Jusqu'à une date récente, les historiens et géographes spécialistes du monde rural français devaient s'accommoder d'un constat supposé indépassable : les pratiques agricoles du passé sont des opérations qui n'ont généralement pas laissé de traces, les labours succédant aux labours dans les mêmes terrains où sont systématiquement effacés les stigmates des outils agricoles anciens, de faible ampleur. Les quelques marques découvertes dans le sous-sol prenaient donc le statut d'« illustration » de techniques connues dans d'autres pays, à d'autres époques et au travers d'autres sources (traités d'agronomie, enquêtes ethnographiques) ; plus exactement, ces empreintes jouaient le rôle de « curiosités », choses secrètes, nouvelles et singulières, qui n'intéressaient que de rares esprits qualifiés, eux aussi, de « curieux » [Pomian 1987]. Ainsi en est-il des traces de labours du deuxième Âge du fer, fossilisées dans la craie à Allonville dans la Somme, trouvées et datées grâce à la présence d'une tombe gauloise, l'un des rares exemples cités par G. Bailloud dans sa synthèse du premier volume de l'Histoire de la France rurale [1975 : 173].
De ces découvertes liées au hasard des fouilles l'archéologue ne pouvait tirer nul profit aussi longtemps qu'il ne cherchait pas à s'investir dans la réalisation d'un corpus, la compréhension des conditions d'observation ou la pratique de l'expérimentation, et surtout, à y trouver un intérêt en dehors de la simple curiosité. Cette frilosité à l'égard des paysages fossiles n'était cependant pas caractéristique des pays de l'Europe du Nord-Ouest, qui, bien avant les années soixante-dix, avaient effectué nombre de découvertes démonstratives et développé une multitude de problématiques [Fowler ed. 1972]. Dans sa contribution au premier colloque français sur l'archéologie du paysage (Paris, École normale supérieure 1977), J. Chapelot présente plusieurs expériences nord-européennes relatives aux paysages médiévaux et appelle de ses voeux la création en France d'une recherche interdisciplinaire comparable [1978]. Ici, comme dans d'autres domaines de l'archéologie [Schnapp 1997], la tradition historiographique nationale explique mieux la recherche (ou l'absence de recherche) qu'une quelconque déficience en vestiges : des talus fossiles il en existe sous des dunes bretonnes, et des parcellaires étendus sont lisibles dans le sous-sol de la Somme grâce aux remarquables prospections de R. Agache.
En 1986, un catalogue très didactique est publié à l'occasion d'une exposition itinérante sur l'archéologie de la France rurale [Coudart et Pion eds. 1986]. À l'instar d'autres synthèses diachroniques, les auteurs ont recours à la rétrodiction pour écrire plusieurs chapitres de l'histoire agraire : les seuls vestiges décrits sont les limites de champs celtiques de Pronzel (Somme), heureusement complétés par une évocation des paysans de Nouvelle-Guinée et des réalisations expérimentales nous renseignant respectivement sur les techniques néolithiques et gauloises.
Réforme de l'archéologie préventive et « curiosités » de plus en plus banales
Précédant de peu le développement massif de l'archéologie préventive, l'ouvrage dirigé par J. Guilaine, Pour une archéologie agraire [1991], propose un bilan très stimulant des recherches interdisciplinaires entreprises à partir des sites ruraux du néolithique à la période moderne. Mais là encore, faute de découvertes significatives, les quelques traces présentées, dans le Massif central ou dans la région d'Aoste notamment, relèvent plus des « curiosités » que nous avons mentionnées que des commencements de la nouvelle discipline réclamée par C. et G. Bertrand dans leur préface, l'archéologie agraire ne pouvant se résumer à un « conglomérat de recherches » archéométriques, la plupart du temps bien maîtrisées [Bertrand et Bertrand 1991 : 16]. Pour les mêmes raisons, toute tentative d'approche spatiale dévoile rapidement le fossé infranchissable entre les données de terrain, maigres et souvent sous-exploitées avant les années quatre-vingt-dix, et les ambitions théoriques construites à partir de modèles et d'objets transhistoriques. Il en est ainsi des formations superficielles appréhendées à partir des cartes pédologiques actuelles supposées pouvoir rendre compte aussi des potentialités néolithiques [Revel 1991].
