Maison octogonale construite en 1618 par des Hollandais, transformée en musée (île de Canvey, comté d’Essex)
Cette maison, de style néerlandais, atteste de la présente de Néerlandais venus sur l’île au début du xviie siècle pour participer aux travaux de dessèchement des marais de l’estuaire de la Tamise.
Photo : Oneblaskline
1Du xvie au xviiie siècle, les royaumes d’Angleterre, puis le Royaume de Grande-Bretagne, et de France ont agrandi leur territoire. Ils se sont étendus au détriment de leurs voisins et ont construit des empires coloniaux en Amérique du Nord, où les modes d’exploitation ont significativement divergé. Dans les deux cas, les processus d’expansion et de colonisation ont profondément influencé les sociétés. Cette expansion a aussi pris la forme d’un processus intérieur par le biais de l’accroissement du nombre des terres cultivées. La hausse des rendements ne pouvant, seule, expliquer la croissance démographique, l’augmentation de la quantité de terres disponibles, tant arables que pâturables, a été décisive. Les deux mouvements d’expansion territoriale, intérieure et ultramarine, ont été justifiés par des politiques économiques. Au xviie siècle, les doctrines mercantilistes lient croissance de la population et enrichissement « national » [Charbit 2010]. Pour les tenants du mercantilisme, il faut contenir autant que possible la sortie de métaux précieux.
2Les deux pays cherchent donc continuellement à réduire leurs importations et à développer la production intérieure tout en créant des empires coloniaux importants. Ces politiques supposent également la création d’un territoire unifié incitant les monarchies françaises et anglaises à étendre leur espace de souveraineté. Les développements de l’économie politique du xviiie siècle n’ont pas rompu radicalement avec ces principes essentiels. Ils ont, en revanche, encouragé les initiatives individuelles et contribué à réduire le contrôle des États sur l’économie.
3En France comme en Angleterre, la bonification des marais s’est insérée dans ce contexte de fort dynamisme d’une pensée économique très liée au contrôle des territoires. Depuis la fin du xvie siècle, les deux États ont systématiquement soutenu les entreprises de transformation des zones humides en prairies luxuriantes. Pour les investisseurs et les entrepreneurs, leur mise en valeur doit favoriser le peuplement de territoires habituellement perçus comme vides et inexploités. Le drainage peut ainsi bénéficier aussi bien aux propriétaires de la terre, par les profits agricoles, qu’à l’État, grâce aux taxes et aux impôts payés par les populations nouvellement fixées. En dépit des oppositions et des résistances, ces politiques dessiccatives ont connu de réels succès. Les modalités de mise en œuvre économiques, institutionnelles et environnementales ont bien été mises en lumière. La comparaison, dans ce domaine, entre la France et l’Angleterre a servi de matrices à des études pionnières [Harris 1961].
4Cependant, la correspondance entre les évolutions de l’économie politique et les pratiques de dessèchements n’a jamais été étudiée de manière comparée. Or, les changements de doctrine affectent considérablement la conduite des politiques économiques des États. En ce sens, l’appareil théorique justifiant les pratiques d’assèchement mérite d’être questionné et comparé, notamment sous l’angle de l’expansion territoriale. Dans quelle mesure la conquête des zones humides par le drainage participait-elle à l’entreprise coloniale, par ailleurs promue ? Ces aménagements s’intègrent-ils dans un processus de colonisation interne, à la fois territoriale et politique, ou se limitent-ils à une politique économique et agraire ? Comment les marais et les marécages sont-ils représentés et ces représentations ont-elles évolué ? Nous verrons comment, sur les fondements d’une conception commune assimilant les marais à des colonies, les deux États ont fait diverger leurs pratiques au cours du xviiie siècle.
- 1 Voir The Statutes of the Realm, volume III, Londres, His Majesty’s Stationer’s Office, édité par J (...)
- 2 Jugement sur les levées du Rhône, 21 janvier 1544, Archives municipales (désormais AM) de Arles, b (...)
5La pratique du dessèchement des marais prend une forme nouvelle, ou mieux documentée, au xvie siècle [Rössner 2015]. En Angleterre, le local government conditionne dans un premier temps la conduite des opérations hydrauliques. En 1532, Le Statute of Sewers intègre les zones humides dans un cadre économique élargi. Les marais sont alors réputés « avoir été, grâce à la sagesse politique, vaincus et rendus profitables pour la richesse commune du Royaume »1. Ils méritent d’être défendus contre des inondations les renvoyant à leur état initial afin de promouvoir le « profit commun ». En France, la mise en valeur des zones humides dépend également des initiatives locales. À Arles, par exemple, les associations locales de gestion des équipements hydrauliques existent depuis le xiiie siècle et sont chargées de l’entretien des levées du Rhône [Stouff 2013]. Aux xvie siècle, les marais camarguais aiguisent l’appétit de la bourgeoisie locale qui se dote d’aménagements hydrauliques plus conséquents. À la demande du viguier, représentant localement le roi, et sous le contrôle de la ville, les propriétaires se regroupent en association pour gérer collectivement les équipements hydrauliques2.
