Pierre Bonte, La montagne de fer. La SNIM (Mauritanie). Une entreprise minière saharienne à l'heure de la mondialisation. Paris, Karthala, 2001, 368 p., ill.
Texte intégral
Cet ouvrage retrace le parcours de l'entreprise minière MIFERMA (Mines de fer de Mauritanie), créée par la France dans les années cinquante, à la veille de l'indépendance de la Mauritanie, et devenue SNIM (Société nationale d'industrie minière) après sa nationalisation en 1974.
L'auteur y étudie les effets sur la société mauritanienne de l'implantation d'une entreprise étrangère, gérée à partir de normes et de valeurs occidentales, et s'intéresse à la manière dont elle a été réappropriée par les Mauritaniens. Il ne propose pas « une étude de sociologie industrielle, centrée sur la notion de travail et de métiers, ni [...] une sociologie des organisations, soucieuse d'éclairer sur les relations au sein de l'entreprise » (p. 7), mais préfère aborder l'entreprise comme un « fait social total », perspective qui permet de mieux rendre compte de son inscription dans la société locale. Le propos dépasse donc la simple reconstitution historique des changements subis par cette société minière. Il s'agit, avant tout, d'analyser ce processus de réappropriation qui se traduit par la création d'une culture d'entreprise originale et par l'inscription de plus en plus forte de la SNIM dans l'économie et la société locales. En montrant comment la SNIM est intégrée au système économique mondial et est à la fois une entreprise mauritanienne avec ses spécificités, l'auteur apporte une contribution importante à la compréhension des effets de la mondialisation, qui, contrairement à ce que postulent certains, ne se réduisent pas à une uniformisation.
Cette étude anthropologique, pour laquelle Pierre Bonte a bénéficié de la collaboration de l'anthropologue Abdel Wedoud ould Cheikh, a été à l'origine sollicitée par l'administrateur-directeur général de la SNIM, afin de dresser un bilan de près de cinquante années d'activité. Elle s'appuie sur une première longue enquête de deux ans que l'auteur a réalisée, entre octobre 1969 et novembre 1971, sur les conditions de travail du personnel à l'époque de la MIFERMA. Cette enquête a été mise à jour par de nouvelles missions effectuées entre juin et octobre 2000 (notamment par Benjamin Acloque, doctorant à l'EHESS), au cours desquelles ont été menés de nombreux entretiens (140) et a été proposé un questionnaire à 115 membres du personnel de la SNIM.
Retracer près de cinquante ans de la vie d'une entreprise était une tâche hasardeuse qui n'aurait pu être menée à bien sans la parfaite connaissance de l'auteur de la société mauritanienne. Outre la finesse des analyses, le livre se distingue par sa grande richesse documentaire. Une mention spéciale doit être attribuée à la qualité exceptionnelle des illustrations : nombreuses photographies (regroupées notamment dans deux livrets), plus de soixante tableaux, des encadrés techniques, auxquels s'ajoutent plusieurs cartes et schémas. Le texte est clair, même si on doit regretter parfois certaines répétitions dues sans doute aux difficultés à concilier un plan chronologique et un plan thématique.
L'ouvrage se compose de trois parties. La première intitulée « MIFERMA. La greffe minière » porte sur les conditions d'implantation de l'entreprise et sur l'impact de cette implantation sur la société mauritanienne lors de la première phase de l'exploitation. Après avoir situé le contexte régional et politique dans lequel fut créé ce vaste complexe industriel (chapitre 1), l'auteur retrace les nombreuses difficultés auxquelles fut confrontée l'entreprise (chapitre 2). L'implantation de ce complexe industriel au nord de la Mauritanie, dans l'une des régions les plus arides du pays vivant essentiellement de l'élevage nomade, a ainsi nécessité la mise en place de lourds chantiers qui ont entraîné des problèmes techniques et financiers importants. Une ligne de chemin de fer de 650 kilomètres sera créée pour transporter les millions de tonnes de minerai de fer des mines de la Kediya d'Ijil, « la montagne de fer », au port minéralier de Nouadhibou, construit pour la circonstance. Ces deux vastes chantiers (port et voie ferrée) s'accompagneront de la construction des cités minières de Cansado, près de Nouadhibou, et de Zouérate, au pied de la Kediya d'Ijil.
