Des kapiten (chefs) devant le hangar mortuaire lors d'une levée de deuil, le 23 avril 2017 (Boniville, Guyane française).
Photo : J. Moomou.
- 1 On retrouve aussi les appellations suivantes : Ndyuka, Aukanisi, Bilo-nenge (Dyuka de l’aval du fl (...)
- 2 Le terme Boni renvoie au chef qui a conduit le groupe vers la Guyane française en 1776. Les Boni s (...)
- 3 L’année 1712, année du grand marronnage, est celle aussi de la formation des futures sociétés marr (...)
1La société de consommation et son rythme accéléré se sont imposés au monde occidental [Josèphe 2008], dont la France et les Pays-Bas. Il en est allé de même dans les régions côtières des Guyanes (Guyane française et République du Surinam) où la vie des Businenge (littéralement « Noirs des bois ») a été transformée avec l’apparition du moteur hors-bord dans les années 1960. Le terme « Businenge » désigne un ensemble de groupes socioculturels, comprenant notamment les Saamaka, les Matawai, les Kwinti, les Dyuka1, les Pamaka (Paamaka) et les Boni2. Il s’agit de descendants d’esclaves africains, ayant fui les plantations et le régime Hollandais développé au Surinam (1712-1830)3. À partir de la seconde moitié du xixe siècle, ces hommes et ces femmes ont réinterprété leur mode de vie à partir des réminiscences ouest-africaines et en adoptant, voire en transformant, des éléments culturels européens, amérindiens et créoles.
- 4 Les premiers temps (fositen) s’achèvent bien avant 1863 chez les Dyuka (Ndyuka) et les Saamaka, qu (...)
2Tandis que le changement socio-économique et culturel a été lent et progressif en France de la fin du xixe à la première moitié du xxe siècles, c’est à une transformation très rapide que l’on a eu affaire dans les villages de l’intérieur de la Guyane. Ce sont les effets de cette rapide transformation qu’il est intéressant d’étudier dans des sociétés grandement structurées, d’un côté, par les cadres sociaux légués par l’histoire d’avant les années 1960, c’est-à-dire le fositen (période qui couvre l’esclavage et le marronnage), entre le xviiie siècle et la première moitié du xixe (selon une chronologie variable suivant les groupes)4, et le bakakyoten (période coloniale sans esclavage, 1863-1960) ; structurées, d’un autre côté, par les mutations socioculturelles, comme le salariat, la scolarisation, l’urbanisation, la mobilité, et par les transformations politiques, à partir des années 1960 jusqu’à nos jours (période au cœur de notre réflexion).
3La question du rapport au temps peut constituer une grille d’observation et d’analyse, au regard des effets produits sur la vie des hommes et des femmes. La temporalité historique des Saamaka a été étudiée par Richard Price [1994]. Cependant, aucune étude spécifique à la temporalité en général n’a été réalisée à propos des autres groupes socioculturels. Dans l’étude que nous proposons ici, il s’agit de montrer la confrontation de l’expérience temporelle des Businenge de la vallée du Maroni-Lawa et du Tapanahoni (plus singulièrement des Boni, des Pamaka et des Dyuka) aux dynamiques sociales portées par la ville, quand la manière de penser et d’expérimenter la temporalité diffère ; de souligner les effets que cette rencontre a engendrés dans leur rapport à la temporalité, depuis les années 1960 jusqu’aux années 2000.
Répartition spatiale des groupes businenge en Guyane hollandaise et française en 1860
Carte : J. Moomou.
- 5 Nous parlons d’époque récente, dans la mesure où les Businenge, n’étant pas scolarisés jusqu’au dé (...)
4Les groupes socioculturels, objet de cette recherche (Boni, Pamaka et Dyuka), étaient des sociétés sans écriture, jusqu’à une époque récente5. Les données recueillies sont donc constituées de témoignages oraux, menés dans le cadre d’une longue ethnographie. À partir d’éléments anthropologiques, sociolinguistiques (lexiques utilisés par les informateurs pour dire la temporalité, circonstances d’usage des mots) ou encore sociologiques, on voit apparaître une expérience singulière de la temporalité. En partant de l’analyse de « l’exprimé » et du vécu des Businenge du Maroni-Lawa et du Tapanahoni, nous avons tenté d’approcher la problématique temporelle.
- 6 Le nengetongo (langue des Marrons).
5Nous avons relevé et confronté diverses expressions, proverbes, périphrases surgissant dans les réponses à des questions de type : « racontez-nous votre expérience du temps au village, en ville ou entre les deux espaces », selon le lieu de vie de notre interlocuteur. « Constatez-vous une différence dans la perception du temps entre les deux espaces ? », « Parlez-nous de votre journée d’hier ? », « Quel est votre programme aujourd’hui ? », « Que faites-vous demain ? », « Avez-vous des projets à long terme ? », « Voulez-vous nous raconter l’histoire de votre clan ? », « Connaissez-vous un conte ? » Nous avons noté une variation dans l’utilisation des éléments de grammaire, du lexique ou des expressions employés dans leur langue6, selon les circonstances ; en fonction également de l’espace dans lequel nos interlocuteurs s’expriment, de l’attitude adoptée face à certaines situations, de la façon de relater une expérience, un vécu collectif ou individuel ou encore de dire un conte, un mythe. Nous avons également remarqué que l’usage des expressions relatives à leur rapport au temps varie selon que les individus parlent du présent, évoquent un fait passé, selon ce qu’ils projettent d’accomplir ou encore par rapport à la distance qu’ils établissent avec les éléments qui s’imposent de façon immuable et irréversible, malgré eux, dans leur quotidien (jour, nuit, pluie, soleil, vent, lune, saison…). À partir des éléments de langage, nous avons choisi deux critères d’analyse, nous permettant ainsi de catégoriser les aspects du temps [Moomou 2016] observés au cours de notre enquête.