- 3 Voir The Statutes of the Realm, volume IV, Londres, His Majesty’s Stationer’s Office, édité par J. (...)
- 4 Voir Acts and Ordinances of the Interregnum, 1642-1660, Londres, His Majesty's Stationery Office, (...)
- 5 Édit royal pour le dessèchement des marais, portant commission à cet effet à un étranger, Fontaine (...)
6Dès la fin du xvie siècle, les conditions d’implication des États évoluent. Déjà déployée en 1532, la rhétorique du « profit commun » est reprise dans la législation du xviie siècle. En 1601, l’acte pour le drainage des comtés de l’est de l’Angleterre (General Drainage Act), est justifié par l’inestimable profit qu’il procurerait à la Couronne et par la croissance démographique3. La production de céréales destinées à l’alimentation n’est pas la seule visée. Les terres drainées peuvent, en effet, permettre la culture du colza, très utile dans la production de biens manufacturés destinés à l’exportation. Cette propriété est particulièrement valorisée dans l’Act for draining the Great level of the Fens (1649), en lien avec la création d’emplois pour les populations locales4. Sur le Vieux Continent, la monarchie recourt aux mêmes arguments. En 1599, l’édit pour l’assèchement des lacs et marais de France dénonce l’inutilité et le caractère désertique des zones humides pour soutenir des projets de peuplement agricole sur l’ensemble du royaume5.
7La mise en valeur est associée à une promotion de l’agriculture dite « industrielle » et s’intègre dans une logique mercantiliste. Désirant attirer main-d’œuvre et savoir-faire, le roi accorde des privilèges importants à tout étranger désireux de venir s’installer en France pour valoriser ces espaces. Au xviie siècle, une série d’édits est venue confirmer les effets du texte initial de 1599. La plupart portent sur des points juridiques visant à conforter les avantages accordés aux dessiccateurs. Les lettres patentes de 1639 ne dérogent pas à la règle, mais donnent une teinte coloniale à la pensée théorique développée par l’État :
- 6 Déclaration du Roy pour la continuation des Privileges concédez en faveur du dessechement des Mara (...)
Comme le feu roy Henry le Grand d'heureuse mémoire, notre très honoré Seigneur et Père, avoit bien reconnu que ce que la terre produit dans l'étendue des lieux de son obéissance, (si utiles à ses sujets, & nécessaires à ses voisins) lui servoit plus que ne sont les Indes aux Princes qui s'en prévalent, il auroit témoigné une affection particulière de faire valoir celles qui par l'incommodité des Eaux qui s'y jettent & y croupissent, se sont rendues inutiles en diverses provinces de ses États6.
8La production agricole trouve sa place au cœur du mercantilisme. En France, au début du xviie siècle, Barthélémy de Laffemas (en 1604), Antoine de Montchrestien (en 1615) et Olivier de Serres (en 1605) vantent les mérites des colonies et promeuvent le développement des cultures dites « industrielles ». En Angleterre, les idées mercantilistes se diffusent également dans la littérature émergente sur l’amélioration des terres et les projets agricoles. La tradition se prolonge au xviiie siècle par les traités industriels et agricoles de Gervase Markham, Walter Blith, Daniel Defoe et Arthur Young. Le projet mercantiliste soutient également la mise en culture de terres nouvelles et le drainage des marais. Pour justifier leur transformation, les dessiccateurs français et anglais les ont qualifiés de zones malsaines et non rentables [Ertsen 2006]. En France, la législation royale est imprégnée de la culture classique et des principes hippocratiques les condamnant comme insalubres [Morera 2017]. L’édit de 1599 les décrit ainsi comme des espaces dépeuplés qui, à ce titre, porte préjudice à la puissance du royaume. Non seulement, ils ne participent pas à la vigueur démographique du pays, mais ils freinent son développement industriel.
- 7 « are nourished and bred infinite idle fry, that coming ripe grow [into] vagabonds and infect comm (...)
9La vision négative des marais est ancrée dans la culture classique issue d’Hippocrate pour qui le milieu naturel conditionnait la santé humaine. Ces idées, étayant en partie la théorie des climats, ont été puissamment mobilisées à la faveur de la Renaissance. Jean Bodin, dans les Six livres de la République [1576], disqualifie les marais et les zones humides laissés à l’état sauvage comme autant de territoires extérieurs au climat monarchique peuplés de tribus indomptées et rétives à la souveraineté. À l’inverse, Bodin considérait que les populations vivant dans des marais drainés et aménagés se distinguaient par leur vigilance et leur aptitude au travail. En 1748, cette conception est prolongée encore pleinement chez Montesquieu [1995] pour qui les marais constituent des poches de résistance à l’autorité de l’État et au règne de la loi. Quant aux Anglais, ils en ont une image façonnée par une forte dimension morale. Les zones humides sont considérées comme le terreau d’une humanité déclassée. Ainsi, les promoteurs des assèchements expliquent les caractères physiques et moraux des habitants des marais par les paysages et les climats dans lesquels ils vivent. Ils sont redoutés en raison de la supposée vie facile qu’ils garantissent aux populations qui les occupent. Pour le cartographe John Norden, les marais, comme les terres vaines et vagues, doivent être conquis parce qu’ils « nourrissent une population oisive, qui génère des vagabonds et infectent le royaume avec la plus dangereuse des lèpres » [notre traduction]7. Dans un contexte où la pauvreté structurelle est perçue comme néfaste aux valeurs de stabilité, de travail et de loyauté, les marais sont accusés de favoriser les ennemis intérieurs. Le pamphlétaire connu sous les initiales de H. C note ainsi :
- 8 Voir H. C., A Discourse Concerning the Drayning of Fens and Surrounded Grounds, in the Six Countie (...)
