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Marchands ou négociants ?

Commerce et qualifications sociales dans les campagnes françaises (xviiie-xixe s.)
Traders or merchants?: Business and social categories in the French countryside (18th-19th centuries)
Boris Deschanel
p. 168-187

Résumés

Qu’est-ce qu’un négociant dans la France du xviiie siècle ? Depuis les années 1970, le problème a été traité par de nombreux travaux, consacrés en majorité au grand commerce urbain. Dans cette perspective, le négociant apparaît avant tout comme un riche commerçant cosmopolite, opposé au simple marchand, presque toujours installé en ville. Pourtant, le qualificatif de « négociant » n’est pas ignoré dans les villages et les bourgs, où il reste employé jusqu’au xixe siècle, voire au-delà. À travers l’étude de plusieurs espaces différents, dans le Sud-Est de la France, cet article analyse les usages des catégories commerciales dans les espaces ruraux. Il permet d’aboutir ainsi à une nouvelle définition du négociant, qui pourrait être généralisée au-delà des communautés urbaines.

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Texte intégral

Le parfait négociant.

Le parfait négociant.

Le Parfait négociant, ou Instruction générale pour ce qui regarde le commerce de toute sorte de marchandises, tant de France que des pays estrangers... par le sieur Jacques Savary, 1675, L. Billaine, Paris.

Bibliothèque nationale de France, département Réserve des livres rares, V-17348.

1Les négociants de l’Europe et de la France modernes semblent appartenir au monde des villes. Installés dans les ports de l’Atlantique ou de la Méditerranée, dans les grandes places continentales, dans les centres manufacturiers et financiers, ne sont-ils pas les meilleurs représentants de ces citadins conquérants, au cœur des circulations entre l’Ancien et le Nouveau monde ? Qu’on détourne pourtant le regard vers les bourgs ruraux ou les villages : on constatera alors que le terme de négociant ne s’évanouit d’aucune manière. Dans les archives des familles, des firmes, dans les registres des notaires, des paroisses, des administrateurs, le mot figure bel et bien, mais il renvoie à une signification originale, loin des usages qui dominent au sein des dictionnaires ou des traités d’Ancien Régime. L’historiographie contemporaine, absorbée davantage par les milieux d’affaires des cités que par les échanges ruraux, a le plus souvent ignoré ce décalage. La plupart des études menées sur le sujet présentent ainsi des négociants urbains, prospères, attachés à leur honorabilité sociale et à leur prestige collectif, par opposition aux simples marchands – boutiquiers des villes ou détaillants des villages. Comme l’a souligné Silvia Marzagalli [1999 : 31-32], cette tension se retrouve dans la plupart des langues européennes, dès le xve siècle. La distinction repose sur une série d’antagonismes : entre le commerce de gros et de détail ; entre les échanges lointains et locaux ; entre des entrepreneurs polyvalents et d’autres plus spécialisés ; entre de riches hommes d’affaires et des détaillants plus pauvres. En choisissant de s’intéresser à des terrains d’enquête ruraux, l’objectif de l’article sera précisément de confronter cette définition théorique à la manière dont le mot « négociant » pouvait être appliqué à des acteurs qui, en principe, relevaient plutôt d’autres catégories mercantiles. Après une présentation de la méthode suivie et des sources exploitées, nous commencerons par exposer les divers types d’individus associés au qualificatif de négociant dans la documentation. Nous montrerons ensuite que la grande diversité de ce négoce rural peut être expliquée en tenant compte des enjeux de prestige inhérents à la pratique du commerce dans la France moderne. Nous analyserons enfin la façon dont la transformation de ces enjeux a pu rejaillir sur les pratiques classificatoires, de la Révolution au xixe siècle.

Méthode et documentation

  • 1 Cahier d’enregistrement des patentes délivrées (8 août 1791-13 mai 1792), Archives départementales (...)

2En 1725, Jean-François Roux – obscur commerçant de Marseille – choisit de se présenter en tant que « négociant ». Bien mal lui en prend : un siècle et demi plus tard, Charles Carrière dénonçait à son sujet un cas flagrant d’« usurpation de négoce » [1990 : 33] – et de préciser que le terme ne pouvait s’appliquer qu’aux franges supérieures des milieux d’affaires. L’anecdote est très significative de la manière dont les historiens du grand commerce ont abordé la définition du négociant, en systématisant une conception à la fois très élitiste (le négoce ne saurait relever que d’une aristocratie mercantile) et très citadine. Pourtant, sitôt franchi l’enceinte des villes, le tableau devient vite plus contrasté et la définition classique du négociant – telle qu’elle a été rappelée en introduction – perd en netteté. Les exemples ponctuels ne manquent pas pour illustrer ce constat. Dans la petite localité de Crest (Drôme), des listes fiscales rédigées sous la Révolution recensent ainsi un « négociant, teinturier, débiteur de tabac »1. De même, les passeports isérois évoquent en 1801 deux « négociants fleuristes », plus proches du colportage que du grand commerce.

  • 2 Le mot sera employé dans le sens que lui donne notamment Dominique Margairaz [1988].

3Par-delà leurs particularités, ces observations attirent l’attention sur une question plus vaste : comment appréhender les régimes de classification propres aux sociétés préindustrielles2 ? Face à la grande variabilité des usages d’un même mot (tel que « négociant »), trois options se profilent.

4La première consiste à reprendre à notre compte la définition exclusive que donnait du négoce la littérature de la fin du xviie puis du xviiie siècle – ce qui conduit à adopter une posture normative, au sens où il s’agirait de distinguer le « vrai » négociant du « faux ». L’opposition négociant-marchand s’en trouve artificiellement rigidifiée, alors qu’elle s’avère en pratique très fluctuante.

  • 3 En témoignent les nombreuses rééditions du Parfait négociant [Savary 1675] ou les articles qu’y co (...)

5La seconde possibilité revient à considérer que la multiplicité des usages recouvre une absence de signification précise : le mot n’aurait pas vocation à désigner une qualité particulière et serait à ce titre d’une faible utilité à l’historien. Cela sous-entend que les modes de classifications anciens seraient dénués de rationalité : mais dans ce cas, pourquoi les contemporains les mobilisaient-ils3 ?

