Grues du Canada, réserve de Cosummes River, Californie (août 2015)
Photo : B. Wick, Bureau of Land Management. Source : https://www.flickr.com/photos/mypubliclands/16152979335/
1La vallée centrale de Californie est aujourd’hui l’une des régions où l’agriculture est la plus intensive et la plus productive des États-Unis. Cela s’explique notamment par les grands projets hydrauliques menés au xxe siècle, lesquels ont montré leurs limites avec la sécheresse de ces dernières années. Jusqu’à la fin du xixe siècle, cette vallée comptait pourtant lacs, deltas et rivières divisées en chenaux mouvants et marais, pouvant se transformer lors de crues en une immense étendue d’eau. Ces zones humides contrastaient avec un territoire environnant aride. Le lancement de ces grands projets comme l’aménagement de la vallée découlent de la colonisation et de l’appropriation foncière qui eurent lieu avant et surtout après l’annexion de la Californie par les États-Unis (1848).
2La Californie actuelle est, en effet, le résultat de plusieurs colonisations, d’abord celle de la monarchie espagnole (fin du xviiie siècle), projet et territoire dont hérite le Mexique indépendant en 1821, ensuite celle des États-Unis après l’annexion de tout ce qui est aujourd’hui le sud-ouest du pays après la guerre américano-mexicaine (1846-1848) [Deverell et Igler 2008 ; Weber 1982 1992]. Chaque gouvernement successif de ces pays a revendiqué une juridiction sur ce territoire et ses habitants, par des institutions civiles et militaires, mais aussi par l’arrivée de nouvelles populations, encouragée par la possibilité de s’approprier des ressources, y compris foncières. Souvent, le territoire revendiqué est à distinguer du territoire effectivement colonisé, c’est-à-dire occupé ou du moins contrôlé par les autorités colonisatrices. C’est largement le cas de la Haute-Californie, en particulier pendant la période espagnole et mexicaine, puisque les établissements en relevant (fortins, missions franciscaines, villages) sont localisés le long de la côte presque exclusivement alors que la monarchie espagnole, comme l’empire, puis la république du Mexique revendiquent un territoire allant jusqu’au Nouveau-Mexique. C’est aussi vrai très longtemps, bien que dans une moindre mesure, pour les États-Unis, même si la ruée vers l’or à partir de 1849 (précédée par des migrations déjà significatives dans les années 1840) permet une colonisation plus intensive au-delà des territoires occupés précédemment.
3La possibilité d’appropriation des terres n’a pas toujours été une évidence : le modèle des missions franciscaines, par exemple, reposait sur l’idée que les autochtones restaient propriétaires de la terre. La mission n’était, en théorie, qu’un cadre temporaire pour catéchiser et transformer les modes de vie des Amérindiens [Hackel 2005]. Le modèle de l’appropriation privée coexista avec les missions dès 1777, date à laquelle les premiers colons civils arrivèrent en Haute-Californie et se virent attribuer des lots de terre. Puis, il se généralisa à partir de 1834.
4Cette colonisation et cette appropriation des terres relevaient d’abord d’une affirmation de souveraineté et reposaient sur la volonté d’enrichissement individuel et collectif par une augmentation de la production. Dans une perspective d’économie politique, il s’agissait de rendre un territoire plus productif et d’augmenter le nombre de propriétaires satisfaits. Dans ce contexte, les populations amérindiennes étaient considérées comme primitives et inutiles dans le cadre d’un État moderne [Hutchinson 1969 ; Gutiérrez et Orsi 1998]. Dans la vallée centrale de Haute-Californie, malgré les épidémies de variole et de malaria, répétées à partir des années 1830, la population autochtone était nombreuse et en croissance jusque dans les années 1850. Organisées en de nombreux villages, les dizaines de milliers de personnes qui y vivaient tiraient parti d’une zone humide immense, variable en fonction des saisons et des années. Elles pratiquaient la navigation, la pêche, la chasse et le brûlis [Phillips 1993 ; Hurtado 1988]. Comme nous le verrons, cette région jugée impénétrable, voire malsaine à partir de 1833, ne fut pas attractive pour les colons tant qu’ils n’étaient pas assez nombreux avec des ressources suffisantes. Puis, rendre plus saine et productive cette région devint une priorité. La colonisation peut alors aussi s’entendre comme celle d’une extension des zones cultivées, une domestication de la nature.
