Martin de la Soudière, Arpenter le paysage. Poètes, géographes et montagnards
Martin de la Soudière, Arpenter le paysage. Poètes, géographes et montagnards, Paris, Anamosa, 2019, 384 p.
Texte intégral
1La figure de l’arpenteur qui n’a pas voulu se priver d’une promenade dans la neige, se perd en chemin et arrive en retard à destination tel le personnage de K. dans les premières pages du Château de Kafka, pourrait être celle de Martin de la Soudière. L’ethnologue amoureux du mauvais temps (il lui a consacré de nombreux ouvrages) est aussi un adepte des « raccourcis qui rallongent » pour arpenter le paysage, le mesurer en tournant indéfiniment dans le même périmètre (territoire, terroir), en le parcourant très lentement pas à pas, à l’affût d’une surprise du « dehors ».
2Dans son dernier livre, Martin de la Soudière assemble ses expériences du paysage avec celles de certains de ses auteurs favoris, recherchant comment ils sont « entrés en paysage […] concrètement, physiquement, […] avec quels effets sur le corps, sur les sens, sur la vue. […]. Quel sera l’effet [qu’ils] en garderont ensuite dans leur mémoire, sur leur imaginaire, sur leur œuvre ou sur la pratique qui en découlera ? » (p. 9).
3L’auteur nous convie à explorer ces questions en suivant « ses » écrivains dans leur paysage, désigné en tête de chapitre : Jean-Loup Trassard nous entraîne dans le bocage, Julien Gracq nous conduit sur grand chemin et petites routes, nous suivons les pas de Philippe Jaccottet dans les collines de la Drôme, André Dhôtel nous invite à nous perdre dans la forêt, nous flânons dans les confins avec Pierre Sansot, avant d’être surpris par le paysage sans lieu ni maître de Fernando Pessoa.
- 1 Martin de la Soudière, « Paysage et altérité. En quête de ”cultures paysagères” : réflexion méthod (...)
4Ces chapitres alternent avec d’autres au titre plus thématique, annonçant par exemple des développements consacrés aux « Géographes en herbe » ou aux « Géographes de plein vent », la géographie étant la discipline d’origine de Martin de la Soudière. Il invite en réalité de nombreux auteurs ou témoins : « j’ai donc mis mes pas dans les leurs, me glissant dans leurs expériences et leurs descriptions, et y faisant écho, en proposant des fragments de notes personnelles ». L’ethnologue – écrivain (qui tient aussi un cahier de rail, un cahier météo, un cahier des neiges,…) a pioché « sans vergogne dans un « cahier de lieux » rédigé antérieurement à la façon de notes buissonnières. Mais il pourra aussi s’agir de réflexions écrites et inspirées par [s]es auteurs invités au cours même de la rédaction » (p.19-20). Ainsi outillés, nous arpentons le paysage : comme source d’émotion et, au passage, comme « notion » que Martin de la Soudière a aussi interrogée : il y fait allusion en évoquant un de ses articles au titre programmatique associant paysage et altérité1 (p. 141, note 2).
5Ce livre composant « Voix mêlées, regards croisés » (p. 19) relate les expériences sensibles de poètes, de géographes et de montagnards tel l’étonnant Franz Schrader, neveu d’Élisée Reclus, cartographe pyrénéiste mais aussi peintre, modèle d’une « interdisciplinarité avant la lettre [qui] tend de plus en plus à disparaître » (p. 18). Son aquarelle du Mont Perdu (1879) est reproduite en noir et blanc (p. 139), comme les documents-souvenirs qui ponctuent la lecture de ce livre, soulignant ses aspects autobiographiques, en miroir de l’implication personnelle que l’auteur revendique dans son travail de chercheur.
6Martin de la Soudière donne une place toute particulière à la montagne. Il cartographie les Pyrénées (« Carte du tendre » : p. 17 ou carte de balades : p. 49) et décrit avec bonheur dans cette région-paysage (« la mienne en quelque sorte » écrit-il – p. 17) les différents registres de l’« expérience sensorielle très forte » (p. 18) qu’on peut y vivre, telle « l’attention au grain de la roche » (p.18).
7Martin de la Soudière affectionne les listes qui lui permettent de rassembler des mots ou des idées, afin de rechercher d’éventuelles corrélations. Aborder ce livre par la fin est un moyen de s’y perdre avec délectation. On y trouvera un utile « Index des motifs, gestes et acteurs ». Les métiers pris en compte sont nombreux : aquarelliste, peintre, berger, climatologue, ethnologue, géographe, géologue, paysagiste, photographe ou autre topographe. On trouve aussi des verbes liés au mouvement : arpenter, escalader, flâner, marcher, se perdre. Entrer en paysage avec Martin de la Soudière, c’est aussi se perdre : tâtonner, faire marche arrière, essayer un sentier, un autre.
8Enfin, cet index mentionne des moyens de locomotion. L’âne apparaît sous les traits de Modestine, dans le journal de randonnée dans les Cévennes de Robert Louis Stevenson « fondateur d’un genre littéraire, tout au moins en France » (p. 289). L’automobile : Julien Gracq parcourait les petites routes de France à bord de sa 2CV, « telle une compagne et non pas un simple moyen de locomotion » (p. 191). Gracq est « un des rares écrivains à revendiquer, explicitement et avec une telle vigueur l’usage de l’auto » (p. 191). L’auteur, quant à lui, avoue son « amour immodéré, incontrôlé, presque une tendresse pour ces voies ferrées de seconde, voire de troisième catégorie, pour ces lignes de chemin de fer de campagne ou de montagne » (p. 293). Amour que Martin de la Soudière partage avec Gilles Lapouge avec qui l’on peut « rêver les paysages » (p. 17). « Voir sans avoir vu » est le titre du chapitre dans lequel cet écrivain et homme de radio côtoie Jean Giono qui, grand marcheur cependant, était « plutôt casanier » (p. 337). « Pour l’invention et la construction des territoires de ses romans, il n’avait pas besoin de beaucoup bouger » (p. 337).
9L’index mentionne aussi le vélo qui sollicite directement le corps, le « corps à corps » avec le paysage que requiert par ailleurs l’escalade. Ainsi le mouvement s’affirme comme une qualité intrinsèque du paysage. Ce n’est pas le moindre mérite de ce livre que de nous faire percevoir comment la sensation du mouvement peut constituer notre relation au paysage, qui s’avèrerait ainsi plus temporelle que spatiale : « S’offrant, moins dans l’espace que dans le temps, le paysage devient “moment” davantage qu’étendue, territoire ou région » (p. 364).
Notes
1 Martin de la Soudière, « Paysage et altérité. En quête de ”cultures paysagères” : réflexion méthodologique », Études rurales, 1991, 121-124, p. 141-150.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Isabelle Favre, « Martin de la Soudière, Arpenter le paysage. Poètes, géographes et montagnards », Études rurales, 204 | 2019, 231-233.
Référence électronique
Isabelle Favre, « Martin de la Soudière, Arpenter le paysage. Poètes, géographes et montagnards », Études rurales [En ligne], 204 | 2019, mis en ligne le 01 décembre 2019, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/17766 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.17766
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