6Pour ne pas mésestimer l’importance de ces différences sémantiques, une troisième solution se profile, qui ne cherche ni à rectifier, ni à rejeter les qualificatifs utilisés dans la documentation. La démarche consiste à examiner les terminologies qui figurent dans les archives, puis à reconstituer les raisons qui ont poussé les acteurs à les choisir. Cette méthode présente l’avantage de partir du principe selon lequel le vocabulaire employé renvoie à un sens social précis. Les variations entre désignations (« négociant », « marchand »…) ne sont donc pas aléatoires. Quant à l’incertitude qui entoure souvent la délimitation du négoce, elle doit être considérée elle-même comme potentiellement significative et intégrée à l’analyse.

7L’examen des espaces ruraux présente l’avantage de renouveler les conditions d’observation de ces usages. Certes, nous perdons de vue les agents les plus puissants, établis dans les villes. En contrepartie, il devient possible de confronter la définition théorique du « parfait négociant » [Savary op. cit.] à l’emploi ordinaire du mot et à ses évolutions. L’article a pris pour point de départ l’hypothèse d’une mutation du système économique, entre la fin de l’âge moderne et le début de l’époque contemporaine. Celle-ci renvoie à la « crise de l’Ancien Régime », que nous avons analysée comme une crise du mode de production, associée en France à une crise des formes institutionnelles, en s’inspirant de la théorie de la régulation [Boyer 2015] et d’une partie de l’historiographie, qui insiste sur la discontinuité structurelle entre économies préindustrielles et industrielles [Grenier 1996 ; Gervais 2004]. Nous nous sommes enfin efforcés d’analyser l’histoire des conventions classificatoires dans cette phase de transformation, en tenant compte des apports de la sociologie des catégories professionnelles en la matière [Desrosières 1989].

8Nous avons donc procédé à la comparaison de cas émanant de plusieurs espaces ruraux français, qu’on peut globalement caractériser comme tels dans la mesure où ils se rattachaient à des structures socio-économiques communes, dominées par les activités agricoles. La délimitation de ces zones pose néanmoins un problème évident, tant il est difficile d’adopter une définition unique de la ruralité, valable du début du xviiie jusqu’au milieu du xixe siècle. Le seuil démographique constitue bien sûr un possible critère : la limite de 1 500 habitants, souvent convoquée dans les enquêtes du début du xixe siècle, est par exemple reprise par Bernard Lepetit [1988 : 454-457] pour distinguer espaces ruraux et urbains. Cependant, les communes dont la population était comprise entre 1 500 et 3 000 habitants se situaient souvent à mi-chemin entre le gros village et la petite ville, avec des variations selon l’état de l’armature urbaine régionale. De plus, sous l’Ancien Régime, l’identification des villes ne reposait pas uniquement sur la quantité d’habitants agglomérés. Aussi avons-nous opté pour une approche mixte. Nous avons d’abord rejeté dans la sphère urbaine les localités dont la population dépassait 3 000 habitants. Puis nous avons recensé celles qui, indépendamment de leurs propriétés démographiques, bénéficiaient avant 1789 de privilèges urbains, afin de les écarter du champ d’analyse.

9L’étude repose sur des observations portant sur le quart sud-est de la France, principalement entre le Dauphiné et le Bas-Languedoc (Hautes-Alpes, Ardèche, Drôme, Gard, Hérault, Isère). Notre terrain rassemble donc des régions rurales très hétérogènes. Il s’agit de mettre à profit cette diversité, pour éviter une étude strictement monographique et proposer une analyse généralisable à des territoires variés. C’est dans cette perspective que nous avons emprunté ponctuellement quelques exemples à d’autres aires géographiques, à des fins de comparaison.

10Ce travail s’appuie sur des archives publiques (documents fiscaux ou administratifs), exploitées afin de dépeindre la démographie du négoce rural. Cette première approche a permis de collecter des informations globales sur les caractéristiques et la distribution spatiale du négoce rural. À partir de ce travail, on peut préciser le positionnement individuel de certains « négociants », dont les archives familiales ou entrepreneuriales ont été conservées. Ces fonds dévoilent d’une part les comportements et les occupations des agents à un niveau microsocial. D’autre part, lorsqu’ils émanent d’hommes d’affaires influents, ils permettent de reconstituer un ensemble de chaînes de relations, autour desquelles s’organisaient les échanges régionaux, et qui conditionnaient les qualifications attribuées aux commerçants.

De la ville au village : profils négociants

  • 4 Fonds des Familles Boyer et Favand de Millau et d'Alès (1396-1900), Archives départementales du Ga (...)

11La présence du négoce dans les espaces ruraux français se manifestait, à la fin de l’Ancien Régime, sous deux formes principales. L’influence de négociants des villes sur les campagnes voisines constitue un phénomène relativement bien connu et documenté. De nombreux fonds attestent le rayonnement à la fois marchand et financier qu’exerçaient des négociants urbains sur les zones rurales. C’était, par exemple, le cas d’Antoine et Étienne Favand, à Alès (Gard), dans la seconde moitié du xviiie siècle. Les Favand relevaient d’une famille de petits commerçants, enrichis dans l’épicerie. Les sources épistolaires et familiales des années 1770-1780 les présentent surtout comme des « négociants » de la ville languedocienne, qui se spécialisèrent dans le commerce des céréales, s’approvisionnant plus au sud, à Nîmes, Lunel, Beaucaire, pour écouler leurs stocks à Alès et sur les pourtours des Cévennes4. Les pièces comptables conservées (surtout en 1770-1790) révèlent de multiples opérations de crédit ou de commerce dans des villages ou hameaux cévenols. Les remises de menues quantités de seigle, les instructions données à des intermédiaires pour approvisionner boulangers et particuliers, ou encore de petites opérations de prêt, ponctuent la documentation, dont l’organisation très éparpillée entrave néanmoins tout effort de quantification.

  • 5 Fonds du château de Manteyer, Archives départementales de l’Isère, archives privées, 14 J.

12À Gap (Hautes-Alpes), dans un tout autre contexte, l’examen des créances du négociant Pierre Daniel Pinet révèle une organisation analogue5. L’homme d’affaires comptait parmi les plus imposés de la ville à la fin des années 1780. En 1788, il avait dressé la liste de ses « dettes passives » qui s’élevaient à un total de 112 369 livres tournois décimalisées (ltd.), réparties entre 114 individus différents (fig. 1).