Le terme de « trace » (agraire) choisi ici vise préférentiellement les marques laissées in situ par les activités agropastorales (ou leurs conséquences). Il est préférable à celui de « vestige » qui, de façon plus restrictive, évoque plutôt le reste de la chose ouvrée parvenue jusqu'à nous de manière plus ou moins mutilée [Bruneau 1992 : 87]. En outre, le premier terme contient aussi l'évocation de stigmates infimes, souvent à peine perceptibles dans le sol, comme les impacts ou le déplacement d'un outil agricole, et un type d'investigation qui n'est pas sans comparaison avec l'activité cynégétique scrutant les modifications de l'environnement, les empreintes, les déjections et les aménagements des animaux chassés. Nous verrons que l'idée d'une suite d'indices à découvrir n'est pas non plus étrangère à la manière de procéder face aux parcellaires anciens : chaque fois que cela est possible, on part des sites en suivant les réseaux pour gagner les parcelles les plus éloignées que l'on peut ainsi dater.
En associant « trace » à « paysage agraire » nous voulons rendre compte du statut désormais accordé à l'étendue. Il s'agit maintenant d'explorer des marques sur des surfaces les plus grandes possibles, en ne se contentant plus de sondages exigus ou de prélèvements dans les coupes. Si l'on définit le « paysage » comme « une partie du territoire, visible par un observateur, qui est le résultat à un moment donné de phénomènes actuels et passés » [Deffontaines 1991], on comprend mieux non seulement l'importance du rôle accordé aux décapages, offrant au regard de l'archéologue des organisations plus ou moins complexes que l'on peut considérer comme contemporaines, mais aussi celui de la diachronie dont on ne peut jamais réellement se départir.
Cette façon d'envisager les pratiques agraires ne vient en rien disqualifier l'approche archéométrique et interdisciplinaire qui prévalait jusqu'à présent dans les habitats ruraux où étaient stockés les récoltes et les outils. Elle constitue un point de vue supplémentaire et donne des informations sur l'organisation spatiale et l'artificialisation des terroirs, leur résilience ou leur sensibilité aux phénomènes naturels.
En s'intéressant à des portions de terroirs où a priori aucun site n'était connu, l'archéologie préventive a provoqué une petite « révolution ». Au-delà des centres urbains forcément riches en vestiges, l'archéologue doit désormais expertiser des parcelles en milieu rural, traverser des haies et sonder jusqu'aux niveaux antérieurs à la présence de l'homme pour livrer son diagnostic sur les préjudices infligés au patrimoine humain. Dans cette quête de l'indice à grand renfort d'engins mécaniques, le fouilleur prend possession d'espaces parfois considérables (plusieurs dizaines d'hectares) tout en se libérant de la contrainte ponctuelle du site. Une fois la dernière semelle de labour décapée, il n'a pas manqué de remarquer que d'autres faits agraires, parfois géométriquement construits, pouvaient encore se lire dans le sol et s'organiser sur des superficies inespérées, en relation avec des sites ou des réseaux et selon une topographie parfois caduque.
Ce bouleversement récent des échelles, des techniques et des objectifs est comparable à celui qu'a connu la science écologique après la promulgation en 1976 de nouvelles lois sur la protection de la nature, lorsque sont apparues en France les études d'impact permettant d'« identifier et décrire l'organisation et l'évaluation des effets physiques, chimiques, biologiques, esthétiques, sociaux et culturels d'un équipement ou d'une décision (technique, économique ou politique) »1. L'écologie du paysage à laquelle nous ferons référence est née de ces sollicitations « administratives » et des réajustements théoriques nécessaires à l'accomplissement de la tâche. On peut espérer que l'archéologie agraire connaîtra prochainement de ces reformulations fondamentales auxquelles nous invitent déjà les essais rassemblés par G. Chouquer dans les trois volumes sur Les formes du paysage [1996-1997].