5Haut lieu de mobilisations environnementales précoces autour de John Muir notamment, la Californie fut un terrain de prédilection et d’avant-garde pour l’histoire environnementale [Mathis 2012]. Le concept d’« impérialisme écologique » [Crosby 1986], qui rend compte de l’affaiblissement des sociétés autochtones par des facteurs environnementaux et non humains (épidémies, mais aussi impact du bétail et de la faune invasive par exemple), a été pensé en partie à partir du cas de cette région. Mais au sein de ces études environnementales, les zones humides n’ont été que peu étudiées, la Californie étant davantage associée dans les représentations à ses plages ou, comme le reste du sud-ouest étatsunien, à ses déserts ou ses reliefs vertigineux, sauf exception [Austin 2000]. Les recherches concernant l’eau et l’irrigation sont certes nombreuses, mais elles se focalisent soit sur les villes, soit sur le xxe siècle, notamment avec les grands projets du New Deal, le Central Valley Project [Hundley Jr 2001]. La disparition de la zone humide de la vallée centrale de Californie après la fin du xixe siècle, avec la représentation de cette région comme une zone agricole au contraire menacée par la sécheresse explique probablement ce manque d’intérêt. De plus, les sources permettant d’en écrire l’histoire sont peu nombreuses, puisque sa colonisation fut tardive.
6Les zones humides californiennes font l’objet d’un nouvel intérêt tant scientifique, avec la récente monographie que leur a consacrée Philip Garone [2011], que politique avec la volonté de l’État fédéré de les restaurer là où elles avaient disparu. Dans cet article, nous montrerons que le caractère humide de cette région, longtemps oublié, est un élément important de compréhension de sa trajectoire économique, foncière et politique. L’évitement colonial initial de la vallée centrale, sous contrôle amérindien jusque dans les années 1850, a été structurant dans le développement agricole ultérieur. La monopolisation y a été facilitée par la politique amérindienne des États-Unis et l’absence de colonisation européenne antérieure ; elle a ensuite été renforcée par les programmes de transformation des zones humides en terres propices à l’agriculture irriguée intensive. Ce travail s’appuie sur un dépouillement d’archives pour la période antérieure aux années 1850 et sur la littérature secondaire essentiellement pour la période ultérieure.
7La colonisation de la Haute-Californie fut décidée en 1768-1769 dans le contexte de réformes proposées par l’inspecteur José de Galvez pour renforcer la défense du nord de l’Amérique espagnole et, en particulier, de la Nouvelle-Espagne, le territoire qui allait ensuite devenir le Mexique en 1821. La guerre de Sept Ans (1756-1763), juste achevée, avait montré les faiblesses de l’empire. La Haute (ou « Nouvelle ») Californie était située au nord de la péninsule (la Basse au sud) tout à l’ouest de la vice-royauté de Nouvelle-Espagne. Le projet d’intégrer ce territoire à l’empire n’était pas nouveau. En effet, il se situait sur la trajectoire retour du galion de Manille, le vaisseau qui chaque année permettait les communications et les riches échanges entre les Philippines espagnoles et la Nouvelle-Espagne. Deux menaces décidèrent les autorités espagnoles à concrétiser ce projet : les incursions de plus en plus fréquentes des Britanniques dans le Pacifique d’une part, et la volonté des Russes d’étendre leur territoire américain (Alaska actuelle) vers le Sud, de l’autre [Weber 1992].
8À la fin du xviiie siècle, la Haute-Californie n’était connue des Européens que grâce à des expéditions maritimes. La colonisation de la Californie commença par la fondation de missions et de forts situés sur la côte, permettant un approvisionnement par l’océan depuis le port Pacifique de San Blas et dans le prolongement des établissements de Basse-Californie. Des expéditions militaires furent aussi envoyées pour explorer les itinéraires terrestres. Ils cessèrent d’être utilisables dès 1781, du fait de l’hostilité des sociétés autochtones autour du confluent entre la rivière Gila et le fleuve Colorado.
9Au départ, le modèle de colonisation adopté fut celui d’une incursion militaire avec la fondation de quatre fortins, des presidios, le long de la côte, associée à une campagne de catéchisation et de travail forcé des populations autochtones afin d’en faire des sujets catholiques de la Couronne d’Espagne. Le projet et sa réalisation furent le fait des franciscains, plus particulièrement du frère Junipero Serra, missionnaire en Basse-Californie. Une première chaîne de missions tout le long de la côte vit rapidement le jour. Afin de fonder ces missions, deux franciscains se rendaient dans la région auprès des populations qu’ils souhaitaient catéchiser, identifiaient le lieu le plus propice, à la fois pour des raisons de peuplement et d’environnement adapté à une agriculture sédentaire méditerranéenne (céréales, élevage, présence d’eau potable). Ils y installèrent leur résidence et lieu de culte. La mise en valeur des domaines commençait parfois avec l’aide de populations autochtones catéchisées venues des missions de la Basse (ancienne) Californie. Le but était ainsi de les attirer pour les baptiser, leur prodiguer les enseignements de la foi catholique et leur proposer un cadre et un mode de vie nouveaux [Haas 1995 ; Hackel 2005]. Le succès des missions californiennes fut progressif et inégal suivant les populations et la localisation. Néanmoins, sur la bande côtière ce système recourut au travail de 20 000 Amérindiens sur une grande majorité des terres cultivables. Il en résulta une mortalité importante, conséquence des épidémies apportées par les Européens et par le changement brutal d’environnement causé par des espèces animales et végétales invasives, qui modifièrent l’écosystème sur lequel reposaient leurs pratiques alimentaires [Crosby op. cit. ; Milliken 1995].