Figure 1. Répartition par lieu de résidence des créanciers et des créances du négociant Pierre Daniel Pinet (Gap, 1788).

Figure 1. Répartition par lieu de résidence des créanciers et des créances du négociant Pierre Daniel Pinet (Gap, 1788).

13Les créances étaient très localisées, puisqu’elles se répartissaient majoritairement entre le Gapençais, le Champsaur, le Diois. Le négociant assumait de fait un rôle de banquier pour toute une partie des communautés alpines voisines. Les sommes qui concernaient des débiteurs installés dans des bourgs et des villages étaient inégalement élevées – d’une dizaine de livres à plusieurs milliers. De même, les délais de remboursement oscillaient entre plusieurs dizaines de jours et plusieurs années, voire plusieurs dizaines d’années.

Figure 2. Valeur et délai de remboursement des créances de Pinet avant 1788.

Figure 2. Valeur et délai de remboursement des créances de Pinet avant 1788.
  • 6 Fonds du château de Manteyer, Archives départementales de l’Isère, archives privées, 14 J 26-27. V (...)
  • 7 Les Pinet avaient passé des contrats avec l’administration militaire dès la guerre de Succession d (...)
  • 8 Pinet avait acquis en 1763 la charge de receveur des tailles de l’élection de Gap (Fonds du châtea (...)

14Par-delà les disparités relevées, on remarque (fig. 1) que les délais avaient tendance à être plus réduits pour les sommes les plus importantes (supérieures à 6 000 ltd. ), et pouvaient en revanche se prolonger pendant des années pour des sommes moins importantes (inférieures à 2 000 ltd.). Ce constat suggère d’abord que Pinet assurait des prêts à des individus qui occupaient des positions sociales disparates, ce que confirme la correspondance, où les sollicitations de cultivateurs à l’écriture maladroite côtoient des lettres impeccablement rédigées par des notables locaux6. La famille Pinet exerçait dans la région une emprise d’autant plus forte qu’elle s’appuyait sur des capacités financières exceptionnelles, la maîtrise d’une partie des réseaux d’approvisionnement et de distribution, mais aussi sur l’accès aux marchés militaires7 et sur une grande proximité avec les institutions monarchiques locales8. De la sorte, les négociants gapençais apparaissaient comme des intermédiaires incontournables dans la région, aussi bien d’un point de vue marchand que financier. Du reste, après la Révolution – et malgré leurs opinions très modérées – les Pinet furent sollicités à plusieurs reprises, tant pour prendre en charge les fournitures civiles et militaires que pour fonder dans le département une agence de la Banque de France.

15Cette configuration semble se répéter dans la plupart des régions rurales françaises. En Lorraine, J. Villain [2015 : 278-283] indique, par exemple, que des grossistes, installés dans les principales places commerciales, drainaient une clientèle rurale ou semi-rurale dans un rayon d’une centaine de kilomètres. Si les négociants urbains subissaient aussi la concurrence de commerçants plus modestes, implantés dans les bourgs et les petites villes, ils n’en restaient pas moins des intermédiaires importants, autour desquels se structuraient les circuits marchands locaux, notamment dans certains secteurs (céréales, vins, bois, textile). Le constat est identique, mais à un niveau d’observation différent, à Gaillac (Tarn) : la monographie de J. Cornette [1986 : 80-88] sur le négociant en vins Benoît Lacombe montre que la prospérité de ce dernier était assise sur des relations entre la petite cité et les vignobles alentour.

16Enfin, les campagnes étaient aussi, pour des négociants citadins, un possible lieu d’investissements. Depuis Grenoble et Vizille, la famille Perier – sans doute la plus influente de la région – avait par exemple acquis, sous l’Ancien Régime, des titres seigneuriaux et des domaines dans une partie du Haut-Dauphiné, d’où elle était originaire. Les spéculations foncières sur les biens nationaux, à la fin du xviiie siècle, sont également très révélatrices. Profitant de l’occasion, les Perier achetèrent de vastes terrains dans les plaines du Gard. Des comportements similaires sont relevés dans d’autres régions, comme le Nord, le Pas-de-Calais, Jemappes [De Oliveira 2011 : 79-83] ou l’Eure [Bodinier 1999 : 13].

  • 9 Administrations provinciales, Archives départementales du Gard, C 1675.
  • 10 Les Vans (environ 1 600 habitants en 1793) sont qualifiés tantôt de (petite) « ville », tantôt de (...)
  • 11 Le dixième d’industrie était défini comme un impôt de quotité mais fonctionnait en fait comme un i (...)

17À la mainmise des négociants urbains sur des pans de l’économie rurale s’ajoute l’implantation de commerçants qualifiés de négociants au cœur des campagnes, tant dans des localités intermédiaires (bourgs) que dans des villages et hameaux. Pour saisir le phénomène, les sources fiscales sont particulièrement appropriées. En Languedoc, dans le diocèse d’Uzès, les rôles nominatifs du dixième d’industrie9 montrent, par exemple, que certaines communautés semi-rurales accueillaient dès les premières décennies du xviiie siècle un petit négoce local, aux effectifs encore réduits. Dans le bourg10 des Vans (Ardèche), aux portes des Cévennes, on dénombre entre 1734 et 1735 seulement cinq « négociants », sur 122 imposés. L’analyse des cotes fiscales11 prouve que ces « négociants » appartenaient à la moitié la plus taxée des gens d’affaires, mais avec des disparités notables : alors qu’un certain Louis Dupuy devait s’acquitter de 30,75 ltd., son confrère Pierre Jauffrés payait quant à lui 6,15 ltd., une somme inférieure aux cotes des petits artisans ou détaillants – cardeurs, bastièrs (bourreliers), cordonniers, mangonièrs (regrattiers).

18Au début du xviiie siècle, le qualificatif de négociant restait cependant rare dans les communautés rurales, davantage utilisé dans les petites villes et les bourgs. Dans le rôle du dixième du diocèse d’Uzès de 1734-1735, le mot n’est jamais employé pour les localités les plus excentrées. Ce n’est qu’au cours du siècle que le terme se diffusa plus largement. Dans l’Isère des années 1790, les listes de l’emprunt forcé de 600 millions contenaient par exemple 152 « négociants », sur plus de 10 600 individus. Alors que le département comptait deux des principales villes du Dauphiné (Grenoble et Vienne), qu’une partie de son territoire jouxtait l’axe rhodanien et la région lyonnaise, une courte majorité de négociants (54 %) était localisée hors des villes (7 % dans des bourgs, 46 % dans des villages).