La politique de cet État a été de démolir toutes les places fortes, n’épargnant que celles à la main de la puissance souveraine ; celles-là seules demeuraient, mais au cours de la guerre des Barons, les Rebelles, appuyés sur avantages de la nature et l’abondance de leurs provisions, recouraient [aux marécages] comme des bastions, cherchant quel objectif ils pouvaient encore servir, si Dieu et la sagesse de nos Gouverneurs n’étaient pas vigilant à la barre8.
10Dans les premières décennies du xviiie siècle, le naturaliste et membre de la Royal Society John Morton décrit encore les marécages naturels comme des « quagmires fangeux, des marais infranchissables… des sols d’ordures inutiles » [Morton 1712 : 8]. Jusqu’à la fin du siècle, ce jugement n’a fait que se durcir. Les agronomes voient dans les possessions coloniales comme New York, des marais et des sables « tout aussi désagréables à la vue que nocifs pour la santé » [Young 1773 : 9]. Ainsi, une longue tradition de dénigrement des zones humides intérieures a-t-elle été exportée dans les colonies britanniques.
11La dévalorisation des marais et des palus légitime leur conversion en terres arables et pâturables et donne un support intellectuel à l’action politique. Mais, dans la pratique, les espaces concernés offrent des ressources indispensables, voire stratégiques, aux communautés qui les bordent. Chasse, pêche, mais aussi cueillette et élevage saisonnier permettent aux plus fragiles des riverains de tirer des moyens de subsistance précieux. Dessécher un marais implique d’en exclure les usagers initiaux et d’y installer de nouveaux arrivants. Aux yeux des pouvoirs, l’enjeu est de soutenir des acteurs capables de mener à bien la transformation territoriale. Dans le contexte de l’Europe moderne, la capacité de succès est fondée sur l’alliance réussie entre propriété foncière, disponibilité financière et autorité politique. Cette congruence a pris des formes différentes en France et en Angleterre.
- 9 Voir Calendar of state Papers Domestic, vol. 117 : James I, 1619-1623, Londres, Her Majesty’s Stat (...)
12La Couronne anglaise a utilisé divers supports juridiques pour prendre le contrôle des zones humides. Les premières tentatives empruntent la voie des institutions traditionnelles des gestions de l’eau, les Commissions of Sewers. Ces corps administratifs locaux sont chargés de veiller au drainage et à la prévention contre les inondations, le plus souvent dans les régions côtières et les fonds de vallées. Ils sont contraints d’appliquer des accords coutumiers et de s’accommoder de jurys locaux susceptibles de saisir une Court of Sewers (un tribunal). Les commissaires peuvent diriger certains travaux, en ordonner aux propriétaires terriens, et faire lever des taxes pour les financer. Les commissions reposent sur une large participation et sur la recherche de consensus [Morgan 2017]. Cependant, dans les régions visées par les dessiccateurs, il arrive que leur rôle traditionnel soit dévoyé. La nomination des commissaires étant une prérogative royale, la Couronne peut nommer des commissaires favorables au drainage, même en cas d’opposition des populations locales [Kennedy 1983 ; Lindley 1982 : 49-51]. De telles manœuvres provoquent d’ailleurs un profond ressentiment des populations locales qui s’opposent par des pétitions ou par des émeutes parfois meurtrières. Néanmoins, les Commissions of Sewers ne constituent pas le relais le plus efficace pour les travaux de drainage. Les divisions et les résistances internes ralentissent parfois les opérations9, tandis que les tentatives de contournement des coutumes locales nourrissent des débats juridiques souvent très longs [Holmes 1984 ; Smith 2014].
- 10 Fen drainage in Kesteven and Holland, Lincolnshire, 1639, State Papers Domestic, the National Arch (...)
13Avant la fin du xvie siècle, l’incertitude causée par les mesures appuyées sur les institutions héritées suscite la création d’entreprises privées de bonifications. Des bourgeois londoniens s’engagent en tant que adventurers, comme dans la Society of Merchant Venturers (SMV) ou dans la Company of Merchant adventurers (CMA) [Candiani 2014]. Ils conduisent leurs opérations depuis Londres sous la forme de projets financiers et d’expéditions. Alors que la SMV et la CMA paient des voyages dans le Nouveau-Monde, les adventurers misent leur capital en échange de lots et de parts dans les projets de drainage. Par exemple, le comte de Lindsey a établi un contrat – dans le cadre du Lindsey Mevel – avec des adventurers pour une part dans les 24 000 acres de Kesteven et Holland (situés Lincolnshire), qui lui seront accordés en cas de succès du dessèchement de la région10. De son côté, le comte de Bedford dirige le projet du Bedford Level en échange de 95 000 acres en association avec des investisseurs ayant acquis 20 parts dans la Bedford Level Corporation. Bien d’autres projets soutenus de cette manière par la Couronne sont entrepris à Eight Hundred Fen in Holland dans le Lincolnshire, ou encore sur l’île d’Axholme ou à Soke of Peterborough.
