une spécificité locale, qui concerne le miel, l’abeille et la flore.
25L’écotype d’abeille corse, au titre de population d’abeilles locale, constitue dès les prémisses de ce projet collectif un élément clé d’une dynamique qui va déboucher sur la création de l’AOP (appellation d’origine protégée) « Miel de Corse/Mele di Corsica » en 1998. L’abeille corse, considérée comme un élément du patrimoine naturel et culturel insulaire, devient le pilier du projet de relance. Sa reconnaissance et sa qualification ont constitué un point d’appui fondamental [Lauvie et al. op. cit.]. Une station de sélection, qui vise à la fois au maintien et à la sélection de l’abeille locale, a été créée, portée par l’organisme de gestion de l’AOP.
26Ce travail autour de l’abeille va être mené en parallèle avec un travail sur la flore. En effet, la variété des miellées, imputable à des cortèges floristiques complexes, comme le maquis ou les châtaigneraies souvent emmaquisées, constituait jusqu’alors un obstacle à la vente plutôt qu’une ressource pour la valorisation. Certains miels, comme ceux « pollués » par l’arbousier, étaient jugés trop amers et laissés aux colonies pour l’hivernage. Les apiculteurs vont donc s’employer à distinguer et à qualifier leurs produits en s’appuyant sur une caractérisation fine des différents types de miel et de leurs correspondances avec les milieux-ressources dont ils sont issus [Battesti et Goeury 1992]. Ils vont ainsi définir une gamme de six miels, correspondant à autant de paysages mellifères qui renvoient à la fois à la végétation et aux saisons : miel de printemps, de maquis de printemps, miellats du maquis, miel de châtaigneraie, de maquis d’été et de maquis d’automne. Il s’agit de rendre visible la nature sauvage de l’île, à travers l’abeille et, surtout, le maquis est au cœur de l’activité apicole [Sorba et al. op. cit.] : le miel valorise autant qu’il protège l’abeille et la flore spontanée.
27L’augmentation de la production, l’amélioration de sa valorisation, et la consolidation du métier d’apiculteur ont constitué le moteur de la relance et restent au cœur des préoccupations du collectif. Pour y parvenir, c’est bien la mobilisation des liens aux ressources du milieu qui est sollicitée. Dès lors, doit-on considérer cette orientation comme relevant d’une conception naturaliste de l’apiculture ? La volonté affirmée de produire n’incline-t-elle pas, au contraire, à voir dans la relance l’expression localisée d’une logique productiviste ? L’analyse des pratiques, des représentations et des intentions des apiculteurs apportent des éléments qui éclairent l’analyse.
28Le long travail de constitution de l’AOP a ceci de particulier que, tout en consolidant une profession jusqu’ici absente de l’île et en encadrant ses pratiques, il a accommodé de nombreuses manières de pratiquer l’apiculture en intégrant à la démarche une diversité d’apiculteurs. De ce fait, comme au Maroc mais pour d’autres raisons, on observe dans l’apiculture corse une diversité de modalités pratiques et de projets personnels.
29Le renouvellement du cheptel constitue un premier point qui discrimine les rapports à l’activité entre les apiculteurs. En effet, certains préfèrent récupérer les essaims issus d’une division naturelle de la colonie, tandis que pour d’autres l’élevage de reine et la sélection sont devenus incontournables pour maintenir une activité apicole viable. Plus nombreux sont ceux qui se situent dans un entre-deux, en procédant par des divisions contrôlées des colonies, voire en associant plusieurs modalités de renouvellement. Qui plus est, les critères de sélection des essaims, évoqués pour obtenir une bonne abeille, sont eux aussi très divers [Lauvie et al. op. cit.]. Ils se réfèrent parfois à l’adaptation de l’insecte à son milieu (en particulier des colonies à la végétation), mais, la plupart du temps, ils restent génériques : les qualités recherchées sont la douceur, une faible propension à l’essaimage, une bonne productivité, des aspects sanitaires… Certaines de ces pratiques de renouvellement et de sélection pourraient être rattachées à un pôle naturaliste (essaimage naturel, maintien des qualités intrinsèques de l’abeille insulaire et de son adaptation au milieu), mais, comme dans le Souss, on ne peut pas affirmer qu’elles sont systématiquement revendiquées comme telles. Par ailleurs, d’autres pratiques semblent s’inscrire dans une vision plus productiviste (élevage des reines, sélection pour la productivité). Cependant, et notamment du fait de l’association possible, chez un même apiculteur, de plusieurs modalités de renouvellement des colonies ou de plusieurs qualités recherchées chez l’abeille, le rattachement des apiculteurs à l’un ou l’autre pôle est peu pertinent.
