Un paysan avait une seule vache qui maigrissait d'une façon anormale. Aussi alla-t-il trouver le sorcier de Champzabey pour donner le contre... Le sorcier reconnut le sort et conseilla, pour donner le contre, de frotter les reins de la vache matin et soir avec des débris qui se trouveraient dans la mangeoire. Après deux jours, le paysan alla retrouver le sorcier qui lui dit : « Ta vache est-elle donc guérie ? -- Non ! fit l'autre. Mais voilà : je n'arrive pas à trouver assez de débris dans la mangeoire pour lui frotter le dos matin et soir ! -- Eh bien ! fit le sorcier, arrange-toi pour qu'il y ait assez de débris, car ce qui manque à ta vache, c'est à manger ! »1
À la mémoire d'Yvonne Preiswerk
Cette réflexion d'un éleveur valaisan de la moitié du XXe siècle traduit l'étroite imbrication entre les modes d'élevage et le rapport à l'agrosystème comme réalité écologique et production humaine [Bertrand et Bertrand 1975].
Les pratiques pastorales en milieu montagnard
L'évocation des forces surnaturelles relève de la sphère idéelle entre la production humaine et les différents moyens d'appropriation de la nature [Godelier 1984]. Entre ces deux pôles se tisse un réseau de relations qui permet d'appréhender l'importance accordée aux activités pastorales dans la production animale -- qualitative et quantitative -- en fonction des besoins cycliques et saisonniers. Dans notre cadre précis, les ajustements de ces besoins tiennent compte des possibilités écologiques offertes par le milieu montagnard et établissent un équilibre dans la répartition entre les espaces cultivés (champs, jardins, etc.), les espaces réservés aux activités pastorales (prairies, parcours) et les espaces de la sylve, dont les rythmes d'exploitation varient selon la codification et la perception sociale de ces espaces d'une part, et leur accessibilité d'autre part.
Le choix et les proportions des espèces domestiques dans la constitution d'un cheptel, l'adoption des améliorations zootechniques ainsi que le système de valeurs attribué au bétail dépendent de l'équilibre établi entre le pôle idéel et le savoir-faire technique et leurs répercussions sur la production et la reproduction sociale [Bonte 1985a]. Dans une perspective historique et comparative [Bucher 1991], l'étude archéozoologique des pratiques pastorales met en lumière les choix et les modes de prélèvement des ressources carnées et élabore une approche réflexive sur les motivations économiques et sociales qui président à ces choix. L'analyse des spectres fauniques sur un site archéologique diffère selon nos représentations de la relation entre l'homme et l'animal. La définition des modes de production des sociétés paysannes [Olivier de Sardan 1991] s'attache à éclairer l'articulation entre les diverses formes d'exploitation et de transformation du bétail. À cette fin, il nous incombe d'évaluer, dans les lots d'ossements archéologiques qui nous parviennent, les différentes formes d'exploitation des troupeaux.
Depuis le néolithique ancien jusqu'à nos jours, les modes d'appropriation du bétail impliquent un ajustement entre l'exploitation des espaces de production (prairies, forêts, alpages, etc.) et le choix d'une région qui répond à des préoccupations économiques et sociales [Guilaine 1991]. La reproduction ou le dépérissement de ce système d'exploitation mettent en oeuvre un ensemble de savoir-faire exprimant les régulations qualitatives et quantitatives du cheptel d'après la valeur que l'on accorde à la terre et au bétail.
L'étude des pratiques pastorales dans les sociétés de la préhistoire récente (néolithique, Âges des métaux) a souvent réduit le potentiel génésique et économique d'un troupeau au seul impératif alimentaire. Ce type d'approche fonctionnelle conduit à une impasse conceptuelle qui entame nos évaluations des rapports de production dans les sociétés d'éleveurs.
Dans les espaces montagnards en général, et dans l'arc alpin en particulier, la diversité des pratiques d'élevage est corrélative du statut de l'agriculture. Les techniques de production assurent l'entretien et l'alimentation du bétail (affouragement, pacage, abreuvement, sel, etc.). Les moyens mis en oeuvre pour l'accumulation et le stockage des fourrages interfèrent sur les choix agronomiques dans le contrôle des différents étages biogéographiques. Ces facteurs technoécologiques conditionnent l'exploitation complémentaire (verticalité) des terroirs montagnards en modelant le paysage et les techniques pastorales.
Cette étude porte sur le Valais, dans la haute vallée du Rhône (Suisse), et s'attache à mettre en évidence les fluctuations du bétail bovin dans cette région. Nous tenterons de saisir les modes de gestion de ce bétail, sa configuration dans le « bestiaire de la table » [Sidi Maamar 1997b] ainsi que son implication en termes archéo-zoologiques dans l'évolution des formes de production pastorale. L'évaluation du statut du bétail bovin dans le cheptel valaisan par rapport aux espèces domestiques dominantes (caprinés -- mouton et chèvre -- porcs) admet que les ossements analysés proviennent essentiellement de contextes détritiques2 qui révèlent des choix d'ordre alimentaire pouvant refléter de façon partielle l'image du cheptel sur pied.