- 7 Personne reconnue par le groupe pour son savoir, en particulier pour sa maîtrise de la connaissanc (...)
6Le premier aspect relève de l’immuabilité et de l’irréversibilité du temps. Qualifié de temps « déjà-là » ou « déjà vu », il s’impose en accord ou en désaccord avec l’homme comme une « puissance numineuse » transcendante, pour paraphraser Rudolf Otto. Il s’agit d’une temporalité liée à la nature et rythmée par des cycles (saisons, climat, soleil…). Les hommes lui assignent une dimension sacrée, au sens où l’entendent Rudolf Otto [2001 : 20-22] et Mircea Eliade [1965 : 60-77]. Elle est pensée à travers des interdits et des obligations, car Masa gadu (Dieu tout-puissant), ses divinités (ouraniennes, terrestres, aquatiques, forestières) et les mânes des ancêtres, dotées de pouvoirs, en sont (selon les sabiman7) les régulateurs. La plupart des Businenge du Tapanahoni et du Maroni-Lawa éprouvent encore de nos jours une attitude craintive face au « temps déjà-là ». Ainsi, selon l’emplacement des exploitations agricoles, les jours ouvrables et les jours interdits (jours de repos) sont imposés par le Sweli (divinité céleste) et par la divinité chthonienne (symbolisée par le serpent Dagwe). La transgression de ces jours interdits serait la cause de mauvaises récoltes, du pillage de la plantation agricole par des fourmis-manioc. Parmi les obligations, nous retenons les fêtes coutumières et la célébration des divinités. La perception du « temps déjà-là » se rapproche, à bien des égards, de celle des sociétés occidentales de l’époque médiévale [Le Goff 2008 : 140-157].
7Le deuxième critère renvoie au « changeant » ou à une succession de changements, en relation avec l’existence humaine, avec le vécu biologique, psychologique et social. Son apparente proximité avec l’humain lui donne une dimension profane. Ainsi, l’homme businenge organise ses activités dans cet espace temporel dénué de significations religieuses. Il peut donc librement y inscrire ses souvenirs, ses actions, ses projets, ses regrets, ses remords, ses attentes, ses espoirs. Cette temporalité, nommée libisamaten, paraît linéaire avec une mise en ordre du temps selon une succession de faits et un rapport de causalité.
8Afin de voir si la temporalité est vécue et perçue de la même façon par les différentes générations, à partir du lieu où elles vivent (en ville ou au village), nous avons comparé l’attitude que les Businenge du Maroni-Lawa et du Tapanahoni adoptent dans différentes situations. Il peut s’agir d’attente (allers et venues incessants devant un bureau, expression du visage, manifestation de colère, preuve d’impatience, forme de résignation), d’échec (après un entretien d’embauche, échec scolaire), lors d’un rendez-vous en ville avec un médecin, avec les services administratifs ou pour effectuer des achats ou lors de retard à un rendez-vous ou lorsqu’ils prennent l’avion, le bus ou la pirogue. Cette observation a été également expérimentée au village avec, cependant, des indicateurs propres à cet espace (rendez-vous avec une autorité coutumière, retard à une réunion coutumière, familiale, clanique ; réaction après une mauvaise récolte, après avoir mal confectionné un canot, après un naufrage sur le fleuve, après un retour de chasse ou de pêche infructueux ; lessive au bord de la rivière). Cette enquête « emploi du temps » auprès des intéressés avait pour objectif de mettre en lumière les usages du temps et de montrer comment les Businenge du Maroni-Lawa et du Tapanahoni vivent et perçoivent le rythme de la temporalité au village ou en ville. Le rapport au temps dans ces deux espaces culturels diffère sensiblement.
- 8 Selon les groupes (les Opunenge-dyuka en particulier), le processus a commencé depuis le début du (...)
- 9 Traduction littérale : « Aller vite c’est bien, mais aller lentement l’est tout autant » (chaque c (...)
