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Études rurales : Fragments d’une histoire intellectuelle

  • 1 Voir le bel hommage que lui rend Isac Chiva, l’une des chevilles ouvrières historiques de la revue (...)

1L’histoire d’Études rurales commence par un « Avertissement ». Dans ce texte, publié dans le premier numéro (daté d’avril-juin 1961), Georges Duby1 et Daniel Faucher donnent les principales recommandations : « Le titre que nous avons donné à la revue définit assez bien son objet pour que nous n’ayons pas besoin d'insister » [1961 : 5-6]. La question rurale était alors, dans ces années-là, une problématique de recherche suffisamment présente pour ne pas avoir à en justifier la pertinence [Alphandéry et Sencébé 2009]…

2Quel était ce projet éditorial ? « [La revue] propose l’étude scientifique des campagnes, des groupes, qui directement ou indirectement, vivent du travail de la terre ». La terre est donc au centre : terre biologique, terre sociale, terre humaine. Elle est au cœur même de la réflexion des historiens, des géographes ou des anthropologues à l’origine de la création de la revue. Quelques décennies plus tard, il faudra pourtant réinterroger ce lien à la terre, comme le soulignera Augustin Berque, invitant à « reprendre le problème à la source : à partir de la Terre… » [2011 : 60]. Le projet scientifique ne souhaite pas simplement rendre compte de l’état des connaissances du moment sur le rural, mais en démontrer la valeur heuristique, afin d’expliquer la continuité entre un passé qu’il convient de restituer dans ses multiples facettes et un avenir qu’il s’agit d’appréhender avec la connaissance du présent. L’histoire longue est ainsi privilégiée, dès lors qu’elle peut s’appuyer sur la pertinence de connaissances empiriques avérées.

Un projet interdisciplinaire

3Études rurales est née dans l’enceinte du Laboratoire d’anthropologie sociale quelques mois après la création de L’Homme. Comme le rappelle Michel Adam, il y eut de fait une « répartition des tâches entre, d’une part, L’Homme, spécialisé dans son propos (l’anthropologie) et généraliste dans son champ géographique d’intervention (les sociétés de tradition orale) et, d’autre part, Études rurales, largement pluridisciplinaire – mais restreignant, au moins au début, son champ au domaine européen – faisait ainsi ressortir des manières distinctes d’appréhender deux modèles de sociétés selon qu’elles relèvent ou non d’une dynamique d’histoire cumulative » [2009 : 9]. L’invocation de deux figures tutélaires, celles de Lucien Febvre et Marc Bloch, insiste sur l’importance de l’approche historique [Duby et Faucher op. cit. : 5-6], mais qui ne peut se concevoir sans la bénéfique confrontation à d’autres disciplines. D’emblée, la revue s’inscrit dans une dimension interdisciplinaire : « La revue Études rurales fera donc appel aux historiens, aux géographes, aux économistes, aux sociologues, et aux psychologues, aux ethnologues, aux agronomes eux-mêmes. » [idem]. Soulignons que deux catégories vont pratiquement disparaître, à savoir les psychologues et les agronomes… Pour le reste, la diversité des communautés scientifiques mobilisées reste un objectif central de la revue, permettant ainsi l’intégration de certaines disciplines (comme la science politique) ou l’émergence de nouvelles disciplines (archéogéographie), tout en assurant la prééminence de l’anthropologie et de l’histoire.

4La méthode privilégie une approche comparée, certes modestement énoncée, puisqu’il s’agit à l’origine de couvrir « notre pays », mais aussi « l’Europe occidentale et les pays méditerranéens ». La France se construit toujours dans le prolongement de ses espaces coloniaux… Il est alors important de comprendre le monde à travers le local, la logique des lieux et des sociétés. Mais « rapprochements et comparaisons » sont nécessaires, précise cet « Avertissement », à l’édification d’une bonne compréhension de l’état et de l’évolution de la connaissance du monde agricole. Très rapidement cependant, la revue ne limite plus son champ d’investigation au périmètre de tradition européenne et explore les autres continents.

De gauche à droite et de haut en bas : couvertures d’Études rurales (1961, 1984, 1992, 2001 et 2005).

De gauche à droite et de haut en bas : couvertures d’Études rurales (1961, 1984, 1992, 2001 et 2005).
  • 2 Voir le surprenant article sur la personnalité de l’enfant et milieu rural de Marie Moscovici [196 (...)