En archéozoologie, l'usage du concept de « bestiaire de la table » renvoie à un mode analytique grâce auquel on peut restituer les choix alimentaires et les contraintes techniques attachés au prélèvement et à la mise à mort des animaux (domestiques et/ou sauvages). L'estimation de ces choix et contraintes s'appuie principalement sur l'analyse des assemblages fauniques issus des déchets de cuisine. Dans ce registre, la connaissance du rôle alimentaire des espèces qui composent le spectre faunique d'une communauté pendant une période historique donnée livre des indications sur les combinaisons et les complémentarités entre les espèces sous forme de couples (binômes) ou d'entités plus larges [Bobbé 1995 ; Poplin 1986]. S'intéresser à l'apport que représentent les bovins dans le système d'acquisition des ressources carnées à l'échelle du territoire valaisan revient à replacer cette espèce dans l'espace du « puzzle » formé par l'interaction des différents taxons domestiques. La transposition de la composition du bestiaire de la table pour restituer un cheptel en termes quantitatifs repose sur un transfert épistémologique selon lequel les modes de prélèvement à des fins alimentaires révèlent les rapports quantitatifs entre les différentes espèces du troupeau.
Le bétail bovin en Valais : de la table à l'étable
La restitution du cheptel et des techniques pastorales basée sur l'image du bestiaire de la table3 part du postulat que les choix de prélèvement (proportions d'espèces) illustrent d'une certaine façon la composante du cheptel sur pied.
La diversité des systèmes d'élevage en Valais depuis le néolithique ancien jusqu'à aujourd'hui nous a contraints à réduire notre propos à la question du statut des bovins, et ce, dans une perspective historique.
Pour les périodes comprises entre le néolithique ancien et le Ve siècle de notre ère, nos réflexions s'appuient sur les corpus fauniques qui, au regard de cette longue durée, s'avèrent peu nombreux. Pour dresser cette première esquisse nous avons retenu 19 assemblages archéozoologiques4 dont l'échantillon le plus important comporte plus de 4 500 restes osseux, tandis que le plus faible ne comprend que 130 vestiges5.
Afin de compenser l'absence de données archéozoologiques portant sur le Moyen Âge et l'époque moderne et contemporaine, nous avons utilisé les statistiques fournies par les inventaires de paroisses, les comptes des châtellenies du XVe siècle [Dubuis 1990] et les recensements agricoles des XVIIIe-XXe siècles [Jacky 1943 ; Loup 1965], ainsi que celles relatives au nombre de bêtes alpées [Struby 1900, 1902]. L'utilisation des informations archéozoologiques données en nombre de restes osseux (NR) demeure, dans l'état actuel de la recherche, l'une des seules voies comparatives possibles [Vigne et Helmer 1999], car les évaluations, en nombre minimum d'individus (NMI) d'une part, et pondérales (poids de viande et abats) d'autre part, sont encore assez éparses.
Le recours aux recensements agricoles présente un autre biais méthodologique, ceux-ci reposant sur le nombre d'individus. La tentative de caractérisation historique des évolutions des modes d'élevage se heurte à cette hétérogénéité des sources. Pour éviter l'écueil d'une approche positiviste nous avons opté pour une comparaison historique et une lecture anthropozoologique qui permette de dégager des schémas explicatifs. Ainsi pouvons-nous scruter la composante pastorale en nous interrogeant sur la nature des motivations économiques, sociales et idéelles, qui ont favorisé l'évolution ou le dépérissement du bétail bovin.
La gestion des bovins en Valais du 5e millénaire avant J.-C. au Ve siècle de notre ère
Sur le bord méridional de la Suisse, le canton du Valais est entouré par l'Italie au sud, la France et le lac Léman à l'ouest. Avec 5 226 km2, il occupe environ le huitième de la superficie de la Confédération helvétique [Gabert et Guichonnet 1965]. La haute vallée du Rhône s'étend en longueur et forme l'axe central du relief valaisan. Dans cette région, la présence des bovins est attestée en contexte archéologique depuis le début du 5e millénaire (néolithique ancien) sur le site de Sion-Planta [Brunier 1983]. Au sein des espèces domestiques et dans les modes d'acquisition des ressources carnées, le taux des bovins culmine à 42 %, ce qui leur accorde une place de choix derrière les caprinés dont la proportion atteint 52,4 % (fig. 1 p. 212). Cette observation demeure fragile car elle se fonde sur un seul ensemble faunique. C'est pourquoi elle réduit la portée d'un discours sur le rôle des animaux domestiques dans les processus de néolithisation [Gallay 1983].
Pendant le néolithique moyen (4600 et 3400 av. J.-C.), soit une période d'environ 1 200 ans, la contribution des bovins6 au bestiaire de la table montre une certaine déprise (fig. 1) avec des taux qui varient entre 30 et 18 % du cheptel domestique. Les oscillations des effectifs bovins au cours de cette durée sont de différentes intensités et révèlent une bipartition biogéographique entre les sites localisés dans la partie haute et centrale de ce canton d'une part, et, d'autre part, Barmaz, situé dans le Bas-Valais [Sidi Maamar à paraître]. La proximité du site de Barmaz avec le lac Léman et le plateau suisse peut agir comme un facteur qui favorise l'interaction et les échanges dans les modes et les techniques d'élevage.