9Avant la migration8 massive et l’accentuation de la mobilité des années 1960 [Bilby 1990 : 58, 296-297, 305 ; Moomou 2007, 2009 ; Léobal 2013 : 28], la majorité des Businenge du Maroni-Lawa et du Tapanahoni partageaient les deux dimensions de la temporalité abordées précédemment (« temps déjà vu » et le « changeant »). Ils avaient une perception temporelle au rythme plus lent, à la modulation plus élastique. Les maximes, « esi-esi bun, ma saafi-saafi bun tu »9 (« chaque chose en son temps ») et « lasi ten, kisi ten » (« perdre du temps pour en gagner par la suite »), renseignent sur l’attitude à adopter. Lorsqu’un Businenge devait effectuer un trajet en canot et qu’il avait fixé comme limite de départ le lever du soleil, peu importait l’heure ; l’essentiel était de voir l’aube. Une réunion pour régler un différend entre deux familles pouvait durer plusieurs jours, voire des mois. Le Conseil des Anciens prenait le temps de trouver un terrain d’entente. De même, hier comme encore aujourd’hui, lorsqu’un chercheur ou une personne de la ville prend rendez-vous dans un village avec un sabiman, un obiaman (tradipraticien) ou un kapiten (chef d’un village), il doit s’armer de patience, se débarrasser de toute contrainte liée à ses occupations en ville, faire abstraction des aspects du temps vécu(s) ou perçu(s) dans son propre espace ou dans sa propre société. La rencontre n’est pas certaine de se passer à la date et à l’heure imaginées par le visiteur qui peut attendre deux jours, voire davantage.
- 10 Il s’agit de l’espace colonisé et habité par les Français et par les Hollandais, situé essentielle (...)
- 11 Venus au début des années 1880 du Surinam en Guyane française, au moment de la découverte de l’or.
- 12 Il s’agit respectivement : de l’autorité spirituelle et temporelle du groupe (gaanman), du porte-p (...)
- 13 Voir la « Carte structuration de l’espace du fleuve Maroni-Lawa (1860-1969) » [Moomou 2013 : 501].
- 14 Un certain nombre de Surinamiens sont partis s’installer aux Pays-Bas, au moment de l’indépendance (...)
- 15 1792 est la date à laquelle la guerre éclate entre les Boni et les Opunenge-dyuka instrumentalisés (...)
10Cette manière de vivre la temporalité a connu une première transformation à partir des années 1880. La volonté des autorités françaises et hollandaises d’étendre l’espace colonial10 dans les territoires intérieurs, suivie de la découverte de l’or en 1887, s’est traduite par l’arrivée des hommes et des femmes venus faire fortune dans l’orpaillage et l’exploitation forestière, entre 1880 et 1960 [Thoden 2003 ; Moomou 2009]. L’introduction de ces activités marchandes a conféré aux Marrons businenge (Saamaka11, Boni, Dyuka et Pamaka) une responsabilité lucrative à laquelle ils ne s’attendaient pas [Moomou 2009]. Maîtres de cet espace et disposant des moyens de transport adaptés à la circulation le long des axes fluviaux accidentés, les Businenge ont eu en charge le canotage [Jolivet 1982 : 131-132] qui devait apporter à long terme des transformations dans leur mode de vie. Cette activité a généré une nouvelle vision du monde et de leur propre espace. Par exemple, jusqu’aux années 1880, beaucoup de Dyuka ne connaissaient guère la région au-delà des frontières des villages du Tapanahoni et de la confluence avec le Maroni, excepté les chefs coutumiers (gaanman, fisikali et kapiten)12 qui rendaient visite au gouverneur de Paramaribo pour recevoir leur adoubement. Quant aux Dyuka du haut Tapanahoni qui étaient partis, dès le début du xixe siècle, fonder les villages le long de la Cotticarivier (fleuve du Surinam) pour travailler dans l’abattage des arbres [Scholtens op. cit. : 37-39 ; Groot 1982 : 88-105], ils continuaient à appartenir aux mêmes clans et à entretenir des relations avec eux. Par ailleurs, il faudrait différencier également la pratique des hommes et de celle des femmes qui étaient moins mobiles. Toutefois, l’horizon de la plupart des Dyuka du Tapanahoni s’est réellement élargi aux rives du Lawa dans les années 1880, pour s’étendre ensuite durant les années 1930 et 1940 [Moomou 2013 : 501] vers le bas Maroni13 (région de Sparuine), puis vers Paramaribo et Saint-Laurent-du-Maroni, en 1960, et vers la Hollande, entre 197514 et 1980. Quant aux Boni, entre 179215 et 1860, ils ont vu leur mobilité singulièrement réduite. Cette restriction de mouvement a été renforcée par la signature, entre les autorités coloniales et le gaanman des Dyuka Bambi Kukudjaku (1808-1819), d’un nouveau traité (21 septembre 1809) qui entérinait celui du 10 octobre 1760. Les Dyuka s’engageaient ainsi à contrôler les Boni [Scholtens op. cit. : 37-39] en leur interdisant la navigation sur le Maroni. L’espace connu et fréquenté était essentiellement constitué par les villages du Lawa. Le traité de paix, signé conjointement par les autorités hollandaises et françaises le 18 novembre 1860, a ouvert à nouveau le Maroni-Lawa à la libre circulation. Étaient connus, par quelques-uns d’entre eux [Dupuy 2008 ; Moomou 2011, 2013 : 231, 254], des villages amérindiens de la Waki (Teko), de l’Itany (Wayana) et de l’Oyapock (durant les années 1830). Le cadre de vie des Boni s’est réellement étendu à l’ensemble du fleuve Maroni, à partir de 1880. Un des leurs, le kapiten Apatou (guide des explorateurs Jules Crevaux et Henri Coudreau), a fondé, avec une partie de sa famille, Muntende (Bas-Maroni) en 1885. Ce village s’est ensuite étalé sur le littoral du territoire guyanais et surinamien, à partir des années 1960. Dans les années 1990, l’occasion a été donnée à certains d’entre eux de traverser l’océan Atlantique. Aujourd’hui, d’autres aires de civilisation s’offrent à eux, soit par le biais d’un déplacement physique, soit de façon virtuelle avec les reportages télévisés ou Internet.
