Périphérie de Brasilia (Brésil) en novembre 2009.
Photo: Y. Sencébé
- 1 Ces systèmes ont été décrits par P. Colomb [1988] comme un ensemble dont les codes, les arrangemen (...)
1Ce numéro interroge le renouvellement contemporain de la question foncière à travers l’idée de gouvernances plurielles de la terre. Cette gouvernance est marquée par la superposition de différentes sources d’autorité, de systèmes d’acteurs et de règles relatifs aux droits sur l’usage et l’attribution des terres : les anciens « systèmes fonciers locaux »1, le gouvernement de la terre par l’État – avec ses domaines publiques et son autorité juridique pour instituer et faire respecter les droits fonciers couvrant son territoire –, des formes déléguées de pouvoir exercé par des entités décentralisées (les collectivités territoriales), et des formes de pouvoir par influence sur le droit et l’accès aux terres exercée par des acteurs privés (firmes multinationales) et des professionnels du foncier (géomètres, notaires, aménageurs…), parfois organisés en comités d’experts ou réseaux de lobbying. À ces premières sources d’autorité sur la gestion des terres s’ajoutent les influences d’acteurs internationaux, comme la FAO (Food and Agriculture Organization), qui tentent de réguler les pratiques et le droit foncier, mais sans que leurs décisions ne soient opposables aux États : les « directives volontaires pour la gouvernance foncière » adoptées en 2012 par la 38e session du Comité de sécurité alimentaire mondial de l’Onu (Organisation des nations unies) en sont une illustration.
- 2 La gouvernementalité [Foucault 2004] renvoie à une forme moderne de l’État et de son contrôle pass (...)
2Une attention est ainsi accordée aux superpositions des sources d’interprétation ou de mise en œuvre des droits sur la terre, aux échelles d’intervention et d’administration des terres, et enfin aux relations entre acteurs ayant des intentions, des intérêts et des visions souvent divergentes et des pouvoirs inégaux sur la légitimation et l’adoption des règles et pratiques foncières. La notion de gouvernances plurielles de la terre intègre également la prise en compte des conflits d’usages, d’intérêts et des rapports de pouvoir entre parties prenantes (États, société civile organisée, entreprises, comités d’experts…) autour du foncier. La gouvernance, concept ancien redécouvert dans les années 1970 avec la montée du management d’entreprise et de la gestion par projet [Pitseys 2010], s’est diffusée avec une visée normative – la « bonne gouvernance » assurerait ainsi efficacité et ouverture démocratique aux décisions en se substituant au gouvernement étatique jugé trop vertical et bureaucratique. Nous l’empruntons ici avec une approche descriptive et une perspective critique. Prendre la mesure de l’élargissement des acteurs intervenant dans la définition des règles afférant à l’usage des terres n’aboutit pas à conclure à une plus grande démocratie ou efficacité des décisions. S’il s’agit également de prendre en compte le changement de nature des modalités de gestion et de décision, notamment la technicité induite par le développement des sciences et statistiques et divers outils de « guidance » de l’action publique, il faut alors concevoir la gouvernance dans son rapport à la gouvernementalité2. Comme le rappelle J. Pitseys [op. cit. : 219] :
Le droit classique impose une contrainte extérieure à l’individu. La gouvernance entend orienter de l’intérieur son comportement : susciter des réflexes souhaitables, obtenir les régularités attendues, inciter à l’adoption d’une conduite jugée « correcte ».
3En ce sens, la gouvernance n’est pas synonyme de retrait de l’État, elle signifie plutôt qu’il exerce un gouvernement à distance [Epstein 2009] sur une pluralité d’acteurs dont il médiatise, contrôle, canalise les relations, tout en étant lui-même traversé par des influences diverses (lobbying et plaidoyer) et encadré dans son action par des normes, des enjeux internationaux et les mécanismes du marché.
- 3 Le groupe Interlaken, par exemple, constitué en 2013, est un forum rassemblant des représentants d (...)
4Ce dossier soutient ainsi l’idée que les formes de gouvernances foncières – où coexistent des acteurs, des principes de légitimité et des instruments de régulation des usages du sol – se recomposent, sans pour autant que ne disparaissent les asymétries de pouvoir. De nouveaux acteurs s’invitent dans le partage et le contrôle du foncier. Ceux, déjà en place, au niveau international (agences onusiennes…) et des alliances ou des forums3 utilisent de nouveaux répertoires d’intervention, de légitimation ou de dialogue autour du développement durable, de la sécurité alimentaire pour faire valoir leur conception de la bonne gouvernance des terres. Au Sud, des investisseurs spéculent sur ce nouvel « or brun » et délogent au besoin les populations autochtones, en légitimant leurs actions par la nécessité de « nourrir le monde » ou de générer une activité économique bénéfique au développement des zones concernées. Au Nord, des usages non agricoles se déploient dans l’espace rural soutenus par des besoins de logement, de loisirs ou des désirs de campagne, tandis que les champs périurbains continuent à être pris entre les appétits d’attractivité résidentielle des villes et des communes périurbaines, et la redécouverte – sur fond de marketing territorial – de leur fonction alimentaire et paysagère par les métropoles, qui entendent être les nouveaux acteurs de l’aménagement et de la gouvernance foncière sur leur territoire et leur périphérie.