Une discrète évolution du taux des bovins se dessine durant le néolithique final valaisan (3000-2200 av. J.-C.), mais son importance reste relative car elle ne s'appuie que sur un seul corpus ostéologique : le site de Barmaz au néolihique final [Sidi Maamar à paraître]. Au long de ce continuum, la succession d'événements relatifs aux modes de prélèvements carnés, aux choix socioculturels et aux techniques d'élevage indique une certaine stabilité des effectifs bovins, ponctuée de faibles variations qui peuvent exprimer des différences liées au statut et à la localisation des sites. Cette tendance qui caractérise tout le néolithique favorise l'émergence d'un mode d'élevage basé sur les caprinés en nombre de restes osseux, mais maintient la prédominance des bovins en termes de biomasse carnée disponible, car la quantité de viande et abats fournie par un bovin équivaut à cinq à huit fois le poids de viande d'un mouton ou d'une chèvre.
Au Bronze ancien, qui couvre environ sept siècles (2200 à 1500 av. J.-C.), les différents spectres affichent une certaine permanence du statut alimentaire accordé aux bovins7, qui révèle le maintien d'un système pastoral dominé par les caprinés (fig. 1). L'unique exception est l'augmentation observée sur le site de Barmaz où les bovins s'octroient la première place pour ce qui est du NR. Cette configuration laisse entrevoir l'existence d'une zone de rupture avec les tendances générales liées aux modes d'élevage dans la haute vallée du Rhône.
La faune du Dolmen M XI du Petit-Chasseur I est l'unique ensemble ayant livré des indications sur la morphologie du bétail. La taille au garrot atteint une moyenne d'environ 1,25 mètre [Chaix 1976]. Ces bovins recensés en contexte funéraire sont essentiellement des mâles (taureaux) et peuvent suggérer un abattage de type sélectif, voire sacrificiel8.
Dans ce parcours historique, la rareté des corpus archéozoologiques propres à la période du Bronze moyen, entre 1550 et 1350 avant J.-C., nous prive d'une évaluation des pratiques d'élevage.
Au Bronze final, soit la période comprise entre 1350 et 800 avant J.-C., le statut du bétail bovin conforte l'image d'une baisse des effectifs dont l'importance varie selon le site retenu. À Barmaz [Sidi Maamar à paraître], les bovins établissent leur suprématie dans le cheptel, alors qu'à Vex-le-Château [Chaix 1990b] les caprinés maintiennent leur emprise sur la structure du troupeau. Cette hétérogénéité entre ces deux sites n'est pas visible sur la courbe qui marque la succession des événements (fig. 1) mais offre une bonne illustration du caractère complémentaire des sites.
Pendant le premier Âge du fer (800-450 av. J.-C.) et le second (de 450 av. J.-C. au début de l'ère chrétienne), les données archéozoo-logiques proviennent d'un site d'habitat (Brig-Glis) localisé en Haut-Valais [Sidi Maamar 1997b]. Le déclin de la proportion des bovins amorcé depuis le Bronze ancien sur d'autres sites valaisans (fig. 1) continue jusqu'au Hallstatt final (premier Âge du fer) sur le site de Brig-Glis, avec des taux qui ne dépassent pas 22 % de l'ensemble des taxons domestiques dominants. À Brig-Glis, dès la Tène ancienne (450-350 av. J.-C.), la contribution des bovins augmente avec un taux qui atteint 39 % (exprimé en NR). Elle caractérise une certaine réorientation dans les modes d'acquisition des ressources carnées. Si on prend en compte l'évolution du statut quantitatif des bovins, ce fait demeure discret dans le schéma global mais marque une rupture avec la période du premier Âge du fer. Dans le Haut-Valais, cette hausse des bovins en matière alimentaire suggère une transformation des pratiques zootechniques. Elle entraîne dans son sillage une croissance de la taille des bêtes. La hauteur moyenne au garrot est ainsi de 1,07 mètre alors qu'elle ne dépassait pas 1 mètre au premier Âge du fer. Ces améliorations morphologiques qui perdurent pendant la Tène finale (150 av. J.-C. jusqu'au début de l'ère chrétienne), avec des vaches dont le gabarit atteint 112 centimètres, soulèvent la question des motivations socioéconomiques qui ont présidé à la mise en oeuvre de certaines innovations zootechniques. Sur le site de Brig-Glis, ces in-no-vations indiquent une probable réorganisation des formes d'exploitation du cheptel et de ses produits seconds (lait, viande, fumier, énergie).
Par ailleurs, ces améliorations qui s'étendent sur cinq siècles au plus peuvent traduire, à titre d'hypothèse, une série de tentatives agronomiques et l'adoption de certains procédés zootechniques. Elles expriment en tout cas :
-- l'intégration des conditions écologiques locales (rigueur hivernale et sécheresse estivale, terrains accidentés et pentus, prairies maigres, etc.) ;
-- l'amélioration des modes de stockage des fourrages [Halstead 1989] ;
-- l'usage intensif de la faucille ;
-- l'extension des déboisements ainsi qu'une spécialisation pastorale due à un nouveau système de valeur accordé au bétail bovin.