14En France, les bouleversements sociaux agissant au sein de la monarchie ont des conséquences directes sur la politique conduite dans les zones humides. En 1599, Henri IV accorde un privilège à Humphrey Bradley, ingénieur néerlandais ayant déjà servi dans ses armées. Dépourvu de soutien, ce spécialiste de l’hydraulique s’allie à des proches du roi ayant œuvré à son service au cours des Guerres de Religion et participant activement à la stabilisation politique du premier xviie siècle. Pour conduire ses grandes opérations, H. Bradley se rapproche également d’entrepreneurs brabançons arrivés en France à la faveur des décisions mercantilistes portées par le ministre Sully. Les assèchements passent ainsi aux mains d’un groupe restreint agissant sur l’ensemble du royaume. Les arrivées successives de Richelieu, puis de Mazarin sous le règne de Louis XIII, confirment cette pratique. Le pouvoir de convertir les marais en terres cultivées ou en prairies alimente pleinement la faveur royale et la reconnaissance par le souverain. Les banquiers Barthélémy Hervart et Jean Hoeufft en sont les bénéficiaires dans les années 1640 et 1650. La conquête des marais contribue ainsi à la promotion d’une aristocratie d’État, favorisant grandement son fonctionnement et son renforcement. Mais ces acteurs majeurs sont, dans le même temps, contraints de composer avec les propriétaires et les pouvoirs locaux afin de mener à bien leurs travaux. C’est ainsi que les seigneurs jouissant d’une propriété éminente sur les marais et autres territoires palustres ont profité directement de la logique de conquête soutenue par la monarchie [Morera 2011].
15Les dessèchements ont pour objectif de mettre en culture des terres et supposent la présence d’une main-d’œuvre suffisante pour dégager des surplus éventuellement commercialisables. La majeure partie du travail de curage et d’érection des digues est en réalité confiée à des ouvriers déplacés à dessein. En 1605, des immigrants néerlandais sont encouragés à s’installer sur l’île de Canvey dans le comté d’Essex afin de participer aux travaux de dessèchements des marais de l’estuaire de la Tamise. L’opération, un succès, donne naissance à une communauté néerlandophone. Les Hollandais attirés sur les bords du fleuve bâtissent des maisons dans le style néerlandais dont certaines sont encore visibles. La communauté perdura jusqu’au début du xviiie siècle [Cracknell 1959]. Sur l’île d’Axholme, des Huguenots français et des immigrants hollandais s’installent également à la faveur du dessèchement. Dans leur dimension la plus extrême, certains projets royaux visent à modifier le paysage avec des communautés au projet presque utopique, attestant du pouvoir de leurs fondateurs. Dans les plaines du Cambridgeshire, Charles 1er cherche à redévelopper le village de Manea, cerné par les eaux, en le rebaptisant du pompeux nom de Charlemont. En 1639, il dessine lui-même la ville, traçant certains des croquis de bâtiments, et concevant le réseau hydraulique nécessaire pour écouler les eaux et alimenter un canal navigable débouchant dans la rivière Ouse [Walker et Craddock 1849 : 139 ; Dugdale 1662 : 415]. En raison de l’opposition des populations locales, notamment à contribuer aux travaux, des prisonniers de guerre écossais et hollandais sont mobilisés au cours des années 1650 pour réaliser ceux du Bedford Level [Hipkin 1933].
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- 12 Rijksarchief in Utrecht, Huis Zuilen, 691-692, archives de l’État à Utrecht, Maison Zuilen.
16Les mouvements de population sont très certainement moins spectaculaires dans le cas français, mais ils n’en sont pas moins réels. Dans les années 1640, les assèchements des marais d’Arles provoquent l’abandon de fermes dans les régions voisines11. Les établissements religieux se plaignent ainsi de la perte de leurs dîmes. Les marais du Petit-Poitou sont, dans la même logique, drainés grâce à des travailleurs venus d’Auvergne où des aménagements ont été précédemment réalisés12. L’objectif politique de peupler des régions considérées comme vides se double de pratiques volontaristes en matière de peuplement, au détriment des habitants locaux et de leurs coutumes. Le contrôle de l’eau et les opérations de drainage se sont ainsi accompagnés d’une dépossession de la terre et d’une privation de droits des communautés précédemment installées. Les résistances conséquentes des travaux réalisés traduisent le subit déclassement vécu par les riverains. En France, comme en Angleterre, les dessèchements se concrétisent par une appropriation des terrains au profit de personnes, parfois venues de loin. L’injection massive de capital pour mener à bien cette appropriation ne permet pas que les anciens usagers de la terre puissent continuer à en jouir, de quelque manière que ce soit.