5L’agglomération lyonnaise a ainsi été un site pilote à l’échelle nationale pour tester cette « inversion du regard » qui promeut l’espace agricole comme composante majeur du projet spatial. Suite au diagnostic, support essentiel pour engager le dialogue entre les parties prenantes, une armature verte a pu être définie dans le Scot et des périmètres Penap (protection des espaces naturels et agricoles périurbains), un outil de protection et de gestion des espaces naturels et agricoles périurbains porté par le département (loi de développement des territoires ruraux du 23 février 2005) établis [Dodane et al. 2014].
6On voit dans cet empilement de compétences et de zonages, un savant mélange de statuts accordés à la terre qui peut être, pour la même parcelle, à la fois propriété privée dédiée à la production agricole et bien public remplissant des fonctions environnementales d’intérêt général et bénéficiant à ce titre d’une protection particulière. Cet exemple est porté par une agglomération ayant déjà urbanisé la totalité de son territoire intra-muros et qui se tourne sur ce qu’il reste de sa périphérie encore verte. Il ne doit pas faire oublier que la concurrence entre collectivités initiées avec une décentralisation compétitive alimente la consommation foncière et la croissance des emplois, les habitants étant considérés comme seul levier du développement. Quant à l’agriculture, peu incluse dans l’activité économique aux yeux des élus locaux, elle constitue plutôt un réservoir de foncier disponible pour leur projet.
7Si ce cas d’étude de l’agglomération lyonnaise rend compte d’une situation assez consensuelle où les parties prenantes sont arrivées à un accord, les articles présentés dans ce dossier permettent d’entrer dans les rouages de la mécanique incertaine de la gestion du foncier, sous l’angle des divers acteurs (publics, privés, associatifs…) qui s’affrontent ou négocient pour l’allocation de la terre entre différents usages, avec en toile de fond la superposition des zonages des sols et des échelles de gouvernance foncière.
- 4 Dans un contexte où les espaces ruraux dans les pays du Nord sont réappropriés par des multiples u (...)
8Il prolonge les débats initiés par le colloque international « Le foncier agricole : usages, tensions et régulations » organisé par la Société française d’économie rurale à Lyon en juin 20144.
- 5 État des ressources en sols dans le monde – Résumé technique, 2015, FAO [http://www.fao.org/3/a-i5 (...)
9Le foncier peut se définir comme l’inscription de la terre dans des rapports sociaux – incluant les dimensions culturelles et patrimoniales –, dans des réglementations juridiques et des rapports économiques. Si cette inscription ne fut jamais sans heurts, les enjeux actuels – démographique et alimentaire, climatique et environnemental – renforcent l’acuité des conflits autour des usages divers de la terre : espace de production agricole, réservoir de biodiversité, puits à carbone, support de logement… La raréfaction des sols agricoles de la planète se poursuit5 sous l’effet conjugué de leur surexploitation par les systèmes intensifs en chimie, de l’urbanisation et du changement climatique. Ce contexte alimente les oppositions aux projets d’urbanisation et d’aménagement, les luttes autour de la protection de l’environnement autant que la construction de narratifs visant à légitimer le développement et à le rendre ou le faire apparaître durable. Ainsi en témoigne la multiplication des « éco-quartiers », des « éco-PLU » ou encore des « Eco-Parcs » industriels ou commerciaux. Dans l’introduction au numéro d’Études rurales dédié à « la Terre, succession et héritage », Pierre Lamaison alertait en 1988 sur l’abandon de la terre agricole par la déprise et l’exode rural, se traduisant dans certains endroits par un enfrichement. L’époque du « désert français » a laissé place au réinvestissement multiforme des espaces ruraux – avec des différences régionales marquées – tandis que la baisse tendancielle des agriculteurs, observée déjà par P. Lamaison, alimente l’agrandissement des structures.
- 6 Voir Transformer notre monde : le Programme de développement durable à l’horizon 2030, Résolution (...)