10Les missionnaires rencontraient un certain nombre de difficultés dans leur entreprise. Les « néophytes », nom donné aux autochtones travaillant dans les missions, en cours d’évangélisation, ne considéraient pas forcément leur séjour au sein de la communauté de la mission comme une obligation. Ceux qui quittaient la mission étaient considérés comme des fugitifs. Ils étaient poursuivis, à la demande des missionnaires, par les commandants des forts chargés de les ramener. Pour les franciscains, le contact avec des populations autochtones non évangélisées augmentait le risque de telles fuites, même si elles appartenaient à d’autres groupes sociolinguistiques ou ethniques. En effet, les missions n’étaient pas coupées du reste de la Californie. Si chacune avait un centre de culte, de vie et de stockage, ses installations s’étendaient sur un assez large territoire et comptaient des centres secondaires avec des villages autochtones et des pâturages. Il y avait donc une forme de porosité entre les communautés missionnaires et les populations environnantes. De plus, la main-d’œuvre des missions entretenait souvent des liens avec des populations dont elles étaient parfois issues [Sturtevant 1978 ; Panich 2010].
11Les franciscains étaient donc des acteurs clés de l’extension de l’empire espagnol et de sa juridiction. Par leur action d’évangélisation, ils intégraient des populations à leur communauté sur leur propre territoire. Par leur travail de conversion, ils participaient aussi de la légitimation de l’empire. De plus, ils contribuaient à la construction des savoirs coloniaux grâce à leur connaissance de ces autochtones, de leurs langues, ainsi que de leurs informations géographiques, environnementales et cartographiques.
12Les missions ne devaient être que des établissements temporaires. En effet, une fois les terres sous leur juridiction cultivées et transformées en paroisses, les populations natives devaient être désormais considérées comme intégrées à la population de la monarchie. Les missionnaires, remplacés par des prêtres, pouvaient alors continuer ailleurs leur travail d’évangélisation. Pourtant, dans le nord du Mexique, en Californie ou dans la Pimería Alta, les missions restaient actives au-delà des dix années prévues. Cela n’empêchait pas les missionnaires et leur séminaire de rattachement (en l’occurrence, le Colegio de San Fernando à Mexico) de projeter d’étendre leur champ d’action. Il fallait pour cela convaincre les autorités collégiales et monarchiques de financer les opérations. Dès les années 1770, des franciscains participèrent ainsi à des expéditions de reconnaissance pour identifier des emplacements et des populations pour de nouveaux établissements [Fages 1911]. Dans les comptes rendus d’expédition, le contraste apparaît clairement entre la côte et l’intérieur. C’est dans ces années-là qu’est identifiée la vallée centrale comme la région dite des « Tulares » ou « Tular ».
- 1 Voir P. Fages [1973 : 148].
- 2 Silvestre Velez de Escalante était un prêtre franciscain envoyé en exploration par la monarchie es (...)
13Les rapports d’expédition commencent par mentionner la présence de joncs avec le mot tule (jonc en langue nahuatl), donnant, par métonymie, le nom générique de « Tular » ou « Tulares » pour désigner les lieux où l’on trouvait ces plantes, en particulier les zones humides [Watson 1938 : 115]. Cette appellation caractérisait notamment des espaces dans lesquels il est particulièrement difficile de progresser et de se repérer, à cause des marécages et de l’hydrologie labile [Duran 1911]. Il y avait plusieurs régions de ce type en Haute-Californie mais le terme « Tulares » avec une majuscule en vint à désigner les régions marécageuses de sa vallée centrale (San Joaquin). Le commandant Fages en 1773 remarqua l’abondance particulière des joncs dans cette vallée1, dont Tulares devient en 1777 le toponyme. Le rapport du franciscain Pedro Font [2011 : 92] est disert sur les obstacles posés par ces plantes et le terrain marécageux pour la progression des chevaux comme des hommes. Le moine s’y interroge également sur la coïncidence entre ces étendues d’eau et un « fleuve mystérieux » infranchissable décrit par Silvestre Velez de Escalante dans son journal d’exploration de 17762. Sans avoir identifié le fleuve, P. Font [idem : 98] conclut sur la difficulté d’établir une route d’est en ouest entre le Nouveau-Mexique et la Haute-Californie, à cause de ces marécages et de leurs joncs.
14Ces régions suscitèrent aussi l’intérêt des missionnaires, colons ou militaires espagnols en raison des populations autochtones qui les habitaient. On parlait ainsi génériquement des « Indiens des Tulares », mais les rapports décrivaient parfois plus précisément des villages, des populations et des ethnonymes. Les observations permettent d’établir de fortes densités, du moins avant les premières épidémies de malaria en 1833. Ces populations, décriées comme retardées car ne pratiquant pas l’agriculture par les observateurs euro-américains avaient développé des modes d’utilisation de ce terroir particulier, pratiquant notamment la pêche, la chasse aux oiseaux migrateurs, la navigation, les brûlis afin de renouveler les joncs, utilisés comme matériau pour les habitations et les radeaux. La haute végétation, les marécages et les cours d’eau, la géographie changeante des chenaux constituaient autant d’atouts pour déjouer les incursions militaires espagnoles et mexicaines [Preston 1981, 1990 ; Garone op. cit.].
