Pierre Jeannin, Change, crédit et circulation monétaire à Augsbourg au milieu du XVIe siècle. Paris, EHESS, 2001, 164 p. (« Cahiers des Annales 47 »).
Texte intégral
L'histoire financière reste un domaine technique et austère, réservé à quelques spécialistes et largement inaccessible au plus grand nombre, surtout l'histoire financière du XVIe siècle.
Pierre Jeannin fait partie de ces quelques spécialistes patentés. Le livre qu'il nous propose, même s'il exige une lecture très attentive, nous ouvre des perspectives nouvelles sur la pratique du change au milieu du XVIe siècle en Allemagne du Sud et sur le terrain d'élection des grandes firmes allemandes comme les Fugger ou les Welser.
L'auteur s'appuie sur un document publié récemment par Friedrich Blendinger (Zwei Augsburger Unterkaufbücher aus den Jahren 1551 bis 1558, Stuttgart, 1994), soit un bon millier d'opérations de change enregistrées par le courtier Jakob Schock, présentées sous la double forme d'un journal où sont portées les opérations déclarées dans l'ordre chronologique et d'une liste de comptes nominatifs. Le caractère exceptionnel de ce document provient de son exhaustivité que les archives des grandes maisons de commerce aujourd'hui conservées sont incapables de garantir.
Sur cette base documentaire, Pierre Jeannin remet en question certaines idées reçues à propos de l'histoire financière du XVIe siècle. Il en va par exemple de l'idée, émise en 1922 par le grand historien allemand des Fugger, Richard Ehrenberg, selon laquelle les financiers d'Allemagne du Sud, qui avaient assimilé les techniques financières très élaborées des marchands italiens, dominaient la scène européenne au temps de Charles Quint. Des études récentes ont montré que la plupart des grands marchands européens, et pas seulement les allemands, étaient tout à fait capables de manier les techniques financières italiennes.
Le rôle d'Augsbourg dans le concert financier de l'Europe est encore mystérieux, tandis que le terme de « change » (Wechsel en allemand) recouvre des réalités bien différentes. Il est vrai que les firmes d'Augsbourg opéraient dans un espace géographique immense, couvrant l'Europe mais aussi l'Amérique et les Indes orientales, et qu'elles avaient largement recours à la lettre de change, le moyen de paiement le plus commode pour faire circuler l'argent sur d'aussi longues distances, mais qu'elles ne négligeaient pas pour autant des formes plus traditionnelles de change, le change manuel des monnaies ou les formes de prêt à intérêt.
Dans un premier temps, Pierre Jeannin s'attaque au problème du change par lettre, souvent considéré par les historiens comme un moyen subreptice de tourner l'interdiction chrétienne du prêt à intérêt et comme une façon de spéculer sur le cours des monnaies. Une évidence s'impose : au milieu du XVIe siècle, Augsbourg n'entretenait des relations de change continues qu'avec Anvers, Lyon et Venise, qui représentent 91,5 % des opérations enregistrées par notre courtier. Ces trois villes étaient les trois grandes places de la finance européenne de l'époque. Lyon gardait encore une certaine prééminence mais les lettres de change ne pouvaient y être négociées que durant les quatre foires (aux Rois, à Pâques, à l'Assomption et à la Toussaint). Cet archaïsme fut par la suite préjudiciable à la place car il introduisait une discontinuité défavorable au rythme des affaires. C'est pourquoi Anvers, la porte du commerce atlantique, et Venise, la porte du commerce méditerranéen, jouèrent un si grand rôle pour le milieu d'affaires allemand. Cela dit, le problème de la fonction de la lettre de change reste entier. Pourtant, une analyse approfondie montre que les firmes d'Allemagne du Sud utilisaient la lettre de change dans le cadre du « change forcé », c'est-à-dire pour régler des transactions commerciales entre marchands allemands ou pour transférer des fonds du siège central de la firme vers les filiales étrangères et réciproquement, et non pas dans un but spéculatif -- le « change par art » --, à la manière des Italiens. Les maisons de commerce allemandes ne possédaient donc pas la dextérité de ces derniers pour jouer sur le cours des devises.
