Ivan Bruneau, Gilles Laferté, Julian Mishi et Nicolas Renahy (dir.), Mondes ruraux, classes sociales
Ivan Bruneau, Gilles Laferté, Julian Mishi et Nicolas Renahy (dir.), Mondes ruraux, classes sociales, Paris, éditions de l’École des hautes études en sciences sociales (« En temps & lieux »), 2018, 266 p.
Texte intégral
1Voilà un ouvrage dont la parution arrive à point nommé au moment même où l’actualité porte sur le devant de la scène les difficultés et les protestations des mondes ruraux. Les auteurs affichent leur ambition d’apporter une « analyse renouvelée des campagnes françaises, attentive à la diversité des groupes sociaux et aux rapports de classe qui traversent ces territoires », ainsi que le résume la quatrième de couverture. En redonnant une visibilité aux classes populaires, le mouvement des « gilets jaunes », apparu en novembre 2018, a confirmé la pertinence d’une vision conflictuelle du monde rural et l’intérêt d’une analyse des rapports de domination entre classes et fractions de classe. La prise de conscience de l’aggravation des inégalités économiques et sociales affectant les territoires ruraux est devenue un thème majeur du débat public qui interpelle les élites politiques comme un grand nombre de citoyens. L’ouvrage apporte-t-il des clés de lecture et de compréhension d’une réalité sociale plurielle, ainsi que l’annonce le titre de l’ouvrage ? Afin d’y répondre, il est nécessaire de revenir sur les objectifs du projet scientifique, le choix d’une méthodologie de l’ethnographie collective et son inscription dans une sociologie critique des classes. Le croisement entre une approche sociologique se réclamant d’une construction théorique dans le sillage de Pierre Bourdieu (p. 14) et une analyse localisée fondée sur une enquête « multi-entrées » portant sur divers groupes sociaux (p. 21) fait toute la richesse mais aussi la difficulté d’appréhension du contenu de l’ouvrage et de l’éclairage qu’il entend apporter.
- 1 La liste des publications directement issues de ce programme est donnée à la fin de l’ouvrage. La p (...)
- 2 Françoise Zonabend, 2011, « Retour sur archives. Ou comment Minot s’est construit », L'Homme 200, p (...)
- 3 Tina Jolas, et al., 1990, Une campagne voisine. Minot, un village bourguignon. Paris, Éd. de la Mai (...)
- 4 Voir à ce propos Gilles Laferté, 2014, « Des études rurales à l’analyse des espaces sociaux localis (...)
2Sous la plume des auteurs qui animent le collectif de chercheurs participant au projet, l’introduction présente le mode d’intervention de l’enquête ethnographique collective et délimite le cadre et le statut du terrain d’observation. Le projet intitulé « Encadrement et sociabilité des mondes ruraux. Revisite et regards contemporains » s’est étendu sur les années 2006-2012 et a réuni des chercheurs principalement rattachés au Centre d’économie et de sociologie appliquées à l’agriculture et aux espaces ruraux (Inra-Enesad) ainsi que plusieurs jeunes chercheurs qui, dans le cadre de leur doctorat, ont effectué là leurs premières expériences de terrain1. La présentation introductive positionne le projet de « saisir l’espace social à une échelle locale » qui autorise une étude de cas approfondie d’un terrain, le Germanois, situé dans le centre-est de la France. Le lecteur curieux cherchera en vain sur une carte où se situe un terrain d’observation dont tous les noms de lieux ont été anonymisés pour en éviter l’identification, ce qui n’est pas le moindre paradoxe pour une analyse localisée qui prétend attacher une importance primordiale au « cadre où se forgent les trajectoires, où se déroulent les interactions et se nouent les liens d’interdépendance » (p. 9). Ce collectif entend se démarquer d’autres programmes de recherche portant sur le même terrain, comme les chercheurs qui ont participé à la RCP (recherche coopérative sur programme) du Châtillonnais2 dont on cherchera en vain mention explicite. La raison en est simple, ces travaux ont été publiés de 1966 à 1990, et leurs auteurs, anthropologues, sociologues et géographes3 se rattachent à d’autres traditions de recherche en sciences sociales avec lesquelles les auteurs se veulent en rupture. Les études de la sociologie rurale de la deuxième moitié du xxe siècle ne sont-elles pas jugées dépassées et comme « balayées par l’évolution radicale des mondes ruraux »4 ? Le lecteur se contentera de faire connaissance avec une zone dont la description est réduite « à un vaste ensemble peu marqué par les activités agricoles, la présence d’un important massif forestier et les activités économiques et les services de Saint-Germain, bourg-centre de 6 000 habitants » (p. 18), un territoire ainsi privé de l’identité géographique qui donnerait chair à sa morphologie sociale. Loin de brosser le panorama de la zone d’enquête, les auteurs se bornent à caractériser son profil, en termes de proportions relatives des catégories socio-professionnelles (CSP), de manière à le comparer à celui d’autres types d’espaces (p. 20).
3Le dessein du collectif de chercheurs est tout autre. Il s’agit de reconstruire l’objet des mondes ruraux, d’appréhender la diversité des groupes sociaux qui y résident et appartiennent majoritairement aux classes populaires, principalement ouvrières, ainsi qu’à des fractions d’une petite bourgeoisie rurale, aux franges culturelles et économiques des classes dominantes. Dans cet objectif, les sept chapitres de l’ouvrage déroulent une vision de la stratification sociale et des rapports de classe à une échelle où les groupes sociaux, en situation de coprésence, sont en interaction.