- 16 Adguy (Archives départementales de Guyane), Télégramme Saint-Laurent (Mine Inini), 30 mars 1912, C (...)
11L’activité du canotage a, par ailleurs, favorisé aussi bien chez les Dyuka, les Pamaka que chez les Boni, l’émergence de nouvelles valeurs liées à l’argent et au travail salarié. Leur mode de vie a épousé progressivement l’économie capitaliste qui s’est développée à l’intérieur de leur espace de vie [Scholtens op. cit. ; Thoden op. cit. ; R. Price et S. Price 2003]. Des grèves (phénomène inconnu jusque-là) sont ainsi apparues dès 191216, suivies d’autres lors des deux décennies suivantes [Thoden op. cit. : 47-90]. Elles ont modifié peu à peu leur rapport à la temporalité. Dès lors, le temps, en termes de délai ou de durée, devait être calculé et rentabilisé. Le récit de voyage de Raymond Maufrais [1949 : 352] en témoigne :
[…] ils savent conclure les marchés tout à leur avantage, se retranchant, faute d’accord, derrière un sourire figé, ennuyé, ne se départant jamais de leur attitude correcte, passés maîtres en l’art du boycottage et de la grève perlée. Ils exigent pour leurs courses des salaires exorbitants. C’est oui ou non. […]. Se débrouillant toujours pour vous faire croire qu’ils sont victimes d’un marché de dupes duquel vous [orpailleur, aventurier] êtes, vous bénéficiaire […].
- 17 La « néerlandisation » s’est traduite par l’octroi de la citoyenneté hollandaise, la mise en place (...)
- 18 La « francisation » s’est concrétisée par l’octroi du statut de citoyen français, la mise en place (...)
12La deuxième mutation, opérée dans le rapport au temps des Businenge du Maroni-Lawa et du Tapanahoni, s’est réalisée au cours des années 1950 et 1960. Ces années, qui marquent une rupture avec la première transformation de la société, renvoient à des facteurs multiples : installation des structures administratives (mairies, gendarmeries, écoles) et religieuses (églises, chapelles) le long de l’axe fluvial Maroni-Lawa et du Tapanahoni, par le biais de la « néerlandisation »17 (1950-1975) d’un côté et la « francisation »18 (1965-1969) de l’autre, assorties de leur propre approche du temps. Enfin, le troisième changement a eu lieu à partir des années 1960 et surtout au cours de la dernière décennie du xxe siècle. Un nouveau rapport au temps, issu de la rencontre entre deux espaces culturels, aux effets multiples, oblige les Businenge à osciller désormais entre leur espace culturel (symbolisé par le village) régi par la coutume, les activités (rites, agriculture, artisanat…) et la ville (lieu symbolique du changement culturel) dominée par le travail salarié, les industries de consommation et des loisirs, par de nouveaux modes de transport dont ils n’avaient ni la connaissance ni la maîtrise. Ainsi, les deux dimensions temporelles (« temps déjà-là » et « temps des humains »), expérimentées au village avec leur signification singulière, se confrontent aux structures temporelles qui rythment la ville des sociétés occidentales et qui s’imposent de plus en plus à eux. Cette confrontation des temps les contraint à penser leur vie autrement.
13Les sociétés businenge qui nous préoccupent ici ont, en effet, conçu et vécu le temps au fil des situations qu’ils ont été amenés à traverser depuis les années 1960, dans un contexte de migrations et de mobilité reliant de plus en plus intensément leurs lieux de vie ancestraux de l’intérieur aux agglomérations du littoral. La conversion progressive de ces sociétés au mode de vie urbain a entraîné depuis les années 1960 un changement non seulement dans la manière d’être et de vivre, mais perceptible aussi dans leur rapport au temps. Une question est posée aux sabiman et sabiuman, à propos des qualificatifs qu’ils utiliseraient pour décrire la relation entre l’homme businenge et la temporalité. Selon eux, ce qui comptait avant tout, entre la fin du loweten (marronnage) et la première moitié du xxe siècle, c’était la tranquillité de l’esprit, le bien-être procuré par le travail accompli dans un abattis (terrain agricole), une bonne récolte, la réussite dans la réalisation d’objets d’art ou pour des fêtes coutumières. Peu importait le temps consacré :
[…] les Bonis, occupés à leurs danses, avaient négligé de transporter les vivres qu’on attendait depuis plus d’un mois […] [Crevaux 1987 : 80].
14Chez les Dyuka, on peut citer l’exemple de rites funéraires organisés pour un citoyen ordinaire qui pouvaient durer trois semaines, voire davantage, avant les années 1960.
