Alessandro Stella, Histoire d'esclaves dans la péninsule ibérique. Paris, EHESS, 2000, 215 p. (« Recherches d'histoire et de sciences sociales 92 »).
Texte intégral
À partir de dossiers de mariage, de procès-verbaux et de testaments, pour une grande part extraits des archives diocésaines de Cadix, Alessandro Stella se propose de retracer des histoires d'esclaves en Espagne et au Portugal entre le XVIe et le XVIIIe siècle. L'esclavage apparaît d'abord, dans la péninsule ibérique, comme une institution beaucoup plus répandue et socialement importante que l'on a coutume de le croire : entre 1450 et 1750, 700 000 à 800 000 Africains furent introduits comme esclaves dans la péninsule ibérique (p. 65). Mais au-delà de l'évaluation statistique et de la description rigoureuse des structures d'oppression et des mécanismes d'asservissement, cet ouvrage est d'une lecture haletante car les « tranches de vie » relatées ici sont souvent de véritables tragédies, émaillées de malheurs et d'injustices mais aussi de rebondissements et de surprises. Avec un talent narratif certain, Alessandro Stella décrit des « parcours banals et exceptionnels, des belles histoires et des déceptions tragiques, des bons sentiments et des calculs cyniques : bref, rien que de l'humain » (p. 15). Un paragraphe traduit parfaitement le projet de l'auteur : « Produit de l'interaction de groupes et d'individus, de structures et de parcours personnels : ainsi se construit, dans une dialectique continue et quotidienne, le phénomène de l'esclavage. » (P. 14) Le style du récit restitue ainsi avec bonheur les man¤uvres, les tactiques, les stratégies adoptées par les esclaves pour échapper, au moins partiellement, au joug de leurs oppresseurs.
Les deux premiers chapitres portent sur le statut social de la personne asservie (« Qu'est-ce qu'un esclave ? ») et sur la façon dont on devient esclave dans la péninsule ibérique à l'époque moderne. La première caractéristique des esclaves est d'être des étrangers, des individus d'origine extérieure à la communauté qui les utilise. C'est souvent un prisonnier de guerre, ou une personne capturée lors d'une razzia ou d'un acte de piraterie. Alessandro Stella s'inscrit en faux contre l'idée d'inspiration marxiste selon laquelle l'occupation de l'esclave serait déterminée par un système de production. Les esclaves étaient en fait employés à des tâches très diverses, dans certains foyers ibériques, dans les champs, dans les mines du roi ou dans ses galères. Si l'on considère qu'une société esclavagiste se définit par l'utilisation d'une main-d'¤uvre servile en zone rurale et urbaine, dans l'agriculture, la marine, l'industrie, les services, bref une société où les esclaves sont presque partout, alors on peut considérer avec l'auteur que l'Espagne et le Portugal étaient des sociétés esclavagistes (même si la proportion des esclaves dans la population n'atteignait pas le tiers, comme c'était le cas à Cuba ou au Brésil).
Il y a différentes façons de devenir esclave dans la péninsule. Il y eut d'abord une traite « méditerranéenne » incluant les Maures andalous, les musulmans des côtes du Maghreb, mais aussi des Balkans (au XVIe siècle, un tiers des galériens du roi d'Espagne à Gênes étaient originaires de cette région, p. 70) et du Proche-Orient, ainsi que des captifs des Canaries. Puis, la traite s'étendit à l'Afrique sub-saharienne, en suivant la côte atlantique. Tous les esclaves n'étaient pas capturés : certains étaient « élevés » localement. Ce phénomène apparaît dans la pratique du baptême d'enfants tenus pour esclaves dans les registres paroissiaux dès leur naissance. Rien qu'à Séville, 30 000 enfants nés d'une mère esclave sont baptisés entre 1500 et 1700 (p. 73). Capturés à l'âge adulte ou nés en Espagne ou au Portugal, vendus à Lisbonne, Séville ou Valence (les trois plus grands marchés aux esclaves de la péninsule), les esclaves ont pu représenter 5 % de la population des régions méridionales et orientales de l'Espagne. Dans certaines villes comme Malaga, Cadix, Grenade ou Madère, cette proportion pouvait dépasser 10 % selon les époques. Prenant en compte les différentes sources disponibles, Alessandro Stella estime ainsi que 2 millions d'esclaves ont vécu dans la péninsule à l'époque moderne (p. 79).