- 3 Les habitants de San José demandent l’autorisation d’aller recruter des Indiens des Tulares pour l (...)
15Autour des années 1800, les responsables des missions de Haute-Californie défendirent auprès de leur hiérarchie la possibilité d’établir une ligne d’établissements missionnaires parmi ces populations afin d’étendre la domination espagnole à des régions situées plus à l’est et de limiter les fuites des néophytes des missions vers les régions intérieures. Dans le contexte de l’invasion de l’Espagne par les troupes napoléoniennes en 1808 ce projet n’aboutit pas [Beattie 1929]. Après l’indépendance du Mexique, en 1821, et l’adoption d’un régime républicain fédéral en 1823-1824, le modèle de la mission, comme moyen de colonisation, fut peu à peu abandonné. En effet, il s’agissait de se démarquer de ce système associé à l’ancien régime espagnol. Cependant, les acteurs locaux euro-américains de Haute-Californie se montrèrent très réticents face cette évolution. Ils craignaient que la fin des missions ne provoquât une révolte généralisée des populations autochtones. De fait, à cette période des soulèvements associant néophytes et autonomes eurent lieu afin de restaurer une forme de contrôle autochtone sur la région, en réaction à l’indépendance du Mexique. Ce fut notamment le cas d’une importante révolte en 1824, qui se déroula surtout dans la région de Santa Barbara mêlant plusieurs missions et populations yokuts de la vallée centrale. Elle mit ainsi en évidence des connexions et des circulations entre les établissements côtiers et les villages à majorité yokuts situés dans les Tulares [Sandos 1985 ; Haas 2012]. Après la révolte de Chumash de 1824 et l’abandon du projet de développer une chaîne de missions supplémentaires dans la vallée centrale de Haute-Californie, les acteurs de la colonisation hispano-mexicaine ne considéraient plus tellement ces populations (et leur territoire) comme des cibles de la colonisation. Il s’agissait surtout de s’en défendre en cas d’attaque et parfois d’y avoir recours pour la main-d’œuvre3.
16La situation changea dans les années 1830. En 1833, le gouvernement de Mexico et le gouvernement local de Californie s’accordèrent sur un plan de « sécularisation » des missions, c’est-à-dire sur leur transformation en paroisses, signifiant la fin de la vie communautaire, du pouvoir temporel des missionnaires, et la distribution des terres aux anciens néophytes et aux colons [Hutchinson 1969]. Cela se traduisit par une réorganisation socio-spatiale. Le destin précis des anciens néophytes est mal connu, mais on sait que les terres furent surtout appropriées en grands domaines par les familles californiennes, souvent d’origine militaire (vétérans ou fils de soldats devenus éleveurs). Ils continuèrent probablement de recruter un certain nombre de familles autochtones issues des missions [Monroy 1990]. Mais on constate également une croissance renouvelée des populations installées davantage à l’intérieur des terres, dans les territoires originellement yokuts. Les villages avaient des populations de plus en plus diversifiées.
- 4 Ces adjectifs étant eux-mêmes des simplifications.
- 5 Voir A. Bay Maloney et J. Work [1943a, 1943b, 1944a, 1944b].
17En effet, aux Amérindiens, partis des anciennes missions, s’ajoutèrent des personnes d’origine européennes venues d’horizons variés : coureurs de bois, trappeurs, chasseurs états-uniens ou canadiens4, commerçants, marins déserteurs, premiers immigrants venus de l’ouest et de l’Oregon, territoire alors sous occupation politique conjointe des Britanniques (par l’intermédiaire de la Hudson Bay Company5) et des États-Unis. Des migrants d’origine européenne furent sans doute à l’origine de l’épidémie de malaria de 1833 en Californie qui décima les populations autochtones de la vallée centrale. À partir de cette date les zones humides de cette région, jusque-là très favorables au développement de sociétés autochtones, furent considérées comme un foyer malsain [Riley Sousa 2013].
La Haute-Californie au début du xixe siècle
Carte : Kroll – C. Eberhard d’après E. Perez-Tisserant
18La division spatiale de la Californie se poursuivit : ces immigrants ne cherchèrent pas à s’intégrer à la société mexicaine. Si certains demandèrent l’autorisation de séjourner et la concession de terres, notamment dans les environs d’un fort installé par le colon suisse Johannes Sutter, la plupart n’accomplit pas ces formalités. Une autre Californie se développa alors en parallèle [Hurtado 2006 ; Perez-Tisserant 2014].
- 6 Ce terme, impropre en castillan et à l’origine plutôt péjoratif, fut ensuite approprié par les col (...)
- 7 Lettre de Salvio Pacheco juez de paz de San Jose al gobernador, 18 avril 1849, Benicia, prefectura (...)