10À l’échelle mondiale, les émeutes de la faim de 2008 en Égypte, au Maroc, en Indonésie, aux Philippines et en Haïti ont rappelé que nourrir la Planète restait un objectif non atteint. L’Onu a fait de l’accès à la terre une condition essentielle pour remplir les 17 objectifs du programme de développement durable à l’horizon 2030, adopté en 2015 par 193 pays membres6. Si l’impression que peut donner ce rapport foisonnant, autant que les débats actuels sur les communs, est que le foncier se dilue dans de multiples questions « hors champ », nous assumons la porosité des questionnements auquel mène le traitement du foncier agricole : car il n’est pas de terre agricole qui ne soit sujette, potentiellement, à devenir autre qu’agricole, et parce que la manière dont une société traite de ses terres renvoie à des options de développement : en termes de modèles agricoles et de place de l’agriculture, d’urbanisation, de modèle d’aménagement et de ménagement de la nature.
- 7 Voir note n°4 et les deux dossiers consacrés aux agricultures de firmes publiés dans Études rurale (...)
11Pour autant, nous ne prétendons pas couvrir toutes les entrées, tout en nous autorisant dans cette introduction une mise en perspective de la gouvernance plurielle de la terre au regard de certains enjeux globaux. À cet égard, la question des accaparements de terre à grande échelle tout comme celle de la propriété ne sont pas traitées dans ce dossier, ayant déjà été traitées dans d’autres livraisons de revue7. C’est plutôt la coexistence, plus ou moins conflictuelle, des statuts, des fonctions associés à la terre qui a orienté notre regard sur la gouvernance foncière. De même que les politiques foncières dédiées au secteur agricole ou à l’environnement ne sont pas étudiées en tant que telles, elles peuvent être abordées dans les textes en lien avec l’urbanisation ou les conflits d’aménagement, par exemple. La ligne directrice de ce numéro se concentre sur les liens entre les politiques, les usages, les normes et les acteurs intervenant dans le foncier.
- 8 Ce terme désigne les militants de « zones à défendre », mouvement social qui a pris naissance dans (...)
- 9 Voir l’enquête structure 2013 sur le site du ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation (<http://agreste.agriculture.gouv.fr/enquetes/structure-des-exploitations-964/enquete-structure-2013/>).
- 10 Le prix moyen à l’hectare est de 5 990 € pour des terres et prés libres et de 70 200 € pour des te (...)
12L’enjeu foncier s’inscrit désormais pleinement dans des problématiques tant rurales qu’urbaines, situant la ressource que constituent les espaces naturels et agricoles à la confluence de politiques agraires, environnementales et d’aménagement et au carrefour de multiples appropriations et revendications. La défense de l’accès à la terre peut ainsi se faire au nom de la souveraineté alimentaire et agréger les représentants de l’agriculture paysanne, les partisans de l’agro-écologie, les défenseurs des populations pauvres des villes comme des campagnes, autant qu’elle peut être reprise par les firmes multinationales, les investisseurs financiers et les entrepreneurs agricoles comme flambeau d’une sécurité alimentaire globalisée. L’accès à la terre et les modalités de son contrôle sont au fondement de bien des controverses et conflits qui opposent mouvements sociaux, autorités publiques et entrepreneurs privés. Les luttes agraires au Sud ou plus récemment zadistes8 au Nord, les multiples conflits d’usages en milieu rural et périurbain et les accaparements de terre à grande échelle dans certains pays du Sud ou de l’Est en sont une illustration. L’achat de terres céréalières par des investisseurs chinois en France a d’ailleurs secoué les frontières de ces accaparements ainsi que l’opinion publique et a pesé dans la mise en place d’une mission parlementaire en février 2018 en charge d’une réflexion pour une nouvelle loi foncière prenant en compte les évolutions sensibles de la structure agricole. Le phénomène sociétaire est venu complexifier la relation entre propriétaires des terres et exploitants, bon nombre d’agriculteurs étant les fermiers de sociétés dans lesquels ils ont des parts9. Par ailleurs, la sociologie des propriétaires terriens a évolué : les agriculteurs sont les fermiers de parents héritiers, professionnellement éloignés de l’agriculture et dont les projets économiques (vendre ou ne pas vendre) sont souvent en décalage avec ceux des exploitants [Laferté et Sencébé 2016]. Enfin la terre entre aussi dans le portefeuille d’investisseurs pour lesquels le foncier devient un placement sûr et susceptible de rapporter. Le portage du foncier devient donc un enjeu de contrôle essentiel sur la terre agricole : qui, des sociétés relativement opaques ou des outils sous contrôle public, en assumera la part essentielle ? L’idée d’un portage du foncier par des structures de financement non spéculatif apparaît comme une solution pour alléger les charges pesant sur les exploitations et faciliter la transmission des exploitations, qui reste un objectif prioritaire de la profession et de son ministère, malgré la baisse tendancielle du nombre d’agriculteurs en France. La feuille de route des parlementaires comprend également une équation délicate à résoudre : organiser le partage du foncier agricole avec d’autres usages tout en le préservant au mieux de l’artificialisation. Si les causes sont multiples – croissance du nombre de ménages à loger, compétition territoriale entre collectivités ayant acquis des compétences foncières avec la décentralisation en France, attisant la construction en tous sens pour attirer habitants et activités, modèle de développement fondé sur la croissance des flux et donc des transports et infrastructures routières – la profession agricole tient également sa part dans ce grignotage du foncier. En effet, le différentiel de prix entre une terre agricole et une terre urbanisable est tel10 qu’il est difficile de résister au « loto qui tombe sur la parcelle » surtout pour des agriculteurs dont les retraites sont en moyenne très faibles.
