Christelle Pineau, La corne de vache et le microscope. Le vin “nature”, entre sciences, croyances et radicalités
Christelle Pineau, La corne de vache et le microscope. Le vin “nature”, entre sciences, croyances et radicalités, Paris, La Découverte, 2019, 234 p.
Texte intégral
1L’anthropologue Christelle Pineau signe l’ouvrage La corne de vache et le microscope. Le vin “nature”, entre sciences, croyances et radicalités, dans lequel elle s’interroge sur ce qui permet de qualifier aujourd’hui des vins et des vignerons de « nature ». C’est au sein de vignobles où ils se développent (Anjou, Beaujolais, Minervois…) qu’elle enquête. Dans une démarche anthropologique – comme l’atteste son carnet de terrain tenu pendant 12 mois au sein du domaine de Gimios –, elle y observe l’hétérogénéité des pratiques et des savoirs en lien avec des représentations de la nature, en s’appuyant sur les travaux de B. Latour, de P. Descola, de T. Ingold ou encore de E. Kohn. Il en ressort un livre qui délimite un objet encore peu abordé, dont il reste pour autant à circonscrire plus systématiquement les conditions d’émergence.
2Associer nature et vin est une revendication vigneronne ancienne et évolutive. Ainsi en 1907, la défense des vins dits naturels s’opposa à ceux « fabriqués » par adjonction d’eau (mouillage) et de sucre (chaptalisation) (p. 15-16). Elle ouvrit la voie à la première définition légale du vin comme boisson issue de la fermentation de raisin frais, sans pour autant bannir des intrants chimiques de synthèse. Or leur sophistication et leur multiplication, qui ont accompagné le productivisme et ses effets indésirables (sanitaires, organoleptiques…), concentrent désormais des critiques. Depuis les années 1980, notamment, des vignerons « nature » se sont érigés face à ceux dits conventionnels qui y recourent. L’agriculture biologique (sans engrais ni pesticides chimiques) en constitue « l’axiome » (p. 20), qu’ils dépassent en s’interdisant soufre et manipulations à la vinification, et en empruntant aux préconisations de l’agriculture biodynamique (calendrier lunaire ou usage de préparations). Entre ces dimensions, les vignerons nature articulent, comme le résume la métaphore du titre du livre, croyances pseudo-scientifiques (la corne de vache, enfouie des mois durant et dont est extraite une préparation aux vertus supposées) et sciences de la raison (le microscope).
- 1 Micro-organismes présents sur la peau des raisins, qui réalisent la fermentation alcoolique.
- 2 « […] sorte de diagnostic qui permet d’évaluer la qualité de tout organisme vivant […] » (p. 157).
3Issus de trajectoires individuelles distinctes (rupture avec les traditions vitivinicoles familiales conventionnelles ou continuité avec un parcours militant), ces vignerons entendent favoriser « l’autonomisation » de la vigne et du vin (p. 95) en s’affranchissant des contraintes des institutions dominantes, des pratiques et des normes conventionnelles : par une revalorisation de l’activité biologique et organique des sols (labour, réintroduction d’animaux…), des plantes et de leur feuillage (pharmacopée à base d’huiles essentielles, de préparations), récolte et tri manuels. Techniques et interventions existent (utilisation de levures indigènes1, contrôle des températures) mais sans résultats garantis. Les vins obtenus sont réputés « libérés » (p. 119) de l’œnologie classique (la limpidité n’indique plus la qualité, la turbidité signale l’absence de filtrations, une meilleure gamme aromatique) et des cahiers des charges d’appellation d’origine contrôlée (AOC) bridant leur créativité (notamment en matière de cépages, contenants ou macérations). Cette orientation comporte des coûts psychologiques (avec les risques encourus), physiques (avec le retour à un outillage simple) et temporels (avec la moindre maîtrise des aléas). Néanmoins, elle revalorise le terme et le métier de paysan, figure d’un renouveau agricole progressiste. Les vignerons nature, opérant en dehors des réseaux professionnels classiques (AOC, syndicats, distributeurs…), empruntant à des méthodes non reconnues – comme la « cristallisation sensible »2 – s’en écartent, mais tissent des relations qui les rapprochent d’autres groupes (militants, néo-ruraux).
4Les relations avec les vignerons non nature sont labiles, voire conflictuelles. Certains syndicats d’AOC se sentent menacés par les risques d’épidémies – liés aux refus de vignerons nature de traiter chimiquement. Ils leur reprochent, en outre, d’inscrire sur leurs étiquettes le nom d’une localité associée à une AOC, sans en respecter le cahier des charges. Dès lors, des vignerons nature voient leur vin inscrit dans la catégorie des Vins de France (VDF), la plus permissive et la seule qui autorise leurs pratiques.
5Il y a là un paradoxe absent de l’ouvrage et qui gagnerait à être abordé : comment se fait-il qu’une catégorie – les VDF –, réputée inférieure dans la hiérarchie vitivinicole, constitue désormais un espace attirant producteurs et consommateurs de vins natures ? C’est aux conditions sociologiques de structuration de la compétition vitivinicole et des institutions marchandes qu’on pourra s’intéresser. Comment et pourquoi des AOC, notamment, ont-elles cessé de garantir à certains de leurs bénéficiaires et consommateurs les rétributions – économiques et symboliques – attendues, au profit des vins nature et des VDF ? Cette interrogation pourra retenir l’attention de sociologues et de politistes, qui trouveront dans l’ouvrage de Christelle Pineau des éléments pour questionner la transformation d’institutions marchandes.
Notes
1 Micro-organismes présents sur la peau des raisins, qui réalisent la fermentation alcoolique.
2 « […] sorte de diagnostic qui permet d’évaluer la qualité de tout organisme vivant […] » (p. 157).
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Référence papier
Romain Blancaneaux, « Christelle Pineau, La corne de vache et le microscope. Le vin “nature”, entre sciences, croyances et radicalités », Études rurales, 203 | 2019, 192-193.
Référence électronique
Romain Blancaneaux, « Christelle Pineau, La corne de vache et le microscope. Le vin “nature”, entre sciences, croyances et radicalités », Études rurales [En ligne], 203 | 2019, mis en ligne le 01 janvier 2019, consulté le 11 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/16513 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.16513
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