15Au cours du xxe siècle, et surtout aux alentours des années 1960, la notion bien-être a été étendue à la constitution d’un capital financier et matériel : « abi moni, meki moni abi bakaa gudu » (« avoir de l’argent, faire du profit, acquérir la richesse du monde des Blancs »). La vie coutumière s’est transformée au fur et à mesure que ses membres ont intégré les données du monde colonial de jadis (1880) et de la ville aujourd’hui : « ten na moni » (« le temps, c’est de l’argent ») disent désormais les Businenge, comme si la réussite rimait avec le gain de temps. Auparavant, la mesure précise du temps en secondes, en minutes ou en heures n’était pas une préoccupation première. Elle l’est devenue avec l’interférence de la temporalité urbaine qui s’est imposée dans la manière dont les Businenge vivaient leur propre temporalité. Parmi les valeurs portées par la ville, on soulignera la temporalité véhiculée par le christianisme chez les Businenge convertis à la religion chrétienne et le rythme insufflé par la politique depuis la municipalisation de l’axe fluvial Maroni-Lawa. Ces deux indicateurs introduisent une nouvelle « temporalisation du temps », pour paraphraser François Hartog [2010 : 9-29].
16Le changement du cadre social et de l’espace social qu’engendre l’adoption du mode de vie de la ville et sa temporalité produit, en fonction des générations, l’apparition de comportements sociaux différents. Si, chez les anciens, il y a réprobation et inquiétude, on trouve, chez les plus jeunes, une forte attraction pour le modèle social porté par les cultures européennes (française ou néerlandaise) et adapté en fonction des diversités culturelles des habitants des villes de la zone côtière guyanaise. Ce qui ne manque pas d’engendrer de graves problèmes sociaux, fruits du passage de pratiques sociales, dans un premier temps déterminées par les cultures businenge, à d’autres manières d’être et de faire. Dans leur perception et dans leur manière de la vivre, la temporalité de la ville leur paraît anxiogène, commandée par la vitesse et le progrès. Une temporalité qui, contrairement à celle expérimentée au village, tend vers une totale sécularisation. Ils en mesurent la rapidité, à travers l’obsolescence programmée des produits et la célérité de leur remplacement (ordinateurs, électroménager, mobilier). Ils la voient aussi comme une contrainte qui s’impose à eux, alors que celle qui était commandée par leur culture leur paraissait comme un élément constitutif de leur vie sociale. Pour espérer obtenir un ticket de rendez-vous à la sous-préfecture de Saint-Laurent-du-Maroni, en vue d’une demande de titre de séjour, ils doivent parfois se lever à trois heures du matin ou faire la queue dès la veille, voire plus. Ainsi, il faut être à l’heure à l’école, au travail ; être à l’heure à un rendez-vous fixé par les services publics de Cayenne ou de Saint-Laurent-du-Maroni.
17Les personnes âgées des villages de la vallée du Maroni-Lawa et du Tapanahoni ne sont elles-mêmes pas épargnées :
- 19 Entretien avec Bangasa, le 14 mai 2014 à Papaïchton.
[…] l’homme boni d’aujourd’hui [comme le Dyuka ou le Pamaka] est de moins en moins libre ; il n’est plus maître de son temps, qui dépend de plus en plus du temps des sociétés modernes, plus stressant, plus contraignant et plus rapide […]19.
- 20 « Avant, la vie était bien. Les jeunes d’aujourd’hui pensent que la vie est meilleure aujourd’hui, (...)
18Déjà en 198420, papa Amayota de la commune d’Apatou était nostalgique de la façon dont les Businenge appréhendaient la temporalité. Le Businenge perçoit la rapidité de passage du temps dès qu’il sort de son espace de vie habituel. Lorsqu’il se rend pour la première fois à Paris ou aux Pays-Bas, l’émerveillement qui s’empare de lui laisse vite place à l’étonnement de voir les habitants courir pour prendre le train, par exemple :
- 21 Entretien avec Baïno Midaye, le 10 juillet 2008 à New-Liby.
j’ai été frappé [déclare Baino Midaye (obiaman dyuka âgé à l’époque de 78 ans)], lorsque des amis créoles m’ont amené pour la première fois à Paris en juin 2008. J’ai vu des gens courir, bousculer des personnes pour prendre le loko [le métro], comme s’ils étaient à la poursuite de quelque chose. Nous, on le fait lorsque nous sommes à la poursuite d’un signe en pleine forêt. Mais, d’ordinaire, au village, nous marchons tranquillement21.
19Il ne saisit pas toujours les raisons de cette course qui correspond, selon lui, au comportement d’un lawman (« fou »), ni ne comprend le manque de coopération lorsqu’il demande un renseignement. Bien souvent, les personnes prétextent le manque de temps ou feignent de ne pas avoir entendu la question. Choqué et ne sachant que faire sur le moment, il ne manque pas de regretter la manière de penser et de vivre le temps au village. Cependant, une fois habitué à cette temporalité rapide et « chronométrée », quand il y revient pendant les vacances, il finit par éprouver des difficultés à saisir la lenteur de la temporalité du village dans la conduite de ses frères, à l’instar de la langueur de l’écoulement du fleuve Maroni-Lawa et du Tapanahoni. Cette différence de perception et d’appréhension de la temporalité est souvent à l’origine de désaccords que l’on peut constater lors des rites funéraires, entre les Businenge restés au village et ceux venus de la ville. En décembre 2011, au moment des funérailles du gaanman Matodja Gazon (1966-2011) du groupe dyuka (qui ont duré près de trois mois), on pouvait clairement distinguer l’impatience des Businenge des villes. Certains ont dû partir, pour ne pas risquer de perdre leur emploi.
