Avenue du Général-de-Gaulle, Saint-Laurent du Maroni en 1966.
Photo : @ Fonds A. Heurtet.
1L’abolition française de l’esclavage a provoqué, l’effondrement progressif de l’économie de plantation en Guyane dans la seconde moitié du xxe siècle et le départ des colons blancs. Dès lors, le terme de « créole », qui englobait toute descendance locale de populations importées dans un cadre colonial, désigne uniquement les descendants des esclaves. Il comprend au xixe et au premier xxe siècle les Créoles caribéens issus des migrations aurifères (Saint-Luciens, Martiniquais et Guadeloupéens), les migrants coloniaux (Chinois et plus marginalement Libanais) et les quelques bagnards ayant survécu à leur peine. Dans la seconde moitié du xixe siècle, les Créoles sont devenus citoyens et ont accédé aux droits politiques et aux droits civils communs. Les Amérindiens et les Noirs-marrons, considérés comme « primitifs », sont exclus de la citoyenneté. Comme dans de nombreux territoires coloniaux, c’est la conversion à la civilisation qui fonde la hiérarchie interne à la société coloniale guyanaise et les frontières entre sujets et citoyens [Saada 2005]. Toutefois, et c’est là leur singularité au sein de l’Empire français, les Amérindiens et les Noirs-marrons n’ont pas le statut d’« indigènes », catégorie du droit colonial désignant les sujets français privés des droits de la citoyenneté française au motif qu’ils ont conservé un statut personnel distinct du Code civil [Blévis 2014].
2Créé en 1857, Saint-Laurent devient le centre de l’activité du bagne en Guyane à partir de 1880 ; l’administration pénitentiaire y concentre ses services et administre directement ce territoire qui devient, avec le décret du 16 mars 1880, une « commune pénitentiaire » [Coquet 2016]. À cette période, elle compte une importante population blanche de métropole constituée de fonctionnaires du bagne, de bagnards et de libérés (d’anciens forçats astreints à doubler leur peine en Guyane), mais aussi d’anciens bagnards issus des colonies (Algérie, Indochine, Madagascar…). La population créole compte surtout des migrants de Martinique et de Sainte-Lucie venus pour exploiter l’or. Les Amérindiens, craignant les bagnards, sont peu présents dans la ville jusqu’à la fermeture du bagne.
3L’Église joue un rôle central dans la structuration sociale de la commune pénitentiaire. Face à la misère des libérés, l’administration fait en effet appel aux sœurs Franciscaines Missionnaires de Marie qui distribuent une soupe populaire et créent un orphelinat à partir de 1931. Le bagne ferme en 1946. Trois ans plus tard, Saint-Laurent du Maroni devient une commune de plein exercice. Unique sous-préfecture de Guyane, elle concentre les principaux services publics (hôpital, centres scolaires) et administratifs de l’ouest du département. Située sur le Maroni, frontière avec le Surinam (ancienne Guyane hollandaise), elle est aussi un espace de passage où circulent des biens et des populations, en particulier amérindiennes et Noirs-marrons [Léobal 2017]. Ces derniers s’installent sur différents sites de la commune à partir de 1949 (village Balaté, village Paddock, village Terre-Rouge) ou sur le fleuve dans des villages lacustres.
- 1 Les Noirs-marrons sont les descendants des esclaves qui, au xviiie siècle, ont fui les plantations (...)
4En 1946, la Guyane française connaît une décolonisation sans indépendance. En effet, la loi de « départementalisation » assimile politiquement et administrativement la Guyane et les autres « vieilles colonies » françaises à la métropole. L’ensemble des Guyanais est alors supposé accéder aux mêmes droits politiques que leurs concitoyens européens. Cependant, malgré l’universalité formelle de cette loi, seule la population créole en bénéficie. Les Amérindiens et les Noirs-marrons1 qui ne sont pas inscrits à l’état civil sont exclus de la citoyenneté et sont administrés par le « service des populations primitives » [Guyon 2013]. De manière progressive, de la fin des années 1950 aux années 1970, l’enregistrement déclaratif des populations aux registres d’état civil, leur confère le statut de citoyen et rend possible leur inscription sur les listes électorales dans les mêmes conditions qu’en métropole.
- 2 Cette question de l’imbrication des rapports sociaux a été pensée en France par certaines féminist (...)
5L’objet de cet article est d’appréhender le devenir des hiérarchies coloniales entre Créoles, Amérindiens et Marrons à Saint-Laurent du Maroni, dans les premières décennies de la départementalisation. Comme l’ont montré de nombreux travaux, l’ordre colonial est indissociablement un ordre « racial » et de genre [Stoler 1989]. Notre démarche consiste ainsi à saisir la dynamique des hiérarchies coloniales, des rapports sociaux de classe et de genre, en interrogeant la manière dont ils pèsent sur la vie politique locale2. Ces analyses se fondent sur une enquête ethnographique par entretiens de quatorze mois étalée sur huit ans et sur un travail de dépouillement d’archives. Dans les premières décennies de la départementalisation, le recrutement des élus locaux apparaît avant tout notabiliaire. Or, ce recrutement politique n’est pas immuable comme le montrent l’analyse des figures de la notabilité dans les premières décennies de la création de la commune et celle du processus de politisation de la municipalité au regard de la transformation des rapports sociaux de sexe, de classe et des hiérarchies coloniales.