En revanche, les archives de Jakob Schock révèlent l'importance que revêtaient à Augsbourg le crédit et donc le prêt à intérêt. On connaît l'interdiction portée sur cette activité financière par la théologie chrétienne. En 1571 d'ailleurs, le pape Pie V condamnait encore le deposito, le prêt à long terme. C'est cette interdiction officielle qui a fait croire aux historiens que les opérations financières servaient à masquer des formes de prêt. Ce serait méconnaître le fait qu'au XVIe siècle, dans la pratique courante des affaires, l'interdiction du prêt tomba en désuétude. En 1540 aux Pays-Bas, une ordonnance l'autorisa tout en fixant un certain nombre de restrictions : il était réservé aux seuls marchands et ne pouvait excéder le taux maximum de 12 %. Mais à Augsbourg le prêt à intérêt était entièrement libre. Les grandes firmes avaient besoin de l'argent des particuliers pour réaliser leurs affaires, les particuliers aisés recherchaient des placements stables et sûrs pour leurs économies. C'est ainsi que les bourgeois, comme l'orfèvre Marx Schwab ou le financier Neidhart, placèrent leur argent à long terme -- les contrats étaient de un an, mais renouvelables tant que le prêteur n'exigeait pas d'être remboursé -- pour un intérêt compris entre 8 et 10 % mais le plus souvent plus près de 8 % que de 10 %. Cette capacité qu'avaient les grandes firmes augsbourgeoises à drainer le crédit des particuliers était un atout considérable pour elles. Elles plaçaient l'argent à Anvers ou à Lyon à un taux voisin de 12 % et empochaient la différence. Le profit n'était pas très élevé, mais l'opération était très rémunératrice compte tenu des sommes en jeu. Ce qu'il convient de souligner, c'est le caractère banal de ce type d'opération sur une place où le crédit sans change était, pourrait-on dire, monnaie courante.
Le change manuel des monnaies métalliques représente aussi une activité très largement répandue à Augsbourg. Rappelons que le cours officiel des monnaies était fixé par ordonnance du roi, en France par exemple, ou du Conseil municipal à Augsbourg, mais la valeur des pièces dépendait également de leur état matériel. Les monnaies les plus prisées étaient les monnaies d'or, dont le florin d'or, véritable espèce nationale en Haute-Allemagne et même dans tout l'Empire, l'écu italien, l'écu d'or soleil français, le ducat de Venise, d'Espagne ou du Portugal (le cruzado). Une fois encore, on pourrait croire que ce change manuel masquait des opérations spéculatives sur les variations de cours entre les devises, mais ce n'était pas le cas. En fait, le cours des monnaies varia très faiblement au milieu du XVIe siècle, en tout cas insuffisamment pour espérer faire des profits importants et faciles. Les marchands d'Augsbourg recouraient au change manuel pour deux raisons. D'abord dans le cadre de transactions commerciales réalisées le plus souvent en monnaies d'or ; il s'agissait alors de réunir des grosses sommes pour le grand commerce international. Ou bien changer des pièces d'or en plus petite monnaie pour des opérations commerciales plus courantes. C'est d'ailleurs l'une des grandes surprises des archives de Jakob Schock, la présence écrasante de l'or dans les transactions à Augsbourg, qui fait penser à l'existence d'un stock relativement stable de monnaies d'or, qui serait passé ainsi de main en main. Rien de spéculatif donc, du moins dans les années 1550, car l'arrivée massive de l'argent américain dans les années 1580 bouleversera le rapport or/argent et suscitera des manipulations spéculatives sur les monnaies.
Au bout du compte, l'enquête de Pierre Jeannin aboutit à relativiser certaines affirmations passées dans le domaine de la doxa. Si Augsbourg apparaît bien comme la principale place de change en Allemagne du Sud, elle reste une place mineure en Europe. Les produits financiers que proposent les firmes augsbourgeoises ne supportent pas la comparaison avec ceux des banques italiennes. De ce point de vue, Augsbourg baigne dans un provincialisme un peu étriqué. Elle se distingue cependant par la place qu'y tient le crédit, signe d'une relative modernité. Ce qui fait la force de la ville ce n'est pas la finance mais l'industrie, dans deux domaines : la production textile et l'exploitation minière.
La puissance financière des Fugger s'est établie à la fin du XVe siècle grâce à l'affermage des mines du Tyrol. Depuis cette époque s'est nouée une relation d'intérêt entre la maison des Habsbourg et les grands noms de la finance d'Augsbourg. Cette alliance atteignit son apogée avec Charles Quint au point que la ville faillit se perdre dans les placements spéculatifs et hasardeux auprès de la couronne. La purge de 1558, qui suivit la mort de l'empereur et la victoire de Saint-Quentin, ramena les grandes firmes d'Augsbourg à la réalité et les incita à abandonner les placements spéculatifs, quitte à laisser le terrain aux Génois plus expérimentés, et à se recentrer sur leurs activités de base : le textile et le commerce.
Voilà donc un livre court mais dense, et qui remet bien les idées en place.
Pour citer cet article
Référence électronique
Jean-Michel Sallmann, « Pierre Jeannin, Change, crédit et circulation monétaire à Augsbourg au milieu du XVIe siècle. Paris, EHESS, 2001, 164 p. (« Cahiers des Annales 47 »). », Études rurales [En ligne], 163-164 | 2002, mis en ligne le 25 juin 2003, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/132 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.132
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