L'organisation hiérarchique de cet habitat opposant un personnel expatrié, pour la plupart d'origine européenne et occupant les places de cadres et de maîtrise, à un personnel mauritanien, relégué aux tâches non qualifiées, conduit l'auteur à décrire ce qu'il nomme « un modèle minier occidental » (chapitre 3). Le détail des caractéristiques de ces différents personnels, de leur mode de vie et de leur intégration dans les cités minières signale que l'implantation de la MIFERMA a suscité un véritable « choc culturel ». Pierre Bonte montre que, malgré des résultats économiques encourageants, lors des premières années d'exploitation, la greffe minière prit difficilement (chapitre 4), ce que confirment le turn-over de la main-d'oeuvre mauritanienne et les grèves répétées au sein de l'entreprise. Ce n'est qu'à la suite de la grève de mai 1968 à Zouérate, révélant de façon tragique (huit morts et une vingtaine de blessés) le conflit entre expatriés et Mauritaniens, qu'un plan de mauritanisation accéléré du personnel fut adopté. Il marque une étape décisive dans l'inscription de l'entreprise dans la société locale. Une inscription que l'auteur perçoit également dans l'environnement urbain, à travers le développement des activités économiques de nombreux Maures de la région qui, grâce à leurs traditions, ont su très vite s'adapter au nouveau contexte industriel, en mettant en place un réseau commercial autour de l'entreprise minière.
La deuxième partie, « De la MIFERMA à la SNIM. Mauritanisation et nationalisation de l'entreprise », poursuit une présentation chronologique de la vie de l'entreprise en retraçant les différentes étapes de la mauritanisation (chapitre 5) et en resituant le contexte dans lequel s'est produit la nationalisation du complexe industriel (chapitre 6). L'auteur relate ainsi les difficultés rencontrées par la nouvelle entreprise nationalisée : crise du marché du fer, guerre du Sahara qui compromet l'exploitation, endettement croissant lié aux coûts d'investissement de plus en plus élevés pour trouver de nouveaux gisements, problème de formation du personnel dans le cadre de la mauritanisation, etc. À ces débuts difficiles succède une période que l'auteur qualifie de « normalisation » qui se traduit par toute une série de mesures visant à améliorer la productivité de l'entreprise (chapitre 7). L'examen des stratégies de normalisation (retour au statut de société d'économie mixte, réduction du personnel, recours à la sous-traitance, mise en place d'un programme de qualité totale afin de modifier les rapports hiérarchiques au sein de l'entreprise) permet de comprendre comment la SNIM est parvenue à se maintenir sur un marché international soumis pourtant à une rude concurrence.
La dernière partie, « Une entreprise mauritanienne à l'heure de la mondialisation », est assurément la plus importante du livre. Elle accorde une large place aux pratiques et aux représentations des acteurs de l'entreprise et s'intéresse à l'inscription de celle-ci dans l'économie et la culture locales. L'entreprise n'est pas ici appréhendée comme un monde clos, mais est au contraire perçue en interaction avec la société environnante. L'analyse des ruptures et des continuités entre l'époque de la MIFERMA et celle de la SNIM (chapitre 8) conduit l'auteur à examiner d'abord l'évolution du personnel de l'entreprise, un personnel vieillissant mais aussi plus qualifié, qui connaît aujourd'hui plusieurs clivages. La hiérarchie des métiers révèle ainsi l'existence d'une valorisation des « roulants » (conducteurs de trains ou d'engins) sur les « non-roulants » (manutentionnaires fixes). Pierre Bonte souligne que la valorisation du personnel roulant ne s'explique pas uniquement par le rôle central que celui-ci joue dans le système d'exploitation, mais renvoie également à « des traits culturels dont la dimension analogique avec la culture maure pastorale et nomade est évidente » (p. 301). Il reste que le clivage essentiel pour l'auteur est celui qui a remplacé l'ancienne distinction entre expatriés et Mauritaniens et qui oppose aujourd'hui les « anciens », formés au sein de l'entreprise, aux jeunes diplômés.