6Au début de la départementalisation, les Créoles, étant les seuls citoyens, aménagent et animent l’espace politique local. Lors des premières élections municipales, c’est un membre des grandes familles commerçantes créoles, donc un représentant des élites coloniales traditionnelles qui emporte la mairie de Saint-Laurent du Maroni. Néanmoins, ces élites coloniales ne conservent pas nécessairement le pouvoir politique local comme le montre la trajectoire de ses quatre premiers maires : Joseph Symphorien (1950-1953), Roland Horth (1953-1954), René Long (1954-1971) et Raymond Tarcy (1971-1983).
- 3 Joseph Symphorien, né en 1889 en Martinique, passe son enfance en Guyane où son père était commerç (...)
7Bien que l’évolution ne soit pas strictement linéaire, l’origine sociale des maires de Saint-Laurent du Maroni est de plus en plus modeste. Les ressources dont ils disposent pour entrer en politique sont de moins en moins fondées sur un patrimoine familial mais de plus en plus sur des ressources bureaucratiques et partisanes et sur l’occupation d’un poste d’encadrement dans l’administration d’État [Offerlé 1999]. Joseph Symphorien, premier édile de la commune appartient à la bourgeoisie créole d’origine antillaise3 et n’a pas de ressources politiques spécifiques. N’ayant pas exercé de responsabilités partisanes ni même milité dans un parti au moment où il entre en politique en 1939, il est donc élu sur la base de sa position sociale et du prestige qu’elle lui procure.
Château d’eau, Saint-Laurent du Maroni.
Photo : @ Fonds A. Heurtet.
- 4 L’étymologie de chabin est celle d’un hybride entre chèvre et mouton ; comme mulâtre, ce terme est (...)
- 5 Batachinois désigne les personnes issues du métissage entre Chinois et Créoles. Le terme provient (...)
- 6 Notable est, ici, entendu au sens wébérien de celui qui exerce une activité politique grâce à ses (...)
8L’ordre politique paraît encore assez largement déterminé par les hiérarchies résultant de la société plantationnaire antillaise. Cet héritage est paradoxal dans une ancienne localité façonnée par son activité pénitentiaire – avec des condamnés principalement blancs – et dépourvue de plantations esclavagistes. À la fermeture du bagne, la majorité de sa population est composée de Créoles d’origine antillaise. Le départ de l’administration pénitentiaire a laissé place à la domination sociale et économique des quelques grandes familles qui tiennent les « maisons », ces établissements de commerces qui alimentent l’ensemble du bassin du Maroni en denrées alimentaires, biens de première nécessité et matériels de production. Ils appartiennent, en grande majorité, à des Antillais d’origine comme les Tanon (des békés), les Symphorien ou les Barcarel. Ce sont, à l’exception des Tanon, des familles créoles – au sens guyanais de descendants d’esclaves – dont les membres sont souvent chabins4 ou « batachinois »5 et ont donc la peau claire. La distance entre ces notables6 et le reste de la population créole de Saint-Laurent, dont une grande partie est issue des milieux populaires antillais et a migré en Guyane pour travailler sur les placers d’or, est forte et réside dans des divisions à la fois sociale et raciale. Cette stratification repose sur des différences à la fois de classe et phénotypiques. La majorité des membres de la bourgeoisie créole saint-laurentaise est claire de peau, comme l’explique Flore Lithaw en entretien en février 2003 :
Les Gougis, c’était une grande famille, mais c’était un mélange [au sens de métissage], la maison Orsini, c’était un mélange, la maison Barcarel, c’était un mélange, originaire des Antilles.
9Ces hiérarchies colorisées qui reposent sur la corrélation entre l’appartenance à la bourgeoisie et la clarté de la peau ont, sans doute, été importées par les migrations antillaises. En Guadeloupe et en Martinique, le phénotype préjugeant d’un degré de métissage est, en effet, rapporté à une position dans l’ordre social [Bonniol 1992].
- 7 Entretien téléphonique avec Raymonde Long, veuve de René Long, le 14 janvier 2009.
- 8 Entretien avec Joël Amirault, Richelieu, avril 2008.
10Roland Horth, élu conseiller général en 1952 puis maire en 1953, est également créole mais d’origine plus populaire que Joseph Symphorien, ses parents étant instituteurs. Son père était secrétaire général de la fédération socialiste et premier adjoint du maire de Cayenne. Après ses études en métropole, Roland Horth s’installe comme médecin libéral dans l’Ouest guyanais. Il n’appartient pas à une grande famille de notables comme J. Symphorien. Néanmoins, sa profession lui confère un statut de notable. René Long, maire de 1954 à 1971, est – comme J. Symphorien – issue d’une famille commerçante. Ses parents, d’origine chinoise, dirigeaient un établissement de commerce à Cayenne, avant de s’installer à Saint-Laurent du Maroni où leur fils naît en 1918. Après l'obtention du baccalauréat, René Long devient fondé de pouvoir des établissements familiaux, puis préposé responsable de l'hôpital André Bouron de Saint-Laurent7. Les familles commerçantes d’origine chinoise semblent moins prestigieuses que la bourgeoisie métisse antillaise. Joël Amirault, ancien directeur de la carrière Blanchart arrivée à Saint-Laurent du Maroni en 1965, énumère ainsi : « Endelmont, Fournier, Tanon, c’était des notables que l’on respectait… ». Mais quand je lui demande si M. Long était aussi un notable, il me répond : « René Long, ce n’était pas pareil, il était chinois, c’était encore différent. Mais il était directeur de l’hôpital8. » Il compense donc l’appartenance à un groupe social moins prestigieux par sa notabilité bureaucratique Or, dans la société créole de l’après départementalisation, le prestige des fonctions administratives demeure très fort [Jolivet 1982]. De plus, l’occupation de ces fonctions administratives va de pair avec la détention de diplômes d’autant plus prestigieuse qu’elle est rare, et avec la maîtrise d’un français lettré également signe de distinction. Pour désigner cette maîtrise linguistique, les Créoles utilisent l’expression « jite fransé », littéralement « jeter le français » qui signifie impressionner par son usage du français.