5Les premiers numéros affichent une volonté d’établir un espace de dialogue dans les différents lieux de débat théorique autour du rural, en présentant notamment une succession de varia, traitant d’approches historiques, économiques ou psychologiques2. Certains numéros ne comportent pas plus de quelques articles (moins de trois parfois !), mais sont abondamment animés par la publication de comptes rendus de lecture. Le premier dossier thématique s’intitule « Terroirs africains et malgaches » [Pélissier et Sautter 1970]. La revue est alors trimestrielle. Ce rythme sera maintenu jusqu’à la fin des années 1990, période qui voit apparaître des numéros doubles (deux par an). Depuis le début de l’année 2006, Études rurales est une publication semestrielle.

6Son découpage rédactionnel s’organise autour de différentes rubriques comme les « Comptes rendus » (qui ont vocation à présenter quelques ouvrages centraux), les « Notes bibliographiques » (qui présentent un état de l’art sur une thématique) ou bien encore la « Chronique scientifique » (qui relate des débats, des colloques…).

  • 3 La rédaction est passée successivement de trois personnes, employées à plein temps (la revue était (...)

7Il faut aussi souligner le travail essentiel réalisé par les secrétaires de rédaction, qui rendent possible la réalisation de la revue, à travers certes le suivi administratif, mais surtout l’indispensable relecture et mise en forme des articles. Ce travail éditorial est un élément décisif de la qualité rédactionnelle de la revue3. Nous tenons ainsi à saluer l’œuvre, trop souvent imperceptible, de ces collègues et notamment celle de Claire Perenchio, dont le nom apparaît dans l’ours depuis 1992 (n°127-128). Elle accompagne la vie de notre revue interdisciplinaire depuis un quart de siècle et a été confrontée à la différence, non seulement des personnes, ce qui est finalement secondaire, mais aussi et surtout des disciplines, ce qui est moins banal. Or il faut une certaine capacité d’adaptation pour assurer la continuité rédactionnelle d’une telle publication dont la rédaction en chef a été portée successivement par un anthropologue, un sociologue, un historien, puis un politiste…

Claude Lévi-Strauss, entouré des secrétaires de rédaction Éva Kempinski (à g.) et Claire Perenchio (à d.), 2005.

Claude Lévi-Strauss, entouré des secrétaires de rédaction Éva Kempinski (à g.) et Claire Perenchio (à d.), 2005.

8Enfin, la revue a continué à être éditée par l’École des hautes études en sciences sociales, hébergée et reconnue par le Laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France. Elle est soutenue par l’Institut national des sciences humaines et sociales du CNRS. Elle bénéficie aussi du soutien institutionnel et scientifique de nombreux laboratoires de recherches au niveau national.

Héritages et bifurcations

9Les propositions premières ont été, globalement, maintenues. Les intuitions scientifiques, à la fois sur le plan épistémologique – comme l’importance de la question foncière – ou sur le plan méthodologique – comme l’approche comparée ou l’interdisciplinarité – ont permis de développer une approche plurielle des mondes ruraux. Études rurales n’a cessé de questionner les fondements de l’agriculteur et des agriculteurs, mais en l’insérant dans une démarche globalisante visant à comprendre l’insertion du rural dans l’organisation et le développement de la modernité. Elle a continué à explorer les frontières de la ruralité : frontière entre les mondes productifs (de l’industrie à l’artisanat), frontières géographiques (les agricultures du Nord et du Sud), des espaces de vie (ville-campagne), des identités (les origines et les devenirs)…

10Études rurales pose la question rurale comme une expérience de la modernité, permettant d’apporter une compréhension différente des liens entre les communautés humaines à partir d’un approfondissement de leurs interactions avec la terre. C’est aussi interroger les conséquences d’un système social impulsé par la production industrielle, à l’échelle internationale, nationale ou locale. C’est encore interroger la question cruciale de l’évolution des formes de l’organisation du travail, dont l’intime et la permanente relation avec la production agricole ne cesse de se dévoiler… Cela suppose enfin de questionner les conditions – voire un rétablissement – de ce lien entre l’Homme et la nature.

  • 4  Voir, par exemple, le numéro sur les pratiques et les représentations du territoire rural [Chouque (...)
  • 5 Les champs thématiques d’Études rurales sont aussi couverts par les principales revues internation (...)