13On assiste alors à une publicisation des questions foncières, dans lesquelles investissent de plus en plus de citoyens au-delà de la seule profession agricole [Pluvinage et Wartena 2013] laquelle a perdu, en France, le monopole du gouvernement des terres au profit d’une gestion par l’expertise [Sencébé et al. 2013]. Les tensions qui se manifestent autour des sols agricoles et naturels concernent l’urbanisation, la protection de la biodiversité et la sécurité alimentaire, mais aussi les modes de gouvernance foncière.
14Les auteurs de ce dossier remontent à travers des approches diverses, mais toujours attentives au terrain, les fils qui font la trame actuelle du foncier. Le corpus des articles présentés traduit l’idée de basculement de systèmes fonciers aux parties prenantes relativement intégrées vers une gouvernance plurielle où s’accumulent les référentiels d’action publique, les systèmes de droits et les prétendants à l’appropriation comme à la régulation du sol. Avancer l’idée de gouvernances plurielles de la terre traduit donc le fait qu’elles ne sont plus intégrées dans un système unifié de normes s’emboîtant du bas vers le haut, représenté par la source ultime du droit, l’État, et renvoie aux tensions liées à des usages antinomiques du sol et aux concurrences de légitimité et d’autorité pour son contrôle.
15Cette idée est explorée par trois entrées. La première traite de trois types de conflits liés au foncier : les concurrences d’autorités pour en réguler l’attribution, les tensions entre populations locales générées par la superposition de régime foncier et les oppositions à des projets d’aménagement. Les trois articles nous plongent dans l’épaisseur de territoires, situés dans des pays aux histoires et aux systèmes fonciers différents, mais où s’opposent à chaque fois des populations locales plus ou moins organisées à des institutions relevant de la puissance d’État et de ses prérogatives sur l’allocation et la vocation des terres.
16Dans un premier cas, les conflits liés à l’appropriation du sol sont constitutifs d’un collectif qui revendique la protection d’une ressource, mise à mal par un projet d’aménagement, et qui prend ainsi conscience du partage d’une même identité territoriale. Marie-José Fortin et Yann Fournis abordent la problématique liant action collective et gouvernance. Ils appuient leur analyse sur l’étude d’un débat majeur au sein de la société québécoise autour de l’exploitation du gaz de schiste (2010-2012), des conditions de celle-ci et des incertitudes liées à l’extraction. Des citoyens se sont impliqués pour constituer des collectifs locaux. Les oppositions territoriales aux projets énergétiques recouvrent en effet une nébuleuse d’acteurs et de revendications : protection de l’environnement, qualité du cadre de vie et du paysage, économie locale, développement des communautés locales. Les auteurs s’attachent à décrypter la capacité de certains acteurs à déplacer les échanges au-delà de leurs intérêts sectoriels propres. Ils reconstruisent ainsi la mobilisation, le cheminement et le travail de deux producteurs agricoles, particulièrement concernés en tant que propriétaires du sol. Les figures de « l’agriculteur-propriétaire » et de « l’agriculteur-citoyen » sont proposées. L’ambition de relier les deux mondes, de la communauté agricole et de la communauté territoriale, est au cœur de l’engagement de ces « agriculteurs-citoyens ». Il s’agit ainsi de faire face à un cadre juridique hostile (régime minier) et peu perméable (régime agricole) et de réfléchir à son évolution dans le sens d’une action combinée entre agriculteurs et citoyens sur un même territoire.
17Dans la steppe occidentale algérienne, qu’étudient Mohamed Hadeid, Mohamed Nadir Belmahi et Rafik Zanoune, les conflits sont, au contraire, l’expression de la déréliction d’un système socioculturel, le pastoralisme. À travers une approche historique, resituant une région marquée par divers types d’administration (tribale, coloniale, étatique), et géographique (rurale) les auteurs montrent bien comment la tragédie des communs n’est pas consubstantielle au régime des droits d’usage mais le fruit des enclosures [Ostrom 1990].