- 9 Les « capacités » sont des positions construites sur l’utilisation d’un savoir sanctionné par le d (...)
11Dans les années 1950 et 1960, la vie politique est donc peu différenciée de l’ordre social et la compétition politique s’opère selon des ressources notabiliaires. C’est ainsi dans la concurrence entre différentes formes de notabilité que l’on pourrait interpréter l’opposition de Symphorien et de Horth puis de Horth et Long. En effet, J. Symphorien appartient à la grande bourgeoisie possédante – il détient plusieurs industries, des commerces et des terres agricoles – et R. Horth à la « bourgeoisie capacitaire »9 non possédante. Par son origine familiale, René Long appartient plutôt à la petite bourgeoisie commerçante, mais sa trajectoire professionnelle et sociale en fait également un membre de cette bourgeoisie capacitaire dont le diplôme et le prestige professionnel construisent la position d’autorité. La concurrence politique qui se manifeste par une agitation et une alternance rapide au sein du conseil municipal traduirait donc dans la sphère politique une concurrence sociale entre bourgeoisie capacitaire et bourgeoisie possédante. Le relatif consensus, qui semble avoir été formé autour de René Long à partir de 1954, tient sans doute à sa capacité à composer entre ces différentes formes de notabilité. La vie politique apparaît ainsi comme le décalque des oppositions sociales locales.
- 10 Né en 1936 à Saint-Laurent du Maroni, d’un père créole guyanais réparateur de vélos puis maçon à l (...)
- 11 Les ressources d’autochtonie (ici au sens d’être de la localité), telles que l’appartenance à cert (...)
12L’élection de Raymond Tarcy comme conseiller général de Saint-Laurent du Maroni en 1970, puis comme maire en 1971, rompt avec le recrutement des élus dans la bourgeoisie créole. Il est aussi le premier maire de la commune à y être né10. Bien qu’il demeure adhérent du PSG (Parti socialiste guyanais), Raymond Tarcy ne milite pas à Saint-Laurent du Maroni où il n’existe pas de section du parti. En revanche, il est très investi aux côtés de René Long dans la vie associative sportive de la commune, en particulier dans le club de football, un important réseau de sociabilité créole et un fort marqueur de l’enracinement local11. Bien qu’il soit d’origine populaire, son élection à la tête de la mairie n’est qu’une rupture relative avec la logique notabiliaire qui prévaut jusque-là car sa candidature a été approuvée et appuyée par certains membres des grandes familles de la commune, des « grandes maisons », comme le raconte Joël Amirault qui figurait sur sa liste :
M. Tarcy avant les élections demandait à M. Fournier, à M. Endelmont [un autre grand commerçant de la commune], s’il pouvait se présenter, s’il avait leur accord pour présenter sa liste, je l’ai vu avec le père Endelmont. Je connaissais très bien le père Endelmont et je sais qu’il lui demandait. Il fallait la bénédiction de ces familles-là pour présenter une liste, il ne faisait pas directement de politique, mais à certaines réunions, il venait. Je me souviens, en 1971, toute l’équipe [de Raymond Tarcy] est venue dans ma nouvelle maison, je venais de m’installer, toute l’équipe est venue avec Fournier et Endelmont, c’étaient des notables que l’on respectait. [Entretien, avril 2008]
- 12 Entretien avec Arsène Bouyer d’Angoma, Saint-Laurent du Maroni, 2005.
13Emmanuel Tanon (fils d’André), important notable de la ville présent dès les années d’après-guerre, est candidat et chargé de recruter pour la liste de Raymond Tarcy. En outre, la direction de l’unique groupe scolaire de la commune octroie dans les années 1960 à Raymond Tarcy des ressources notabiliaires bureaucratiques qui tendent à occulter son milieu social d’origine. Le prestige alors important du diplôme, de la profession d’instituteur et de la maîtrise du français lettré assure à Raymond Tarcy un certain statut. Un témoin de l’époque se souvient qu’il « subjuguait les foules en employant l’imparfait du subjonctif »12.
14Ce qu’incarne finalement Raymond Tarcy, c’est la transition négociée par l’ancienne élite issue de la bourgeoisie commerçante vers une nouvelle dont l’ascension sociale est récente et repose sur des pouvoirs au sein de la fonction publique d’État et sur ses ressources locales. L’élection de R. Tarcy traduit aussi la moindre prégnance au sein du groupe créole des hiérarchies colorisées précédemment évoquées : « Tu comprends, l’arrivée de Tarcy, c’était quelque chose. C’était la première fois qu’un Créole sombre était élu », me confie un habitant de Saint-Laurent du Maroni, alors adolescent.