17Pour l’Angleterre, les recherches de Edward P. Thompson [1991] sur les coutumes éclairent le processus qui s’est joué. Depuis le Moyen Âge, les communautés rurales bénéficient de droits collectifs sur des terres qu’elles ne possèdent pas en propre ou, seulement, de manière commune. Les coutumes ne sont pas solidement ancrées dans le droit mais reconnues par les usages. Elles participent substantiellement à la cohésion des communautés rurales en permettant aux plus pauvres de survivre en dépit de leur dénuement. Depuis le xvie siècle, les coutumes subissent les assauts répétés des enclosures. En effet, ces dernières, conduites pas les plus riches propriétaires fonciers, visent à l’appropriation exclusive de la terre au détriment des pratiques existantes. Les drainages agricoles participent pleinement de ce processus séculaire, si bien que les communautés locales y réagissent fréquemment avec hostilité. La culture et les équipements néerlandais firent l’objet de sarcasme et de ressentiment. Les auteurs de chants et de pamphlets anti-drainage dénoncent la « Colonie hollandaise » cherchant à dessécher l’Eastern England (et même la lune, s’ils pouvaient y aller !) [Phillips 1661 : 232-233] et dénigrent les céréales cultivées sur ces terres desséchées, considérées comme « des marchandises néerlandaises, des ordures et de la camelote » [anonyme 1646]. Les communautés du Lincolnshire se plaignent également du fait que les entrepreneurs du dessèchement du comte de Lindsey amènent « des Français, des Hollandais et des vagabonds étrangers » [anonyme 1650 : 13] afin de déjouer leur capacité à combattre juridiquement le projet de drainage. Au xviiie siècle, la poursuite des travaux de drainage provoque des affrontements et des actions violentes. E. P. Thompson rapporte ainsi qu’en 1725 les habitants de Stokesby, dans le Norfolk, détruisent clôtures et moulins afin de reprendre leurs droits sur les marais dont ils ont été privés. Ce n’est pas tant la mise en culture de ces terres qui est visée par les plus pauvres mais la fin des coutumes et des droits, dont ils jouissaient auparavant.
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18En France, les drainages provoquent également de vives oppositions de la part des populations locales se trouvant brutalement privées de l’accès à des biens communs. Les résistances prennent des formes différentes : violentes ou procédurales. En Auvergne, autour du lac de Sarliève, en 1634, les promoteurs du dessèchement déplorent ainsi un blessé parmi leurs domestiques ayant dû affronter la colère des paysans exclus de l’accès aux rives du lac13. De manière systématique, les voies de fait ont cédé la place à des querelles judiciaires avant d’ouvrir la voie à des transactions. En Normandie, par exemple, dans le marais Vernier, les habitants ont multiplié les recours contre les digues de protection édifiées dans les années 162014. Dans tous les cas, les paysans obtiennent des compensations importantes aux yeux des dessiccateurs. Les juridictions réservent ainsi des portions de terres drainées au bénéfice des communautés riveraines pouvant ainsi y établir des usages collectifs. Le cas du marais de Sacy-le-Grand, en Picardie, est à cet égard remarquablement documenté15. En 1627, les habitants du village y obtiennent une vaste parcelle de 76 arpents. Même si la notion de coutume n’est pas aussi opérante pour rendre compte des évolutions françaises, il ressort que les communautés affectées par les dessèchements ont usé de tous les recours pour conserver les droits dont elles se trouvent privées et garder accès à des terres dont elles sont expulsées. Ces oppositions dévoilent ainsi une dimension essentielle des dessèchements : au-delà de l’appropriation des ressources, les programmes de drainage participent au contrôle des populations.
19Les modèles économiques français et anglais divergent à partir des années 1660. Adopté en 1666, le Navigation Act oriente résolument l’Angleterre vers un développement commercial et externalisé. Le pouvoir des marchands se renforce substantiellement à la suite de la Glorieuse Révolution [Pincus 2011]. Sur ces fondements, l’Angleterre assoit son rayonnement sur le contrôle des mers et l’intensification des flux commerciaux avec des colonies de peuplement, notamment en Amérique du Nord. L’importation de matériaux bruts lui permet de s’imposer comme une puissance manufacturière incomparable. De son côté, la France, qui se positionne également sur le commerce transatlantique, se montre incapable de rivaliser durablement avec sa principale concurrente. Les quelques colonies ultra-marines structurant son insertion dans le commerce internationale n’ont rien de comparable avec l’Empire qui soutient l’enrichissement britannique au cours du xviiie siècle. Ces orientations différentes prises par les deux royaumes se prolongent dans les politiques conduites à l’égard des zones humides. Si les pratiques ne s’opposent pas, seule la France persiste dans l’emploi d’une justification de type mercantiliste et colonial.
- 16 Édit du roy, pour le désséchement des étangs, palus et Marais du bas Languedoc, depuis la ville de (...)
- 17 Mémoire pour les clergés des diocèses de Nismes et d’Alais contre le desséchement des marais depui (...)