18Le développement de la propriété privée a réduit en effet peu à peu les parcours, perturbé les itinéraires et les rythmes de transhumance engendrant la surexploitation des terres. L’article rend compte également, en l’absence d’une gouvernance foncière forte, des stratégies changeantes et hésitantes de l’État, après l’Indépendance, et de la méconnaissance des pratiques réelles du pastoralisme. Il en résulte un cloisonnement de l’espace steppique que la nouvelle législation foncière ne réduit pas, car en cherchant à favoriser la mise en valeur de ces régions, elle attise les tensions entre cultivateurs et éleveurs.
19Le troisième cas poursuit l’interrogation précédente, puisqu’il évoque autant les concurrences d’autorité sur la gestion du foncier que l’emboîtement des politiques publiques. Considérant le littoral comme un laboratoire du foncier, Benjamin Gayon analyse la politique foncière développée sur le littoral basque – sur le périmètre des schémas de cohérence territoriaux (Scot) autour de l’agglomération de Bayonne et de Saint-Jean-de-Luz – comme un système d’action. Cela lui permet, au-delà de l’étude de la thématique agricole qu’il privilégie, d’appréhender dans sa globalité la conduite de l’aménagement du territoire par la puissance publique. L’objectif global de la recherche est de comprendre les mécanismes et les logiques qui ont guidé la définition et la mise en œuvre de la politique foncière sur ce littoral, depuis les années 1970 jusqu’à aujourd’hui. Deux types d’outils à disposition des collectivités sont explorés : la planification et l’acquisition par les collectivités ou les organismes associés (établissement public foncier local, société d’aménagement foncier et d’établissement rural, Conservatoire du littoral). Le cas basque rend compte d’une ouverture de la gouvernance foncière à des thématiques nouvelles ou qui s’y renforcent : l’agriculture devient ainsi un élément incontournable du projet de territoire et, par là même, de la gestion locale du foncier. Avec l’élargissement des acteurs, la dimension politique s’impose dans cette recomposition de la gouvernance locale. À travers cet exemple, l’auteur montre que l’enjeu technique de la gestion du foncier pose aussi la question plus large des modèles de développement désirés et de la valeur donnée au foncier agricole. Le glissement du terrain politique traditionnel vers ces nouvelles arènes, ouvertes par des structures associatives alternatives et leurs relais institutionnels, interroge le rôle de la gouvernance locale. Ce qui ne se fait pas sans tensions.
20La deuxième entrée analyse les espaces périurbains et ruraux où se développent des stratégies de maintien de l’autorité municipale sur le support foncier de son développement avec en toile de fond la recomposition intercommunale et l’emboîtement des politiques publiques qui orientent l’usage des terres. Les cas explorés ici ne sont pas exempts de conflits : ils renvoient aux rapports de force entre niveaux d’administration dans un contexte où l’État a décentralisé la compétence foncière tout en cherchant à maintenir son autorité sur l’interprétation des règles d’urbanisme et l’allocation des terres.
21La « géopolitique du foncier », mise en lumière par Sylvie Duvillard et Dany Lapostolle, renvoie aux jeux de pouvoir entre échelles de gouvernance autour de la maîtrise du foncier dont dépend l’orientation du développement territorial. L’ingénierie foncière apparaît comme stratégique. Elle attise les jeux d’influence réciproque entre intercommunalités et communes qui veillent à maintenir leur « capacité à agir » et les autorités supérieures (État, région, départements) qui poussent à l’intégration et à la rationalisation de la gestion foncière. Les trois intercommunalités choisies pour ce cas d’études, en Rhône-Alpes, permettent de saisir les enjeux d’attractivité, de spécialisation fonctionnelle et de ségrégation autour du logement, qui sous-tendent la gestion foncière dans les territoires ruraux et sous influence urbaine. Romain Melot met en évidence, quant à lui, la « fabrique réglementaire » du grignotage des espaces agricoles et naturels dans la région Provence-Alpes-Côte d’Azur avec pour arrière-fond l’encadrement du pouvoir des communes en matière d’urbanisme par divers outils (Scot, PLU intercommunaux, loi Alur). Le recours à une sociologie juridique des documents d’urbanisme permet de saisir les stratégies par lesquelles les élus locaux jouent sur les zonages pour maintenir leurs marges de manœuvre, entre volonté d’accueil de populations, maintien de l’activité agricole et régularisation a posteriori d’un « mitage de fait ». Ce travail a mis au jour l’historique des espaces agricoles et naturels dans les communes choisies pour représenter la diversité rurale et périurbaine au niveau régional (communes rurales de l’arrière-pays, communes dynamiques, communes des zones littorales et urbaines). Ces étapes sont le plus souvent chaotiques traduisant les accommodements locaux avec les règlements et contraintes spécifiques. Mais globalement, les zones agricoles constituent les principales réserves pour l’urbanisation des communes, qui peut emprunter différentes formes et techniques de contournement : changements d’affectation des sols dans les documents d’urbanisme, mais aussi pastillage avec la requalification de zones agricoles en zones naturelles (plus flexibles pour y autoriser les habitations).