  • 12 Fonds de l’intendance du Limousin, Archives départementales de la Haute-Vienne, C 191-192.
  • 13 Rôles des revenus sur l'industrie dans les villes, bourgs et villages, Archives départementales de (...)

19Dans l’ensemble, ces négociants ruraux et semi-ruraux assumaient les mêmes fonctions que celles exercées à distance par les homologues urbains : commercialisation de produits locaux (bois, chanvre, laine, objets manufacturés…), distribution de marchandises venues de l’extérieur (grains, vins, étoffes), activités de crédit. L’ampleur de leurs affaires était néanmoins tout autre. Sous l’Ancien Régime, la distribution géographique du vingtième d’industrie résumait bien ces écarts. L’impôt portait en priorité sur les villes, comme le rappellent les archives conservées pour le Dauphiné, le Languedoc, le Limousin12, la Bourgogne13. Cette répartition, en dépit de son caractère très approximatif, indique une moins grande prospérité du commerce rural. Dans ce cadre, les négociants ruraux tenaient bien souvent le haut du pavé. Au contraire de leurs confrères citadins, leur influence ne s’étendait guère au-delà : dans les faits, leur positionnement les rapprochait des autres notables roturiers, sans rupture radicale avec le monde de l’artisanat, de la boutique, voire du colportage. Les archives privées, familiales ou entrepreneuriales, manquent toutefois afin d’étoffer ce constat. Il s’ensuit que les monographies consacrées à de petits négociants sont assez peu fréquentes, ce d’autant qu’elles ont longtemps été considérées comme moins utiles à l’étude des échanges préindustriels. Les quelques exemples dont nous disposons confirment néanmoins que l’opposition entre le négoce urbain impliqué dans les circuits ruraux et les négociants ruraux résidait dans une différence d’échelle.

Question de prestige ?

  • 14 Archives privées, Archives départementales de l’Isère, 1 J 654.

20Le 26 novembre 1777, à Mens (Isère), sur les hauteurs du Trièves, deux négociants se réunirent pour fonder une nouvelle société14. Le premier, Pierre Gastoud, était établi sur place. Le second, Abrard, était originaire de Jonchères (Drôme), petite communauté du Diois, distante d’une quarantaine de kilomètres. Tous deux relevaient donc de ce négoce des bourgs et des villages, à l’écart des grandes places marchandes. Certes, il n’est pas question de postuler une quelconque représentativité des archives de cette société. Cependant, du fait de la rareté de telles sources, l’étude de la firme permet d’affiner notre compréhension du fonctionnement de ces entreprises.

  • 15 Archives départementales des Hautes-Alpes, L 325.

21Le contrat d’association de 1777 donne un aperçu des capitaux mobilisés. La nouvelle société héritait de 5 000 ltd., issues de l’ancienne société de Gastoud. S’y ajoutaient 2 000 ltd., versées par Abrard. Soit un capital très inférieur à ceux qu’on observait couramment dans de grandes villes du Sud-Est (Lyon, Marseille), voire dans les petites villes dauphinoises. À Briançon (Hautes-Alpes), en 1788, la société Bompard et Cie avait ainsi investi à sa création 40 000 ltd.15. En outre, Abrard et Gastoud inscrivaient leurs opérations dans une aire plutôt restreinte : les vestiges de comptabilité concernent les villages des environs. L’état des dettes actives de la société, en 1779, prouve que les capitaux manipulés par les deux négociants étaient limités : les créances s’élevaient à 8 362 ltd. Leur étude dessine une géographie centrée autour de Mens, incluant les villages proches de Saint-Guillaume, Chichilianne (Isère), ainsi que des bourgs plus importants, comme la Mure (Isère) et Châtillon-en-Diois (Drôme).

22Non seulement Abrard et Gastoud n’étaient pas liés au « commerce au loin », mais la documentation épistolaire et comptable reflète de surcroît d’autres caractéristiques bien peu conformes à l’image habituelle du négoce. En premier lieu, la gestion de l’entreprise n’était pas exempte de maladresses. La comptabilité était assez verbeuse, entrecoupée de phrases destinées à justifier les transactions. En second lieu, les opérations marchandes ne se cantonnaient pas au commerce en gros. Les deux négociants étaient aussi des détaillants, vendant sur les marchés draps, clous et ustensiles divers.

23Cette incertitude rappelle que la notion de négoce, dans la France d’Ancien Régime, ne renvoyait pas à un contenu juridique clairement établi. Certes, l’idée selon laquelle le négociant ne dérogeait pas à la noblesse était bien présente dans la littérature. Néanmoins, elle ne s’appliquait pas à l’identique partout : en Bretagne, par exemple, l’appartenance au second ordre était compatible avec le commerce en gros comme en détail [Ferrière 1758 : 355-356]. De plus, la lecture des textes normatifs révèle des confusions entre les appellations de négociant et de marchand, contraignant souvent à utiliser les deux termes conjointement ou à les préciser pour lever l’ambiguïté (en évoquant par exemple les « négociants en gros »).

24Les usages de ces qualificatifs font écho à des enjeux qui sont essentiellement politiques et symboliques, liés tantôt au problème de l’encouragement public du négoce, tantôt à la question de sa représentation et de sa valorisation sociale, dans une perspective mercantiliste ou néo-mercantiliste. Or les mesures réalisées dans un certain nombre de régions rurales traduisent, en général, une diffusion du qualificatif de négociant, tant dans les archives publiques que privées. Le succès du mot semble d’autant plus important que celui-ci n’était encadré ni par le droit prérévolutionnaire, ni par les institutions corporatives. Dès lors, à peu près n’importe quel commerçant pouvait s’arroger cette désignation, selon ses ambitions.

  • 16 Voir F. Cadoret, La structuration sociale et la notabilité en piémont cévenol : l’exemple de Durfo (...)
  • 17 Rôles de l’emprunt forcé de 600 millions du département des Hautes-Alpes, Archives départementales (...)
  • 18 Rôles de l’emprunt forcé de 600 millions du département de l’Isère, Archives départementales de l’ (...)
  • 19 Ont été retenues dans la fig. 2 les estimations des fortunes (capital) dans les deux départements, (...)