- 15 Notons que dans notre échantillon, seuls deux apiculteurs étaient hors AOP, ce qui représente une (...)
30La transhumance pourrait, en première analyse, constituer un point de tension plus ferme entre vision naturaliste et productiviste. Depuis une trentaine d’années, la transhumance entre le littoral et la montagne est une pratique majeure de l’apiculture corse car elle est un moyen d’accéder, au fil des saisons, aux différentes miellées définies par la gamme. Cette pratique est peu remise en question dans nos entretiens comme dans les pratiques que nous avons observées15, ce qui ne saurait signifier qu’elle fasse l’unanimité. Ainsi, certains arguent, selon une vision plutôt naturaliste, que la transhumance ne respecterait pas le rythme des abeilles ; elle pousserait artificiellement les colonies à produire plus et l’apiculteur à augmenter le nombre de miellées annuelles. Ils opposent à la transhumance une autre voie, qui consiste à obtenir les différents miels de la gamme en optant pour plusieurs ruchers fixes à des emplacements stratégiques aux différents étages de végétation. Est-ce à dire que la « transhumance » est le signe d’une orientation productiviste » ? Cette équivalence ne résiste pas à une analyse plus approfondie de l’ensemble complexe des raisons qui poussent les apiculteurs à transhumer : la recherche d’une période de froid pour favoriser un arrêt de ponte et lutter ainsi efficacement contre le varroa, ou encore la survie du cheptel en cas de sécheresse.
31Face aux accidents climatiques de plus en plus courants ces dernières années, la pratique du nourrissement tend elle aussi à se diffuser, par exemple pour pallier un faible développement des colonies au printemps dû à des floraisons insuffisantes. S’agit-il ici de pousser les colonies et de s’affranchir des conditions naturelles fussent-elles défavorables, et d’emboîter le pas d’une apiculture productiviste ? L’observation et les entretiens montrent que de nombreux apiculteurs ne pratiquent le nourrissement que dans les cas d’extrêmes urgences. Il faut noter que le nourrissement est une pratique déjà présente dans l’apiculture traditionnelle où, en cas de besoin, on nourrissait les colonies d’un peu de farine de châtaignes humidifiée.
32Trois points de discussion émergent de ces cas d’études au regard de la polarité exprimée dans les médias et les politiques publiques de soutien à l’apiculture. Il y a d’abord la difficulté à rattacher des techniques ou des apicultures à l’un ou l’autre des deux pôles ; ensuite, l’intérêt de cette polarité dans la critique d’un modèle agricole prenant peu en compte l’environnement et, pour finir, l’importance de dépasser la polarité en intégrant la dimension territoriale.
33Nous l’avons vu avec les exemples corse et marocain, nos analyses nous permettent de rendre compte du fait qu’on ne peut pas assigner a priori des techniques à l’une ou l’autre des deux polarités, ni donc s’appuyer sur un paquet technique pour rattacher les apicultures observées à l’un ou l’autre pôle.
34La transhumance est sous-tendue par des objectifs et des logiques variés. Elle est aujourd’hui associée par nombre d’apiculteurs corses et marocains à des objectifs économiques : elle permet de diversifier les miels, de maximiser la production ou encore de limiter les risques en répartissant la production sur plusieurs miellées. Elle peut, à ce titre, être considérée comme une composante des modèles techniques des apicultures modernes tournées vers le marché et avoir une portée productiviste. Mais dans un contexte de changement climatique, la transhumance est aussi une pratique adaptative : transhumer les abeilles pour les aider à s’adapter rapprocherait alors la transhumance d’un pôle plus naturaliste.