- 11 La loi d’avenir pour l’agriculture de 2014, avec son plan national de l’alimentation incite fortem (...)
22La dernière entrée revient au cœur de certaines métropoles qui, à titre expérimental et de façon encore marginale dans l’espace national, (re)découvrent leurs territoires agricoles et leurs espaces naturels pour satisfaire les désirs de nature en ville, et une partie des demandes en produits locaux de leur population11. Ces thématiques émergentes ne doivent pas occulter le fait que la tendance massive reste à l’urbanisation des sols agricoles et que la réappropriation d’un espace alimentaire par les villes relève parfois du marketing territorial et le plus souvent d’un arraisonnement du foncier périurbain par les métropoles, réactualisant ainsi la domination de la campagne par la ville. Par ses recherches, Françoise Jarrige contribue aux réflexions en cours sur la reconnaissance et la construction du foncier agricole comme élément de bien commun et sur la mise en place de politiques agricoles et alimentaires territoriales. Est-ce que le fait de détenir un important patrimoine agraire permet à une commune de promouvoir des formes d’agriculture innovantes en relation avec le développement urbain ? F. Jarrige analyse la politique et la communication de la ville de Lausanne (Suisse) qui, en dépit de changement politique et de la pression d’urbanisation, a su maintenir un important patrimoine agraire. Le développement durable de la ville a fait, par ailleurs, l’objet d’une politique précoce et ambitieuse, notamment pour le logement ou le transport… La gestion du patrimoine vert a, en outre, contribué à améliorer le cadre de vie et l’environnement naturel. Analyser la gestion de ce patrimoine agraire a permis une relecture actualisée de questions classiques d’économie foncière et de gouvernance territoriale : articulation public-privé, relations propriétaire-locataire, cloisonnement intersectoriel des politiques publiques. Guillaume Schmitt, Nicolas Rouget et Magalie Franchomme montrent comment les politiques d’aménagement du territoire dans la métropole lilloise ont mobilisé le foncier agricole depuis les années 1950, pensé principalement comme un gisement de la construction résidentielle. Progressivement, sa multifonctionnalité a été prise en compte notamment grâce aux intérêts convergents du monde agricole et de la métropole, qui a reconfiguré ses services en charge de l’agriculture et de l’environnement.
23Ce tour d’horizon met en lumière l’enchevêtrement conflictuel des statuts attribués au foncier et les vents contraires qui soufflent sur les gouvernances plurielles de la terre. Bien public, patrimoine familial, ressource marchande, outil de travail ou bien commun : la terre apparaît aujourd’hui comme saturée de statuts et dépourvue de sens commun. Cet empilement nous semble marqué par des processus contradictoires sans être équivalents dans leur puissance d’action.
- 12 Voir Le prix des terres… op. cit.
- 13 Voir L’État des ressources en sols dans le monde – Résumé technique, 2015, FAO [http://www.fao.org (...)
- 14 Voir le site de Land Matrix (<https://landmatrix.org/en/>).
- 15 Voir E. Le Roy, « Les communs et le droit de la propriété. Entre concurrences et convergences », L (...)
24Le foncier comme bien marchand et support de croissance urbaine ou industrielle semble avoir encore largement le dessus sur ses autres statuts. L’artificialisation des terres agricoles d’origine anthropique ou résultant des dérèglements climatiques atteint un rythme et une ampleur inquiétants au regard du défi démographique mondial et de l’indépendance alimentaire de certains pays, comme la France. La Fédération nationale des Safer12 alerte sur la reprise à la hausse depuis 2015 des surfaces urbanisées qui atteindraient entre 50 000 et 60 000 ha/an. Au niveau international, la FAO tire la sonnette d’alarme depuis 201513 en prévoyant un doublement du rythme d’imperméabilisation des sols (en lien avec l’urbanisation des sociétés) d’ici aux vingt prochaines années. Les accaparements de terres à grandes échelles, fondés sur des logiques spéculatives ou des stratégies d’annexion de territoires agricoles nécessaires à l’autonomie alimentaire de pays déficitaires (fonds souverains), progressent pour atteindre plus de 49 millions d’ha dans le monde14. Ce statut de bien marchand nous ramène à la question de la propriété privée, qu’il convient d’évoquer avec précision. Car ce n’est pas tant la propriété privée qui est à l’origine de la marchandisation de la terre que sa traduction juridique particulière à l’Occident. L’Occident moderne n’a pas inventé la propriété privée – elle existait déjà par exemple dans l’Afrique précoloniale mais sous une forme non marchande [Testart 2003]. Ce qu’il a inventé c’est la propriété absolue, comme l’explique E. Leroy, « le fruit de la modernité en lien avec des inventions de l’État, du marché capitaliste et de l’individualisme »15.