La spécialisation pastorale telle que l'entend P. Bonte [1991] procède d'un transfert de techniques réalisé dans un contexte agropastoral propice à l'évolution polymorphe du système pastoral vers un système herbager qui exploite les potentialités des terroirs montagnards et assure le contrôle vertical des différents étages pour améliorer les rendements herbagers [May 1985 ; Murra 1980].
À Brig-Glis, l'analyse des taux d'exploitation du bétail bovin (courbes d'abattage) durant le premier Âge du fer nous a permis de mettre l'accent sur les rythmes d'abattage qui épargnent de façon systématique les génisses et les veaux n'ayant pas atteint 10 à 12 mois. Ce mode de gestion du troupeau évoque une technique pastorale qui favorise le maintien des jeunes non sevrés pendant l'exploitation du lait [Peske 1994] car leur présence est souvent nécessaire auprès des mères pour faciliter le réflexe physiologique de lactation [Amoroso et Jewell 1963]. En Valais, avant la Seconde Guerre mondiale, le sevrage était précoce (vers 2-6 mois) et pour accroître leur rendement pondéral les jeunes bêtes étaient mises à l'herbe dès l'âge de 5-6 mois (vers avril-mai) [Jacky op. cit.].
De nos jours, dans le cycle nutritionnel des élevages traditionnels en Valais, les mises à l'herbe printanières sont complétées par une saison d'estive (juin à août). Cette rotation saisonnière offre aux vaches primipares une meilleure reprise d'autant que ce système de gestion est ajusté par un espacement des saillies d'environ un an.
En nous appuyant sur des données ethnozootechniques [Arbos 1922 ; Avon 1986 ; Gyr 1994 ; Jacky op. cit.], nous postulons que la pratique de l'estive est un choix technoécologique, dans l'arc alpin à partir du Hallstatt final, et que les mises bas s'effectuent entre novembre et février et sont conditionnées par l'importance du lait pendant les périodes de soudure (novembre à avril). Cette forme d'élevage montre que l'interaction entre le contrôle démographique du troupeau bovin et la gestion des ressources alimentaires (foin, herbe, feuilles) est le préalable à une spécialisation pastorale. Cette gestion du potentiel reproductif du bétail et des ressources herbagères au cours du premier Âge du fer constitue une phase technique nécessaire à l'émergence d'un système herbager qui est marqué par l'augmentation des effectifs bovins pendant la Tène ancienne.
Ce système recèle certaines faiblesses à partir de la Tène finale. Entre le Ier et le IIIe siècle de notre ère, les effectifs bovins ne dépassent pas 18 % des espèces domestiques [Olive 1996]. Du IIIe au Ve siècle, on observe une nouvelle hausse de la contribution des bovins au bestiaire de la table, avec une emprise qui atteint 34,5 % [ibid.].
Dans une société agropastorale, l'ajustement (augmentation/diminution) de la taille des troupeaux répond en première nécessité à une régulation liée à la taille des familles. Dans des conditions technoécologiques favorables, la croissance des effectifs bovins provoque une accumulation inégale des biens qui risque de déstabiliser l'équilibre interne de la société. Les innovations zootechniques (augmentation de la taille et du poids des bovins) et agronomiques (exploitation intensive des prairies et des fourrages) peuvent dérégler l'emprise sur les ressources herbagères en causant une surcharge des espaces de pâture et en modifiant les rapports de production entre les éleveurs. Dans une économie extensive, la croissance des effectifs d'une espèce domestique peut être compensée par une redistribution des biens (sacrifice, prêts, etc.) et une gestion des ressources carnées recourant aux techniques de conservation (séchage, salaison, fromages) [Sidi Maamar 1994]. La mise en oeuvre du système herbager ne suppose pas le renoncement au système pastoral. L'adoption de nouvelles techniques suggère la stabilité du système pour éviter qu'une transformation des modes de production ne menace la relation au terroir (surexploitation des pâturages, de la feuillée, etc.), l'évolution démographique de la société et son équilibre interne en termes de pouvoir.
Stabilité du système pastoral et fluctuations du système herbager
De l'ensemble des corpus fauniques consultés se dégage une tendance à la stabilité et à la suprématie des caprinés dans la configuration globale des espèces domestiques dominantes dans le Valais9. Du néolithique ancien au Ve siècle de notre ère, l'augmentation des bovins reste confinée à des phases qui marquent des ruptures dans le continuum historique. Pendant le néolithique ancien, l'importance des bovins dans le bestiaire de la table et, par extension, dans la constitution du cheptel semble être le produit d'une tradition agropastorale propre à une communauté d'éleveurs dont la culture matérielle révèle des filiations avec un faciès sudalpin (groupe d'Isolino) proche des cultures de Fiorano, Fagniola, Gaban, et Vho, de la seconde moitié du néolithique ancien de l'Italie septentrionale [Collectif 1995]. Dans cette ébauche qui demeure partielle, les processus d'acculturation ou de transculturation restent difficilement perceptibles car nos données ne s'appuient que sur un seul assemblage faunique. Au-delà d'une interrogation sur les origines du néolithique valaisan, la question des modalités de diffusion des espèces domestiques dans la haute vallée du Rhône doit prendre en compte les modes d'adaptation et de transferts techniques et socioéconomiques liés à l'exploitation d'un autre terroir alpin. L'accroissement des effectifs bovins observé sur le site de Barmaz au Bronze ancien représente une forme de distinction dans les modes d'élevage. Cette hausse indique soit une transformation dans les pratiques alimentaires soit l'impulsion d'autres techniques d'élevage provoquée par l'intensification des réseaux d'échanges autour de ce site du Bas-Valais situé à la croisée de trois courants culturels (plateau suisse, sud des Alpes, zone lacustre).