Si les enjeux entre ces deux catégories sont bien précisés dans l'ouvrage, on s'étonnera, en revanche, de l'absence de référence à la stratification sociale maure dans l'analyse des rapports hiérarchiques au sein de l'entreprise. On aurait en effet aimé savoir, par exemple, comment la question des rapports sociaux de dépendance entre « nobles » et anciens esclaves se pose aujourd'hui à l'intérieur de la SNIM. Quelle place lui accorder ? De même, il aurait été intéressant d'apprécier les effets des nouveaux rapports hiérarchiques industriels sur l'organisation sociale de la société environnante, ce qui aurait répondu parfaitement aux objectifs de recherche de l'auteur. Enfin, cette variable sociale aurait pu occuper une place de choix dans l'examen des mémoires de l'entreprise, qui constitue, par ailleurs, l'un des chapitres (9) les plus intéressants du livre.
Ce chapitre traite, en effet, de l'écart entre les représentations que le personnel se fait de l'entreprise et l'image que la SNIM souhaite donner d'elle-même. Nombre de ces représentations ont trait à des modèles locaux conçus en termes de pouvoir et de clientélisme. Certaines se fondent sur des croyances anciennes qui font de la mine un endroit habité par les djinns. Pierre Bonte montre bien comment ces mémoires croisées contribuent à la création d'une culture d'entreprise originale et attestent de l'inscription de la SNIM dans une culture locale. Il rend également compte du poids du présent dans les processus de recomposition de la mémoire. L'exemple de certains membres du personnel, qui, face aux conditions difficiles de travail d'aujourd'hui, idéalisent l'époque de la MIFERMA en la décrivant comme l'âge d'or de l'entreprise, en est une excellente illustration.
L'ouvrage s'achève sur l'analyse de l'évolution de la place de la SNIM dans la société et l'économie mauritaniennes (chapitre 10). Bien que les retombées économiques n'aient pas été celles que le pays pouvait espérer, l'entreprise apparaît toujours comme un pilier de l'économie nationale, dans la mesure où elle assure en grande partie le financement de l'État. Sur le plan régional et local, son rôle est également essentiel. Elle contribue à la structuration d'un espace économique en garantissant différents services (en matière notamment de transport, de fourniture d'électricité ou d'eau) et en ayant indirectement favorisé le fait que se fixent le long de la ligne de chemin de fer des populations menacées de quitter la région à la suite de l'aggravation de la sécheresse. Mais ce rôle économique se traduit aussi par le nombre croissant des sous-traitants qui gravitent autour de l'entreprise minière et qui renforcent les réseaux socioéconomiques existants. En évoquant ces sous-traitants, l'auteur montre que leur sélection par l'entreprise repose sur des logiques clientélistes et tribales, offrant ainsi au lecteur une illustration supplémentaire du mouvement de réappropriation analysé tout au long du livre.
On regrettera à ce sujet que Pierre Bonte n'ait pas cherché davantage à apprécier le poids de ces logiques clientélistes et tribales au sein même de l'entreprise. L'information selon laquelle certains sous-traitants, choisis selon ces logiques, sont des anciens de la SNIM et les quelques témoignages du personnel dénonçant une évolution vers un clientélisme tribal ou ethnique auraient en effet mérité plus d'attention. L'évaluation des rapports tribaux au coeur de l'entreprise aurait par exemple permis d'approcher la réalité des recrutements d'aujourd'hui, dont on nous dit qu'ils sont basés sur les diplômes.
Au demeurant l'objectif que l'auteur s'était assigné au début de sa recherche est parfaitement atteint. Le mouvement de réappropriation de l'entreprise MIFERMA/SNIM, illustré par la construction d'une culture originale, est restitué dans toute sa complexité. Ce travail est d'autant plus méritoire que les études anthropologiques sur les entreprises industrielles se font rares, tout particulièrement en ce qui concerne les pays africains.
Cependant l'intérêt de cet ouvrage dépasse le seul cadre des recherches africanistes car il constitue une étude exemplaire des « effets de diversification culturelle » -- ce que Pierre Bonte désigne sous l'appellation de « bricolages culturels » -- engendrés par la mondialisation. En ce sens, il ouvre sur des perspectives d'études comparatives avec d'autres situations industrielles dans le monde.
Pour citer cet article
Référence électronique
Olivier Leservoisier, « Pierre Bonte, La montagne de fer. La SNIM (Mauritanie). Une entreprise minière saharienne à l'heure de la mondialisation. Paris, Karthala, 2001, 368 p., ill. », Études rurales [En ligne], 163-164 | 2002, mis en ligne le 25 juin 2003, consulté le 24 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/125 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.125
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