20Néanmoins, les Businenge du Maroni-Lawa et du Tapanahoni perçoivent la temporalité de la ville comme une forme de libération qu’il faut comprendre en termes d’avantages et de confort. Par le biais des moyens de transport (la voiture, par exemple), ils peuvent accomplir la plupart des déplacements qu’ils ne pouvaient réaliser en une seule journée, auparavant. Avec l’introduction du moteur hors-bord dans les années 1960, la durée consacrée au trajet a été sensiblement réduite. À titre d’exemple, nous pouvons citer la liaison Saint-Laurent-Maripasoula en pirogue, durant la période de crue du fleuve. Entre 1860 et 1960, il fallait en moyenne 15 jours à des rameurs expérimentés pour parcourir la distance. Depuis 1990, 9 à 14 heures suffisent, en fonction de la puissance du moteur (60, 75, 85 et 115 cv) et de l’expérience du pilote. L’utilisation du moteur hors-bord a effacé la pénibilité liée à la navigation à la pagaie, raccourci les distances et généré davantage de mobilité spatiale. L’arrivée de la tronçonneuse en pays businenge du Maroni-Lawa (fin des années 1960 - début des années 1970) a eu un effet sur le temps que prenait l’abattage des arbres dans un abattis. Jusque-là, l’utilisation de la hache, sur une superficie d’un hectare de terrain agricole situé en forêt primaire, nécessitait d’une à trois semaines de travail. Avec la tronçonneuse, il ne faut plus qu’une journée, voire une matinée. L’introduction du téléphone fixe ou du portable a aussi produit un effet sur la temporalité. Lors d’un décès dans un village, alors qu’autrefois il fallait se déplacer à pied ou en pirogue pour annoncer la nouvelle aux villageois voisins, aujourd’hui, quelques secondes suffisent, laissant aux personnes concernées par le décès plus de temps pour s’organiser.
- 22 « Perte de temps/ fuite du temps/ gaspillage du temps/ prendre trop de temps » [notre traduction].
- 23 Le temps peut être compté, en nuits, en jours, d’après le cycle de menstruation d’une femme, du re (...)
21La rencontre entre les deux manières d’éprouver la temporalité (celle expérimentée au village et celle de la ville) a métamorphosé les pratiques et les représentations de l’espace et du temps des Businenge. L’interférence de la temporalité de la ville s’illustre de plus en plus dans une désacralisation du temps. En niant la temporalité et la durée, la désacralisation du temps, située au cœur du système capitaliste, trahit l’adage businenge que nous avons vu précédemment, « esi-esi bun, ma saafi-saafi bun tu » (chaque chose en son temps). Pourtant, le gain de temps, gage de profit, peut engendrer de la frustration. Les expressions que nous avons collectées comme « lasi ten, a ten gwe, nian a ten, teki fulu ten »22, « mi no abi ten » (« je n’ai pas de temps »), « a ten di mi lasi, mi nee feni en mo » (« le temps que j’ai perdu, je ne le rattraperai plus »), « mi fuka » (« je suis pris par le temps, je suis embêté ») traduisent cet état d’anxiété. En employant ces expressions, les Businenge du Maroni-Lawa et du Tapanahoni expriment leur contrariété de ne pouvoir apporter de l’aide à quelqu’un qui leur demande, de peur de ne pas pouvoir faire à temps ce qu’ils avaient prévu. Pour les générations scolarisées, le temps est calculé, dans la mesure où elles disposent des outils pour le mesurer (calendrier, agenda, montre, téléphone portable, emploi du temps), contrairement aux précédentes qui disposaient d’une grande variété de paramètres23 liés à la vie naturelle ou sociale pour le compter.
22Tandis que les anciens (les plus de 60 ans) ont recours, pour situer un événement par exemple, à une datation orale renvoyant à des phénomènes-repères propres à leur espace de vie, les bakakyo-sama (« les jeunes »), qui ont reçu une instruction laïque ou religieuse, se réfèrent au neykontin, c’est-à-dire à l’année, à la date écrite. Ces derniers organisent de plus en plus leur façon de penser ou de vivre le temps et de situer les événements à partir de la ligne chronologique ascendante des sociétés occidentales, notamment française ou hollandaise. Ils la structurent aussi à partir de la chronologie, à l’échelle régionale, guyanaise et surinamienne. Depuis une quarantaine d’années, les Businenge de la vallée du Maroni-Lawa et du Tapanahoni utilisent, de plus en plus fréquemment, le calendrier des sociétés occidentales, pour situer un évènement historique, religieux, voire culturel. Il en résulte parfois des incompréhensions entre générations. Ainsi, lorsqu’un ancien relate un fait historique et qu’il fait référence à un gaanman, à une génération d’hommes ou de femmes, ses contemporains le comprennent, le situent dans le temps au nombre d’abattis coupés chaque année, contrairement aux jeunes.
