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Comptes rendus

Bernard Traimond, Rugby, palombes, cercles… l’art de créer du lien. La sociabilité rurale landaise

François Pouillon
p. 194-196
Référence(s) :

Bernard Traimond, Rugby, palombes, cercles… l’art de créer du lien. La sociabilité rurale landaise, Morlaàs, Cairn éditions, 2019, 210 p.

Texte intégral

1Isac Chiva aimait à dire qu’il se faisait un point d’honneur de publier dans sa revue les premiers articles de jeunes chercheurs, retour du terrain – ceux du moins qu’il avait repérés comme particulièrement brillants. À l’époque, tous les anthropologues se devaient de faire un détour par le monde rural, et il n’avait pas de mal à leur trouver une place dans la revue généraliste qu’il dirigeait d’une main de fer. Et le produit était probant, comme on peut le voir à feuilleter les premiers numéros des Études rurales. C’est dire que nous n’allons pas nous faire scrupule de rendre compte ici d’un ouvrage tout frais sorti mais tiré, pour l’essentiel, d’une thèse de 3e cycle soutenue à l’EHESS en 1983, sous la direction de Maurice Agulhon (1926-2014). Et nous n’allons pas faire procès à Bernard Traimond de n’avoir pas prévu, comme il se le reproche, le linquistic turn et toutes les calembredaines wittgensteiniennes qui polluent désormais la recherche. Ce texte fleure bon le temps des commencements, celui des découvertes d’un terrain pour lui alors si proche puisqu’il y est né, et qu’il a trouvé bien chamboulé, quand il est revenu y séjourner après deux décennies. Au lieu d’imputer cela au changement des méthodes, qui passent et qui lassent plus vite encore que les sociétés en place, plutôt que d’opposer ainsi l’anthropologie à l’histoire, il pourrait au contraire se féliciter d’avoir si activement combiné ici l’histoire et l’anthropologie.

  • 1 Maurice Agulhon, Pénitents et francs-maçons de l’ancienne Provence. Essai de sociabilité méridional (...)
  • 2 Lucienne A. Roubin, Chambrettes des Provençaux : une maison des hommes en Méditerranée septentriona (...)

2Mais venons-en au livre : il serait plus juste de lui reprocher d’avoir été trop « de son temps », cela dans le sillage d’un maître analyste des formes de sociabilité populaires en Provence1 et dans le contexte des « longues marches » dans la campagne qu’appelait ardemment la génération soixante-huit. Même si ces associations en tous genres ne répondaient pas à l’image des rituels d’inversion (les fameux charivaris), à l’idéal libertaire qui intéressait alors ce petit monde, on s’en préoccupait enfin. Travail d’anthropologie historique, la thèse de B. Traimond se devait sans doute d’apporter sur cela un complément d’enquête, avec un examen approfondi des Landes de Gascogne, une région de langue d’oc sans doute mais bien éloignée de la Provence et de ses « chambrettes »2. À cet égard, le jeune chercheur fit plus que de remplir son contrat. Il élargissait l’inventaire des espaces sociaux où se crée le fameux « lien ».

  • 3 Voir Claude Meillassoux, « Recherche d'un niveau de détermination dans la société cynégétique », L’ (...)

3Je ne suis pas sûr que ce terme, placé ici en sous-titre, soit d’époque mais on observe qu’il n’est pas seulement question des institutions communautaires que sont les « assurances de bétail » (ch. I, 1) ou les « cercles » (ch. I, 2), si commodes à étudier par les historiens parce que les autorités les surveillent de près. Voici par exemple le rugby (ch. I, 3), que l’on ferait volontiers remonter à la présence des Plantagenets en Aquitaine, mais les archives nous montrent qu’il est de formation beaucoup plus moderne. Si le sport est devenu l’apanage du Sud-Ouest, c’est aussi, nous dit B. Traimond sur une base politique : la manière de mettre en scène des bagarres en équipes remonte sans doute à L’Illiade. Le clergé régulier réprouvant les corps à corps, fut-ce entre hommes, ce furent les instituteurs laïques qui militèrent en faveur de ce sport. Voici encore une variante du « mode de production cynégétique » (comme disait Claude Meillassoux3), la chasse à la palombe (ch. III, 1), qui déchaîne aujourd’hui l’actualité : les archives montrent qu’elle est l’objet, depuis « des temps très reculés » (p. 109) – disons le xviiie siècle –, d’une grave vindicte de la part des autorités, cette chasse populaire charriant des résurgences de sauvagerie.

4B. Traimond se refuse d’opposer les sociabilités pour ainsi dire « durkheimiennes », fermées sur leur groupe, et les sociabilités ouvertes : entre femmes (ch. II, 1), entre jeunes (ch. III, 2), entre vieux (ch. II, 4) ; celles des bistrots (ch. III, 3), celles des foires et des marchés (ch. II, 3). C’est qu’à y regarder de près, et la documentation historique le permet, les premières ne sont pas moins cahotantes dans leurs règles et leurs pratiques, incertaines finalement dans leurs formes, que les secondes. Au lieu de retrouver là un communautarisme, bien dans l’esprit ruraliste de l’époque, B. Traimond renvoie partout à un autre fondamental : la lutte des classes, qui surgit dès que l’on sort de l’idéologie utopiste sur le bon peuple, pour se porter vers les formations sociales réelles. On peut lui reprocher ici d’appeler « solidarités » (ch. IV) les révoltes, les nouveaux modes d’organisation insurrectionnelles ou revendicatives des conflits. Mais c’est un fait que l’on doit chercher de nouveaux mots pour rendre compte de la rupture que l’on observe autour de 1848 ou à peu près – mais le livre refuse de périodiser –, où l’on assiste à l’irruption de l’histoire dans l’anthropologie.