35Les techniques de nourrissement peuvent, elles aussi, relever de logiques variées qui ne présument pas forcément d’une orientation productiviste ou naturaliste. On peut en distinguer au moins quatre. Le nourrissement de survie est une pratique ancienne visant à combler un manque occasionnel de réserves dans la ruche. Celui d’hivernage est réalisé à l’automne afin de compléter les provisions de miel amoindries par la récolte de l’apiculteur. Le nourrissement spéculatif vient en appui au développement des colonies au printemps afin de les stimuler avant une miellée précoce. Enfin, le productif consiste à apporter des sirops destinés à être transformés en miel par les abeilles, comme chez les « sucriers » du Souss qui assurent ainsi, avec des ruches traditionnelles, une production constante en s’affranchissant en partie des ressources environnantes et des aléas qui y sont liés.
36L’élevage des reines, technique rapprochant l’apiculture des modèles productivistes en agriculture, ne se retrouve pas nécessairement chez les apiculteurs qui cherchent à maximiser leur production. Inversement, l’essaimage naturel peut être à la base du renouvellement du cheptel chez des apiculteurs particulièrement productivistes, comme les sucriers précédemment cités. Dans l’ensemble, les apiculteurs rencontrés mobilisent, voire associent, une diversité de pratiques de renouvellement répondant à des situations et à des objectifs divers.
37Ainsi, du moins sur nos terrains, l’observation des techniques et des pratiques ne suffit pas à rattacher une activité apicole à un pôle ou à l’autre. Le projet de l’apiculteur, les logiques à l’œuvre dans ce projet, les objectifs que se fixe l’apiculteur, expriment plus fidèlement les orientations des apicultures que les termes du clivage tels qu’ils sont posés actuellement.
- 16 Voir N. Garcia et P. Ron, « Marché international du miel en recherche d’équilibre », 2017, Abeille (...)
38Nous l’avons détaillé plus haut, la polarisation évoquée dans les discours médiatiques autour de l’apiculture est spécifique à cette activité dans ses expressions les plus radicales. Cependant les tensions qui s’expriment dans les critiques adressées aux excès du productivisme en apiculture et la prise en compte des enjeux environnementaux se retrouvent dans les autres activités agricoles. Ces tensions ont fait émerger un concept nouveau : l’écologisation, qui rend compte des processus de transformation de l’agriculture dans le sens d’une plus grande prise en compte des questions environnementales [Lamine 2017]. Les nombreux travaux scientifiques sur l’écologisation s’intéressent peu à l’apiculture alors qu’elle est particulièrement concernée par ces questions environnementales. En effet, l’artificialisation agricole, portée par des objectifs productivistes, participe de l’accélération de certains processus de dégradation des conditions d’existence de l’activité apicole. La destruction des milieux-ressources et la contamination des zones de butinage par les insecticides font du miel une denrée rare de plus en plus difficile et coûteuse à produire16. Le maintien de la biodiversité domestique de l’abeille mellifère concerne aussi d’autres espèces d’élevage [Lauvie et al. op. cit. ]. Par ailleurs, des travaux récents en écologie ont mis en évidence le rôle complexe de cette espèce d’abeille, et donc de l’apiculture, au sein des communautés de pollinisateurs [Henry et Rodet 2018]. Dans les situations que nous avons étudiées, ces enjeux environnementaux apparaissent. Ainsi, en Corse, pour ceux qui ont choisi l’agriculture biologique, la composante écologique est présente bien que ce soit surtout l’AOP qui fournisse le cadre régional de l’activité. Elle s’exprime ainsi par la valorisation conjointe de l’aptitude de l’abeille locale, des milieux-ressources, de la diversité des miels et des flores et des savoirs apicoles.
39Les approches naturaliste et productiviste ont en commun de considérer l’élevage d’abeilles comme un ensemble homogène, une totalité a-territoriale et anhistorique. L’analyse approfondie de deux apicultures, celle du Souss et celle de la Corse, profondément ancrées dans des traditions locales, dans des trajectoires historiques et dans des territoires, invite à se dégager de cette double impasse. Elle affirme la nécessité d’une approche plus spécifique, plus proche des terrains, au sein de laquelle les hommes et les espèces composent, par leurs interactions, des milieux-ressources et des territoires productifs et durables [Sorba et Michon 2020]. Elle incite à reprendre la maille territoriale, dans ses inerties, ses difficultés et ses promesses, et ceci à plusieurs échelles.