25Dans ces conditions, le négoce – c’est-à-dire l’ensemble des individus qui apparaissaient dans une partie de la documentation comme des négociants – recouvrait une grande variété de cas, que la confrontation entre zones urbaines et rurales met clairement à jour. Cette diversité se vérifiait aussi à l’intérieur d’une même région, voire d’une même communauté. En 1791, dans le village de Durfort (Gard), plusieurs « négociants » étaient ainsi recensés dans les états de sections. Mais le terme était utilisé aussi bien pour désigner de riches notables locaux que des acteurs beaucoup plus modestes, dont les revenus fonciers variaient de 0,7 à 206 ltd.16 . Une analyse plus globale, à partir des rôles de l’emprunt forcé de 600 millions des Hautes-Alpes17 et de l’Isère18, confirme cet exemple (fig. 3)19.

Figure 3. Distributions des fortunes des négociants et marchands ruraux (Hautes-Alpes et Isère, 1793).

Figure 3. Distributions des fortunes des négociants et marchands ruraux (Hautes-Alpes et Isère, 1793).

Le graphique applique la méthode d’estimation par noyau pour comparer la répartition des fortunes attribuées aux « marchands » et aux « négociants » sur les rôles de l’emprunt forcé en Hautes-Alpes et en l’Isère. Pour un niveau de fortune donné, plus la densité est élevée et plus le nombre d’individus associés à ce niveau de fortune est important. Le paramètre h (appelé fenêtre, ou largeur de fenêtre) détermine le niveau de lissage de l’estimation. Pour plus de précisions sur la méthode employée, voir David W. Scott [1992].

Source : Archives départementales des Hautes-Alpes, L 527, Archives départementales de l’Isère, L 362-364.

26La comparaison de la distribution des niveaux de richesse estimés, chez les individus qualifiés de négociants et chez ceux qui sont désignés en tant que marchands, montre que les deux groupes n’étaient pas strictement opposés : il existait des marchands plus riches que certains négociants, et inversement. Globalement, les niveaux médians de fortune étaient supérieurs chez les négociants, dans les deux départements. Il en allait de même pour les valeurs des troisièmes quartiles. Mais les écarts les plus élevés apparaissent au niveau des neuvièmes déciles : les 10 % de négociants les plus aisés étaient nettement plus fortunés que les 10 % de marchands les plus riches. En somme, l’opposition négociant-marchand se vérifie, mais celle-ci n’est que tendancielle. Elle devient toutefois de plus en plus nette, au fur et à mesure qu’on restreint le cadre d’observation aux individus les plus opulents de ces localités rurales et semi-rurales.

  • 20 Fonds des sociétés Chauvet (1785-1805), Archives de la Chambre de commerce et d’industrie de Marse (...)
  • 21 Passeports délivrés (An IV-1817), Police générale, Archives nationales, F/7/3545.

27Les incertitudes dans la hiérarchisation financière se manifestaient aussi d’un point de vue strictement fonctionnel. En principe, le négociant renvoyait à un commerçant polyvalent, non spécialisé, vendant en gros. En fait, ces critères n’avaient rien d’exclusif, tout spécialement dans les campagnes. Tel négociant proclamé (ou autoproclamé) pouvait fort bien vendre occasionnellement en détail, y compris quand il s’agissait de citadins liés à une clientèle rurale. À Marseille, par exemple, Jean-Jacques Chauvet, au début des années 1790, exerçait le commerce en gros avec les Antilles, tout en se consacrant à la banque. Dans ses relations avec les bourgs et les villages de la vallée du Buëch, dont il était originaire, il se livrait aussi à des ventes en détail, principalement destinées à des proches ou à des membres de sa famille20. Toujours dans les Alpes, les registres de passeports mentionnent, au début du xixe siècle, quelques « négociants fleuristes » de Mont-de-Lans et de Vénosc (Isère)21, dont les activités relevaient plus du colportage que du commerce en gros. À l’inverse, tous les marchands n’étaient pas des détaillants, comme en témoignent les expressions de « marchand grossier » ou « marchand en gros ».

28La multi-activité semble être plus systématique, puisqu’elle caractérisait jusqu’aux « négociants » les plus modestes, qui adoptaient le qualificatif dès qu’ils commençaient à diversifier un tant soit peu leurs spéculations. Mais l’absence de franche spécialisation n’était pas l’apanage du négoce : des marchands se trouvaient dans la même situation, comme l’indiquait Maurice Agulhon en Provence [2012 : 123-140]. Du reste, la fiscalité révolutionnaire et postrévolutionnaire démontre la coexistence de marchands polyvalents (sans caractérisation spécifique) et spécialisés (de toiles, de bois, de fer…). Pour des raisons pratiques, les enquêtes sur les rôles fiscaux d’Ancien Régime sont plus difficiles à mener, mais les observations ponctuelles valident plutôt l’hypothèse.

29Les délimitations du négoce – et la différenciation entre négociants et marchands – fluctuaient donc bien souvent. Loin des grandes dynasties d’entrepreneurs qui dominaient les principales villes du pays, des commerçants de moyenne ou faible envergure n’hésitaient pas à s’attribuer la qualité de négociant, plus valorisante que les autres appellations, qui les distinguait localement des autres marchands. Sous l’Ancien Régime, le négoce rural est en ce sens révélateur de l’attraction symbolique qu’exerce le qualificatif. Celui-ci ne correspondait pas à une profession bien spécifiée. Versés tour à tour dans les échanges, la production ou les finances, les négociants des campagnes cherchaient à afficher leur aisance et leur honorabilité. Le principal point commun de tous ces acteurs résidait dans le rôle d’intermédiaire qu’ils endossaient, indépendamment de leurs fortunes et de leurs domaines de prédilection. En se plaçant à la croisée des marchés locaux et des circuits de distribution plus lointains, en concédant aux petits marchands, aux artisans, aux paysans des prêts d’argent, en employant aussi pour leur compte des ouvriers dans leurs fabriques, ces « négociants » occupaient une position socio-économique centrale, mais à des échelons différents. Certains d’entre eux, installés en ville, alimentaient les circuits ruraux, marchands ou financiers. D’autres, implantés dans les bourgs, assuraient des intermédiations entre les négociants plus influents et les réseaux de distribution locaux – non sans concurrencer quelquefois leurs confrères citadins. Viennent enfin des petits commerçants, voire de modestes marchands ambulants, qui s’emparaient surtout du terme de « négociant » pour des raisons de prestige.