25La propriété absolue s’entend comme la concentration des trois droits – us (usage), fructus (tirer les fruits, le loyer), abusus (aliéner) – dans les mains du même détenteur, le propriétaire. Le droit d’aliéner (qui fonde la nue-propriété) est le plus important dans la transformation de la terre en bien pouvant circuler sur un marché globalisé. Ainsi, la propriété absolue c’est l’abus, pour reprendre l’idée formulée par A. Berlan [2017], qui souligne l’extension du droit d’usage du propriétaire au droit de non-usage, pratiques inexistantes dans les régimes coutumiers étudiés par A. Testart ou dans les sociétés d’ancien régime. En effet, toute terre inutilisée, en dehors de la jachère, était réattribuée par la communauté ou le seigneur local. Le droit de non-usage permet ainsi la spéculation et la concentration. Soulignons enfin le lien entre le droit de propriété – concédé par l’État – et l’attribution de ce droit aux « particuliers », les groupes et communautés étant renvoyés à des cas particuliers et devant rentrer dans le cadre juridique de personnes morales (sociétés, sociétés civiles immobilières, groupements fonciers agricoles…). Il est intéressant de constater que cette disposition, qui devait renforcer le contrôle étatique et défaire les « formules équilibrant au mieux les intérêts des individus et ceux des groupes, selon des montages communautaires »16, a alimenté les montages juridiques complexes autour des formes sociétaires pour contourner l’encadrement étatique, avec des motivations englobant autant l’usage collectif et solidaire du foncier que son utilisation capitaliste et spéculative.
26Par ailleurs, et en réaction à cette marchandisation du foncier et cette individualisation du droit de propriété, les communs semblent revenir au goût du jour, certes modestement, dans des domaines comme les semences, les savoirs et la terre.
- 17 D. Bollier, La renaissance des communs. Pour une société de coopération et de partage, 2014 (2013) (...)
[Ils] existent dès lors qu’une communauté ou un groupe décide de gérer une ressource de manière collective, avec en vue un accès et une utilisation équitables et soutenables de celle-ci.17.
- 18 Il faut noter que cette coordination internationale née en 1993 est aussi présente au Nord avec, e (...)
27Au Nord, après deux siècles de propriété privée généralisée, des expériences variées (formes coopératives et collectives de propriété) poursuivent leur chemin sur les sentiers encore étroits de la néoruralité avec des expérimentations juridiques (fonds de dotations, fondations, groupements fonciers agricoles, sociétés civiles immobilières…). En France, l’association Terre de liens, qui a institué une propriété collective de la terre divisée entre des actionnaires solidaires – sans pouvoir ni rémunération – et une fondation, peut en être également une illustration. Au Sud, les mouvements de défenses liés à l’agriculture familiale que Via campesina met en réseau18, les secteurs de l’agro-écologie ainsi que les mouvements socio-environnementaux défendent une vision de la terre – comme lieu de vie, fondement d’un mode de vie, auxiliaire de leur autonomie alimentaire mais aussi patrimoine et réservoir de biodiversité – qui rejoint l’idée de bien commun. Ces contre-feux restent cependant bien fragiles face au pouvoir des entreprises et des acteurs privés agissant dans le sens d’une libéralisation des marchés fonciers et de leur extension à toutes les terres. Le cas du Brésil est à cet égard exemplaire. Le secteur de l’agrobusiness, après s’être organisé en front parlementaire et devenu majoritaire au congrès, a fait passé des réformes et des amendements constitutionnels permettant de faire entrer dans le marché les 88 millions d’ha de la réforme agraire (jusque-là gérés par des concessions d’usage incessible) et à paralyser la délimitation des terres indigènes. La question du maintien des droits d’usage sur des territoires occupés de façon ancestrale et sans titre de propriété, relevant la plupart du temps de la domanialité, par des peuples indigènes et des communautés paysannes se pose alors avec acuité. En effet, cette fragilité juridique permet à certains États de concéder l’usage de ces terres à des entreprises par des baux emphytéotiques [Chouquer 2012].
28L’avancée ou le maintien des communs, dans les interstices ou les failles de la propriété privée, seraient-ils alors un ferment d’autonomisation et de relocalisation des communautés d’usagers vis-à-vis de l’encadrement du foncier par le marché et l’État ? Si tel était le cas, ces communs, facteur de relocalisation de la gestion des terres, devraient également compter avec l’élargissement des échelles de gouvernance foncière que nous avons évoqué précédemment à travers les nouveaux acteurs infra ou supra nationaux.