20À la fin du xviie siècle, le roi de France diminue son soutien aux opérations de drainage. Colbert et ses successeurs immédiats privilégient les usages défensifs des zones humides littorales, notamment dans les régions récemment conquises. En Flandre, les modifications apportées à l’équipement hydraulique sont réalisées avec le concours des populations locales et strictement encadrées par l’administration royale [Morera 2018]. Lorsque les projets reprennent, dès les premières années du xviiie siècle, la monarchie mobilise des arguments bien expérimentés. Néanmoins, elle procède différemment grâce à une machine administrative de mieux en mieux huilée. Les marais littoraux du Languedoc sont ainsi concédés au duc de Noailles en 170116. Le grand aristocrate, cousin de Louis XIV, envisage alors de mettre en culture de très vastes territoires amphibies. Il butte non seulement sur des difficultés financières et techniques mais aussi sur l’opposition des populations riveraines. La monarchie apporte en conséquence un soutien administratif et politique à la conduite du projet par le biais de l’intervention des intendants [Ferrières et Fournier 2007]. Dans les années 1730, celui du Languedoc fait dresser un état des rapports de force dans la région. Ces enquêtes font apparaître les motivations et les perceptions de ces acteurs dont les paroles sont recueillies par ordre. Pour les nobles, promoteurs des opérations, l’enjeu est d’accroître la production de céréales et de développer l’élevage. L’administration monarchique les défend sur le point essentiel de la main-d’œuvre. Le surcroît de travail devra être assuré par des populations attirées à cette fin depuis les montagnes cévenoles. Le projet d’assèchement participe dès lors d’une politique de peuplement. Les transferts de population sont justifiés par la promesse d’une meilleure qualité de vie. Cependant la dimension politique affleure. Les populations montagnardes, ici cévenoles, sont jugées très négativement si bien que la volonté de mieux les contrôler grâce ce transfert apparaît également évidente. À l’opposé de l’administration et des aristocrates porteurs du projet, le clergé et les villageois riverains des zones convoitées mobilisent des arguments de défense de leurs droits hérités. Les églises urbaines et rurales craignent, surtout, de ne pas être suffisamment associées aux bénéfices des nouvelles mises en culture et de perdre une partie importante des impôts qu’elles perçoivent. Les clergés des diocèses de Nîmes et d’Alès redoutent ainsi que, à la suite de l’assèchement, les terres qu’ils ont pour coutume de voir cultivées soient réduites à l’état de désert17. Les arguments des propriétaires de la communauté de Bellegarde témoignent également de du fait qu’ils redoutent une dévalorisation de la valeur du grain et un renchérissement du coût de la main-d’œuvre.
21Promoteurs et opposants s’affrontent ainsi essentiellement sur le devenir de la production et sur la dimension économique du projet. Le conflit se cristallise autour du contrôle de la population tant le dialogue se noue entre propriétaires fonciers, d’une part, et autorités publiques, de l’autre. Les non-propriétaires ne sont pas consultés et même l’objet de la politique de dessèchement. Les ingénieurs considèrent ainsi que :
lorsqu’il y a quelque part du travail, on voit arriver des paysans de la montagne pour gagner de l’argent, nous ne voyons pas que ce soit un obstacle au dessèchement, n’y qu’aucune communauté puisse être lézée par le rabais de la valeur des grains : les domestiques et bestiaux couteront beaucoup moins à entretenir ; et c’est une erreur de croire qu’il y aura des terres abandonnées 18.
22Les promoteurs estiment, quant à eux, qu’on :
peut employer à la culture des terres partie des habitants du pays qui gagnent actuellement leur vie à couper des roseaux, et le surplus par [des] gens de peine des provinces voisines qui viendront d’eux-mêmes pour chercher un travail qu’ils seront assurés de trouver 19.
23Les dessiccateurs rassurent les propriétaires établis : ils ne leur subtiliseront pas leur main-d’œuvre. Leur intention n’est pas là, elle vise à attirer et à fixer une population nouvelle dans des territoires qu’ils jugent négligés. Les techniciens et administrateurs français se positionnent ainsi très largement dans la continuité de la politique initiée au xviie siècle.
24En Angleterre, les pratiques évoluent fortement. Les expériences de drainage dans les deux premiers tiers du xviie siècle ont montré à la Couronne qu’il n’était pas facile de gagner de l’argent avec les dessèchements, fussent-ils de grande ampleur. Les divers adventurers ont, en réalité, perdu beaucoup d’argent. L’échec définitif de projets comme celui de Vermuyden a conduit à une désillusion généralisée vis-à-vis des entreprises de grande échelle [Darby 1956 : 119]. Le projet royal du Eight Hundred se révéla être un échec complet dès la fin des années 1630 [Hipkin op. cit. : 220]. Sir Edward Coke, notoirement sceptique au sujet des capacités des Commissions of Sewers à entreprendre des dessèchements, est connu pour avoir conseillé aux habitants des terres basses du Hundred de Berkeley (Gloucestershire) d’éviter un projet de dessèchement en ces termes : « ne mettez pas plus un doigt dans le mortier qu’un penny dans l’eau » [MacLean 1885:28].