- 13 On entend par « race », l’assignation à un groupe social en raison de la croyance supposée en une (...)
15Raymond Tarcy que j’ai rencontré plusieurs fois ne m’a pas paru spécialement sombre de peau, cette qualification de « sombre » atteste ainsi de la complexité des rapports entre classe et phénotype. Ici, l’origine populaire du maire le noircit, autrement dit, la classe sociale détermine la « race »13. S’il a bénéficié du soutien de certaines familles bourgeoises qui s’étaient éloignées de René Long, R. Tarcy est également soutenu par ce « petit peuple martiniquais et guyanais » dont il est lui-même originaire et dans lequel il était bien inséré par ses réseaux familiaux et amicaux. La composition de sa liste illustre la position de médiation entre l’ancienne et la nouvelle configuration sociale. Ses colistiers ne sont pas seulement des notables, comme le fils Tanon, mais des hommes ayant un certain réseau professionnel ou familial. Il s’entoure ainsi d’un Créole d’origine martiniquaise (commerçant), d’un métropolitain (Joël Amirault, chef de chantier) et de trois Créoles guyanais (un boucher, un garagiste – fils de l’ancien commissaire de police – et un directeur de dancing). Les autres colistiers, dont deux femmes, sont agriculteurs, employés aux Postes télégraphes et téléphones ou à l’hôpital (aide-soignante et lingère), et pour beaucoup issus des classes populaires d’origine antillaises. Pendant les années 1970, les Créoles antillais d’origine populaire entrent plus massivement en politique tandis que les familles commerçantes, les Royer ou les Tanon sont de moins en moins présentes. En effet, les difficultés économiques de la commune, dont de nombreuses entreprises cessent leur activité au cours des années 1970, se répercutent sur les commerces de la ville. Ces grandes familles commerçantes ferment ainsi leur succursale à Saint-Laurent du Maroni, se reconvertissent tandis que leurs enfants quittent la commune pour Cayenne ou la métropole. La transmission du pouvoir politique de l’aristocratie créole d’origine antillaise à la classe moyenne créole guyanaise traduit ainsi dans la sphère politique les bouleversements sociaux et économiques consécutifs à la départementalisation et au remplacement progressif de l’économie productive locale et de ses élites industrielles et commerçantes par une économie de transfert et par ses élites bureaucratiques.
16Dans les années 1960, les activités de mobilisation politique apparaissent relativement imbriquées dans la vie créole Saint-Laurentaise. Ainsi, excepté des conférences sur la place du marché où s’expriment le maire et éventuellement les leaders des partis guyanais en déplacement, l’essentiel des activités de mobilisation électorale sont réalisées par des femmes créoles qui passent de maison en maison pour faire la « propagande », terme désignant le fait de faire campagne pour leur candidat. Le travail de mobilisation est donc en grande partie accompli dans les maisons et non au sein de l’espace public. Raymonde Long, veuve de René Long, raconte ainsi dans un entretien téléphonique en janvier 2009 :
- 14 Hector Rivierez, administrateur colonial guyanais, ancien sénateur UNR de l’Oubangui Chari de 1952 (...)
Il y avait des gens qui faisaient sa propagande [celle de René Long], comme Mélanie Gontrand, Mme Joseph, Flore Lithaw. Elles ne parlaient pas en conférence, mais elles s’occupaient des rendez-vous, quand le député, M. Rivierez14 venait, elles organisaient pour recevoir à la mairie.
17Flore Lithaw confirme ce rôle des femmes dans les activités de campagne :
Je soutenais M. Long, on était un comité qui soutenait la politique de M. Long. Nous étions plusieurs, il y en a plusieurs qui sont décédés. Il y avait Mlle Nourricière Panella, Mme Gontrand, la mère, il y avait des hommes aussi, par exemple M. Saint Yves, sa mère, ses sœurs. On était tous du pays même. Quand il se déplaçait, quand il faisait des conférences, quand il recevait, on était à côté de lui. [Entretien, Saint-Laurent du Maroni, février 2003]
18Le comité de soutien compte surtout des femmes : le seul homme accompagne en réalité sa mère et ses sœurs. Ces femmes, des catholiques pratiquantes, appartiennent à la classe moyenne créole guyanaise. Flore Lithaw, d’abord vendeuse chez Tanon puis patronne d’un petit restaurant, a bien conscience de sa place et ne s’autorise pas à fréquenter les lieux de sociabilité de la classe supérieure créole :
Là où j’habitais dans la rue Thiers, il y avait M. Tanon où je travaillais, il y avait un joli terrain de tennis mais ce n’était que des gens de classe, des docteurs, des directeurs… M. Capri, le directeur de l’hôpital. […] Ses filles allaient à l’école avec moi. Elles venaient jusque chez moi pour demander à jouer au tennis avec elles, c’était la classe, mais moi, mon orgueil, je suis un petit poisson, je reste un petit poisson.