4Une même grille de lecture est appliquée à un espace social découpé en autant de scènes sociales qu’il y a de chapitres, de manière à saisir les individus dans leurs univers de travail, qu’il s’agisse du « travail au bois » (le bûcheronnage) ou de la réparation de matériel ferroviaire dans un établissement industriel, à les appréhender dans leur stratégie d’accession au pouvoir local et encore de les dépeindre par leurs modes de sociabilité, leurs styles de vie et de loisirs. À partir de leur appartenance professionnelle, de leur trajectoire de vie, en se fondant sur les paroles, les attitudes et les comportements que seule l’enquête ethnographique permet de restituer, il est possible de positionner chacun, de l’affecter à un groupe social, à une fraction de classe sociale. Un tel projet de « construction relationnelle d’une position de classe » (comme le précise l’intitulé du chapitre 4) aboutit à ranger les individus et les ménages enquêtés, les uns par rapport aux autres, dans une vision hiérarchisée de la trame sociale et, de la sorte, à procéder à un « jeu relatif de classement ».
5L’analyse de ces espaces sociaux localisés que l’on ne saurait réduire à des effets de lieu, apporte-t-elle un nouvel éclairage sur une réalité sociale particulièrement complexe ? Les matériaux de l’enquête ethnographique y contribuent. Ainsi, l’étude documentée des usages sociaux liés à l’activité cynégétique permet de saisir les relations de domination qui se jouent sur les scènes de chasse entre ceux qui appartiennent aux classes populaires locales et ceux qui relèvent des fractions de classes supérieures (chapitre 1). Dans un autre registre, le statut des entrepreneurs de travaux forestiers illustre la situation inédite d’une professionnalisation en marge du salariat (chapitre 3). Le recours au vocabulaire canonique des formes de capital économique, culturel et social est mobilisé pour décrire l’embourgeoisement des céréaliers (chapitre 4). Gilles Laferté s’appuie sur les données d’un terrain d’observation où ce groupe social bénéficie de revenus élevés permettant de se constituer un patrimoine et d’échapper à la paupérisation qui frappe tant d’autres agriculteurs. Parvenus à s’extraire des classes populaires, ces « agriculteurs argentés » (p. 130) intègrent les nouvelles franges patrimoniales et économiques de la bourgeoisie et recherchent une forme de légitimité de leur mobilité sociale ascendante. La domination au travail est la forme principale revêtue par les rapports de classe qui s’instaurent entre des ouvriers d’exécution, d’origine autochtone, et des cadres aux carrières plus mobiles, au sein d’une même entreprise industrielle (chapitre 5). Un tel constat resterait dans l’ordre usuel des choses s’il n’était là pour revisiter le rôle de l’interconnaissance villageoise, telle que mobilisée par les travaux des sociologues ruralistes des années 1970-1990, pour décrire différents traits du mode de vie rural. Julian Mishi retrace l’évolution des réseaux d’interconnaissance qui se déploient dans l’univers de travail au sein de cet établissement. Se refusant à réduire la notion d’interconnaissance à « une catégorie idéal-typique » (p. 151) qui empêcherait « une prise en compte des rapports de classe » (p. 152) et conduirait à minorer les positions institutionnelles et professionnelles, le chercheur analyse la manière dont « les formes rurales de l’interconnaissance se recomposent selon des logiques de gestion de la main-d’œuvre qui peuvent, par certains aspects, renforcer les clivages de classe » (p. 181) et, ainsi, venir expliquer le défaut de partage d’une même culture d’atelier.
6De la juxtaposition de ces diverses scènes sociales, se dégage l’idée que dans le nouveau contexte politique, économique et social du monde rural, les clivages de classe ont subi une reconfiguration telle que la nature des relations entre les fractions de classe, les tensions et les oppositions qui en résultent, ne permettent plus de faire société. Riche d’observations précises sur les attitudes et les réactions de personnes plongées dans les contradictions de l’univers de travail, l’ensemble de ces contributions apporte sans nul doute une vision pertinente de mondes ruraux en proie au délitement. À la lecture de cet ouvrage, on comprend mieux la fronde qui s’est emparée de ces territoires, les raisons d’agir et les sociabilités des acteurs des « ronds-points » et, notamment, leur aspiration à recréer du lien social. Cependant, l’obsession d’une vision de classes tend à sous-estimer les distorsions qui affectent ces espaces sociaux localisés, ces territoires désertés par les services publics, trop éloignés des pôles d’emploi et privés de l’accès aux biens économiques et culturels qui permettraient de répondre aux légitimes attentes de ceux qui y résident.
7En refermant un ouvrage qui ne peut laisser indifférent, on s’interroge sur l’accueil qui lui sera réservé par son lectorat potentiel. Produit d’une pensée originale et critique, l’analyse du collectif de chercheurs s’adresse-t-elle à un public d’étudiants en sciences sociales, à un cercle d’initiés partageant une théorisation bourdieusienne, ou encore aux militants d’une mobilisation populaire ?
Notes
1 La liste des publications directement issues de ce programme est donnée à la fin de l’ouvrage. La plupart de ces chercheurs ont depuis rejoint d’autres centres, certains d’entre eux sont membres du centre Maurice-Halbwachs (UMR 8097 CNRS-ENS-EHESS).
2 Françoise Zonabend, 2011, « Retour sur archives. Ou comment Minot s’est construit », L'Homme 200, p. 113-140.
3 Tina Jolas, et al., 1990, Une campagne voisine. Minot, un village bourguignon. Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme.
4 Voir à ce propos Gilles Laferté, 2014, « Des études rurales à l’analyse des espaces sociaux localisés », Sociologie 4 (5), p. 423-439.
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Référence électronique
Marie-Claude Maurel, « Ivan Bruneau, Gilles Laferté, Julian Mishi et Nicolas Renahy (dir.), Mondes ruraux, classes sociales », Études rurales [En ligne], 203 | 2019, mis en ligne le 01 juillet 2019, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/16501 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.16501
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