29Un autre paradoxe est alors à souligner pour nuancer cet effacement hypothétique de l’État face à de nouveaux acteurs : alors que la propriété privée se généralise et fait office, au Nord, de tenure de référence, l’usage de la terre est de plus en plus encadré. Serait-ce l’aboutissement du mythe de la propriété absolue, dont Joseph Comby [1991] rappelle l’histoire de son application impossible et son encadrement incessant par l’État ? Il nous semble que la propriété privée moderne, c’est-à-dire marchande et absolue, a été définie un temps comme la centralisation dans une autorité unique – l’État – du droit de concéder et de réglementer le faisceau de droits sur la terre, au nom de l'intérêt général qu’il incarne et monopolise. Cette centralisation devient de plus en plus opaque avec l’intervention de multiples experts et lobbies dans les coulisses de fabrication des lois et de la réglementation du foncier. Par ailleurs, sa complexité va croissant avec la création d’un droit international visant à réglementer les usages du foncier au regard des questions de biodiversité et de climat. Néanmoins, l’État reste un acteur incontournable de l’encadrement du foncier, disposant à cet égard d’une prérogative essentielle, celle d’exercer un réel contrôle ou d’organiser son retrait au profit d’autres mécanismes d’appropriation du sol et d’autres acteurs. Il n’est pas à cet égard contradictoire que la propriété privée et la marchandisation de la terre avancent à mesure que son encadrement étatique augmente et se perfectionne.
- 19 Loi Grenelle 2 de 2010, loi de modernisation agricole de 2010, décret sur la taxe pour la gestion (...)
30De ce point de vue, on ne peut parler d’un simple retrait de l’État mais plutôt d’une présence subtile, partagée avec d’autres sources d’autorité mais prévalant en dernier ressort. Cette « présence ambigüe » [Béaur 2017] n’est pas récente, et elle a, selon les époques et les situations, œuvré dans des sens différents (colonisation, « républicanisation » des campagnes, formation d’une agriculture capitaliste modernisée…). En effet, le foncier n’était qu’un instrument de gouvernement par le sol et non la finalité d’une régulation. Aujourd’hui cependant, cette présence semble s’inscrire dans une configuration de gouvernance qui n’est plus marquée par un emboîtement des échelles de souveraineté mais par une certaine hétéronomie. Ainsi, lorsque celui-ci semble s’effacer, laissant se développer une agriculture de firme [Études rurales 2012], n’organise-t-il pas son retrait voire sa transformation en État-entreprise [Chouquer op. cit.] ainsi que les marges juridiques propices à la financiarisation de l’agriculture et du foncier ? Au niveau de l’aménagement du territoire, dans la France décentralisée, il continue de gouverner au côté des collectivités territoriales, en restant distant par un ensemble de normes, de zonages qui encadrent l’intervention de ces nouveaux acteurs du foncier. L’État ne peut toutefois orienter le développement de ces collectivités qui peut aller dans le sens d’un « grignotage », là où les terres constituent une ressource rare. Le législateur s’est ainsi doté de textes pour instaurer un suivi de l’évolution de la consommation du foncier agricole19 mais sans réussir à infléchir fortement la tendance à l’artificialisation des terres. C’est dans ce maquis que prospèrent l’expertise foncière et l’ingénierie territoriale contribuant à professionnaliser la gestion foncière aux échelons locaux et à faire entrer la terre dans une science métrologique au service de multiples projets.
31Mais il est curieux de constater que la subtilité et le partage de son contrôle font place à l’exercice de la violence et de la raison d’État, lorsque des collectifs prétendent instituer des communs agricoles à Notre-Dame-des-Landes. La raison de cette réaction brutale tient moins à la défense de la propriété privée, que la profession agricole a déjà l’habitude de contourner par le fermage, qu’à la défense du contrôle territorial face à ce qui peut apparaître comme la semence d’un précédent d’appropriation et d’autogestion collective du sol. Un conflit de gouvernance de la terre, en somme. L’expulsion en avril 2018 d’une partie de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes n’est-elle pas alors l’expression achevée de la dimension potentiellement subversive des communs, en tant que collectifs instituant un autre rapport à la nature, à la terre, et aux façons de « faire société » face à une norme d’appropriation marchande et individualisante du sol défendue par l’État, qui revendique le monopole de l’intérêt général ? C’est ce que semble suggérer P. Dardot et C. Laval [2014 : 16] lorsqu’ils définissent le commun comme un principe politique et comme :
[…] la formule des mouvements et des courants de pensée qui entendent s’opposer à la tendance majeure de notre époque : l’extension de l’appropriation privée à toutes les sphères de la société, de la culture et du vivant.