19Outre les visites aux familles, les femmes du comité de soutien de M. Long s’occupent également d’un certain nombre d’activités électorales comme la préparation des réceptions des hommes politiques cayennais. À l’instar de beaucoup d’autres membres du comité de soutien de M. Long, Flore Lithaw est aussi très engagée dans la paroisse de la commune où elle dispense la catéchèse. Selon une division genrée traditionnelle du travail paroissial, ces femmes sont surtout impliquées dans des activités liées aux domaines réputés « féminins » comme la charité, l’éducation, les visites aux personnes âgées et la chorale. De ce fait, elles participent indissociablement, par l’intermédiaire de ces activités, à l’animation de la paroisse et à la mobilisation électorale. Un tel recours à des femmes laïques n’est pas spécifique à la Guyane [Della Sudda 2010]. En Algérie française, on retrouve également ce type de division du travail politique auprès des candidats assimilationnistes [Wadowiec 2013].
- 15 Étudiant le militantisme des femmes catholiques dans la Ligue patriotique des Françaises, Magali D (...)
20Néanmoins, cet engagement politique ne se traduit pas par une prise de responsabilité ni une prise de parole publique, ces femmes étant cantonnées et se cantonnant à des activités qui prolongent leurs compétences domestiques. Elles se décrivent en retrait des hommes, dans un rôle d’assistance aux activités publiques masculines et ne prennent jamais la parole en public, refusant les trophées politiques légitimes15, comme me le raconte Flore Lithaw :
Mais M. Long m’avait sollicitée pour être sur sa liste mais je n’ai pas voulu, j’ai préféré être dans le cercle pour le soutenir. [Entretien, 2005]
21La montée en puissance de la notabilité capacitaire a, en retour, un effet sur la politisation de l’espace politique local.
- 16 Le Mouvement guyanais de décolonisation (Moguyde) créé en 1974, Fo nou libéré la Guyane (FNLG) fon (...)
- 17 Le PSG a été fondé, en 1956, par Justin Catayée, à partir d’une scission de la SFIO (Section franç (...)
22La vie politique guyanaise se caractérise au cours des années 1970 par une polarisation croissante entre la droite gaulliste – l’Union des démocrates pour la république (UDR), puis le Rassemblement pour la république (RPR) – et la gauche autonomiste autour de la question du statut de la Guyane. La droite départementaliste revendique seulement, en effet, un aménagement du statut départemental dans le sens d’une plus large décentralisation, alors que la gauche autonomiste opère une critique radicale de la départementalisation, dont elle conteste le caractère décolonisateur, et est favorable à une plus forte autonomie politique, passant par un changement de statut. Sous la poussée de différents mouvements de décolonisation16, qui critiquent vivement à la fois l’assimilation culturelle consécutive à la départementalisation et la persistance d’inégalités sociales entre la Guyane et l’ancienne métropole coloniale, les dirigeants du Parti socialiste guyanais (PSG) se rallient à la position autonomiste17.
- 18 Contrairement à une approche descendante, de nombreux travaux ont démontré la nécessité d’appréhen (...)
23Quels sont les mécanismes de traduction et d’appropriation de ces clivages politiques au niveau local 18 ? À droite, comme à gauche, la relative cristallisation des camps politiques va de pair avec l’entrée en politique des classes populaires et moyenne créoles. C’est à partir des différences internes du milieu populaire créole (Créoles guyanais versus Créoles martiniquais, catholiques versus laïques…) que se cristallisent les oppositions entre départementalistes (droite) et autonomistes (gauche). L’examen des mobilisations électorales de 1977 et de 1983 met en évidence la manière dont les sociabilités populaires créoles, mais aussi les relations de patronage entre Créoles et Amérindiens héritées de la période coloniale structurent la compétition politique locale. À droite, comme à gauche, cette entrée en politique des classes populaires créoles transforme profondément la place des femmes dans l’arène politique locale.
24À droite, la structuration partisane est ancrée dans les réseaux de mobilisation catholique. Ce sont en particulier ces derniers qui ont médiatisé la participation électorale des populations amérindiennes et noires-marrons lorsqu’elles accèdent au vote. Pour autant, l’activité politique ne se confond pas avec ces activités sociales préexistantes et on assiste à un début de spécialisation des rôles et des tâches politiques.
25La droite locale est principalement animée par des Créoles guyanais et guyanaises, fortement ancrés dans les réseaux catholiques. Les femmes du comité de soutien de M. Long se remobilisent après la défaite de l’ancien maire. Désormais dans l’opposition, elles développent d’abord un ensemble de dispositifs pour mailler le territoire de la commune et mobiliser les électeurs, contraignant les partisans de Raymond Tarcy à les imiter. La droite s’institutionnalise à Saint-Laurent du Maroni avec la création d’une véritable section du RDG, puis du RPR, qui mène des activités régulières en vue de reprendre le pouvoir municipal, comme le raconte ici F. Lithaw :
[…] dès que M. Tarcy a pris la mairie, il était gauche, de gauche, on a commencé à travailler. On n’a pas attendu, dès que M. Long a été battu.
Qu’est-ce que vous avez commencé à faire ?