25Benjamin Jonson décrit, dans une de ses pièces, jouée pour la première fois en 1616, un faiseur de projets appelé « Meercraft » sous les traits d’un fraudeur rusé cherchant à piéger les malchanceux et à ruiner un certain Fitzdottrel en lui promettant de le faire duc des terres asséchées [Jonson 1631]. La popularité des entreprises de bonifications décline ainsi au fur et à mesure que sont annoncées les faillites. Le projet du Lindsey Level a ainsi coûté 45 000 £ en l’espace de trois ans après son achèvement, alors que les résistances locales ont conduit à remettre les terres dans leur état initial [Dugdale op. cit. : 420]. Les plans successifs pour l’aménagement de Sedegemoor sur le Somerset levels ont tous été des échecs, même ceux soutenus par des actes du parlement [Williams 1970 : 112].
26Au xviiie siècle, les grands projets s’éclipsent au profit d’associations locales soutenues par le parlement. Ces drainage district, créés à l’initiative de propriétaires terriens, cherchent à mettre en culture leurs propres terres, même sur de petites superficies, grâce à des dispositifs mécaniques comme des moulins à vent et des pompes, en opposition aux milliers de kilomètres carrés desséchés grâce à des aménagements gravitaires sous la juridiction des Bedford Level Commissionners, par exemple. Le premier district de ce genre est créé à l’intérieur même du Bedford Level, à Haddendam, sur l’île d’Ely en 1727 [Darby op. cit. : 121]. Par la suite, l’organisation mise en place sur cette île va constituer un échelon de la géographie administrative du marais, aux côtés de la Bedford Level Corporation. Cette dernière conserve l’autorité sur les grandes rivières mais la gestion quotidienne dans les petites unités est confiée aux districts de drainage, autrement dit aux mains des propriétaires terriens. Ils supervisent le passage de l’eau dans les petits fossés avant qu’elle ne soit pompée dans les canaux principaux contrôlés par la BLC. Ainsi, la gestion du drainage à l’échelle locale est-elle confiée aux propriétaires locaux, certaines opérations échappant aux bourgeois urbains qui contrôlent de grands équipements comme ceux de la BLC.
27La création des districts de drainage marque un tournant dans les politiques de bonification du xviiie siècle. Les divisions entre groupes d’intérêts internes et externes qui ont tant nui aux différents chantiers du xviie siècle s’estompent fortement au siècle suivant [idem : 119-121]. En effet, au xviie siècle, les inondations gonflent les plaines et la persistance d’un paysage humide constitue un obstacle pérenne aux enclosures. Les aménagements réalisés au xviiie siècle modifient substantiellement les hydrologies locales. Les inondations annuelles, prévisibles et bénéfiques, disparaissent, au profit de nouvelles prolongées, imprévisibles et destructrices. Dans ce nouveau contexte écologique, l’intérêt des habitants des fenlands n’est plus de s’opposer aux dessiccateurs mais de coopérer dans l’espoir de retrouver un équilibre entre les usages. Les archives mentionnent en ce sens des communautés exprimant leur mécontentement à la Corporation, non seulement pour dénoncer les enclosures, mais aussi en raison des échecs des opérations de drainage [Bowring 2011].
- 20 AD, Charente-Maritime, multiples références dans les archives de l’intendance, voir notamment C 19 (...)
- 21 Déclaration du roi qui permet à tous seigneurs et propriétaires de marais et palus et terres inond (...)
- 22 Archives municipales de Lourdes, E 317, affièvement du lac de Lourdes, 1770.
28Les archives françaises regorgent de demandes d’autorisation de conduite de travaux hydrauliques et font penser à une vague de dessèchement considérable. Les études locales témoignent d’ailleurs de ce dynamisme. Dans le marais Poitevin, Yannis Suire [2006] a mis en lumière la continuité de l’effort des populations bordières pour poursuivre les assèchements. De fait, le mouvement est continu sur l’ensemble du littoral atlantique20. Néanmoins, l’inclinaison la plus intéressante à évaluer n’est pas tant la quantification du processus que le changement de logique administrative dans laquelle il est désormais inclus. Ainsi, à partir des années 1750 et jusqu’à la Révolution, les assèchements sont progressivement soumis au même régime juridique que les défrichements [Bourde 1967]. En 1767, Louis XIV adopte une déclaration permettant à tout seigneur et propriétaire de marais, de palus et de terres inondées d’en réaliser le dessèchement21. La monarchie estime le besoin de terre tel, qu’elle ne prétend plus exercer le moindre contrôle restrictif. Il s’agit de faciliter l’acquisition de nouvelles et donc de donner aux seigneurs une liberté maximale en la matière. Les services des intendances limitent alors leur intervention à un contrôle administratif, souvent très lâche comme en témoigne l’autorisation accordée en vue de l’assèchement du lac de Lourdes22.
29Dans ce cadre intellectuel renouvelé, le besoin de conquête de terres au service d’un projet politique n’est plus appuyé avec la même force. L’affirmation de la pensée libérale mobilise davantage l’initiative individuelle et les logiques marchandes. La mise en culture de terres nouvelles doit être facilitée afin de répondre à une demande réelle et perd sa dimension politique : elle ne participe plus de la concrétisation de l’autorité monarchique. L’évolution conceptuelle apparaît fortement dans la dernière décennie de l’Ancien Régime. La protection des populations et la lutte contre les épidémies imputées aux zones humides sont régulièrement évoquées dans les édits promouvant les assèchements. Ce n’est cependant qu’à partir des années 1780 que l’argumentation héritée de l’hippocratisme justifie l’intervention budgétaire de la monarchie. Dans le cas de Rochefort, la nécessaire protection des marins et des ouvriers de l’arsenal a appuyé l’engagement financier de l’État :
- 23 Arrest du conseil d’estat du roy, portant règlement pour le desséchement des marais de Rochefort d (...)