Du Bronze final au Ve siècle de notre ère, deux oscillations d'ampleur moyenne nous suggèrent une modification du statut des bovins dans le registre alimentaire d'une part et dans celui des techniques pastorales d'autre part.
Pour enrichir notre perception des structures qui agissent au sein des corpus archéozoologiques, nous en avons appelé aux données historiques (archives statistiques) du XVe siècle jusqu'à la première moitié du XXe (fig. 2 p. 216).
Les statistiques sur le nombre de têtes dans les troupeaux du Moyen Âge [Dubuis op. cit.] révèlent que, au XVe siècle, le statut quantitatif des bovins présente deux traits principaux.
Dans les inventaires des paroisses d'Orsières entre 1419 et 1459, la proportion des bovins dans la trilogie domestique demeure faible avec 14 %. Dans les inventaires des châtellenies du Bas-Valais couvrant pratiquement la même période (1418-1467), le bétail bovin affiche un taux de 50 % qui dépasse légèrement celui des caprinés (48,4 %). Ces différences peuvent être le résultat de plusieurs facteurs concomitants.
Sur le plan économique, les châtellenies recourent à une forme d'élevage spéculatif et intensif favorisé par des progrès agronomiques. En Valais, l'adoption de la faux comme outil agricole semble se généraliser à partir du XIIe siècle et vient suppléer à l'exploitation du foin sauvage [Kruker et Niederer 1982], des prairies maigres et des apports en feuillées [Mariéthan 1943-1944]. L'amélioration de la qualité fourragère trouve dans l'irrigation sous forme de canaux (bisses) qui récupèrent les eaux des torrents et rivières de montagne une réponse technique aux besoins en eau durant les saisons estivales. Les premiers bisses sont mentionnés au XIIIe siècle et leur usage devient plus courant au XVe [Roulier 1995]. Ces faits agronomiques plaident en faveur de l'accroissement des effectifs bovins.
Les conditions économiques des paroissiens n'encouragent pas leur adhésion à ce mouvement d'intensification du bétail. Au XVe siècle, des variations dans la gestion du bétail existent selon les capacités productives (main-d'oeuvre, rythmes de travail, etc.) et le mode de production choisi par les paroissiens. Ces derniers s'attachent au système pastoral, tandis que les châtellenies s'ouvrent à un transfert technique et économique dans leur mode d'élevage (intensification).
En Valais, les sources historiques exploitées ne fournissent pas d'informations sur la période comprise entre l'époque moderne, le XVIe et le XIXe siècle. La connaissance des pratiques d'élevage serait pourtant précieuse pour comprendre les processus d'émergence et d'application des nouvelles méthodes zootechniques [Audoin-Rouzeau 1997] ainsi que les différents degrés de leur adoption dans les cultures montagnardes. Les statistiques établies par Franciscini en 1847 [cité par Jacky op. cit.] apportent des indications d'une grande précision sur les proportions du bétail bovin. Au XIXe siècle, les caprinés dominent le cheptel avec environ 60 %, la contribution des bovins ne dépassant, elle, pas 38 %. Les premiers concours agricoles et la mise en place des Herd-books avec le cortège des contrôles sanitaires et vétérinaires des troupeaux ne semblent pas infléchir une tradition qui favorise le système pastoral. Les statistiques relatives aux alpages au début du XXe siècle [Struby 1900, 1902] attestent l'importance des bovins qui cependant reste légèrement inférieure à celle des caprinés. Ces chiffres expriment l'ampleur des pratiques d'estive caractéristiques de l'économie pastorale en Valais. Dans les années vingt, le développement des transports ainsi que la généralisation de l'économie marchande ne parviennent pas à modifier le rapport entre les bovins et les autres espèces domestiques, et les caprinés maintiennent leur emprise numérique sur le cheptel [Loup 1965]. À la charnière des XIXe-XXe siècles existe une relative complémentarité entre le système pastoral et le système herbager. Après la Seconde Guerre mondiale et dans les années soixante, le bétail bovin atteint des valeurs considérables (43,7 %) aux dépens des caprinés dont la part dans le cheptel s'effondre (35,8 %). Ce déclin est la conséquence de l'abandon des industries lainières et de l'émergence de « l'économie des viandes » qui bénéficie d'un côté à la production des brebis et des agneaux, en réduisant leur séjour auprès des éleveurs, et de l'autre à l'élevage porcin, qui améliore nettement ses capacités productives et culmine à 21 % dans le cheptel domestique.