Le cas exceptionnel des vignobles antiques du Midi
Culture de rapport hautement symbolique durant l'Antiquité, la vigne a laissé dans le sous-sol des marques durables qu'il est possible d'identifier. Les traités des agronomes (Caton, Varron, Columelle, Pline, Palladius) apportent une multitude de détails morphologiques très utiles à celui qui s'interroge sur la fonction des fosses de plantation profondément inscrites dans les formations superficielles des vallons et côteaux du Midi de la France et disposées régulièrement sous forme de rangées étroites. À quelques données métrologiques près, les coïncidences entre les textes et le terrain sont telles que l'identification ne laisse guère de place au doute [Boissinot à paraître]. La fouille récente d'établissements liés aux plantations et comportant toutes les structures nécessaires à la vinification, puis la découverte de macro-restes végétaux ou de pollens de Vitis vinifera dans le contexte de ces ensembles agraires ont permis de transformer les présomptions initiales en certitudes.
Mises en place d'un seul jet, ces plantations (fosses ou tranchées) forment des séries cohérentes et ordonnées que l'on peut étudier sur de vastes surfaces (fig. 1 et 2 pp. 28-29). Grâce à cette régularité, celui qui décape au-dessous du sol de l'ancien vignoble -- parce que cette surface a aujourd'hui disparu ou qu'elle n'est guère lisible par manque de contraste des sédiments -- ne prend guère de risques dans ses restitutions ; il n'est pas victime de ce que les sémiologues du cinéma appellent l'« effet Koulechov » qui se produit chaque fois que deux images prises au hasard et montrées successivement sont aptes à former une narration [Rey-Debove 1979], si l'on veut bien remplacer par l'espace ce que le cinéma accorde au temps. Car la plupart des décapages mécaniques réalisés fournissent une multitude de fosses aux formes et aux dimensions variées disséminées dans l'espace, sans ordre apparent. En l'absence de recoupements entre les fosses, l'archéologue doit effectuer des tris et repérer des figures remarquables sans avoir l'assurance de la contemporanéité de tous les éléments.
Avec les vignobles, il est possible d'aller plus loin puisqu'on peut même circonscrire les limites d'un champ si, par ce terme, on entend une « portion continue du territoire qui porte la même culture, ou a une même utilisation, et qui a fait l'objet de la même succession d'interventions » [Deffontaines op. cit.]. On peut dès lors proposer des découpages internes dans le maillage des fossés et des chemins, ces derniers ne représentant que quelques lignes directrices des parcellaires anciens. Les fouilles préventives entreprises dans la vallée du Rhône à l'occasion de la construction du TGV Méditerranée illustrent la complexité de tels découpages sur près de 20 hectares de vignobles du Haut-Empire (Les Girardes, Lapalud, Vaucluse) : on constate en effet que la disposition des champs est loin de se résumer aux seuls espaces cernés de fossés et que le cadastre B d'Orange, d'époque augustéenne et aujourd'hui encore si prégnant dans la plaine du Tricastin, n'a pas systématiquement servi d'appui aux parcelles romaines qui traversent certains axes majeurs. À Clermont-l'Hérault, l'appréhension des parcelles de vignes antiques a, elle aussi, révélé des discontinuités spatiales beaucoup plus complexes que la seule disposition des fossés et chemins ne pouvait le laisser soupçonner (fig. 3 p. 30). On comprend alors combien il est parfois trompeur de traiter les paysages agraires à partir de l'unique organisation des ensembles fossoyés, souvent les seuls visibles en photographie aérienne, mais dont la fonction partielle de drainage explique des emplacements préférentiels.
L'étude des traces de vignobles anciens permet d'aborder la question des itinéraires techniques, suite logique et ordonnée des façons culturales appliquées à une espèce végétale cultivée [Gras et al. 1989 ; Sébillotte 1978], la vigne dans ce cas précis. On peut repérer dans le comblement des fosses (ou tranchées) de plantation les indices de fertilisation et/ou d'amendement préalables à la mise en place des premiers plants ; puis, dans la partie supérieure des horizons et plus particulièrement au-delà des fosses, les soins culturaux (labours, désherbages et déchaussements) apportés au vignoble pendant sa croissance et sa production ; enfin, les diverses techniques de renouvellement des ceps (courbage, cabus), généralement bien marquées dans le sol [Boissinot à paraître], visant le remplacement des souches improductives, le prélèvement de nouveaux plants pour d'autres parcelles ou l'augmentation de la densité de plantation.
De tels raffinements interprétatifs ne peuvent être obtenus à propos de cultures superficielles faisant l'objet de labours fréquents où chaque nouvelle façon culturale efface la précédente, à moins qu'un phénomène naturel (débordement d'une rivière, recouvrement éolien, dépôt volcanique) ne vienne figer partiellement ou entièrement la surface du champ [Boissinot 1997]. Dans la plupart des situations, les traces préservées n'ont qu'une extension limitée et, en dehors d'un coup de chance, ne peuvent être découvertes qu'au cours d'une investigation spatiale systématique.