Le roi s’étant fait représenter les plans du cours de la rivière de Charente, dans les environs de Rochefort […], ensemble les mémoires qui ont été adressés à Sa Majesté sur les causes des maladies qui y règnent […] ; Sa majesté auroit reconnu qu’il étoit indispensable de s’occuper du desséchement des marais qui en sont la principale cause comme aussi de procurer au port de Rochefort des facilités qui lui ont manqué jusqu’ici : Et Sa Majesté voulant faire jouir promptement ses sujets, & particulièrement ladite ville de Rochefort, de ces avantages, Elle a cru devoir prendre toutes les mesures capables d’en assurer l’exécution, & elle a bien voulu fournir, malgré les dépenses de la guerre, les sommes nécessaires pour la perfection desdits travaux23.
30La dynamique de conquête des zones humides ne cesse pas au xviiie siècle, mais ses modalités concrètes évoluent considérablement. En France comme en Angleterre, les grands projets directement soutenus par les couronnes s’effacent progressivement au profit d’un mouvement à caractère libéral visant à faciliter les initiatives des propriétaires fonciers déjà installés. Ces derniers, plus que les investisseurs capitalistes externes, prennent l’initiative de développer des projets directement. Dans le contexte anglais, cela se concrétise par la croissance des districts locaux de drainage à partir des années 1720, d’une part, et par celui des projets soutenus par les landlords comme pour le drainage de Martin Mere dans le Lancashire, d’autre part [Coney et Hale 2005 : 125-150]. Dès lors, la conquête des zones humides perd sa dimension coloniale : elle ne vise plus à étendre un pouvoir et à peupler des terres délaissées mais n’a d’autres fins que l’enrichissement de propriétaires fonciers.
31La comparaison des histoires anglaise et française fait apparaître des évolutions convergentes puis divergentes s’expliquant par les choix et les orientations politiques. Les zones humides, marais continentaux et littoraux, sont très fortement déconsidérés au début de la période. Perçus comme vides et improductifs, ils sont, notamment en Angleterre, associés à une forme de déchéance morale. Ces conceptions justifient une forte intervention des États qui promeuvent des opérations d’éviction des populations riveraines et de disparition des coutumes et des usages qui leur sont associés. Les dispositifs juridiques élaborés afin de promouvoir les dessèchements les assimilent à un front pionnier. Dans les deux pays, l’enjeu est d’abord d’étendre le domaine monarchique. Il s’agit bien de conquêtes de terres nouvelles grâce au déploiement des techniques hydrauliques, du capital nécessaire et de l’autorité politique. La conquête est coloniale dans la mesure où elle nie la présence et les usages préexistants aux dessèchements. Les pouvoirs monarchiques rendent invisibles et inaudibles les visions alternatives des populations locales et les contraignent à la résistance juridique ou physique selon le cas. La pensée hippocratique associant la mauvaise santé aux humeurs fétides des marais est ainsi utilisée pour affirmer un mépris des milieux et des communautés y vivant.
32Ce terreau intellectuel et social n’évolue pas fortement par la suite, mais la position des autorités politiques change puisqu’elles abandonnent leur attitude interventionniste et ciblée au profit d’un soutien tous azimuts aux opérations de conquête par le drainage. Dès le début du xviiie siècle, la monarchie anglaise opte pour un système très libéral dénué de toute visée politique : il s’agit simplement d’accroître le profit procuré par les terres. En revanche, la monarchie française se distingue par un usage plus prolongé de l’appareil intellectuel faisant du drainage des marais un projet politique et agricole. Ce n’est qu’à partir des années 1760 que les dessèchements sont intégrés à une approche libérale s’éloignant des justifications conçues sous les premiers Bourbons.
33L’expérience moderne a été structurante. La convoitise pour les zones humides et la nécessité proclamée de les convertir en bonnes terres arables et pâturables, selon l’expression consacrée de l’époque, sont légitimées par une association entre environnement physique, valeurs morales et économiques, fortement étayée par l’héritage de la théorie hippocratique du climat. En dénigrant les milieux physiques, les pouvoirs politiques et économiques s’en prennent aux populations. Cette opération facilite l’expulsion des communautés y résidant. Ce procédé permet d’étendre aux marais, palus et marécages, le principe de terra nullius pour lequel les terres non cultivées sont réputées libres de toute propriété. En ce sens, les drainages modernes ont contribué à structurer le droit de conquête colonial pleinement mis en œuvre au xixe siècle. Pour constituer de grands domaines agricoles, les colonisateurs se sont appuyés sur le principe de l’absence supposée de notion de propriété chez les peuples colonisés afin de rendre possible l’appropriation et l’exploitation agricoles des zones humides au service des métropoles.