Fonction et statut

30La figure du négociant, dans la France rurale d’Ancien Régime, était indissociable d’une conception inégalitaire de la société, où le rang – avec les droits particuliers, ou privilèges, qui s’y rattachaient – primait sur les fonctions professionnelles. C’est ainsi qu’on peut comprendre la réunion au sein de cette même catégorie d’agents si différents, tant du point de vue de leurs moyens financiers que de leurs spécialisations. Envisagée comme telle, l’appellation de négociant renvoyait non à une profession, mais à une qualification statutaire [Agulhon op. cit. : 139-140], attractive symboliquement, par laquelle les acteurs entendaient marquer des distinctions qualitatives au sein des milieux d’affaires. Rien d’étonnant, alors, à ce que le terme revienne fréquemment (et tardivement) dans les zones rurales du xviiie siècle. Ces usages, longtemps perçus par l’historiographie comme déviants ou insignifiants – par opposition aux pratiques urbaines – éclairent au contraire des mécanismes centraux dans la désignation des individus. Le fait que des commerçants des bourgs et des villages de faible envergure puissent se voir attribuer la même qualité que les principaux banquiers et grossistes des grands ports maritimes français, révèle surtout des convergences remarquables entre les gens de commerce, indépendamment des positions qu’ils occupaient.

31Le phénomène peut s’expliquer par la croissance du commerce français et le développement de l’appareil de commercialisation dans les villages ou les bourgs, associés à une augmentation de la quantité relative de commerçants. Dès lors, le terme de « négociant » permettait d’opérer une discrimination sociale entre les marchands ruraux les plus influents, à l’interface du monde rural et de la ville, et les kyrielles de petits commerçants dont ils étaient les fournisseurs et les créanciers. Les acteurs ruraux se rattachaient ainsi à un modèle prestigieux, entretenant l’idéal d’un rapprochement entre grand commerce et aristocratie. Reste que ces ambitions recouvraient une contradiction fondamentale. Les acteurs souhaitaient en effet s’élever symboliquement dans des hiérarchies statutaires d’Ancien Régime, en y acquérant une honorabilité supérieure à celle des autres marchands. Mais pour y parvenir, ils devaient promouvoir un groupe social hybride, à la définition institutionnelle floue, qui subvertissait les distinctions traditionnelles entre ordres ou entre corps.

32La référence au négoce apparaît alors comme une pratique transitoire – masquant au passage la différenciation croissante entre le monde du commerce et celui de l’industrie. La thèse a été développée par M. Agulhon [op. cit.], à partir de l’étude de la Provence intérieure. Nul doute que le terme brasse large, jusqu’aux premiers temps de la Révolution. À partir des années 1790, cependant, les réformes fiscales confèrent au mot un sens un peu plus contraignant. Jusqu’en 1817, le droit de patente frappait indifféremment les négociants et les marchands en gros. La loi du 25 mars 1817 (art. 56) vint distinguer le cas des négociants, désormais considérés « hors classe » et auxquels s’appliquait un droit de patente supérieur. Pour autant, la définition juridique du négoce demeurait ambiguë, ce qui n’allait du reste pas sans poser problème. Le ministère des Finances dut fournir des éclaircissements et identifier le négociant à « un commerçant dont les spéculations embrassent indistinctement l’achat et la vente en gros de tous genres de marchandises, ou dont le commerce réunit à l’achat et à la vente des marchandises des opérations de banque, lorsque ces opérations n’ont point assez d’étendue et d’importance pour faire classer leurs auteurs parmi les banquiers » [Macarel et Boulatignier 1840 : 611]. On ressent encore dans cette définition la persistance d’un attachement à l’idée de polyvalence, que ce soit à travers l’absence de spécialisation (« tous genres de marchandises ») ou le mélange d’activités financières et commerciales. Cependant, la délimitation du négoce évolue dans un sens plus fonctionnel : la valeur prestigieuse du terme ne figure pas dans le texte (alors qu’elle était reprise, à la fin du xviie siècle, par un juriste comme Jacques Savary), tandis que le négociant est assimilé au grossiste non spécialisé – par opposition au marchand en gros actif dans une branche particulière.

  • 22 Listes nominatives de recensement de population, Archives départementales de l’Hérault, 6 M 197-80 (...)
  • 23 Listes nominatives de recensement de population, Archives départementales de l’Ardèche, 6 M 71.

33Dans les décennies suivantes, le qualificatif de négociant est employé avec plus de parcimonie dans la documentation administrative. Dans l’Hérault, par exemple, les recensements de 1836 n’utilisent guère cette appellation pour décrire les activités des habitants des communes rurales22. Les rares commerçants mentionnés étaient plutôt des « marchands », des « revendeurs », des « commis ». Dans la commune déjà évoquée des Vans, le recensement de 1816 indiquait la présence de 24 « négociants », loin des cinq cas identifiés sur les rôles du dixième d’industrie de 1734-1735. En revanche, le recensement de 1872 ne relevait plus que dix « négociants »23. Symptôme d’un déclin de l’économie locale ? Entre-temps, la pébrine (maladie du ver à soie) avait touché toute la sériciculture cévenole, provoquant une crise vers le milieu du xixe siècle. Pourtant, entre 1816 et 1872, le poids global des commerçants était resté à peu près stable : d’après les mesures effectuées sur deux échantillons aléatoires, la proportion était un peu supérieure à 8 % en 1816 (N = 194), légèrement inférieure à 9 % en 1872 (N = 180). Dans le premier cas, ces acteurs étaient majoritairement décrits en tant que négociants (12 individus sur 16), tandis qu’en 1872 dominaient davantage les désignations associées à des formes spécifiées de distribution : cinq épiciers, six marchands spécialisés, deux merciers… Par-delà la recomposition des structures économiques, c’est aussi une transformation des qualifications qui avait eu lieu.

  • 24 Pour une analyse approfondie de ce « libéralisme » et de ses limites, on se reportera à Jean-Pierr (...)