11À l’occasion de la publication des tables des Études rurales, Georges Duby a, rappelé, dans un court article [1983], la place occupée par la revue dans le mouvement de la recherche historique sur les sociétés paysannes au cours des vingt dernières années. La revue a aussi poursuivi ce travail réflexif. Différents dossiers ont permis de poser un regard épistémologique sur les conditions de production d’un savoir théorique, interdisciplinaire à propos de cet objet mouvant4. L’approche interdisciplinaire est aussi l’occasion d’interroger les principales questions théoriques qui structurent les débats internationaux sur les évolutions des enjeux des mondes ruraux5. Par exemple, les deux dossiers consacrés aux agricultures de firme [Purseigle 2012 ; Purseigle et Chouquer 2013] ont conduit à dresser un panorama mondial de la situation socio-économique de l’agriculture, à analyser les modifications des rapports de production ou les enjeux sociaux des agricultures.

12La revue s’est aussi progressivement orientée vers les grandes questions contemporaines comme celle de l’insécurité alimentaire mondiale, l’enjeu foncier, l’insécurité énergétique (qui produit une reconversion de la finalité agricole), ou bien encore les politiques de la nature, mais aussi des effets d’une globalisation économique du modèle agricole faisant émerger une agriculture de firme, ou bien encore la transformation des modes de production (les révolutions agronomiques…). Comme l’indique Gérard Chouquer dans une remarquable formule : « La ruralité se présente aussi à nous sous des formes nouvelles, de métissage, d’inter-identité, de parité, de cosmopolitisme, tous ces mots relevant d'une épistémologie à redéfinir » [2011 : 9].

13La revue Études rurales souhaite ainsi contribuer, à partir de la question de la ruralité, à l’élaboration d'une épistémologie adaptée aux nouveaux défis des mondes ruraux. Cette épistémologie doit faire face à la pluralité des mondes (avec la fin de l’exception de la modernité comme cadre d'analyse et d’action sur le monde) et les urgences écologiques (artificialisation des sols qui interroge la continuité possible des agricultures, interrogation sur les finitudes des ressources). Elle doit aussi proposer une autre formulation du rapport à l’espace, au paysage et au territoire ; le local ne se conçoit que dans son rapport au global, même s’il continue à exister à part entière. L’expression de cette particularité incite à décloisonner la compréhension des identités territoriales, afin de les aborder avec une approche interdisciplinaire et comparative. La diversité du monde ne doit pas contribuer à effacer les particularismes territoriaux : le rapport au sol n’est pas le même en Palestine [Botiveau et Conte 2005] qu’à Madagascar [Goedefroit et Revéret 2006]. L’histoire de ces sols, le rapport à l’espace comme la capacité de produire sont conditionnés par des modes de vie et des rapports politiques qu’il convient d’appréhender. Cela explique en partie la diversité des numéros consacrés aux interrogations thématiques, qui transcendent l’approche territoriale du rural en permettant de resituer la question agricole dans la problématique d’un monde en profonde mutation. Dès lors, comment gérer les exclusions [Bernand 2001] ? Exclusions historiques (issue de l’esclavage) ou de la pauvreté rurale, qui marque la permanence de rapports d'inégalités et de domination dans les espaces ruraux. Que transmettre [Bernand 2004] : que reste-il encore à préserver et comment concilier le maintien de ce qui a été pour donner sens à ce qu’il va advenir de ces terres rurales ?

14Dans la continuité du projet originel, Études rurales a tenté de renforcer et de développer l’approche comparative internationale, de développer une réflexion méthodologique sur un enjeu thématique mouvant et de favoriser l’émergence de débats théoriques et méthodologiques sur des enjeux controversés (transformation des processus de production, changements et crises écologiques, inégalités sociales et écologiques…). Elle a, de maintes fois, interrogé sa propre ligne éditoriale. Gérard Chouquer souligne dans le numéro anniversaire des 50 ans de la revue : « comme l’a souligné à juste titre Rose-Marie Lagrave lors d’un comité de rédaction, une revue aussi rurale que la nôtre aurait, plus d’une fois, pu ou dû disparaître, et ce en raison de l’écrasante primauté de l’urbain et de l’absorption du rural dans le périurbain ; de la crise de la géographie et de la marginalisation de la géographie agraire ; en raison aussi de l’intérêt nouveau pour le paysage et l’environnement ; de l’échec relatif de l’interdisciplinarité ; de la mondialisation ; en raison enfin de l’aplatissement des lieux et de la confusion des catégories, etc. Or, la revue est toujours là » [2011 : 9].

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Bibliographie

Adam, Michel, 2009, « Hommage à Claude Lévi-Strauss (1908-2009) », Études rurales 184 : 1-4.

Alphandéry, Pierre et Jean-Paul Billaud (dir.), 2009, « La sociologie rurale en questions ». Études rurales 183.

Alphandéry, Pierre et Yannick Sencébé, 2009, « L’émergence de la sociologie rurale en France (1945-1967) », Études rurales 183 : 23-40.