19Dans les années 1830 et 1840, la forte croissance de l’élevage et le libre pâturage s’accompagnèrent de changements écologiques, avec l’introduction de plantes exogènes [Crosby op. cit.], et socio-politiques. Une des activités économiques principales des populations autochtones installées dans la vallée centrale pendant ces années-là était de saisir le bétail des élevages situés plus à l’ouest, dans les grands domaines des éleveurs. Ce bétail, anciennement propriété des missions, appartenait aux familles de « Californios »6. Ces dernières se plaignirent au gouvernement, par l’entremise des autorités municipales7, de ne plus pouvoir faire prospérer leurs exploitations et leurs familles à cause de ces attaques répétées, l’élevage étant la principale source de revenus en Californie mexicaine [Fischer 2015]. Les Amérindiens, notamment les anciens membres des missions, furent clairement identifiés comme voleurs de bétail. Jusque dans la période étatsunienne, les agents chargés d’enquêter sur la vallée centrale cherchèrent à classifier ces populations en fonction de leur propension à se livrer au vol.
20Les rapports révèlent ainsi si les villageois rencontrés consommaient de la viande de cheval, et s’ils parlaient espagnol – ce qui aurait indiqué une ancienne socialisation au sein des missions. Cela tendrait à prouver qu’ils pouvaient facilement se rendre dans les élevages pour y prélever des animaux. Ils furent nombreux à être dans ce cas, notamment au sein des missions San Luis Obispo, San Lorenzo et San Miguel [Derby et Farquhar 1932].
- 8 Lettre de Juan Bautista Alvarado à Mariano Guadalupe Vallejo, 12 octobre 1837, Documentos para la (...)
21Pour autant, si les sources désignent clairement les Amérindiens, elles montrent également qu’ils n’étaient qu’un des maillons d’un vaste trafic entre la côte ouest du continent et l’ouest des États-Unis d’alors, dont les populations pionnières étaient très demandeuses en bétail8. Les autorités californiennes mexicaines peinèrent, par leur manque de ressources, à lutter contre ces raids et à protéger les élevages et leurs propriétaires.
22Après la guerre américano-mexicaine (1846-1848), la Californie devint étatsunienne par le traité de Guadalupe Hidalgo en février 1848. L’annexion de la Haute-Californie par les États-Unis donna lieu à une redéfinition des frontières et à une exploration des espaces moins connus de la nouvelle acquisition territoriale [Cazaux Sackman 2014]. De plus, la découverte d’or en 1848 eut pour conséquence une arrivée massive d’aspirants orpailleurs dans les piémonts de la Sierra Nevada et plus largement un accroissement de la population californienne, en particulier dans le Nord. Cette ruée vers le précieux métal se traduisit, dans les régions côtières bien colonisées, par un transfert des propriétés des colons mexicains-californiens vers les nouveaux arrivants états-uniens, et une transformation de la structure des exploitations. La vallée centrale, où peu de concessions avaient été attribuées par le gouvernement californien mexicain, restait principalement un territoire sous souveraineté autochtone. L’annexion se concrétisa d’abord par une phase d’exploration, puis par un mouvement de colonisation soutenu par la découverte de l’or.
23La Haute-Californie était déjà, en partie, connue des États-uniens, notamment des services de l’armée ou d’autres services du gouvernement, mais aussi du public intéressé par les rapports de l’ingénieur topographe John C. Frémont [1845], qui avait fait des incursions en Californie mexicaine dans les années 1840. Afin de compléter ces données, un lieutenant de l’armée états-unienne fut envoyé, au printemps 1850, en reconnaissance dans la vallée Tulare. L’objectif principal était de repérer des itinéraires permettant de relier les établissements situés sur la bande côtière (settled country) et les régions intérieures, en particulier celles occupées par les chercheurs d’or au niveau de la Kings river. Les instructions données à l’officier à la tête de l’expédition précisent qu’il s’agit de trouver les itinéraires ou portions d’itinéraires susceptibles d’être submergés lors des crues afin d’assurer au maximum la sécurité des marchandises. Le but était également de repérer des emplacements intéressants pour l’installation de forts militaires dans la région du Lac Tulare :
- 9 « […] the protection of the frontier east of San Luis Obispo from Indian Incursions, and the contr (...)
pour la protection de la frontière près de San Luis Obispo des incursions indiennes et pour contrôler les Indiens habitant les rives du lac ainsi que les pentes de la Sierra Nevada à l’est et au nord de ces lacs [notre traduction9].
24Après l’annexion, la Californie et les autres territoires acquis sur le Mexique furent, en effet, intégrés à la politique indienne des États-Unis. La priorité, dans le contexte du peuplement rapide de la région aurifère, était d’assurer la sécurité des nouveaux migrants. Or, en réaction à l’arrivée massive de ces chercheurs d’or et aux dégradations occasionnées par leur mode de vie, les violences se multiplièrent, d’abord dans la région des mines puis, plus au sud, dans le Tulares.