34Cet exemple illustre un processus sans doute plus général, mais difficile à entrevoir globalement. Jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, la figure du négociant se référait à des distinctions statutaires, bien plus qu’à des activités économiques particulières. La Révolution précipita une évolution du cadre institutionnel et des modes de régulation, en particulier à travers l’abolition des privilèges et la mise en place de réglementations commerciales plus « libérales »24, du moins au début des années 1790, à travers les lois d’Allarde et Le Chapelier. Dans ce contexte, la différenciation et la hiérarchisation des agents reposaient plus sur la nature de leurs opérations économiques que sur un statut juridique préétabli. La mise en place des patentes en fournit du reste une bonne illustration, puisque le nouvel impôt devait reposer sur une typologie des diverses activités d’échange, de production ou de service, présentée à l’intérieur d’un « tarif », valable pour l’ensemble du pays. Dès lors, le terme de « négociant » commença à acquérir un sens de plus en plus fonctionnel, désignant avant tout un grossiste polyvalent, éventuellement un individu mêlant banque et commerce. Si le terme résiste un temps, ce n’est donc qu’en prenant un sens nouveau, expliquant qu’il se raréfie dans les communes rurales, où il ne correspond plus ni à la réalité du paysage professionnel, ni à des enjeux de prestige. À travers l’analyse des négociants ruraux, c’est une dynamique plus générale qui émerge, mais qui affecta plus tardivement les villes, où la présence d’un négoce prospère et influent ralentit probablement le mouvement.

35Pour autant, il serait erroné d’évoquer un basculement sans nuance, d’une vision purement statutaire à une vision purement fonctionnelle du négociant. Dans les faits, la question de l’honorabilité sociale attachée au négoce perdura dans les zones rurales françaises jusqu’à des dates récentes. Mais à partir de la deuxième moitié du xixe siècle, celle-ci semble moins refléter une volonté d’imiter la grande bourgeoisie urbaine que le souci de s’agglomérer à la petite bourgeoisie marchande. Le mot se maintient donc jusqu’au xxe siècle, mais soit dans des branches bien spécifiques (à l’instar des négociants en vin), soit pour désigner des boutiquiers, à la frontière entre grossistes et détaillants (le terme prenant une connotation plus archaïque dans les années 1960).

36L’évolution des qualifications sociales, entre le xviiie et le xixe siècles, ne saurait donc être assimilée au triomphe de nouvelles nomenclatures débarrassées de tout enjeu de prestige. On assiste plutôt à une transformation des modèles symboliques qui déterminaient la nature de l’honorabilité. Le négociant de village de la fin du xixe ou du début du xxe siècle différait donc du négociant rural du xviiie siècle. Ce dernier se rattachait à une forme de valorisation sociale qui faisait écho à ce que l’on peut appeler un modèle nobiliaire. Non que d’obscurs négociants ruraux aient pu nourrir des prétentions à l’anoblissement. Mais cela ne les empêchait pas d’imiter – à hauteur de leurs moyens – l’aristocratie, ou plutôt ce qu’ils croyaient entrevoir du second ordre et de son mode de vie. Songeons à ces petits négociants alpins qui, expatriés en Italie, en Espagne, dans les Antilles, s’en revenaient acquérir au pays natal leur « château ». De grosses maisons aux façades enduites, comme celle de la famille Prat, à Val-des-Prés (Hautes-Alpes), des Barrillon à proximité du bourg de Serres (Hautes-Alpes) ; d’anciennes demeures seigneuriales pour les plus fortunés, à l’image des Pinet à Ventavon (Hautes-Alpes).

37Après la Révolution, ces réinvestissements fonciers et immobiliers s’accélérèrent, stimulés par la vente des biens nationaux. Simultanément, les commerçants enrichis préférèrent peu à peu prendre le titre de propriétaires. Ainsi, dès la fin de la Restauration, dans les départements du Dauphiné, la proportion de propriétaires patentés inscrits sur la liste du jury avoisinait ou dépassait le pourcentage de négociants (voir tableau).

Part des négociants et des propriétaires patentés parmi les notables ruraux du Dauphiné (1829).

Part des négociants et des propriétaires patentés parmi les notables ruraux du Dauphiné (1829).

Sources : Archives départementales des Hautes-Alpes(3 M 47), de la Drôme (3 M 50) et de l’Isère, (4 M 20).

38Dans les zones rurales, les négociants recensés présentaient un niveau total d’imposition généralement inférieur à celui des propriétaires. De ce point de vue, ils occupaient une situation ambivalente, dominant clairement les commerçants plus modestes, mais dominés par un petit groupe de notables attachés à la possession foncière, mêlant anciens nobles et roturiers enrichis. Dans ces conditions, le négoce bénéficiait encore d’un certain prestige dans les régions rurales, mais essentiellement auprès de la petite et moyenne bourgeoisie marchande.

Conclusion

39Les analyses menées dans le cadre de cet article, sans se substituer à une enquête complète, permettent tout de même de contredire quelques idées reçues. Tout d’abord, l’ancrage urbain du négoce doit être nuancé, à la fois parce que des négociants citadins exerçaient une influence sur les campagnes, et parce qu’on retrouve dans les sources les traces de négociants ruraux. Ensuite, la figure du négociant ne s’évanouit pas avec la chute de l’Ancien Régime. Le terme demeure fréquent de l’Empire au début de la monarchie de Juillet. Il s’efface très progressivement, de la seconde moitié du xixe au début du xxe siècle, en particulier dans les rangs de la haute bourgeoisie. Pour expliquer ce glissement, il faut tenir compte des bouleversements socio-économiques qui intervinrent entre la fin des temps modernes et le début de l’époque contemporaine. Le développement du secteur commercial, au cours du xviiie siècle, s’était traduit par une augmentation générale du nombre de commerçants. Mais une certaine suspicion morale continuait à entourer les bénéfices spéculatifs des marchands à l’intérieur de la société d’ordres. La diffusion du qualificatif de négociant peut être interprétée comme une façon de réhabiliter une partie des gens d’affaires et de leurs activités, par contraste avec la masse des « marchands » et des petits revendeurs. Toutefois, avec la fin de l’Ancien Régime et l’industrialisation du pays, les logiques classificatoires évoluèrent, alors que se transformaient l’environnement institutionnel et les schèmes mentaux des acteurs. Désormais, l’enjeu était moins de rendre au commerce ses lettres de noblesse que de proposer un cadre cohérent de description du monde marchand. Aussi le négociant finit-il par se confondre avec le grossiste polyvalent, lequel était surtout implanté dans les villes et les gros bourgs. Il s’ensuit un effacement graduel du négoce rural traditionnel. Si la figure du négociant rural perdura malgré tout, ce fut surtout dans les franges les moins fortunées de la bourgeoisie rurale et dans certains secteurs du commerce alimentaire. En revanche, c’en était bien terminé du modèle forgé par le grand négoce citadin dans la seconde moitié du xviiie siècle, qui avait largement influencé les roturiers aisés avant l’âge industriel, à l’intérieur comme à l’extérieur des villes.