À voir tous nos anciens, tous ceux qui avaient viré de bord parce qu’à un moment, vous fléchissez et quand votre groupe vous dit : « Il faut remonter », vous n’écoutez pas et bien, voilà ce qui vous arrive. On a fait des meetings dans différents quartiers, on avait des maisons qui nous recevaient, on parlait avec les jeunes et tout, mais le parti socialiste à l’époque, c’était des « doco » [costauds, forts], comme on dit chez nous. [Entretien, 2005]
26Les activités politiques ne sont alors pas clairement différenciées des réseaux sociaux existants. Démarchage électoral et visites privées se confondent – « voir tous nos anciens » et l’affiliation à une équipe, celle du RPR et du PSG, repose encore largement sur l’appartenance familiale – « on avait des maisons [ici des familles] qui nous recevaient ». Les activités partisanes de la droite recouvrent également celles des réseaux catholiques féminins. Au cours de cette période F. Lithaw élargit ainsi ses activités caritatives aux Amérindiens et aux personnes âgées, et commence à s’occuper des résidents en long séjour à l’hôpital au début des années 1980.
27On assiste toutefois progressivement à une spécialisation des tâches politiques et à l’intervention croissante des instances départementales dans la municipalité. F. Lithaw « travaille » la liste électorale, liste que Maud Rullier, responsable départementale du RPR à partir de 1977, considère comme son « livre de chevet » (entretien, Cayenne, juin 2005). Elles développent l’une et l’autre un certain nombre de savoir-faire pour classer les électeurs en fonction de catégories politiques comme gauche/droite, autonomiste/départementaliste. F. Lithaw connaît les « maisons de droite et de gauche » et peut prédire le score à trois ou quatre voix près. Les activités politiques ne sont plus désormais circonscrites à la place du marché au centre-ville de la commune, comme c’était le cas jusque-là, mais s’étendent aux quartiers périphériques, explique Flore Lithaw :
Et comme je vous ai dit, on faisait des meetings dans les quatre coins de Saint-Laurent et c’était la bonne époque parce qu’à cette époque, on pouvait afficher… Quand on affichait, ils passaient et ils arrachaient, alors on recommençait, on réaffichait.
28En outre, pour la première fois à l’occasion des municipales de 1983, un débat est organisé par la chaîne de radio publique Radio France Outre-mer (RFO) à la mairie. Les militantes ont recours à de nouvelles pratiques (réunions, collages, débats publics) de sollicitation des suffrages et de savoir-faire pour maîtriser les scrutins (comptage des voix, catégorisation des électeurs). La présence d’agents spécialisés dans la mobilisation électorale, même si M. Rullier et F. Lithaw sont bénévoles, atteste de la professionnalisation de la politique au sens avec l’usage d’outils très professionnels.
- 19 L’autonomie des femmes créoles populaires est souvent analysée comme relevant de la matrifocalité. (...)
29La place des femmes est devenue centrale dans ce processus. Elles ne sont plus ici cantonnées à la mobilisation dans la sphère familiale mais elles sont impliquées dans l’espace politique local. F. Lithaw participe ainsi au collage, activité éminemment publique, visible et agonistique – « ils passaient et ils arrachaient » – est ailleurs plutôt masculine [Bargel 2008]. Cette visibilité des femmes, qui bénéficient d’une grande autonomie, est liée à l’entrée en politique des classes moyennes créoles19. C’est le cas de F. Lithaw qui a une activité professionnelle et un logement différent de celui du père de ses enfants avec lequel elle n’est pas mariée. Toutefois l’entrée en politique des femmes peut aussi s’inscrire dans des trajectoires conjugales spécifiques. Ainsi M. Rullier, qui appartient à la bourgeoisie créole, a toujours milité avec son conjoint qui était responsable du RPR en Guyane, mais elle ne prend de responsabilités partisanes qu’après le décès de son mari.
30La concurrence croissante entre le RPR et le Parti socialiste guyanais incite les militants créoles à solliciter de nouveaux électeurs hors de leur groupe d’origine, en particulier les Amérindiens et les Noirs-marrons qui accèdent à la citoyenneté à partir de 1964. Les militantes créoles, comme F. Lithaw, sont impliquées dans des activités paroissiales – charité, catéchisme – auprès des habitants des villages amérindiens. Ce faisant, elles participent elles aussi à l’affiliation politique des populations. Elles leur indiquent comment voter et pour qui, et ce sont souvent elles qui organisent le transport des électeurs vers le bureau de vote du centre-ville. F. Lithaw m’explique, en septembre 2004, comment elle apprend aux Amérindiens à accomplir correctement les gestes du vote :
Parmi eux, il y a ceux qui ne savent pas lire. Quand on leur apporte les billets, les bulletins, il faut leur expliquer, il faut leur dire de mettre dans leur porte-monnaie ou bien dans leur chemise bien pliée, quand ils arrivent, ils ne prennent que cette enveloppe pour ne pas nous tromper. Il y a toute une préparation !
- 20 Ce terme désigne les œuvres sociales, culturelles et de loisirs de l’Église. Dans son usage analyt (...)
31Ce vote repose sur le prestige et l’autorité morale de ces femmes dont plusieurs travaillent à l’hôpital, parlent et écrivent le français, et qui ont souvent été recommandées aux Amérindiens par les sœurs franciscaines auxquels la préfecture a confié depuis la fin des années 1950 des missions d’assistance. Ces véritables rapports de patronage20 qu’entretiennent les bénévoles créoles avec ces habitants des villages avoisinant Saint-Laurent du Maroni s’inscrivent dans des relations anciennes entre les deux groupes. Depuis la fin du xixe siècle, les Amérindiens ont en effet adopté des pratiques de rapprochement ou de compérage [Collomb 2008] avec certaines familles créoles établies, par exemple en choisissant un de ses membres comme parrain ou marraine. Le vote est également médiatisé par d’autres autorités internes aux villages, les capitaines, qui relaient les consignes de vote des bénévoles créoles catholiques aux habitants amérindiens avec lesquels ils ont d’étroits liens de parenté.