23Un autre élément, venu de la ville, a entraîné aussi une perte de repère temporel chez les Businenge. Il s’agit de l’installation des missions chrétiennes de façon pérenne dans leur espace de vie qui impose sa propre temporalité aux nouveaux convertis. Les fêtes liturgiques, le culte du dimanche, les campagnes d’évangélisation rythment le quotidien des croyants. Ces derniers réfutent l’apparente proximité qu’ont les Businenge non convertis entre leur manière de croire et leur perception du temps. Ils rejettent, par exemple, la nécromancie et l’oniromancie. L’idée que les événements d’hier pèseraient dans le présent [Price 1994 op. cit. : 17-18] des hommes n’a plus cours dans leur manière de penser et de vivre la temporalité, puisque Yahvé, par l’intermédiaire de Jésus-Christ, pardonne leurs fautes. Cette conception a profondément modifié la manière coutumière de croire des Businenge. Elle a, par exemple, des conséquences sur les relations familiales, occasionnant, comme nous pouvons l’observer lors des rites funéraires au village ainsi qu’en ville, des disputes parfois violentes. La perception et la construction du temps des Businenge convertis s’articulent dorénavant autour de la naissance du Christ. L’aboutissement de ce temps est celui du Jugement dernier qui marque la fin des temps [De Beet 1995]. En conséquence, la temporalité chrétienne les inscrit dans l’attente du retour de Dieu devant les hommes pour juger leurs actes, dans l’espoir d’accéder au paradis. Une vision contraire à la conception que se faisaient jusque-là les Businenge à propos du destin de l’homme : décédé, celui-ci intégrait le monde des ancêtres par le biais de l’interrogatoire judiciaire post mortem [Parris 2011 ; Moomou 2013]. Il retournait dans la vie des hommes par la réincarnation ou le droit d’être cité lors des prières des vivants à l’autel des ancêtres. Pour les Businenge christianisés, le temps qui coule s’inscrit dans le temps vrai, dans celui des hommes, donc de l’histoire, c’est-à-dire dans une « histoire […] linéaire, vectorielle qui est l’histoire du Salut […] » [Chaunu 1974 : 33-34], provoquée par l’eschatologie chrétienne (croyance en la fin du monde). Or, la tradition orale businenge fournit les éléments d’un commencement du monde, mais n’évoque pas sa fin :
- 24 « libisama kon na ini a goontapu ya na letimindi ; na letimindi a u fika en baka » [Notre traducti (...)
L’homme est venu dans ce monde à son milieu, il le quittera à ce milieu24.
24Les Businenge ne portent quasiment plus en eux l’histoire, la culture, la religion, la façon de penser et la conception du monde, qui régissaient leur vie jusque-là [De Beet op. cit.].
25La confrontation entre deux rapports au temps (expérimentées en ville et au village) a provoqué une certaine discordance, puisque plusieurs temporalités sont ici en concurrence, s’opposent parfois et modifient leur vie. Le travail salarié, les démarches administratives et médicales récurrentes, les fêtes d’anniversaire, la date de versement des prestations sociales […] imposent aux Businenge de s’adapter à un nouveau rythme. Écartelés ainsi, entre les deux espaces culturels (monde businenge et monde urbain), aux modes de vie opposés, aux rythmes temporels perçus et vécus différemment, les Businenge du Maroni-Lawa et du Tapanahoni sont pris en tenaille. Cela peut entraîner un déséquilibre psychosocial. Le respect des délais et les conséquences liées au fait de « perdre du temps », par exemple, ne sont pas vécus ou ne s’entendent pas de la même manière au village qu’en ville. Au village, la femme ou l’homme businenge trouvera toujours le temps de reporter ce qu’il n’a pu accomplir. Disculpé, il se dit le plus souvent que ce qui n’a pas été fait ne devait pas l’être le jour même. Or, ce type de comportement paraît plus difficile à concilier avec leur nouvelle situation sociale. Certains éprouvent un « choc temporel ». Faut-il honorer un rendez-vous médical à Cayenne, par exemple, ou le manquer afin d’accomplir un rituel religieux exigé par le sweli (divinité protectrice du groupe) fixé le même jour ? Faut-il se rendre à un rendez-vous à la sous-préfecture (Saint-Laurent-du-Maroni) pour finaliser un dossier de demande de titre de séjour espéré depuis des mois ou risquer de tout perdre afin d’effectuer un rituel exigé par le kunu (malédiction infligée par un défunt) familial, pour un parent malade ? La situation est encore plus difficile pour un Businenge scolarisé, salarié, chef d’entreprise ou habitant en ville. Il lui sera difficile de s’absenter pour assister à un rituel de plusieurs jours, par exemple. En outre les motifs évoqués pour justifier une absence ne sont pas reconnus par la législation française ou surinamienne.