5Revenant vivre sur son terrain après deux décennies, reprenant son texte de thèse près de quarante ans plus tard, B. Traimond prend la mesure des tressautements de l’histoire sur le mode, classique en ethnologie, de la nostalgie. Dans ces notes palimpsestes (en italique), il s’en prend alors à la méthode qui était la sienne, et qu’il estime platement positiviste. C’est comme un repentir qu’il exprime dans l’un de ces intermèdes où, curieusement, il met en cause le choix qu’il a fait dans toute son œuvre, de refuser la distance du dépaysement et le trop fameux « regard éloigné » et, à l’inverse, de travailler dans son douar d’origine.

6« Alors que j’avais sous les yeux des témoins prêts à présenter leur situation, me considérant, non sans raison, comme un des leurs, je n’éprouvais pas le besoin de leur donner la parole parce que je savais ce qu’ils allaient me dire. J’étais étranger à ce qui deviendra si important en anthropologie, le détail des paroles des acteurs et témoins… » (p. 99 – nous soulignons).

  • 4 Gustave Flaubert, L’éducation sentimentale, Paris, UGE (« Classique de poche »), 2002 (1869), p. 62 (...)

7Dès lors, la connivence entre des ressortissants d’un même groupe où l’on ne sait trop lequel, de l’informateur ou de l’analyste, est le plus sociologue, devrait déboucher sur une analyse de discours en abyme et à délaisser un peu les choses. J’admets que, quittant le « point de vue divin » (p. 180), on s’attache à préciser le rapport de l’enquêteur à la société locale, mais l’objectif en est précisément de faire mieux ressortir les objets qui, pour le coup, intéressent vraiment les « informateurs ». B. Traimond s’attache, en effet, à distinguer ce qu’il a vu et vécu de ce dont il a seulement entendu parler dans quelques archives ou de la bouche de quelques vieux informateurs – le matériau de l’ethnologue s’il en est. Et, de fait, il est précieux de l’entendre dire : « Je n’ai jamais assisté aux rassemblements de bétail dans les bourgs où les “experts” évaluaient chaque bête afin d’apprécier le montant d’une éventuelle indemnisation » (p. 15) ; ou de l’entendre au contraire se rappeler : « Né à Soustons, j’ai passionnément joué au rugby surtout au lycée. C’était le seul sport connu et je me souviens encore de l’élève qui m’avait parlé de la coupe du monde de football en 1958 : je n’avais pas imaginé qu’il fut possible de s’y intéresser » (p. 51). Mais cette part de réflexivité nous suffit car elle permet, la mise en contexte étant faite, de passer aux choses sérieuses, celles, du temps béni, où « le référent nous [sautait] à la figure » (p. 180). Car ce qui fait la qualité de ce livre, ce par quoi il garde toute son importance, quarante ans après sa rédaction, c’est la rugosité du matériau et l’ingénuité d’un jeune chercheur confronté à un monde dont il devient paradoxalement étranger. Au fond, cela nous ramène à Chiva et nous renvoie aussi à Flaubert, dans l’ultime phrase de L’éducation sentimentale4(en spécialiste de la révolution de 1948, M. Agulhon n’aurait pas désapprouvé) quand il évoque justement le bonheur inégalable des commencements : « – C’est là ce que nous avons eu de meilleur ! dit Frédéric. – Oui, peut-être bien ? C’est là ce que nous avons eu de meilleur ! dit Deslaurier. ».

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Notes

1 Maurice Agulhon, Pénitents et francs-maçons de l’ancienne Provence. Essai de sociabilité méridionale, Paris, Fayard, 1968.

2 Lucienne A. Roubin, Chambrettes des Provençaux : une maison des hommes en Méditerranée septentrionale, Paris, Plon, 1970.

3 Voir Claude Meillassoux, « Recherche d'un niveau de détermination dans la société cynégétique », L’Homme et la société 6, 1967, p. 95-106.

4 Gustave Flaubert, L’éducation sentimentale, Paris, UGE (« Classique de poche »), 2002 (1869), p. 626.

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Pour citer cet article

Référence papier

François Pouillon, « Bernard Traimond, Rugby, palombes, cercles… l’art de créer du lien. La sociabilité rurale landaise »Études rurales, 203 | 2019, 194-196.

Référence électronique

François Pouillon, « Bernard Traimond, Rugby, palombes, cercles… l’art de créer du lien. La sociabilité rurale landaise »Études rurales [En ligne], 203 | 2019, mis en ligne le 01 janvier 2019, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/16525 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.16525

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Auteur

François Pouillon

anthropologue, directeur d’études, Institut des mondes africains (UMR 8171), École des hautes études en sciences sociales, Paris

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