Le troisième chapitre aborde la déshumanisation dont sont victimes les esclaves. Ils sont perçus comme des marchandises, vendus, achetés, parfois revendus, qu'il s'agisse d'adultes ou d'enfants. Tous les esclaves n'ont pas le même prix. Les femmes sont généralement plus chères que les hommes, et les musulmans ou crypto-musulmans passent pour plus dangereux que les Noirs d'Afrique, qui sont donc plus cotés. Les esclaves sont aussi assimilés à des animaux et traités comme tels. De toutes les « bêtes de somme », l'esclave reste le plus coûteux. Il vaut en moyenne trois chevaux, deux mules ou sept ânes, mais peut valoir moins qu'un animal dans certains cas. Ce traitement dégradant se poursuivit fort longtemps puisqu'en 1842, un observateur du nord de l'Europe cité par Alessandro Stella écrivait qu'à Lisbonne les Noirs « n'étaient pas traités comme des hommes par les Portugais, mais comme une méchante race d'animaux domestiques » (pp. 106-107). Enfin, l'esclave est fréquemment un objet d'exploitation sexuelle. Malgré les prescriptions de l'Église, les enfants nés des relations sexuelles entre maîtres et femmes réduites en esclavage sont nombreux. Leur statut varie : certains sont abandonnés, d'autres affranchis, d'autres encore restent les « esclaves de leur père ». Alessandro Stella montre bien ici que cet « usage » sexuel des esclaves, que l'historiographie a longtemps négligé au profit d'explications plus économicistes, en termes de « force de travail gratuite », fut assurément une puissante motivation de l'esclavagisme.
Les trois chapitres qui suivent ont une tonalité assez distincte des précédents. Alors que l'on trouvait dans ceux-ci des récits et des analyses témoignant du sort effrayant réservé aux esclaves, de leur capture ou de leur naissance à la vie d'adulte, l'auteur s'intéresse maintenant plutôt aux processus d'intégration qui s'opposent à l'exclusion, puis aux liens amicaux ou amoureux, et aux stratégies de libération. Les esclaves apparaissent dans ces pages comme des agents de leur propre destin, mus par le sentiment et la passion, mais aussi par le calcul et la raison, capables d'échafauder de savants stratagèmes pour arriver à leurs fins. La religion joue un rôle important dans cette volonté d'intégration, comme en témoigne le conflit entre la confrérie des Noirs de l'église du Rosaire à Cadix (fondée autour de 1580) et le clergé local qui veut les déposséder du contrôle de ce lieu de culte. Face à l'hostilité des prêtres et de l'évêque, les confrères font appel au nonce de Madrid, qui leur donne raison en 1743, mais le Conseil du roi finit par dissoudre cette confrérie embarrassante, qui continue d'exister néanmoins jusqu'en 1784 (p. 125). Malgré cette défaite finale, la confrérie réussit à préserver ses rites pendant plus de deux siècles, en jouant habilement des possibilités que lui offrait le droit canon de l'époque. Les confréries se multiplièrent au XVIIe siècle et apportèrent une aide mutualiste, mais elles eurent aussi pour fonction de donner des Noirs une image respectable de dévotion chrétienne.
L'Église catholique propose un autre moyen d'émancipation aux esclaves : le mariage. En effet, le mariage des esclaves est reconnu comme celui de tous les autres chrétiens. Les époux devant vivre sous le même toit, ils gagnaient en indépendance par rapport à leur maître, qui ne donnait pas facilement son accord pour ces noces. L'Église pouvait pourtant imposer le mariage, même aux dépens du maître, si les conditions religieuses étaient remplies. Alessandro Stella analyse cent trois dossiers de mariage d'esclaves ou d'affranchis à Cadix aux XVIIe et XVIIIe siècles (pp. 142-145), et fait apparaître les spécificités du mariage dans ce groupe en termes d'âge, de couleur de peau, d'endogamie, spécificités qui dénotent les contraintes qui pèsent sur les acteurs et leurs stratégies matrimoniales.