26Le Businenge, qui vivait dans une temporalité élastique, est devenu un pweseman (homme pressé). Il s’approprie progressivement la temporalité des institutions publiques et privées, dont la plupart se trouvent hors de son village. Cette mutation temporelle, renforcée par l’utilisation (depuis le début des années 2000) des nouvelles technologies de l’information et de la communication, et par l’utilisation facilitée des moyens de transport, génère également une nouvelle représentation du temps. Elle a freiné la transmission des savoirs et des savoir-faire traditionnels. En effet, la durée de transmission de ces savoirs s’est fortement réduite, alors que l’apprentissage de ces connaissances nécessitait beaucoup de temps. Cette rétraction de la durée a favorisé l’apparition d’une mémoire très sélective, aidée par l’émergence de supports, autres que les institutions de transmission orale, dont se sont emparées les nouvelles générations. Les jeunes privilégient la sélection d’informations, favorisent des domaines qu’ils estiment plus importants dans leur situation d’hommes du présent, s’emparent des outils de communication dont les générations antérieures ne disposaient pas : presse, sources audiovisuelles, téléphone portable, Internet. Avec ces outils, supports mémoriels potentiels, la mémorisation, telle qu’elle était pratiquée il y a vingt ans, n’est plus nécessaire puisque l’individu a la possibilité de consulter facilement. En outre, l’accélération de la temporalité s’accompagne d’une diminution des activités de sociabilité au sein des familles ou du groupe, entraînant des pertes de repères et des conflits de générations.
27La gestion simultanée des manières d’expérimenter la temporalité au village et en ville demande au Businenge une capacité de conciliation, d’adaptation et de transgression qui est loin d’être évidente. Un Businenge de la ville, qui souffre d’une maladie dont la cause relève d’un ancêtre, planifiera sa venue au village par rapport aux vacances scolaires ou après avoir demandé un congé à son employeur. Une attitude que ne comprennent pas certains chefs de village ou certains obiaman, car ils considèrent que la vie de cette personne est en jeu. Cette adaptation de la société s’illustre à travers l’alignement des fêtes coutumières, notamment puubaaka (levée de deuil), sur les vacances scolaires. Comme il devient compliqué de trouver des personnes pour exécuter les rites inhérents aux pratiques culturelles et cultuelles et que les villages se sont vidés (en raison de la recherche d’emploi en ville, du travail salarié, de la scolarité des enfants, de déplacements par des moyens dont ils n’ont pas la maîtrise), les Businenge tentent, non sans difficulté, de s’affranchir des contraintes liées à la temporalité de leur société, en la désacralisant ou en la démythifiant. Certes, cette expérience est encore minoritaire, mais elle est de plus en plus partagée.
28Les exigences de la ville primant souvent sur celles du village, les notions d’agenda, de planning ou de timing, ont fait leur entrée dans la vie des membres de l’élite politique, économique, culturelle et intellectuelle businenge, mais aussi dans celle des autorités coutumières dont certains membres siègent dans les instances locales (parc Amazonien, mairie, Grand conseil coutumier) ou sont invités lors des commémorations de l’abolition de l’esclavage (Cayenne, Paramaribo). Auparavant, les Businenge utilisaient un mode de programmation basé sur la mémorisation de ce qu’ils avaient à faire dans la semaine, durant la saison des pluies ou durant la saison sèche suivante, sans recourir à un quelconque support écrit. Chaque action, dépendante de l’humeur du jour, était conditionnée par la volonté divine et par celle des ancêtres. Dans la mesure où ils ne dépendaient pas d’un employeur (administration, entreprise…), les Businenge n’étaient pas contrariés à l’idée de prendre un temps supplémentaire pour terminer l’exécution d’une tâche, mais se satisfaisaient également de finir le jour prévu. Désormais, l’inscription de la planification sur un support écrit permet d’éviter l’oubli et d’accomplir ce qui était programmé, au risque de compromettre l’exécution d’autres activités. Cela génère des frustrations puisqu’il faut accomplir le travail demandé par son employeur avant de penser à ses propres occupations.
29L’introduction de ces éléments induit une nouvelle gestion du temps et des activités humaines et impose une approche familière et profane du « temps déjà-là », du a ten say kon (temps futur), leur ôtant ainsi leur caractère sacré, à l’image du libisamaten (passé/présent). L’homme businenge s’éloigne lentement de la conception fataliste du destin, tel que les anciens se l’imaginaient. Ainsi, de plus en plus de Businenge souscrivent une assurance vie, contractent des prêts, réservent des billets d’avion un an à l’avance, comme le font les habitants des sociétés urbaines. Les anciens ne peuvent s’empêcher de rappeler aux yonkuman (« jeunes adultes ») que le temps de demain ne leur appartient pas ; qu’ils ignorent de quoi demain sera fait ; qu’ils ne connaissent pas à l’avance la durée de leur vie. Par conséquent, ils doivent agir avec prudence.
30Les mutations qui affectent le rapport au temps traduisent les bouleversements socioculturels qui frappent les sociétés businenge aujourd’hui, ainsi que les sociétés amérindiennes, et plus généralement les peuples autochtones dans le monde. Devant ces mutations, se pose la question des perspectives culturelles, sociales, économiques et politiques qui peuvent s’ouvrir aux générations qui y seront de plus en plus confrontées.