Des écosystèmes à l'écologie du paysage
Les outils développés par la nouvelle écologie du paysage (landscape ecology) peuvent maintenant nous être d'un précieux recours. Contrairement à certains concepts attachés à l'étude des écosystèmes, ils rendent compte de la présence de l'homme (agriculteur ou autre) comme partie intégrante du système écologique envisagé dans la spatialité ; ils permettent d'analyser l'hétérogénéité spatiale et temporelle des paysages considérés [Burel et Baudry op. cit. ; Forman et Godron 1986]. Dans une matrice englobante (matrix), qui représente l'unité dominante, on distingue des taches (patches), unités dominées, et des corridors ou couloirs qui relient les taches. Cette description s'accorde particulièrement bien avec les unités rencontrées dans les parcellaires, en assimilant d'un certain point de vue les parcelles cultivées à des taches, à moins que leur réseau ne recouvre entièrement l'espace (ou presque) jusqu'à devenir la matrice elle-même. La largeur des corridors, leur éventuelle interruption, la forme, les dimensions et la densité des taches sont autant de paramètres, souvent imposés par l'homme, qui aident à comprendre le fonctionnement écologique et la dynamique d'un paysage, voire son abandon par l'homme.
L'« impossible tableau géographique » dressé par C. et G. Bertrand [1975] grâce à de lumineuses remarques sur les rapports de l'homme à son milieu souffre désormais d'un excès théorique dû en partie à l'emploi du concept d'agrosystème, construit sur le modèle d'écosystème, qui fait difficilement état de l'hétérogénéité et de la dynamique des paysages ruraux, même lorsqu'on y joint des épithètes telles que tronqué, instable ou exportateur. Au début du xxe siècle, le père de la notion d'écosystème, Tansley, avait déjà souligné le rôle puissant des activités humaines considérées comme un facteur biotique parmi d'autres et proposé d'intégrer à l'écologie des entités un peu moins « naturelles » [Deléage 1991]. Par la suite, le concept s'est stabilisé autour d'espaces homogènes accordant à l'homme la place d'un observateur extérieur ou celle d'un perturbateur vouant le système à sa perte.
Dans la recherche archéologique interdisciplinaire, le recours à la notion d'écosystème pouvait encore convenir lorsque l'on traitait de l'environnement sur la base des seules données naturalistes (faune, macrorestes végétaux, pollens¤) recueillies dans les abris sous roche ou les établissements ruraux. Le même terme ne posait guère de problèmes quand il s'agissait d'analyser des séries sédimentaires lacustres, fidèles reflets des modifications de l'environnement et véritables archétypes à partir desquels on pouvait poser rigoureusement les interactions entre l'homme et son milieu.
Dans ce contexte, il n'est pas étonnant que la dualité anthropique/naturel ait servi de clef à bien des analyses. À tel niveau observé dans une dépression, on demandait au géomorphologue de répondre sur son origine climatique ou son lien avec une surexploitation du milieu. À chaque couche prélevée dans une longue séquence stratigraphique il fallait attribuer un épisode précis (reflet) dans la longue histoire des interactions homme-milieu ; il suffisait de se placer devant une coupe, et la série sédimentaire tenait lieu de source pour la narration (voir l'article de G. Chouquer dans ce numéro).