25Localisé en fond de vallée, cette région se situe à la périphérie des veines aurifères, ce qui n’empêcha pas que, dès les années 1850, des migrants euro-américains cherchèrent à s’y établir en nombre croissant. La population autochtone y resta majoritaire, mais ces pionniers considérèrent comme un droit leur installation sur ces terres, en vertu notamment de la conquête et du fait qu’ils ne lui reconnaissaient pas de propriété privée. La croissance de la population euro-américaine se traduisit progressivement par l’équipement administratif et l’organisation institutionnelle de la région avec, par exemple, la création en 1852 du comté de Tulare. Dans un premier temps, ce furent surtout des éleveurs qui s’y implantèrent, multipliant les conflits autour de l’abattage des animaux par les autochtones (et ce d’autant que leur accès aux ressources devint de plus en plus limité avec ces installations). Les populations autochtones, averties par leurs voisins du nord, cherchèrent aussi à limiter ces arrivées par des avertissements et des attaques [Cook 1976 ; Phillips op. cit.]. En retour, les autorités en charge des affaires indiennes en Californie envoyèrent la troupe. De leur côté, les populations euro-américaines locales s’organisèrent en se portant volontaires pour punir les vols, les abattages de bétail ou prévenir les attaques plus meurtrières [Stewart 2011 : 204].
26Avec l’annexion de la Californie, le gouvernement fédéral fut, en effet, obligé de réadapter sa « politique indienne ». Avant 1848, elle concernait essentiellement le déplacement des divers groupes dans les territoires situés les plus à l’ouest des États-Unis (au-delà du bassin du Mississippi), autour de ce qui allait devenir l’Oklahoma, dans la perspective que ces régions seraient restées à l’écart des installations des populations à la recherche de terres et migrant vers l’ouest. L’intégration de nouveaux territoires – avec le traité de Guadalupe Hidalgo de 1848 –signifiait à la fois que de nouvelles populations amérindiennes devaient être supervisées par le gouvernement fédéral, alourdissant d’autant sa tâche, et que la politique de séparation était remise en cause par les migrations de plus en plus importantes à travers les territoires indiens du continent. La politique fédérale concernant les Amérindiens de Californie (et du reste de l’ouest) s’orienta relativement rapidement vers leur installation dans des réserves de taille de plus en plus réduite sous la pression des colons euro-américains, qui pouvaient décider de les déplacer au gré de leurs besoins [Garone op. cit. : 51]. Ce phénomène s’accéléra d’autant plus que les migrants continuaient d’arriver et que des moyens législatifs, techniques et financiers étaient disponibles pour rendre les zones humides de la vallée centrale plus propres à l’agriculture.
- 10 L’État fédéral transférait donc la propriété de ces terres lui appartenant aux États fédérés afin (...)
- 11 Voir B. S. Alexander, G. Davidson et G. H. Mendell, Report of the commissioners on the irrigation (...)
27L’annexion de la Californie en 1848 et son intégration comme État, deux ans plus tard, coïncidèrent avec le vote de grands textes législatifs concernant les zones humides à l’échelle fédérale des États-Unis. Ces lois ne furent pas conçues pour la Californie particulièrement, dont les zones humides étaient assez peu connues et ne représentaient pas un enjeu national, mais au départ pour la Louisiane et la vallée du Mississippi. C’est par mesure d’égalité que ces dispositions furent étendues aux autres États. L’une de ces lois, datant de 1850, concédait ainsi aux États fédérés les zones humides du domaine public situées sur leur territoire, afin qu’ils puissent financer la construction de digues et rendre ces terres propices à la culture10. S’ensuivirent de nombreux conflits entre les arpenteurs fédéraux et californiens sur la caractérisation desdites zones humides, l’État fédéral continuant de vendre des terres considérées par l’État de Californie comme siennes puisqu’étant situées en zone humide. Les désaccords reposaient, en partie, sur l’incertitude introduite par le fait que, suivant la période de l’année, une terre pouvait être considérée comme humide ou non. De plus, les autorités d’État ou locales n’avaient pas attendu l’arpentage fédéral pour construire des digues et des levées, transformant ainsi des zones humides en zones considérées sèches par les arpenteurs fédéraux. Ces variations firent qu’il n’y eut pas de ruée vers ces terres, perçues comme insalubres. En 1866, une loi confirma néanmoins toutes les concessions litigieuses au profit de l’État de Californie [Garone op. cit. : 59]. Entre-temps, les législateurs de cet État fédéré avaient déjà pris des mesures dont la création, en 1861, d’un Bureau des commissaires aux zones humides (State Board of Swamp Land Commissioners). Ce service, mis en place par des républicains, plutôt favorables à une politique de développement centralisée, avait tracé des « districts » pour organiser le drainage des zones humides11 et l’irrigation des futures parcelles à l’aide d’ingénieurs rémunérés par la taxation des propriétaires rassemblés au sein de cette entité. Les discussions autour de cette loi inaugurèrent une longue période de débats autour de la question de l’endiguement, de l’assèchement, de l’irrigation, du financement de tels travaux, de la répartition de la taxation et de l’échelle de décision de tels travaux. Les membres du parti républicain, fraîchement créé, croyaient en la nécessité pour l’État (fédéral ou fédéré) de coordonner les efforts de développement en promouvant, par conséquent, un système de contrôle des crues à l’échelle de la vallée. Les démocrates, au contraire, étaient plutôt favorables à un développement localisé et libéral. Concernant la taxation, au sein des districts, le consentement des propriétaires de terres situées sur les hauteurs, peu exposées au risque d’inondation, par rapport aux zones plus directement inondables, était faible. De plus, les intérêts des cultivateurs et des éleveurs divergeaient, puisque dans une certaine mesure les inondations permettaient de renouveler le fourrage des bêtes [Peterson 1974 ; Kelley 1989].