32À droite, on assiste donc à une plus grande visibilité des classes moyennes créoles guyanaises et en particulier des femmes dans l’espace public. De ce point de vue, l’héritage colonial apparaît largement remanié puisque les élites coloniales locales ne dominent plus l’espace politique local. En revanche, l’appropriation du vote par les Amérindiens et les Noirs-marrons s’inscrit dans la continuité des relations coloniales.
33La section du PSG nouvellement créée est massivement investie par les membres des classes populaires créoles originaires des Antilles. Ces Créoles sont désormais installés de manière pérenne à Saint-Laurent du Maroni où ils ont souvent trouvé, grâce au développement de l’emploi public, une situation stable : ouvriers (chauffeurs, mécaniciens) dans l’administration ou employés à l’hôpital (aides-soignantes, femmes de ménage). En outre, même si cette population n’est pas nécessairement déchristianisée, elle est de moins en moins soumise à l’emprise de l’Église au fur et à mesure de l’étatisation et de la laïcisation de la société locale. Elle a scolarisé ses enfants dans l’établissement public dont Raymond Tarcy est le directeur.
34De nombreux membres de la section locale du PSG sont des Créoles originaires de Martinique dont la socialisation politique primaire s’est effectuée aux Antilles avant qu’ils ne migrent en Guyane. Cécile Placide, aide-soignante à l’hôpital de Saint-Laurent du Maroni, est entrée au PSG dès la création de la section en même temps qu’une de ses collègues. Cécile Placide raconte ainsi sa socialisation politique primaire et par la suite son rapport à la politique :
- 21 Le vidé est une procession populaire lors du carnaval.
En 1953, je suis arrivée à Saint-Laurent du Maroni de la Martinique. En Martinique, j’avais manifesté, suivi les conférences, c’était l’époque d’Aimé Césaire, mais je n’avais pas milité en Martinique. Ici, non plus, je n’ai pas milité tout de suite, et puis il y a eu les élections Robert Vignon contre Justin Catayée. J’avais connu Justin Catayée en Martinique, il ne faisait pas encore de politique, mais il avait épousé une Martiniquaise, une fille de mon quartier. Naturellement j’ai voté Justin Catayée. Moi, ça me vient de ma mère, les femmes ne votaient pas, mais elles faisaient de la politique, ma mère manifestait à gauche et les enfants suivaient leur mère. En Martinique, j’étais communiste à cause de Césaire, je mettais ma robe rouge pour le vidé21. C’était le parti de gauche, on a voté pour lui en 1945. [Entretien avec C. Placide, Saint-Laurent du Maroni, décembre 2005]
35Le militantisme au PSG est ancré dans les cadres sociaux traditionnels des classes populaires créoles. Les réseaux familiaux sont omniprésents dans les techniques de mobilisation électorale employées par le PSG (porte-à-porte et liste de connaissances à appeler en fonction du réseau amical et familial de chacun), comme le raconte Raymond Tarcy (entretien, Cayenne, février 2005) :
C’étaient surtout des rencontres dans les familles. Avec une ou deux personnes, le dimanche matin, on partait, on disait : « Bon, on va chez Untel et Untel aujourd’hui ». On prévient, on dit : « bon, on passera vers neuf heures, on passera à dix heures chez Untel, on passera à midi. » On voyait les familles. Un peu partout, même dans les coins les plus retirés. Une fois qu’on les avait rencontrées en ville, on leur disait : « nous serons chez vous à telle heure ».
Et alors du coup, quand vous dîtes la famille, j’imagine que c’était la famille élargie ?
Oui, on leur disait : « bon, réunissez les parents, hein, on sera là pour vous entendre hein. » […] C’est une bonne méthode, c’est une bonne méthode.
36Le maire et les militants du PSG s’appuient aussi sur les sociabilités locales. Ils préviennent les gens en les croisant en ville, au café ou au magasin, lieux où les gens s’attardent et discutent le week-end. La sociabilité partisane est également ancrée dans une sociabilité créole plus festive et laïque comme les groupes de danse du carnaval ou les repas créoles dont se souvient C. Placide (entretien, Saint-Laurent du Maroni, décembre 2005) :
Le samedi, le mercredi, on faisait des réunions, des meetings, on faisait la soupe, le punch, c’était bien, beaucoup sont morts maintenant. […] J’ai eu un groupe folklorique, un groupe de danse traditionnel, danse antillaise créole. Jean-Élie était dans mon groupe, j’avais un groupe de jeunes, j’ai eu Jean-Élie depuis l’âge de 6 ans, Gilbert aussi, j’ai eu plein d’enfants de Saint-Laurent du Maroni.
37Les conférences du marché, bien que données en français, sont l’occasion de blagues, de « vannes » en créole, voire de farces comme le raconte C. Placide :
C’étaient surtout les femmes en fait qui manifestaient pendant les conférences, elles faisaient le chahut, il fallait faire du bruit pour se faire voir, c’était rigolo, c’était pour démentir la conférence adverse. J’ai vu des trucs au marché, comme un monsieur monter sur une table pour parler et des gens tirer la table sous lui, des choses comme ça.