Bernand, Carmen (dir.), 2001, « Exclusions ». Études rurales 159-160. — 2004, « Transmissions ». Études rurales 169-170. 

Berque, Augustin, 2011, « Le rural, le sauvage, l’urbain », Études rurales 187 : 51-61.

Botiveau, Bernard et Édouard Conte (dir.), 2005, « Palestine ». Études rurales 173-174. 

Chiva, Isac, 1997, « Georges Duby, le veilleur », Études rurales 145-146 : 15-20.

Chouquer, Gérard, 2011, « Introduction », Études rurales 187 : 9-20.

Chouquer, Gérard (dir.), 2006, « Territoire rural : pratiques et représentations ». Études rurales 177. 2011, « Le sens du rural aujourd’hui ». Études rurales 187.

Duby, Georges et Daniel Faucher, 1961, « Avertissement », Études rurales 1 : 5-6.

Duby, Georges, 1983, « Les Études rurales et l’histoire des campagnes », Études rurales 92 (1) : 101-103.

Goedefroit, Sophie et Jean-Pierre Revéret (dir.), 2006, « Quel développement à Madagascar ? ». Études rurales 178.

Moscovici, Marie, 1961, « Personnalité de l’enfant et milieu rural », Études rurales 1 : 57-69.

Pélissier, Paul et Gilles Sautter (dir.), 1970, « Terroirs africains et malgaches ». Études rurales 37-38-39.

Purseigle, François (dir.), 2012, « Agricultures de firme. 1. Organisations et financiarisation ». Études rurales 190.

Purseigle, François et Gérard Chouquer (dir.), 2013, « Agricultures de firme. 2. Délocalisation et évictions ». Études rurales 191.

Vilaescusa, Ricardo González (dir.), 2011, « Archéogéographie et disciplines voisines ». Études rurales 188.

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Notes

1 Voir le bel hommage que lui rend Isac Chiva, l’une des chevilles ouvrières historiques de la revue [1997].

2 Voir le surprenant article sur la personnalité de l’enfant et milieu rural de Marie Moscovici [1961 : 57-69].

3 La rédaction est passée successivement de trois personnes, employées à plein temps (la revue était alors entièrement fabriquée en interne et une technicienne du CNRS s’occupait de la mise en page avec le logiciel X-Press) à deux personnes depuis juin 2005, puis à une seule personne Claire Perenchio, depuis le départ de Éva Kempinski en février 2013. Anne Both a récemment renforcé l’équipe.

4  Voir, par exemple, le numéro sur les pratiques et les représentations du territoire rural [Chouquer 2006], la sociologie rurale [Alphandéry et Billaud 2009], le sens du rural aujourd’hui [Chouquer 2011] ou l’archéogéographie et les disciplines voisines [Villaescusa 2011].

5 Les champs thématiques d’Études rurales sont aussi couverts par les principales revues internationales suivantes : Journal of Rural Studies, Land Use Policy, Sociologia Ruralis, The Journal of Peasant Studies. Elles sont publiées par de grands éditeurs et caractérisées par des citations à index élevés témoignant de leur rôle dans la circulation de l’information scientifique. Il est à noter que les articles qu’elles proposent recoupent les orientations éditoriales d’Études rurales (approche internationale comparée, sociologie rurale, histoire et anthropologie des sociétés rurales, de la rurbanité, des frontières disciplinaires…). Sociologia Ruralis est cependant plus axée autour des enjeux agricoles. Par ailleurs, chaque pays développe différentes revues qui concernent la question rurale : La Questione Agraria et Agriregionieuropa pour l’Italie ; Revista Española de estudios Agrosociales y pesqueros, Economía agraria y recursos naturales, Revista Ager, Spanish Journal of Agricultural Research pour l’Espagne ou Zeitschrift für Agrargeschichte und Agrarsoziologie pour l’Allemagne.

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Table des illustrations

Titre De gauche à droite et de haut en bas : couvertures d’Études rurales (1961, 1984, 1992, 2001 et 2005).
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Titre Claude Lévi-Strauss, entouré des secrétaires de rédaction Éva Kempinski (à g.) et Claire Perenchio (à d.), 2005.
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Pour citer cet article

Référence papier

Bruno Villalba, « Éditorial »Études rurales, 200 | 2017, 8-17.

Référence électronique

Bruno Villalba, « Éditorial »Études rurales [En ligne], 200 | 2017, mis en ligne le 16 mars 2018, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/11657 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.11657

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Auteur

Bruno Villalba

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