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Comptes rendus

Agnès Roche, Des vies des pauvres, Les classes populaires dans le monde rural

Bruno Villalba
p. 165-166
Référence(s) :

Agnès Roche, Des vies des pauvres, Les classes populaires dans le monde rural. Rennes, Presses universitaires de Rennes (« Essais »), 2016, 242 p.

Texte intégral

1Plutôt que de « parler des pauvres », Agnès Roche, sociologue à l’université de Clermont-Ferrand, fait le choix de « faire parler les pauvres », en construisant son livre essentiellement à partir d’une centaine de personnes rencontrées (plus qu’interrogées) : les mots posés dans ces entretiens biographiques permettent de dessiner les contours d’un kaléidoscope mouvant de la pauvreté rurale, au gré des figures et des chemins décrits, tout en se « gardant de la psychologisation » (p. 322). Comme elle le souligne, « on peut dire sans forcer le trait qu’il n’existe aucune publication de recherche récente portant sur [ce] thème d’étude » (p. 20). Effectivement, ce livre vient combler une lacune importante sur les recherches traitant de la pauvreté de certaines parties de la population.

2La méthode privilégie le récit synthétique, à partir d’une écoute active (p. 22) d’acteurs doublement invisibles. Ils le sont d’abord, précise Agnès Roche, car ils sont réduits, dans l’analyse sociologique, aux catégories populaires ; sur le plan du revenu ou bien du niveau de diplôme, cela peut faire sens, mais ne peut aucunement suffire à saisir la perception de soi et sa place dans l’espace social. L’auteure préfère, à juste titre, s’intéresser « aux fractions les plus pauvres des classes populaires, précaires ou non » (p. 14). La seconde invisibilité est celle du « rural », alors même que « les pauvres ont toujours existé dans les campagnes » (p. 15). La sociologue présente ainsi une pauvreté inscrite dans différents territoires ruraux en Auvergne (les Combrailles, le Livradois-Forez, le Sancy et la Limagne), façonnés par des modes d’exploitation, des types de cultures, des paysages marqués par de grandes différences, différences qui s’estompent face à la précarité de ces personnes.

  • 16 Bourgois Philippe, 2001, En quête de respect. Le crack à New York, Paris, Éditions du Seuil (« Lib (...)

3Éléments centraux dans la construction du livre, les récits auraient sans doute parfois gagné en intensité si l’on avait présenté moins de parcours. Cela aurait pu permettre d’exposer la complexité des situations, en montrant combien les transitions (les ruptures affectives ou professionnelles, les éloignements géographiques, les problèmes de santé) sont centrales dans la compréhension de ces parcours abîmés. La volonté forte d’Agnès Roche de montrer l’enfermement qui marque, bien souvent, ces parcours en aurait été renforcée. Adopter une telle démarche, comme l’a fait par exemple l’excellent livre de Philippe Bourgois16, permet de resituer ces expériences dans un contexte social, économique et politique plus précis et de saisir l’exubérance des identités décrites. Mais l’auteure fait le choix de multiplier les entrées, en exposant la diversité des parcours, mais il est vrai : « quelle vie mérite d’être racontée ? » (p. 23). Chaque chapitre de la première partie est ainsi l’occasion de présenter des figures (« Jeunes relégués », « Retraités modestes », « Travailleurs pauvres ») de cette pauvreté rurale. La seconde partie propose une analyse de ces portraits. On pourrait s’étonner de cette division un peu artificielle entre d’une part les portraits et de l’autre l’explication sociologique, mais elle met en valeur la parole de ces pauvres sans la noyer sous une analyse sociologisante. Cette seconde partie est aussi l’occasion d’un retour réflexif sur ces figures de la pauvreté, en différents chapitres qui reviennent sur chacune de ces catégories en proposant quelques éléments explicatifs de leurs situations sociales déclassées. Certaines notions, assez classiques, de la sociologie de la domination (« Des mécanismes de la domination et de la reproduction ») y sont revisitées. Agnès Roche insiste sur les conditions d’une marginalisation sociale, dès lors que ces acteurs ne trouvent plus leur place dans un système productif modifié, qui peut désormais se passer de cette main-d’œuvre (relativement) peu qualifiée.

4Intéressons-nous plus particulièrement au chapitre IV portant sur « La fin des petits paysans ». Différents témoignages illustrent trois catégories majeures : « des héritiers vieillissants, condamnés » (p. 151), des « héritiers modernisateurs qui survivent » (p. 190) et « une nouvelle vie pour les néo-paysans » (p. 217). L’auteur souligne la difficulté à être un « petit » paysan, qualificatif qui ne se résume pas à la surface de l’exploitation mais concerne aussi la difficulté à se maintenir dans le temps, à pouvoir concilier ses aspirations et ses ressources comme la faiblesse des espérances… Agnès Roche présente, comme dans l’ensemble de son livre, une galerie de portraits – d’hommes seuls ou en couple « enlisés » – décrivant les différents profils qui témoignent de cette impossible transmission, malgré le travail réalisé et l’importance des investissements réalisés sur toute une vie (voire sur plusieurs générations). Au lecteur de recomposer les causes profondes, de croiser les différentes raisons qui expliquent les similitudes de ces profils.