Maintenant qu'il s'agit d'intégrer des dispositifs (haies, tas d'épierrement, chemins, systèmes de drainage, terrasses¤), des façons culturales et des phénomènes naturels dans des territoires essentiellement construits et ayant leur histoire propre, cette dualité s'avère peu féconde pour traiter de l'évolution du paysage. Dans un terroir, tout un chacun peut remarquer les effets dévastateurs d'un orage : les parcelles labourées sont entaillées de ravines et des cônes de déjections viennent recouvrir la partie basse des champs ; les chemins et, d'une manière générale, tous les corridors en creux drainent une partie des eaux de ruissellement et peuvent constituer localement des zones d'accrétion des sédiments. Toutes ces traces sont évidemment d'origine naturelle, mais leur topographie et leur développement dépendent des constructions humaines (les parcellaires), des itinéraires techniques mis en oeuvre par les agriculteurs et du moment de l'année. Il va de soi qu'un terrain faisant alterner des prairies et des haies sur des pentes douces n'a pas la même réponse à un orage qu'un ensemble de terrasses fraîchement labourées où la morphogenèse peut s'emballer dangereusement. Quoi qu'il en soit, il n'est guère significatif de s'interroger sur la dualité naturel/anthropique en ne s'appuyant que sur la seule observation locale de ces phénomènes. Un changement d'échelle spatiotemporelle, d'autres données sur les systèmes fluvio- lacustres et l'évolution de la couverture végétale sont nécessaires pour envisager des questions climatiques. Comme on peut le remarquer à propos des phénomènes de torrentialité montagnarde ou de la mise en place des terrasses alluviales holocènes, ni le climat ni l'homme n'ont été directement responsables de ces morphogenèses [Neboit 1983]. Il s'agit plutôt d'une véritable synergie des facteurs de causalité qui n'ont pas la même efficacité en différents points de l'agrosystème. Pour cette raison, l'interprétation climatique d'un remplissage de talweg assez bien daté mais pris au hasard dans une microrégion, en dehors de tout contexte paysager fossile, devient un tour de force presque inutile même si on sait qu'il se situe vaguement à une période réputée humide.
L'archéologie agraire offre non seulement la possibilité d'étudier spatialement, au sein d'un paysage en grande partie construit par l'homme, les formes et l'intensité de ce jeu de facteurs, mais aussi la manière suivant laquelle les agriculteurs ont réagi à cette instabilité, à condition qu'ils se soient souciés de la dégradation du modelé. En observant le degré de conservation des ravines, les corrections apportées aux niveaux de décantation situés en aval des rigoles ainsi que les réparations des terrasses ou le creusement de nouveaux fossés, on parvient à évaluer le prix autrefois accordé au retour à l'équilibre.
L'étude de la conservation des paysages agraires relève de la taphonomie au même titre que celle des sites d'habitat [Brochier 1999] ou, plus ponctuellement, des fossés [Berger et Jung 1996] ; ce terme est emprunté aux archéozoologues qui qualifient ainsi les conditions de fossilisation et les transformations post-mortem des cadavres étudiés. Si les paysages agraires, aussi construits soient-ils, ne relèvent généralement pas d'une fonctionnalité aussi précise que celle d'un organisme, il est possible néanmoins d'y restituer certaines logiques. Dans le cas déjà présenté des vignobles, on peut supposer sans risques que les fosses (ou les tranchées) d'une même parcelle ont été mises en place d'un seul jet, à une profondeur constante par rapport à l'ancienne surface foulée par les viticulteurs. Avec ce présupposé, il est plus facile de cartographier la dégradation de la structure après son abandon : certaines fosses ne sont conservées qu'au niveau de leur base alors que d'autres sont encore recouvertes d'un horizon pédologique ayant enregistré les façons culturales associées. Faire le plan des structures en notant leur degré d'ablation en fonction de la paléotopographie autorise une meilleure compréhension des mécanismes de l'érosion et de la dynamique sédimentaire contemporaine ou postérieure à l'exploitation du champ.
En se plaçant au sein d'une mosaïque constituée d'entités discrètes avec des transitions marquées, l'écologie du paysage se prête particulièrement à l'observation de l'abandon des terres cultivées, les taches et les corridors initiaux jouant un rôle important dans la reconquête de la végétation et/ou de la faune [Baudry et Bunce 1991]. L'étude d'agrosystèmes extensifs liés à la récente marginalisation économique de certaines régions permet une première approche des mécanismes et des rythmes de cette reconquête, qui aboutira prochainement à la proposition de quelques modèles. Dès lors, l'archéologie agraire pourra bénéficier de nouveaux outils pour mieux appréhender la dynamique des paysages à travers les populations d'escargots -- si nombreux dans les tamisages archéologiques mais sous-exploités jusqu'à présent --, les pollens, les paléosemences, les phytolithes et les charbons de bois [Boissinot et Brochier 1997]. Au-delà de la caractérisation des paysages et des productions, on pourra envisager les questions relatives à l'intensification des pratiques ou, au contraire, à l'abandon des terroirs en des temps plus ou moins troublés de l'histoire des communautés rurales.