Dans une perspective interprétative, on est amené à se demander pourquoi le bétail bovin n'a pas pu s'affranchir de certaines contraintes pour gagner la première place dans les troupeaux valaisans. La prédominance des caprinés sur les bovins pourrait s'expliquer par le fait que l'apport carné d'une vache peut couvrir la production de 5 à 8 têtes d'ovins. Cependant cette affirmation réduit la valeur du bétail à un déterminisme alimentaire. Afin d'élargir le débat, il nous faut interroger les relations entre les différents déterminismes (écologique, technique, socio-économique, agronomique, etc.). Cette formulation du problème pastoral rejoint les préoccupations de certains auteurs [Bulmer 1967 ; Descola 1994 ; Vigne 1993] qui ont questionné la relation de l'homme à l'animal du point de vue classificatoire en portant un regard novateur sur les processus ayant présidé au « refus-négation » de nommer, de chasser ou de domestiquer un animal.
Dans la haute vallée du Rhône, l'adoption de certains procédés techniques varie selon l'aptitude des éleveurs et le degré d'intégration des facteurs environnementaux (variation des températures, morcellement des terroirs, raideur des pentes, enneigement, etc.). L'appropriation de l'espace pastoral et le choix de nouvelles pratiques zootechniques exigent le maintien d'un équilibre assurant la repro-duction du troupeau et des communautés paysannes. Ces ajustements agrotechniques résultent d'une longue période de maturation et d'expérience. Dans les systèmes d'élevage extensif et traditionnel, l'hétérogénéité des troupeaux permet aux éleveurs de se prémunir des caprices de la nature (épidémies, catastrophes naturelles, etc.).
Du néolithique ancien (5e millénaire av. J.-C.) jusqu'au début du XXe siècle de notre ère, les statistiques agricoles en Valais reflètent une composition des cheptels largement dominée par les caprinés. Ces choix techniques recèlent une forme de système pastoral qui repose sur la gestion des parcours (surfaces pâturées, prairies naturelles, alpages et forêts) afin d'assurer l'entretien du troupeau ovin et caprin [Landais et Balent 1993]. Ce système n'utilise pas l'irrigation des prairies comme procédé fertilisant. L'usage du fumier et des feux pastoraux, ainsi que les compléments en feuillée dans l'alimentation des troupeaux, demeurent les techniques les plus répandues. Sur le plan nutritionnel, ce système s'avère plus facile à réguler car, dans le cas d'une stabulation hivernale (6 à 7 mois) attestée, dans l'état actuel des recherches, depuis le premier Âge du fer en Valais [Guelat, Paccolat et Rentzel 1998], les éleveurs mobilisent entre 300 et 400 kilos de fourrage (foin et feuilles) par mois et par bovin, alors qu'un ovin absorbe entre 40 et 60 kilos de fourrage pour la même durée [Digard 1974].
L'exploitation d'environ 1 hectare est nécessaire pour réunir entre 3 600 et 3 500 d'herbe, soit une masse qui permet l'entretien d'un bovin pour les 6 à 7 mois de stabulation hivernale [Sidi Maamar, enquête personnelle]. De nos jours, le morcellement des terroirs et les distances entre les prairies de moyenne altitude exigent une entraide villageoise pour rassembler la main-d'oeuvre indispensable à ces productions. Dans ce registre, la prédominance des caprinés ne constitue pas une grande contrainte fourragère en termes de capacité de charge, mais nécessite un certain contrôle du petit bétail dans les parcours, facilité par une propriété familiale des troupeaux (répartition des charges), alors que l'accès aux pâturages relève essentiellement d'un droit d'usage collectif.
Dans les systèmes extensifs, l'accroissement des effectifs bovins, quantitatif (nombre de têtes) ou qualitatif (poids, taille au garrot), requiert un transfert technique pour améliorer les capacités fourragères et les modes de stockage. Ces faits technoagraires produisent de nouvelles contraintes dans les modes d'appropriation du sol et du bétail. Le système herbager s'appuie sur la culture des fourrages et la rotation dans l'exploitation des prairies (clôture). Dans ce système technique, les éleveurs se soucient de la production des fourrages pour assurer le maintien et l'entretien du troupeau bovin. La gestion des espaces pastoraux (prairies) s'apparente alors à celle des espaces cultivés [Landais et Balent op. cit.].
En Valais, les oscillations qui indiquent, depuis la Tène ancienne, une certaine valorisation du bétail bovin dans le registre alimentaire peuvent témoigner de tentatives techniques d'accroître les rendements, voire augmenter les effectifs dans les troupeaux. Cependant, la lecture des courbes du taux de bovins par rapport aux caprinés et aux porcs indique la recherche d'une alternative agronomique qui tente de combiner (formes adaptatives) une tradition fondée sur le système pastoral avec le système herbager.
Le bétail bovin : de la valeur d'usage au fétichisme
Jusqu'ici l'évocation des vaches, taureaux et boeufs ne s'est faite que sous l'appellation générique de bovins. Deux causes analytiques justifient cet usage :
-- L'une des préoccupations zootechniques et économiques de l'archéozoologie concerne la caractérisation des modes d'élevage en précisant les taux d'exploitation (courbes d'abattage) et le rapport entre taureaux, vaches et boeufs pour évaluer la part de chaque sexe dans la constitution des troupeaux. Connaître la représentativité des mâles par rapport aux femelles et aux boeufs permet de bâtir des scénarios sur les objectifs de production (lait, viande, fumier, énergie, reproduction) dans chaque type d'élevage. Dans les corpus fauniques, la distinction entre mâles et femelles est aisée grâce aux différences anatomiques et métriques (conformation des chevilles osseuses, du bassin et des métapodes).