28Au-delà des débats politiques, le terrain demeurait mal connu des ingénieurs, peu aidés par la géographie mouvante des cours d’eau et des zones humides. Cependant, une crue particulièrement importante en 1862, qui transforma la vallée centrale en immense lac, relança les débats sur l’opportunité d’assécher et d’endiguer, puisque ces dispositifs risquaient d’aggraver les dommages en cas de forte montée des eaux [Isenberg 2010]. Les années 1860 furent donc celles des premières mesures visant à transformer les zones humides en terres agricoles, notamment par le biais d’un système de digues, souvent construites par des ouvriers chinois.
29Paradoxalement, ce sont des lois visant à favoriser l’acquisition et le développement des terres désertiques qui facilitèrent la constitution d’immenses propriétés par quelques magnats-éleveurs dans la vallée centrale durant la décennie suivante. Ces terres, bien que situées en zones humides, bénéficiaient d’une faible pluviométrie, concentraient un certain nombre de critères en partie inspirés par au moins un des exploitants qui allait en bénéficier, James Haggin (voir infra). Cette législation résultait aussi du tournant pris par la politique californienne concernant la question de drainage et l’irrigation, du fait d’une alternance en faveur du parti démocrate, privilégiant une gestion plus locale et moins contrôlée par les autorités du comté ou de l’État.
30James Haggin, ainsi que les associés Lux et Miller, profita de ces dispositions pour s’approprier de très grandes surfaces agricoles. Afin d’en tirer le plus grand profit, et dans le contexte d’une intensification et d’une spécialisation de l’exploitation, l’enjeu de l’irrigation et du partage des ressources en eau devint crucial [Igler 2001].
- 12 Au-delà de l’aspect sanitaire il y eut un enjeu économique de développement de la Californie, puis (...)
31L’agriculture californienne avait une tradition d’irrigation venue de la colonisation espagnole, fondée sur un partage des ressources en eau perçues comme des biens collectifs. La colonisation étatsunienne introduisit deux ruptures : d’abord, une méfiance concernant l’irrigation, notamment dans les zones humides, par crainte que les chenaux d’irrigation favorisent les épidémies de malaria12 [Garone op. cit. : 57] et, ensuite, une privatisation de l’accès à l’eau.
32Progressivement, les projets d’irrigation se développèrent et les Californiens installés dans la vallée considérèrent finalement, qu’au contraire, l’irrigation rendait l’environnement plus sain, car elle allait de pair avec d’autres mesures destinées à prévenir la stagnation : drainage, assèchement des marais, interdiction de cultures comme le riz (cultivé dans des eaux stagnantes), écoulement obligatoire des eaux d’irrigation. Le succès de l’irrigation tenait alors à son double avantage de faire produire des terres auparavant arides et d’assécher (par creusement de canaux) les zones marécageuses impropres à l’agriculture et perçues comme insalubres [Haslam 1993].
- 13 Voir la décision rendue par la Cour suprême de Californie : Lux et al. v. Haggin et al., Supreme C (...)
- 14 Là encore, la ruée vers l’or avait eu un effet structurant : en effet, après les techniques rudime (...)
33Après un essor de l’élevage (notamment pour nourrir les chercheurs d’or et les populations amérindiennes à qui l’administration fédérale a promis des approvisionnements en échange de leur pacification), un développement important de la culture céréalière se développa grandement dans les années 1870 et 1880 à la faveur du drainage et de l’irrigation qui permettaient d’accroître les rendements. La Californie devint alors l’un des États de l’Union les plus producteurs de céréales, insérée dans des circuits commerciaux mondiaux, hautement concurrentiels [Pisani 1984]. Cette évolution fut permise par le développement de l’irrigation mais aussi par celui des voies ferrées dans le secteur. En effet, la navigation fluviale y fut progressivement remplacée par le transport ferroviaire [Rolle 1996]. L’accroissement de la concurrence sur les ressources de la région qui découla de cette intensification fut marqué par des litiges judiciaires retentissants et qui firent jurisprudence pour le droit de l’eau. Ces litiges ne témoignaient pas d’une préoccupation environnementale, bien que l’irrigation et l’utilisation intensive de l’eau fît disparaître lacs et cours d’eau dès cette époque (assèchement du lac Tulare en 1898). Il ne s’agissait pas non plus de garantir au plus grand nombre l’accès à une ressource vitale pour l’exploitation de ces sols. En réalité, comme le montra l’affaire la plus étudiée (Lux v. Haggin, 1879-188613), où s’opposèrent Charles Lux et James Ben-Ali Haggin, de très grands propriétaires cherchant chacun à s’assurer l’usage exclusif des cours d’eau, en mobilisant, au besoin, des arguments environnementaux14 [Igler 1996].