Les pratiques agricoles et pastorales se déroulant sur de vastes surfaces aménagées par des hommes qui n'en ont qu'une maîtrise partielle et qui travaillent sous des conditions climatiques incertaines, il n'est pas étonnant que ces lieux aient subi l'influence de nombreux phénomènes naturels en rien différents de ceux auxquels on est soumis encore de nos jours. L'érosion pluviale d'une surface labourée, par exemple, connaît des règles et des paramètres propres que l'on peut transposer à des situations du passé ou recréer expérimentalement. Si les marques d'un phénomène naturel permettent de recourir à des modèles, leur absence n'est pas entièrement dépourvue de signification, à l'inverse des indices recueillis dans les habitats et tous les milieux fortement artificialisés où l'arbitraire des pratiques symboliques et les intrigues souvent complexes rendent délicat le recours aux arguments e silentio. Dans un champ en pente, la préservation intégrale d'un horizon cultivé (donc l'absence de tout phénomène d'érosion) peut s'expliquer par le fait que la couverture végétale (plantes cultivées ou adventices) a été suffisante aux moments où l'agression pluviale pouvait être active. Dans un habitat, l'absence d'un mur ou d'une structure à un endroit précis du plan ne se laisse pas interpréter aussi facilement compte tenu du nombre de choix (conscients ou non) auxquels les habitants ont pu être confrontés. Restituer des horizons cultivés, fouiller des trous de plantation ou des fossés de drainage sont des opérations qui peuvent s'appuyer sur la reconnaissance de phénomènes naturels (universels) mais qui souffrent la plupart du temps d'une grande incertitude chronologique, contrairement à l'observation des habitats où les concentrations d'objets et de charbons et la multiplicité des recoupements stratigraphiques nous font aborder la temporalité avec plus de sérénité.
En décapant de larges surfaces, il peut certes arriver qu'on rencontre une structure datable, isolée dans l'espace (une fosse charbonneuse, un habitat provisoire), qui livre un terminus ; mais le caractère contingent de ce type de référence ne garantit pas a priori le succès d'une recherche sur les traces agraires. S'il faut une méthode, la seule qui nous paraît envisageable consiste à progresser à partir d'un habitat bien daté, d'explorer ensuite sa périphérie en privilégiant les réseaux (chemins, fossés) qui, outre leur caractère structurant fournissant des informations essentielles sur l'aménagement des paysages, contribuent à établir des liens de contemporanéité entre des horizons pédologiques souvent flous. Les traces agraires qui entretiennent des relations morphologiques avec ces réseaux (ou dispositifs) et ne sont ni tronquées ni recouvertes par eux constituent des candidates plausibles à la restitution des paysages. Cette méthode mise en oeuvre sur le site des Girardes a été particulièrement performante : les innombrables traces de plantation ont été datées grâce à l'étude des fossés et chemins liés à l'établissement rural le plus proche, mais aussi grâce aux diverses nécropoles disposées à proximité des vignes ou recouvrant à certains moments les parties abandonnées du vignoble. Bien qu'il soit d'une interprétation délicate, le mobilier résiduel (tessons, objets métalliques¤) issu de la fumure et retrouvé dans le comblement des fosses participe lui aussi à ce raisonnement chronologique.
Vers une transdisciplinarité
Dans un contexte qui n'est pas celui d'une ruine -- les débris d'un édifice ancien dégradé ou écroulé, nous dit le dictionnaire --, l'archéologue traque toutes les « anomalies » du sous-sol qui peuvent rendre compte des pratiques humaines. Ces irrégularités s'entendent évidemment eu égard à un contexte équivalent où de telles pratiques n'auraient pas eu lieu : pas de pierres soigneusement disposées dans une fosse si l'homme n'avait cherché à bloquer un poteau, pas de gravier dans cet horizon du sol loin de toute rivière si les habitants les plus proches n'avaient voulu aménager une surface de circulation. Concernant les traces agraires, nous préférons le terme proche de « perturbation » car il se réfère au dérèglement du fonctionnement d'un système (géosystème en l'occurrence) plutôt qu'à des singularités introduites par des dispositifs. Comme avec l'idée d'anomalie, il est nécessaire de procéder à une expérience de pensée pour restituer le système avant ce bouleversement, à moins que des horizons épargnés par la perturbation ne permettent de la mesurer. Si la dualité anthropique/naturel était féconde, on opposerait le sol naturel avant toute perturbation aux couches de terres individualisées par les instruments de culture, qui, elles, relèvent de l'anthropique ; le premier serait traité par les pédologues et les secondes analysées par les agronomes grâce à la notion de « profil cultural » [Hénin et al. 1969]. La réalité archéologique est cependant plus complexe que ce modèle à deux états (perturbé-non perturbé) : il existe des horizons qui sont des perturbations d'autres perturbations plus anciennes [Boissinot 1997] et des niveaux perturbés affectés ultérieurement par des phénomènes de pédogenèse.