Pour ces esclaves, il y a différentes façons de devenir libres. Certains rachètent leur liberté à leur maître, qui, après avoir établi un prix par contrat, ne peut revenir aisément sur sa promesse de libération. La somme est dans certains cas réunie par l'esclave lui-même lequel travaille une partie de son temps pour son compte. Il est parfois aidé par des proches déjà affranchis ou par des coreligionnaires, par exemple chez les Maures qui rentraient alors dans leur pays. Si le maître fait des difficultés (en exigeant une somme supérieure à celle convenue), l'esclave peut porter l'affaire en justice. Il arrive aussi qu'une esclave devienne l'amante du maître qui, plutôt que de lui imposer le viol, se concilie ses faveurs en lui promettant la liberté. Ainsi, Alessandro Stella nous rapporte l'histoire de Theresa Josepha (pp. 153-154), deux fois enceinte de son maître lequel refuse de l'affranchir quoiqu'elle clame qu'il est le père de ses enfants. La justice donne raison au maître (comme il est fréquent dans une société où les magistrats sont juge et partie). Procédure plus courante, certains esclaves étaient affranchis par testament, avec parfois une clause paradoxale les attachant au service des héritiers mais empêchant la vente. L'une des motivations de l'affranchissement testamentaire est d'accomplir un acte de bonté qui plaît à Dieu et met l'âme du défunt sur la voie du paradis. Une fois affranchi, l'individu reste malgré tout entaché de son ancien statut : rares sont ceux qui gravissent l'échelle sociale. La plupart demeurent au service des classes dominantes comme domestiques, journaliers, matelots, man¤uvres.
L'ouvrage s'achève sur des pages consacrées au métissage et au devenir des esclaves en Espagne et au Portugal. Où sont passés ces centaines de milliers d'Africains qui ont vécu sur le sol ibérique à l'époque moderne ? Ils semblent aujourd'hui invisibles, à la fois socialement et culturellement. En fait, certains sont morts, dans les mines ou dans les galères, sans descendance. Les autres se sont « fondus » par le métissage dans le reste de la population, ce qui devrait amener certains Espagnols et Portugais à s'interroger sur la prétendue « race » ibérique.
La lecture passionnante du livre de Alessandro Stella nous amène à entrevoir deux pistes de réflexion. La première est de nature comparative. L'esclavage ibérique est-il identique à son équivalent colonial ? Au Mexique, au Pérou, au Brésil, le jeu social impliqué par l'esclavage est probablement plus complexe encore lorsque sont en contact Espagnols ou Portugais, Noirs et Indiens, qui, tout en étant dominés, ne sont pas asservis comme les Africains. Plus largement, l'esclavage dans les colonies anglo-saxonnes et aux États-Unis offre des caractéristiques bien différentes de celles du monde hispanique, avec des conséquences historiques notables. Si la population noire américaine est toujours très présente en tant que groupe social, c'est que les pratiques esclavagistes dans le Sud y séparaient radicalement Noirs et Blancs (sauf peut-être à la Nouvelle-Orléans jusqu'au milieu du XIXe siècle). Le métissage y était beaucoup plus difficile que dans la civilisation luso-espagnole. Les actions légales des esclaves étaient simplement impossibles, et la loi interdisait parfois l'affranchissement et le rachat. Certes les travaux de Frank Tannenbaum sont aujourd'hui anciens, mais il reste que l'on ne peut confondre les deux types d'esclavagisme (sans pour autant considérer la servitude en milieu hispanique comme « bénigne »).
La seconde piste est d'ordre diachronique. Adoptant un plan thématique qui lui permet de classer les « cas » extraits des archives judiciaires, Alessandro Stella néglige un peu la dimension évolutive de l'esclavage. La servilité de 1550 est-elle identique à celle du XIXe siècle ? L'extension de l'esclavage dans les colonies a-t-elle des effets sur l'esclavage péninsulaire ? Quand l'institution servile est-elle abandonnée dans la péninsule, et dans quelles conditions historiques ? Ces questions excèdent bien entendu les dimensions d'un ouvrage au volume modeste (un peu plus de deux cents pages), mais on peut néanmoins espérer que Alessandro Stella les abordera à l'avenir avec la même association heureuse de rigueur historique et de passion narrative.
Pour citer cet article
Référence électronique
Erwan Dianteill, « Alessandro Stella, Histoire d'esclaves dans la péninsule ibérique. Paris, EHESS, 2000, 215 p. (« Recherches d'histoire et de sciences sociales 92 »). », Études rurales [En ligne], 165-166 | 2003, mis en ligne le 27 juin 2003, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/148 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.148
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