34Dès la fin du xixe s., la vallée centrale avait donc perdu une bonne partie de son caractère de zone humide, ce qui eut aussi pour conséquence la disparition de tout un écosystème et du marché qui en dépendait, avec la vente des produits de la chasse et de la pêche aux restaurants de San Francisco. Paradoxalement, c’est précisément autour de cet enjeu qu’eurent lieu des mobilisations qui allèrent à l’opposé de ce mouvement dessiccateur. En effet, dans les terres de C. Miller et de J. B.-A. Lux dans la vallée du Sacramento, dans le Butte Basin ou encore dans les marais de Suisun, des associations de chasseurs de canards se constituèrent pour défendre le caractère humide des terroirs sans lequel les oiseaux eussent disparu. Dans ces régions, les usagers ayant besoin des marais restaient majoritaires et ils réussirent à s’organiser. Ce fut le cas des terres de C. Miller et de J. B.-A. Lux dans le nord, où primait l’élevage, et où les inondations régulières permettaient un renouvellement du fourrage [Garone op. cit. : 81]. Après que l’élevage perdit en rentabilité au tournant du siècle, ce furent des clubs de chasse aux canards privés qui rachetèrent les parcelles des deux grands propriétaires. Ces mêmes clubs furent à l’avant-garde du mouvement de résistance aux grands projets étatiques de maîtrise des inondations de la vallée du Sacramento. Le Central Valley Project, bien qu’imaginé depuis la fin du xixe s. ne fut lancé qu’à partir des années 1940, après l’échec de la parenthèse de développement local et décentralisé (1866-1890), grâce à la cession par C. Miller et de J. B.-A. Lux de leurs droits sur l’eau au gouvernement fédéral.
35Les projets de colonisation, conçus d’abord par la monarchie espagnole, évoluèrent avec la république mexicaine et ses projets libéraux avant d’être encore transformés avec l’annexion par les États-Unis. Tous se heurtèrent à l’immense territoire complexe de zones humides de la vallée centrale de Californie.
36Cet écosystème, très dynamique, fut en effet à la fois extrêmement favorable aux populations autochtones, qui s’y adaptèrent en développant des savoirs spécifiques, et défavorable à des projets de maîtrise de la nature par la connaissance, le quadrillage, la transparence, la facilité des circulations, la cartographie et le développement de l’agriculture. De fait, les projets de description et de soumission de la région devinrent lettre morte pendant les périodes espagnole et mexicaine, et le toponyme devenu presque ethnonyme « Tulares » représenta, par excellence, une région vague, méconnue, d’où venaient des dangers que les Californiens ne pouvaient maîtriser, malgré de multiples expéditions organisées pour se défendre contre les attaques.
37Le contraste démographique entre les premiers colons et les populations autochtones rendait la colonisation de la région d’autant plus difficile. L’arrivée des états-uniens renforça, en réalité, ce caractère. L’annexion de la Californie par les États-Unis eut pour conséquence que les nouvelles autorités cherchèrent elles aussi à maîtriser cet espace et ses populations, ce qui fut rendu plus facile par l’arrivée massive de populations venues s’enrichir directement ou indirectement par les mines d’or. Rapidement, l’action de l’armée et de l’administration en charge des Amérindiens aboutit à vider la région des populations autochtones qui tenaient tête à l’installation des colons. Il restait alors, du point de vue des colonisateurs, à domestiquer les cours d’eau et à rendre productives et saines les zones humides, même si elles présentaient un intérêt, celui de produire du fourrage ou encore des animaux pour la chasse et le marché. Plusieurs instruments législatifs, créés au niveau fédéré ou fédéral, permirent de tels développements et conduisirent, du moins dans une grande partie de la vallée centrale, à une monopolisation des terres et des droits sur l’eau. C’est le résultat de nombreux débats, moins sur la nécessité d’assécher et de rendre productives ces zones humides (même si ce thème fut abordé à la marge) que sur les moyens techniques et politiques d’y parvenir efficacement. Les défis posés par ces zones ont abouti, du fait du massacre des populations autochtones, des politiques d’assèchement et d’irrigation choisies et enfin des conflits entre gros exploitants et législateurs, à un modèle agricole fondé sur la grande propriété spécialisée, aux nombreux travailleurs journaliers, opposé à celui du petit exploitant agricole indépendant à l’origine de l’expansion des États-Unis comme démocratie et « empire de la liberté », pour reprendre la formule Thomas Jefferson [Onuf 1986 ; Pisani 1991 : 15].