40En Corse, la relation au milieu-ressource constitue, en effet, le pilier de l’activité apicole : avec son abeille locale et ses flores mellifères spécifiques, l’apiculture y est profondément spécifique, à la fois constitutive du territoire insulaire et le constituant. Dans le Souss, les hybridations des ruches et des ruchers comme les logiques socio-spatiales de la transhumance, inscrivent l’apiculture dans un territoire qui n’est plus celui du village, mais un territoire élargi, de la plaine à la montagne et du nord au sud, inspiré des pratiques apicoles traditionnelles et des anciens pactes de transhumances pastorales.
41Par ailleurs, si les deux polarités influencent différemment les politiques publiques nationales, la façon d’y répondre des apiculteurs sur nos deux terrains semble elle aussi spécifique. Au Maroc, la polarité naturaliste n’a que peu de prise sur les orientations prônées par l’État, qui se rattachent résolument au pôle productiviste, avec pour conséquence une mise en danger de la diversité observée des apicultures, des sous-espèces d’abeilles et des paysages ruraux. Cependant l’utilisation toujours courante des ruches traditionnelles et leurs hybridations témoignent d’une vraie résistance des apiculteurs à ce qui leur est imposé. Ici, on ne s’oppose pas frontalement, on compose. En Corse, au contraire, le renouveau apicole est peu marqué par les orientations nationales en matière d’apiculture. Il est porté par les apiculteurs eux-mêmes, sur la base de l’existant : une flore variée, une abeille endémique et une culture technique particulière. La place donnée au débat collectif y a toujours été centrale. Aujourd’hui, ce débat semble suggérer de nouvelles logiques apicoles, les unes s’orientant vers plus de production, les autres intégrant des préoccupations environnementales comme une limitation des transhumances, d’autres critères de sélection ou une île en agriculture biologique.
42Néanmoins, replacer l’analyse dans un cadre territorial ne préjuge pas d’une meilleure prise en compte d’enjeux environnementaux et productifs [Ginelli et al. 2020]. Elle permet de restituer l’épaisseur spatiale et temporelle qui façonne, comme nous l’avons montré dans le cas de la Corse (intégration de l’apiculture au développement local) et du Maroc (modèle de planification descendante), l’apiculture au même titre que les autres activités agricoles. L’approche territoriale nous invite ainsi à un plus grand réalisme vis-à-vis des enjeux auxquels doivent faire face les apiculteurs dans la diversité de leurs pratiques productives.
43Les apicultures, que nous avons étudiées en Corse et dans la région du Souss au Maroc, recouvrent une grande variété de pratiques et de stratégies de conduite. Certaines peuvent exprimer au premier abord une logique naturaliste, d’autres une logique productiviste. Cependant la plupart constituent des techniques et des corps de pratiques qui ne peuvent être rabattus dans l’un ou l’autre des deux pôles identifiés. S’il existe bien une tension analytique entre les deux tendances à l’œuvre en apiculture (comme plus généralement en agriculture), elle ne permet pas de rendre compte de la diversité de l’histoire des apicultures dans les territoires.
44La notion d’écologisation apparaît plus à même de saisir le rapport entre les deux tendances. Elle permet d’appréhender le poids de la diversité des composantes des milieux (abeille, flore, altitude etc.) dans les choix techniques de production (culture technique, performances) en tenant compte de leur logique au sein d’un système productif à part entière.
45Les rapports singuliers de l’activité aux milieux-ressources attestent de l’intérêt et de l’importance d’adopter une démarche historique et territorialisée que ce soit pour comprendre la diversité des apicultures comme pour imaginer de nouveaux modèles apicoles. Le foisonnement des formes d’apiculture, professionnelle, militante, d’amateurs, naturelle [Fortier et al. 2019], n’exprime-t-il pas les doutes et les tentatives d’exploration de formes de résolution des tensions dans lesquelles est prise l’activité ?
46L’analyse d’autres terrains où d’autres dynamiques apicoles sont à l’œuvre amènerait peut-être d’autres conclusions. La poursuite de notre interrogation sur les rapports entre les visions naturalistes et productivistes appliquées à l’apiculture suppose un élargissement à d’autres trajectoires apicoles dans d’autres situations.