Farida Aït Ferroukh, Cheikh Mohand. Le souffle fécond. Volubilis, 2001, 181 p.
Texte intégral
Les penseurs kabyles commencent, depuis peu, à être connus hors du cercle de leur propre culture grâce aux travaux de chercheurs inspirés par leurs ¤uvres demeurées en grande partie confidentielles. C'est que, savants d'une culture orale, populaire, régionale et souvent hétérodoxe, ils n'ont que trop longtemps souffert de la prédominance des autres cultures : écrites, savantes, centralisées et orthodoxes ; ce fut là une perte considérable pour l'identité maghrébine et la richesse de sa production culturelle.
Farida Aït Ferroukh ose contribuer à faire connaître l'un de ces penseurs kabyles, stimulée par la forte personnalité de l'un de ceux que l'on nomme amusnaw, « savant et sage », qui fut aussi un guide, un témoin et un saint révéré à travers toute la Kabylie tant fut large et influente sa valeur en l'époque agitée des débuts de la colonisation. Car l'¤uvre de Cheikh Mohand ou Lhosine est le fruit de la rencontre d'un personnage et d'une conjoncture en effet tous deux exceptionnels (après la dernière révolte de 1871), suscitant un bouillonnement d'idées dans lequel la parole et les réflexions d'un sage ont été reçues comme autant de baumes et de bienfaits par des hommes et des femmes emportés par les troubles de ces temps difficiles.
C'est à l'analyse critique de l'ensemble de ce discours littéraire oral, inspiré et poétique, que Farida Aït Ferroukh convie son lecteur. Il s'agit donc d'une tentative de traduction et de transmission dans notre système de pensée européen d'un autre système de pensée, d'une autre culture, dans toute son effervescence circonstancielle. Cet effort, en procédant à une « ethnographie interactive », autorise l'accès à une réflexion profonde, aux métaphores élaborées, à la beauté d'une langue remarquable, au contenu d'un discours et à la rhétorique du saint soufi et mystique, une des figures les plus marquantes, avec le poète Si Mohand, de la culture littéraire kabyle.
Profondément ancrées dans cette culture, les paroles de Cheikh Mohand ou Lhosine sont aussi un témoignage de la spécificité de l'islam kabyle, représenté par ce saint homme, savant de culture locale, non scripturaire, indépendant des pouvoirs politiques et s'en montrant volontiers opposant. C'est l'expression d'un noble amrabed, « marabout » (de lignage religieux), affilié à la plus célèbre confrérie kabyle, la « Rahmaniya » (tahremanit), qui s'inscrit en faux contre le pouvoir colonial. Ainsi nous est-il donné de suivre l'itinéraire de ce cheikh : son initiation auprès de plusieurs autres savants en différents lieux, les miracles et prodiges qu'il a accomplis, ses visions, prémonitions, ses dons de guérisseur et de visionnaire. Des comparaisons avec d'autres saints musulmans montrent les ressemblances et analogies de ce parcours de type soufi suivi par Cheikh Mohand. Car il fut saint et prophète, doué d'une sainteté à la fois héréditaire, initiatique, intime, prophétique, en un mot : soufie. L'abondance des textes recueillis de la bouche de ses fidèles, hommes et femmes, l'étude de ses thèmes favoris, de sa langue, permettent d'apprécier et de comprendre la production culturelle de ce « maître du sens ».
La fécondité de cette parole heureusement conservée se retrouve chez des chanteurs et poètes contemporains comme At Mangellet. Ainsi Farida Aït Farroukh démontre-t-elle combien la culture kabyle « redoutablement conservatrice » est aussi, selon sa propre expression, « prompte à l'adaptation ».
Nul doute que la lecture de cet ouvrage confortera les Kabyles dans la légitime fierté qu'ils tirent de leur culture et qu'elle transmettra aux non-Kabyles la profondeur et les qualités hautement philosophiques et poétiques des élaborations de ces grands penseurs de la culture berbérophone.
Pour citer cet article
Référence électronique
Camille Lacoste-Dujardin, « Farida Aït Ferroukh, Cheikh Mohand. Le souffle fécond. Volubilis, 2001, 181 p. », Études rurales [En ligne], 165-166 | 2003, mis en ligne le 27 juin 2003, consulté le 21 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/150 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.150
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