Pierre Bitoun et Yves Dupont, Le sacrifice des paysans. Une catastrophe sociale et anthropologique
Pierre Bitoun et Yves Dupont, Le sacrifice des paysans. Une catastrophe sociale et anthropologique. Paris, Éditions l’Échappée, 2016, 336 p.
Texte intégral
1Fruit d’une longue réflexion initiée par Pierre Bitoun et Yves Dupont dès les années 1970 sur le projet productiviste en agriculture, cet ouvrage dense propose de comprendre pourquoi l’idéologie de la modernité impose de sacrifier les paysans, soit par leur élimination plus ou moins violente au travers – notamment – des colonisations (le déplacement des Indiens d’Amérique dans des terres réservées illustre ce mouvement, p. 232), soit par leur transformation en agriculteurs. Les auteurs qualifient cette opération de destruction de la paysannerie d’ethnocide. Toute la fécondité de l’ouvrage réside dans l’articulation d’une approche sociologique sur la modernité avec les problématiques agricoles. Le lectorat visé ne se limite donc pas aux spécialistes de la paysannerie ou des questions agricoles. Comme précisé dès l’introduction, la perspective générale de l’ouvrage fait du « fil paysan » un de ses quatre fils directeurs, aux côtés du « fil paysan comme analyseur de la société dans son ensemble » (p. 34), du « fil socio-anthropologique » étudiant l’idéologie de la modernité et du « fil démocratique » avec l’avènement d’une « hyper-classe », une « précarité érigée en règle disciplinaire de masse » (p. 40) et une immense difficulté à faire émerger une « véritable alternative » (p. 224)…
- 3 . Bitoun Pierre, « Le sacrifice des paysans, c’est celui de tous les autres », propos recueillis pa (...)
2L’approche pluridisciplinaire, qui s’appuie – outre la sociologie et l’anthropologie – sur l’histoire et les travaux de philosophes de la modernité (Hannah Arendt, Günther Anders, Walter Benjamin…), domine leur développement. Elle sert leur intention première, à savoir étudier les conséquences anthropologiques, sociales et écologiques de la modernité qui se cachent derrière le sacrifice des paysans. Comme le résume Pierre Bitoun dans un entretien donné à propos de son ouvrage, « le sacrifice des paysans, c’est celui de tous les autres, ou presque »3. Il ne revêt donc pas un caractère particulier mais au contraire central, d’où le sous-titre de l’ouvrage (Une catastrophe sociale et anthropologique). L’architecture du livre témoigne de ce projet intellectuel. La première partie revient sur l’affirmation de la société capitaliste-productiviste au cours des soixante-dix dernières années, avant d’examiner dans la seconde le « processus d’ensauvagement des paysans » justifiant leur élimination sociale. L’ensemble des dimensions économique, sociale, politique et symbolique sont analysées tout au long de ces deux parties pour comprendre pourquoi l’idéologie de la modernité n’a en somme pas d’autre choix que de faire disparaître les paysans pour triompher.
- 4 . Anders Günther, 2002 [1956], L’obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révo (...)
- 5 . Voir GillesLaferté, 2014, « L’embourgeoisement agricole. Les céréaliers du Châtillonnais de la mo (...)
3Au terme de cet ouvrage, les auteurs résument les « sept raisons du sacrifice des paysans ». Énumérons-en trois, qui illustrent leur regard pluridimensionnel. Le paysan – ou plutôt les paysans tant ils constituaient des mondes infiniment diversifiés écrasés par l’uniformisation culturelle et sociale portée par le projet productiviste – constitue d’abord l’antithèse de l’homo economicus pour lequel la « production de moyens devient la fin de l’existence »4. Les économies paysannes se trouvent encastrées dans les relations sociales, et le projet modernisateur visera précisément à transformer les hommes et les lieux en facteurs de production atomisés soumis à une même rationalité économique. Les sociétés paysannes représentent l’auto-organisation politique, ensuite, qui se heurte à l’ethos social-productiviste fondé sur la domination d’une bureaucratie experte. Pour les auteurs, cette dernière constitue une petite minorité détenant le pouvoir administratif afin de réformer la société et s’adosse à une sacralisation de son savoir, c’est-à-dire à la croyance « qu’elle sait plus ou mieux que les autres » (p. 65). Cette bureaucratie, avec l’appui du courant personnaliste délivré notamment par la JAC (Jeunesse agricole catholique), a inculqué un ethos petit-bourgeois5 aux paysans devenus agriculteurs qui garantit leur soutien à l’ordre social. Les paysans, par essence dépendants d’une terre et de la Terre, s’opposent enfin au mythe prométhéen « d’arraisonnement des territoires » (p. 222), de mobilité et de précarité généralisées. Leur prudence face à la technique se confronte à la conviction selon laquelle sa maîtrise se révèle sans effet pour l’homme et son environnement. Par ailleurs, l’exigence de stabilité et de solidarité qui existe au sein des communautés paysannes se heurte à la promesse d’émancipation illimitée des individus que soutient, notamment, le « règne de l’intériorité » (p. 149), développé avec la montée des techniques de connaissance et de souci de soi, la survalorisation du moi et de l'intime qui alimentent la dépolitisation. Pour toutes ces raisons, les paysans incarnent la figure du bouc émissaire du projet capitaliste-productiviste.
4On voit par ces quelques points la richesse et l’ampleur des réflexions théoriques proposées par les auteurs. La grande érudition, la diversité des exemples et le choix résolu de ne pas soumettre le lecteur à une kyrielle de statistiques – « la colonisation des esprits par le quantitatif » fait d’ailleurs l’objet d’une belle analyse – rendent sa lecture particulièrement agréable et stimulante. Si Pierre Bitoun et Yves Dupont sollicitent par petites touches les enquêtes qu’ils ont menées depuis les années 1970, on regrettera néanmoins qu’ils n’y reviennent pas plus amplement, comme une invitation à redécouvrir leurs travaux.
Notes
3 . Bitoun Pierre, « Le sacrifice des paysans, c’est celui de tous les autres », propos recueillis par Marek Andrieu, Le Comptoir, 18 janvier 2017 (<https://comptoir.org/2017/01/18/pierre-bitoun-le-sacrifice-des-paysans-cest-celui-de-tous-les-autres/>).
4 . Anders Günther, 2002 [1956], L’obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Éditions de l’encyclopédie des Nuisances/Éditions Ivrea, Paris, p. 122.
5 . Voir GillesLaferté, 2014, « L’embourgeoisement agricole. Les céréaliers du Châtillonnais de la modernisation agricole à nos jours », Sociétés contemporaines, 96 (4) : 27-50.
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Référence électronique
Nicolas Deffontaines, « Pierre Bitoun et Yves Dupont, Le sacrifice des paysans. Une catastrophe sociale et anthropologique », Études rurales [En ligne], 200 | 2017, mis en ligne le 19 mars 2018, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/11828 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.11828
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