-- Dans les écrits et les sources historiques antérieures au XVIIIe siècle, les bovins ne sont souvent mentionnés que de façon générique. La distinction ne s'impose qu'à partir des recensements du XIXe siècle.
En matière génésique, la présence des mâles et des femelles dans un troupeau semble cohérente. En revanche la présence de boeufs dans les élevages traditionnels implique le recours à la pratique de la castration. Cette technique est mue par des besoins utilitaires (traction, engraissement, contrôle de la reproduction en éliminant certains mâles) et idéels. L'animal est investi d'une valeur qui ne le réduit pas au seul statut de nourriture ; il devient un vecteur des représentations que les hommes se font d'eux-mêmes. Le traitement des animaux sert de catalyseur à la perception du traitement des humains à l'égard de leurs semblables [Brisebarre 1995 ; Haudricourt 1962].
Nous avons interrogé la documentation archéozoologique du Valais du 5e millénaire jusqu'au Ier siècle avant J.-C. afin de préciser le rôle et la proportion de chaque sexe, ainsi que l'importance des boeufs, dans l'économie valaisanne [Sidi Maamar 1997a]. Les boeufs se font remarquer par leur absence et les taureaux ne sont signalés que dans la faune du Dolmen M XI du Petit-Chasseur I [Chaix 1976]. Quand l'état du matériel archéozoologique a permis une diagnose du dimorphisme sexuel, ce sont les vaches qui ont révélé leur prééminence dans les spectres analysés. Dans une optique comparative, nous avons étendu nos investigations aux données historiques et ethnographiques. Du XIIIe au XVe siècle, les textes ne font aucune mention de la pratique de castration des bovins [Dubuis 1990]. Les statistiques des alpages valaisans de la fin du siècle dernier [Struby 1900 et 1902] ainsi que les recensements de 1812 et 1941 [Bridel cité par Jacky op. cit.] laissent entrevoir la suprématie des vaches, la faible représentation des taureaux avec seulement 2,5 %, et celle des boeufs limitée à 1,7 % de l'ensemble du cheptel bovin.
Dans la reproduction d'un troupeau, la présence de deux taureaux pour une centaine de vaches implique une certaine réduction du potentiel et du stock génétique [Leroi-Gourhan 1986]. Les éleveurs peuvent contourner cette contrainte en faisant saillir leurs vaches par des mâles appartenant à des élevages issus d'autres localités (vallées voisines ou lointaines). Toutefois, cela suppose qu'ils admettent que le métissage et le croisement entre différentes races n'altère pas les caractères visibles et invisibles (phénotypes et génotypes) de leur bétail.
Contrairement aux régions de plaines alluviales et céréalières où le boeuf comme producteur d'énergie est recherché [Helmer 1992], le relief montagneux de cette région alpine rend l'utilisation de ce dernier comme animal de trait et de boucherie assez onéreuse en entretien fourrager. Par ailleurs, la forte parcellisation des terroirs et l'usage mixte des vaches (lait, travail) n'ont pas favorisé l'émergence d'une « culture du boeuf ». Sur le plan agraire il faut préciser qu'en Valais jusqu'aux années cinquante les labours n'ont jamais atteint 5 à 6 % de la surface des terroirs. Les jardins occupent une part modeste, tandis que les prés de fauche couvrent entre 35 et 45 % des superficies [Loup op. cit.]. L'innovation zootechnique que constitue la castration devient une pratique dont la diffusion n'est guère facilitée par la conjugaison des critères technoagraires et de l'organisation des terroirs alpins. En effet, le boeuf d'embouche n'a pris son essor qu'à partir du XIXe siècle sous l'impact des économies marchandes provoquant une forte demande de viande [Jacky op. cit. ; Loup op. cit.]. L'ethnographie livre quelques indications assez éloquentes [Preiswerk et Crettaz 1986] sur le rapport taureaux-vaches dans la reproduction des cheptels bovins actuels du Val d'Hérens en Valais. Concernant la race rustique d'Hérens, les éleveurs bâtissent la généalogie de leurs troupeaux sur les vaches. Parmi les critères sélectifs dominants : la corne -- donc la combativité -- ainsi que la couleur de la robe et les qualités laitières. Les mâles produisent la matière biologique (sperme et sang) et occupent une place dans le registre « ancestral » en contribuant à la perpétuation des lignées. Les vaches possèdent une valeur symbolique dans les choix et les modes de distinction sociaux. En ce sens, les combats de « reines » (vaches de combat) donnent lieu à toute une organisation villageoise de type festif liée aux déplacements saisonniers (montée et descente des alpages). L'attachement aux généalogies des vaches de combat représente une forme d'identification qui offre aux éleveurs un moyen d'objectiver la valeur du bétail. Cette valeur ne se limite pas au seul cadre de la production matérielle (lait, viande, traction), mais englobe la sphère du social et du symbolique, comme le précise Y. Preiswerk [1995] : « Ce lien de gloire et de passion permet de régler d'autres comptes entre propriétaires-éleveurs, entre clans politiques ou même entre villages. » L'auteur exprime la proximité entre reines et éleveurs valaisans dans les termes suivants : « Les éleveurs et les bêtes forment ici une unité indissociable. » Au sujet de l'appartenance des vaches, elle précise : « Une "reine" ne jaillit pas de nulle part ; elle appartient à une "famille" humaine ou bovine. »