5Les carrières des petits paysans sont pratiquement toutes marquées par l’importance de la famille – de ses liens générationnels, qui forment et enferment toujours un peu les choix de l’individu, les hommes plus que les femmes. Ils s’inquiètent, s’angoissent, pour la transmission de la ferme, des animaux et des biens accumulés (même cabossés, vieillis ou obsolètes) qui ont une valeur matérielle ou immatérielle et risquent de disparaître avec la mort de leur propriétaire (« le jour ou je crèverai, il mettra un panneau “à vendre” », p. 153).

6Les récits de vie évoquent, également, ces corps précocement abîmés par des accidents qui handicapent l’activité, diminuent le sentiment de force physique – dans un milieu où la virilité de la puissance du muscle est centrale –, mais aussi ces maladies dont on parle peu, notamment la dépression… Ces petits paysans vivent « avec très peu » : peu de conforts (parfois sans salle de bain), de loisirs, de temps libre (contraintes journalières des soins aux bêtes ou aux semences) et une frugalité imposée par le rythme quotidien du travail répétitif… Ils sont confrontés à une pression croissante des autorités sanitaires qui recommandent, puis exigent des investissements toujours plus exorbitants et toujours plus complexes à gérer, accentuant la charge de travail voire la rendant problématique dès le moindre problème de santé. Il y a aussi la pression bancaire, le regard culpabilisant des riverains et l’insatisfaction des enfants devant ce mode de vie suranné (au regard des critères imposés par une société de consommation omniprésente).

7Le chapitre VIII de la 2e partie présente une explication de ces situations de vie. « Paysans : la fin d’un monde » (p. 261) contextualise ces parcours : les souffrances de ces paysans ne deviennent vraiment intelligibles que si l’on sort du récit individuel pour prendre la mesure de la transformation de ces espaces ruraux : l’absence d’aspiration à ce mode de vie au sein des familles, la difficulté d’être ensemble dans l’isolement d’une ferme et les contraintes économiques imposées par la modernisation agricole qui ne s’est jamais pleinement interrogée sur l’inadaptation de ses injonctions à certains territoires (on regrettera d’ailleurs que la sociologie rurale ne soit pas davantage mobilisée pour expliquer la difficulté de vivre de ces petits paysans). Il faut aussi noter l’absence des syndicats dans ces parcours et ces territoires (mais on ne sait rien des réseaux ruraux pourtant présents ni de l’action sociale).

8On saisit, là, le poids des contingences économiques, des effets pervers de l’aménagement du territoire, des contraintes familiales – devoir ou refus d’être paysan, avec ses conséquences – et les mécanismes d’une misère qui s’installe et qui semble, parfois, presque naturelle…

9L’introduction et la conclusion auraient pu développer plus clairement les ambitions théoriques et les principales conclusions de cette approche inédite des pauvretés rurales. Mais la richesse des portraits dressés, avec un art consommé de la synthèse de ces vies, compense largement ces quelques lacunes.

  • 17 Nader Laura, 1972, « Up the Anthropologists—Perspectives Gained from Studying Up », in D. Hymes (e (...)

10Agnès Roche a su, par son écoute active, restituer la diversité de ces « vies de misère ». Elle dément les propos de l’anthropologue Laura Nader qui déconseillait d’étudier les pauvres et les sans-pouvoir, car « tout ce que vous direz sur eux pourra être retenu contre eux »17.

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Notes

16 Bourgois Philippe, 2001, En quête de respect. Le crack à New York, Paris, Éditions du Seuil (« Liber »).

17 Nader Laura, 1972, « Up the Anthropologists—Perspectives Gained from Studying Up », in D. Hymes (ed.), Reinventing Anthropology, New York, Panteon Books: 284-311.

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Pour citer cet article

Référence papier

Bruno Villalba, « Agnès Roche, Des vies des pauvres, Les classes populaires dans le monde rural »Études rurales, 199 | 2017, 165-166.

Référence électronique

Bruno Villalba, « Agnès Roche, Des vies des pauvres, Les classes populaires dans le monde rural »Études rurales [En ligne], 199 | 2017, mis en ligne le 09 octobre 2017, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/11635 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.11635

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Auteur

Bruno Villalba

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