Si l'on se place du point de vue de chacune de ces disciplines (géomorphologie, pédologie, agronomie), il est peu probable que l'on puisse rendre compte de la complexité des formes observées dans le sol et de leur lien avec les pratiques humaines dans la diachronie, c'est-à-dire faire de l'histoire agraire à partir du terrain. Les spécialistes procèdent généralement par observation de surfaces, réalisation de sondages et de prélèvements en colonnes. Dans les situations les plus favorables, des restitutions en trois dimensions sont proposées pour constituer la base d'une étude dynamique du milieu ; les faits archéologiques repérés servent éventuellement de points de repère chronologiques pour les restitutions. Dans tous les cas, le solum, profil du sol observé dans une fosse creusée jusqu'à la roche mère, représente l'information minimale que l'on cherche à synthétiser.
Après nombre d'errements et de questions mal posées, l'expérience archéologique « hors site » montre que les découpages lisibles en coupe n'ont pas toujours la réalité (voire l'universalité « relative ») qu'on leur attribue, qu'à quelques centimètres de là l'organisation change jusqu'à rendre insignifiante la série initialement prélevée, même si elle conserve globalement un « air de famille ». Plus grave encore, peut-être que les prélèvements effectués, régulièrement répartis le long du profil, n'ont pas la pertinence chronologique présumée, compte tenu des mélanges, des curages et des apports de terres insoupçonnables à partir du simple examen du solum. Évidemment, ce qui pose problème pour la reconstitution de l'évolution des paysages n'est plus qu'une question de détail lorsqu'il s'agit d'étudier les flux hydriques ou la composition de la matière organique à travers les horizons.
Il existe cependant un moyen de déjouer ces apories : la prise en compte de la spatialité des faits sédimentaires et humains par la fouille successive des horizons du sol. Ainsi, lorsqu'un décapage à la truelle des interfaces révélera la présence d'incisions à l'araire ou les impacts d'une houe, indiquant à leur tour l'artificialisation des horizons par le travail des anciens agriculteurs, on ne parlera plus de sols « polyphasés » qui se sont formés ou ont évolué dans plusieurs milieux successifs aux conditions différentes [Tricart 1994]. Le terme d'« anthroposol » proposé par le référentiel pédologique (1995) est malheureusement trop restrictif et associé au défoncement ou à la surfertilisation de l'agriculture industrielle pour être appliqué ici. De la même manière, avec les techniques de la fouille archéologique, il est possible de suspecter l'intervention de l'homme dans ce que l'on interprète d'abord comme une colluvion, dont il s'avère par la suite que sa mise en place n'aura pas été simple.
Fouiller signifie suivre sur toute leur extension, pour les démonter, la base et le sommet des perturbations, en procédant comme sur un site d'habitat ou une nécropole et en accordant autant de soin au décapage d'une trace d'outil agricole qu'on le ferait pour un squelette. Néanmoins, à la différence des techniques académiques, de nouveaux objets d'étude doivent aussi être pris en compte : il faut en effet adapter les méthodes à l'analyse des ensembles flous, aux contours graduels ou aux transitions diffuses, comme on en rencontre souvent dans ce type de contexte ; il est nécessaire de décaper aussi les faits dont l'origine paraît plus « naturelle », tel le comblement d'un ruisseau ou d'une ravine. Ainsi, en nettoyant soigneusement le sommet d'une nappe graveleuse incluse dans un horizon, on peut suspecter la pratique d'un ancien labour aux marques inscrites à sa surface ; à l'inverse, l'absence de tels stigmates peut nous renseigner sur des niveaux sus- jacents qui n'ont pas été affectés par des perturbations anthropiques.