38Les formes d’opposition ritualisées entre les camps adverses empruntent ainsi au registre de communication populaire, les « vannes » et le chahut qui s’exprime par les cris, les rires, et les sifflets. Les femmes jouent un rôle central dans l’animation des conférences : si elles ne prennent pas ou peu la parole au micro, elles assurent l’animation dans le public, manifestant leur réprobation ou leur approbation. Elles reproduisent ainsi une division sexuée relativement traditionnelle dans l’espace public, les hommes étant énonciateurs de discours et les femmes réceptrices. Elles ne se cantonnent pas d’encourager les hommes mais manifestent bruyamment leur accord ou désaccord. Le militantisme au PSG connaît, dans le même temps, des pratiques de sociabilité non mixtes, les visites aux familles et aux malades sont ainsi principalement effectuées par des militantes tandis que les hommes de la section et ceux de la majorité du conseil municipal, pas nécessairement adhérents du PSG participent, à de telles fêtes réservées aux seuls militants et conseillers municipaux masculins. Arsène Bouyer d’Angoma, me confie ainsi lors d’un entretien mené à Saint-Laurent du Maroni, en décembre 2005, que :
Tarcy et son conseil municipal, c’étaient des fêtards, ils faisaient des virées à la pointe Isère, avec de l’alcool et des femmes, des Amérindiennes d’Awala. Un Amérindien appelé Laviedouce organisait cela. […] Ils aimaient faire la fête entre hommes. I plen famm dèro [Il avait plein de femmes dehors, sous-entendu des maîtresses].
39Comme à droite, on assiste à gauche à l’émergence d’un ensemble d’activités de sollicitation des suffrages relativement spécialisées et institutionnalisées. La section locale du PSG met en place des techniques de mobilisation qui dépassent le cadre familial et les sociabilités locales. Entendant concurrencer la droite et les réseaux du patronage, les dirigeants locaux du PSG organisent des comités d’entraide dans la commune, comme le raconte Arsène Bouyer d’Angoma :
D’ailleurs qu’est-ce qui a fait la force du PSG à l’époque ? C’est ces rencontres dans les familles, c’est ces rencontres dans les familles et puis cette mise en place de comités. À l’époque, il y avait des comités qui s’occupaient des personnes âgées, des personnes malades. Quand vous étiez malade à l’hôpital, il y avait toujours des personnes du PSG qui venaient vous voir, qui vous rendaient service. Cela a disparu.
40La mobilisation partisane et l’institutionnalisation des camps s’intensifient à l’approche des scrutins cantonaux et municipaux de 1982 et 1983. Le RPR et le PSG, profitant de la naissance des radios libres, créent chacun leur station locale dont les informations sont diffusées en français et en créole. Comité d’entraide et patronage, association culturelle et bientôt radio, la polarité entre droite et PSG a désormais pénétré la société locale. Ainsi, les femmes participent activement à ces processus, pourtant, elles accèdent dans une bien moindre mesure au mandat. La liste de Raymond Tarcy aux élections de 1977 et celle de 1983 comptent peu de femmes en positions éligibles et aucune ne devient adjointe en 1977. Malgré leur engagement, ces citoyennes sont cantonnées à des positions subalternes.
41La structure sociale sous-jacente à l’espace politique contemporain s’enracine bien dans les hiérarchies coloniales qui ont établi la domination des Créoles sur les Amérindiens et les Noirs-marrons. En vertu de la supériorité des Créoles consacrée dans la période coloniale, ils ont, en effet, été les seuls à accéder à la pleine citoyenneté en 1946 alors que les dispositifs coloniaux d’administration indirecte des Amérindiens et des Noirs-marrons se sont prolongés jusqu’aux années 1960. De ce fait l’espace politique saint-laurentais a d’abord été investi et aménagé par les Créoles. Ce processus d’accumulation de ressources qui assure leur domination politique est néanmoins relativement récent. L’étude des positions sociales et des carrières des maires de Saint-Laurent du Maroni des années 1950 au début des années 1980, a montré que le niveau de diplôme et la compétence administrative ont concurrencé les ressources traditionnelles de la grande bourgeoisie commerçante créole permettant à un nouveau personnel politique créole issu des classes moyennes d’accéder aux mandats électifs. Ce sont ainsi les membres des fractions ascendantes des classes populaires créoles qui ont pu profiter des ressources économiques et politiques offertes par la départementalisation (l’économie de transfert) pour investir et aménager à leur avantage les nouvelles institutions et établir des relations de clientèle avec les Amérindiens et les Noirs-marrons. L’analyse du processus de spécialisation politique à travers l’apparition progressive de représentants sociaux et politiques permet ainsi de mettre en évidence la montée en puissance des classes moyennes créoles. Le niveau de diplôme, la compétence administrative et l’affiliation à un parti politique viennent en effet concurrencer les ressources notabiliaires traditionnelles de la grande bourgeoisie commerçante créole. Ce renouvellement du personnel politique modifie profondément la place des femmes dans les activités et les institutions politiques locales : alors que du temps des notables, les femmes créoles faisaient campagne dans la sphère privée, elles apparaissent désormais dans l’espace public et accèdent au mandat électif en tant que conseillère municipale, et même adjointe à droite en 1983.