De nos jours, lors des transactions marchandes, la valeur monétaire accordée aux vaches va parfois jusqu'à une hypertrophie qui relève du « fétichisme » car ces bêtes représentent un idéal social que les individus et la communauté pérennisent. Dans l'organisation matrimoniale et le système d'échanges, la circulation du bétail bovin assure, de façon réelle ou potentielle, la reproduction sociale, ce qu'indique C. Biermann [1907] à propos de l'élevage dans la vallée de Conches en Haut-Valais : « Pour être considéré comme riche, pour mériter la popularité, pour être porté aux charges publiques, il faut avoir des vaches laitières. Leur possession présuppose celle des prés en suffisance, elle permet de profiter des alpages. On cite telle famille qui y envoie vingt-cinq vaches, telle autre vingt. Jadis une jeune fille recevait en dot une vache. »
Les hommes et le bétail bovin : produire du sens et des substances
En Valais comme dans d'autres espaces alpins et montagnards, la vache assure une large part de la production pastorale et son statut ne peut être réduit à son usage alimentaire car il recouvre une valeur d'échange qui forge les rapports sociaux [Bonte 1985b]. Il faut admettre cette dimension pour évoluer vers des formes de spécialisation pastorale (exploitation des pâturages d'altitude, stockage des fourrages, etc.).
La question de la consanguinité susceptible de menacer l'équilibre reproductif (stock génétique) du bétail ne semble pas préoccuper les éleveurs de la race d'Hérens. Ils craignent davantage le métissage et redoutent les nouvelles formes de manipulations génétiques (insémination artificielle) qui entraveraient leur contrôle sur la reproduction.
Les modes de gestion des troupeaux bovins depuis le XIXe siècle illustrent la richesse des perceptions de l'animal en tant qu'unité biologique et sociale. De la lecture historique de ces faits se dégage un canevas idéel qui consiste à voir l'animal comme une unité de substances bonnes à manger et à penser. L'apport carné des bovins s'inscrit dans un registre utilitaire mais les substances majeures (sang, lait, sperme) s'articulent selon un édifice cognitif dont l'analyse anthropozoologique révèle la complexité [Héritier-Augé 1985].
À propos de la rareté des boeufs dans ce contexte alpin, on ne peut se contenter d'une interprétation agronomique car la castration d'un bovin le prive de ses facultés génésiques en parvenant à une forme d'exsanguinité [Vialles 1987]. De surcroît, ce que le mâle possède de plus vital -- à savoir la production du sperme -- lui est retiré. La castration est utilisée par certains éleveurs pour contourner l'endogamie et l'inceste à l'intérieur des troupeaux [Digard 1981]. En Valais, le contrôle démographique et sexuel du bétail bovin ne s'appuie que modestement sur cette pratique. Les éleveurs maîtrisent les activités génésiques en accentuant leur emprise sur la noblesse des lignées de vaches. Le caractère combatif des reines tend à leur accorder une certaine singularité [Brisebarre 1998] qui réduit leur potentiel laitier pour mieux les « masculiniser ». La consanguinité favorise un schème mental qui se fonde sur la valorisation du sang « ancestral » que l'on tente de maintenir pour une meilleure identification du troupeau. Ces attitudes conduisent à une restriction des bases génétiques peu favorable à l'obtention et à l'adoption de procédés zootechniques (croisements) visant à augmenter la stature (taille au garrot). Ainsi, pour la race d'Hérens, la taille au garrot oscille entre 1 mètre et 1,30 mètre, et ne diffère que peu de celle des bovins de l'Âge du fer variant entre 1 mètre et 1,20 mètre. Cet éclairage anthropologique nous permet de relativiser les conclusions sur les effets « dévastateurs » de la consanguinité. Cet aspect est géré autrement par les éleveurs dont le système de valeurs accordé au bétail bovin pérennise un modèle qui place la vache au centre des préoccupations pastorales.
Dans cette optique, nous devons préciser en dernière instance que, depuis le néolithique jusqu'à l'époque contemporaine, l'adoption de certaines innovations zootechniques et agronomiques qui assurent la coexistence du système pastoral et du système herbager n'est entreprise que si les éleveurs ne renoncent pas à la valeur d'usage et à la valeur symbolique du bétail, plus précisément des vaches.
Malgré des difficultés analytiques (rareté des corpus archéozoologiques relatifs à certaines périodes protohistoriques et historiques, insuffisance de l'information historique) à cerner les processus d'émergence, d'adoption et d'évolution des systèmes techniques, le fait de s'interroger sur les motivations sociales qui animent et ponctuent les rythmes et les systèmes de production dans les sociétés pastorales sur la longue durée ouvre de fécondes perspectives de recherches.