Des procédures aussi soignées dans des contextes pauvres en constructions et ne proposant qu'un mobilier usé et résiduel visent à mettre en relation des perturbations agraires associées à des itinéraires techniques avec une morphogenèse et des dispositifs (chemins, terrasses, drains, fossés, clôtures¤) (fig. 4). De la sorte on pourra par exemple mieux cartographier et comprendre les processus d'érosion-sédimentation qui ont affecté des parcelles abandonnées, surexploitées ou mal gérées, savoir quelle a été leur réponse à une oscillation climatique connue par d'autres moyens ; savoir si, à une période bien définie T, le terrain est pour la première fois défriché, bonifié et mis en culture ; repérer d'éventuelles phases d'abandon généralisé d'un terroir liées à des fluctuations de l'habitat.
Ce travail ne se limite pas aux décapages de l'archéologue. Les prélèvements naturalistes nourrissent, eux aussi, la réflexion mais doivent maintenant s'envisager dans la spatialité, faute de quoi ils risqueraient d'être condamnés à l'insignifiance. La collaboration observée dans de nombreuses opérations d'archéologie préventive nous a conduits au constat suivant : en dehors de tout contexte agraire obtenu par décapage, les données naturalistes provenant des prélèvements s'avèrent ambiguës et inadaptées à une description fine des paysages ou à une évaluation de l'intensité des pratiques agraires. Les assemblages (escargots, graines, pollens, charbons de bois, phytolithes) analysés ne sont souvent que des mélanges qui, s'ils ne « reflètent » guère des épisodes très tranchés de l'évolution du milieu, ne se font toutefois pas sans règles. La recherche spatiale de contextes proches non perturbés ou moins bouleversés peut livrer un élément de mesure de ces perturbations. À la Quintarié (Clermont-l'Hérault), l'analyse spatiale d'un champ bordé d'un fossé permet de distinguer des horizons a priori très remaniés par les façons culturales d'autres niveaux protégés des derniers brassages par le dépôt d'un limon de curage du fossé (fig. 5 p. 36). Les prélèvements disposés plus ou moins loin de cette structure rendent compte non seulement d'un effet de bordure mais aussi de l'ampleur de la perturbation au coeur même de la parcelle d'époque romaine.
Pour mieux appréhender la dynamique des paysages agraires, le prix à payer est la reconnaissance de nouveaux objets et outils pour une archéologie rurale cantonnée jusqu'à présent à la seule étude des établissements et des dispositifs. Même s'il met finalement en oeuvre une problématique historique, l'archéologue doit se faire un peu géomorphologue et pédologue ; il doit pouvoir reconnaître un phénomène de pédogenèse et identifier un limon de débordement de ruisseau, bien que ne maîtrisant pas entièrement le rôle du complexe absorbant du sol ou les particularités de la dynamique fluviale auxquels peuvent en revanche s'intéresser ses collègues des sciences de la terre. Il ne faut plus, en outre, que l'on considère comme un non-sens la fouille d'une colluvion ou le lit d'un ruisseau dans lesquels l'impact de l'homme ne se repère que par quelques traces. Ces déplacements acquis et ces obstacles levés nous amènent à évoquer le néologisme de transdisciplinarité qui n'est que le préalable à une interdisciplinarité mieux conduite où chacun peut disposer d'une base solide pour asseoir ses problématiques. Comme nous l'avons indiqué sur la figure 6, celles-ci peuvent être historiques, écogéographiques, géomorphologiques, climatiques, etc.
Entre la coupe du pédologue et le bassin versant du géomorphologue, l'archéologie agraire doit ajuster ses points de vue sur les paysages, de la photographie aérienne au décapage le plus méticuleux. Son exercice concerne en théorie l'espace sur toute son étendue, du moins celui qui est susceptible d'avoir enregistré quelques bribes du passé. Elle ne tend pas à la restitution intégrale de l'ensemble des paysages anciens et récents puisqu'elle sait que les formations superficielles se comportent comme un palimpseste, les pratiques de l'instant T effaçant partiellement ou totalement celles des instants T-1 ou T-2¤ Ayant pris son parti de l'idée de mélange ou de perturbation, elle se propose d'aborder spatialement des contextes où elle ne peut se déprendre de la diachronie.