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Notes

1 Cahier d’enregistrement des patentes délivrées (8 août 1791-13 mai 1792), Archives départementales de la Drôme, administration civile, district de Crest, L 665.

2 Le mot sera employé dans le sens que lui donne notamment Dominique Margairaz [1988].

3 En témoignent les nombreuses rééditions du Parfait négociant [Savary 1675] ou les articles qu’y consacrent les ouvrages encyclopédiques du siècle des Lumières.

4 Fonds des Familles Boyer et Favand de Millau et d'Alès (1396-1900), Archives départementales du Gard, archives privées, 152 J 16-19 et fonds Jean Pellet (1924-1990), Centre de documentation et d’archives du Parc national des Cévennes, documents de la famille Favand (sans cote).

5 Fonds du château de Manteyer, Archives départementales de l’Isère, archives privées, 14 J.

6 Fonds du château de Manteyer, Archives départementales de l’Isère, archives privées, 14 J 26-27. Voir aussi les fonds de correspondance passive (14 J 151-259).

7 Les Pinet avaient passé des contrats avec l’administration militaire dès la guerre de Succession d’Autriche (Fonds du château de Manteyer, Archives départementales de l’Isère, archives privées, 14 J 92).

8 Pinet avait acquis en 1763 la charge de receveur des tailles de l’élection de Gap (Fonds du château de Manteyer, Archives départementales de l’Isère, archives privées, 14 J 109).

9 Administrations provinciales, Archives départementales du Gard, C 1675.

10 Les Vans (environ 1 600 habitants en 1793) sont qualifiés tantôt de (petite) « ville », tantôt de « village » ou de « bourg ».

11 Le dixième d’industrie était défini comme un impôt de quotité mais fonctionnait en fait comme un impôt par répartition.

12 Fonds de l’intendance du Limousin, Archives départementales de la Haute-Vienne, C 191-192.

13 Rôles des revenus sur l'industrie dans les villes, bourgs et villages, Archives départementales de la Côte-d’Or, États de Bourgogne, C 5834.

14 Archives privées, Archives départementales de l’Isère, 1 J 654.

15 Archives départementales des Hautes-Alpes, L 325.

16 Voir F. Cadoret, La structuration sociale et la notabilité en piémont cévenol : l’exemple de Durfort, 1780-1850, mémoire de master (histoire), Université Paul-Valéry, Montpellier, 2016, p. 21.

17 Rôles de l’emprunt forcé de 600 millions du département des Hautes-Alpes, Archives départementales des Hautes-Alpes, L 527.

18 Rôles de l’emprunt forcé de 600 millions du département de l’Isère, Archives départementales de l’Isère, L 362-364.

19 Ont été retenues dans la fig. 2 les estimations des fortunes (capital) dans les deux départements, pour toutes les localités, sauf celles qualifiées de « villes » et de « bourgs ou villes » dans la typologie de René Favier [1995].

20 Fonds des sociétés Chauvet (1785-1805), Archives de la Chambre de commerce et d’industrie de Marseille-Provence, L 19/62/01-06.

21 Passeports délivrés (An IV-1817), Police générale, Archives nationales, F/7/3545.

22 Listes nominatives de recensement de population, Archives départementales de l’Hérault, 6 M 197-809.

23 Listes nominatives de recensement de population, Archives départementales de l’Ardèche, 6 M 71.

24 Pour une analyse approfondie de ce « libéralisme » et de ses limites, on se reportera à Jean-Pierre Hirsch [1991].

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Table des illustrations

Titre Le parfait négociant.
Légende Le Parfait négociant, ou Instruction générale pour ce qui regarde le commerce de toute sorte de marchandises, tant de France que des pays estrangers... par le sieur Jacques Savary, 1675, L. Billaine, Paris.
Crédits Bibliothèque nationale de France, département Réserve des livres rares, V-17348.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/16256/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 407k
Titre Figure 1. Répartition par lieu de résidence des créanciers et des créances du négociant Pierre Daniel Pinet (Gap, 1788).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/16256/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 93k
Titre Figure 2. Valeur et délai de remboursement des créances de Pinet avant 1788.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/16256/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 65k
Titre Figure 3. Distributions des fortunes des négociants et marchands ruraux (Hautes-Alpes et Isère, 1793).
Légende Le graphique applique la méthode d’estimation par noyau pour comparer la répartition des fortunes attribuées aux « marchands » et aux « négociants » sur les rôles de l’emprunt forcé en Hautes-Alpes et en l’Isère. Pour un niveau de fortune donné, plus la densité est élevée et plus le nombre d’individus associés à ce niveau de fortune est important. Le paramètre h (appelé fenêtre, ou largeur de fenêtre) détermine le niveau de lissage de l’estimation. Pour plus de précisions sur la méthode employée, voir David W. Scott [1992].
Crédits Source : Archives départementales des Hautes-Alpes, L 527, Archives départementales de l’Isère, L 362-364.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/16256/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 69k
Titre Part des négociants et des propriétaires patentés parmi les notables ruraux du Dauphiné (1829).
Crédits Sources : Archives départementales des Hautes-Alpes(3 M 47), de la Drôme (3 M 50) et de l’Isère, (4 M 20).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/16256/img-5.jpg
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Pour citer cet article

Référence papier

Boris Deschanel, « Marchands ou négociants ? »Études rurales, 203 | 2019, 168-187.

Référence électronique

Boris Deschanel, « Marchands ou négociants ? »Études rurales [En ligne], 203 | 2019, mis en ligne le 01 janvier 2021, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/16256 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.16256

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Auteur

Boris Deschanel

historien, maître de conférences, Université d’Avignon

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Droits d’auteur

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