Fabienne Wateau, On ne badine pas avec le progrès. Barrage et village déplacé au Portugal.
Fabienne Wateau, On ne badine pas avec le progrès. Barrage et village déplacé au Portugal. Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2016, 184 p.
Texte intégral
- 1 Wateau Fabienne, 2002, Partager l’eau : irrigation et conflits au nord-ouest du Portugal, Paris, C (...)
1L’ouvrage que nous livre l’anthropologue Fabienne Wateau s’inscrit dans la continuité de ses travaux précédents sur l’eau1. Publié une première fois en portugais en 2014, il s’appuie sur un corpus dense (15 ans de terrain, un quart de siècle de coupures de presse, des vidéos) relatif au barrage d’Alqueva, situé dans la sèche et dépeuplée région de l’Alentejo au sud-est du territoire lusitanien. Cet ouvrage mérite que l’on s’y arrête au moins à deux titres : celui de sa composition assez inédite, puisqu’il contient une pièce de théâtre, et de son sujet, le déplacement d’un village au complet, corps et âmes. Dans sa généreuse introduction l’auteur présente rapidement l’histoire des barrages. On apprend ainsi que la première construction attestée est estimée à 2900 avant J.-C., que l’Espagne occupe la troisième place mondiale pour ses grands travaux hydrauliques ou encore que le barrage dont il est question dans cette enquête représente la plus grande retenue d’eau d’Europe, avec un lac s’étalant sur plus de 80 kilomètres. Imaginé dans les années 1920, signé en 1968, inauguré en 2002, ce gigantesque chantier, concerne les deux pays de la Péninsule ibérique. Les superlatifs semblent tout désignés pour qualifier sa démesure : déforestation de 25 000 hectares de terre, arrachage de plus d’un million d’arbres, 4 500 hectomètres cubes d’eau retenue, huit années de remplissage, 440 îles… Étonnamment, ce projet pharaonique se caractérise, nous explique Fabienne Wateau, par une « absence évidente de contestation » (p. 36) tant de la part de la population du village de Luz, qui s’apprête à être submergé, que de celle des écologistes. Les doléances et protestations viendront, mais bien plus tard, comme on le découvre à la fin de la première partie, précisément dans le troisième et dernier acte de la pièce, qui a donné son titre à l’ouvrage. Le texte proposé par l’anthropologue, une « mise en fiction du vrai et du vécu » (p. 11), résulte d’un agencement de propos véridiques – tirés soit de ses enquêtes, soit de documentaires – tenus par des villageois qui jouent leur propre rôle.
2Explorant une autre façon de faire de l’anthropologie, l’auteur nous entraîne sur un terrain quelque peu inconnu. Logés à l’interstice des notes de terrain, matériaux pour ainsi dire bruts, et de la mise en récit littéralement scénarisé, ces dialogues n’entraînent pas le lecteur vers une intrigue à proprement parler. Il faut dire que la finalité de la pièce n’est pas qu’elle soit montée mais qu’elle « [serve] une idée majeure, laisser la parole aux gens » (p. 12). Néanmoins, on peut considérer qu’elle se clôt par un dénouement dans la mesure où l’ultime acte est consacré à la perception des habitants à la remise des clés de leur nouveau logement, soit l’aboutissement d’un long processus.
3Les trois parties suivantes relèvent tant du commentaire raisonné du scenario que de la révélation des conditions d’énonciation des locuteurs. La première, intitulée « Portraits actualisés des personnages », présente en texte et en images les habitants du village – dont quelques-uns sont décédés depuis la collecte de leurs propos entamée en 1998 – et les officiels du processus (ingénieurs, architectes, sociologue…). La deuxième (« Depuis les coulisses ») analyse les trois principaux thèmes abordés dans la pièce : le déplacement de la population, les politiques de gestion de l’eau et la participation publique, tandis que la dernière retrace l’évolution du traitement par la presse du barrage d’Alqueva. Le lecteur pourra s’étonner que ces informations doublées d’explications conjoncturelles n’arrivent finalement qu’après la lecture de la pièce, comme une note de bas de page reléguée à la fin d’un livre. Il aurait presque envie de relire les trois actes d’On ne badine pas avec le progrès, en ayant en tête l’âge, le visage et l’histoire de ses personnages. On pourra lui rétorquer qu’une pièce se suffit à elle-même, indépendamment de ses annexes qui apportent en l’occurrence une pluralité de points de vue, à l’échelle locale, régionale et nationale, sur le barrage.
4La seconde raison pour laquelle il faut s’attarder sur ce livre concerne évidemment son sujet : le point de vue des habitants du village Luz sur le projet en général et les conséquences sur leur vie, en particulier. En effet, la construction d’Alquiva a été décidée au nom du progrès : irriguer plus de 100 000 hectares de terres arides, attirer des populations, développer le tourisme et s’affranchir de la dépendance en eau de la voisine hispanique. Fierté nationale, ce barrage a été construit par la société EDIA (Empresa de desenvolvimento e Infra-estruturas do Alqueva) qui n’a pas lésiné sur les moyens pour accompagner les villageois avant, pendant et après leur installation dans le nouveau Luz. Dès 1998, un recensement des maisons est réalisé. Trois anthropologues et un historien s’attellent à collecter objets et histoires en vue du futur musée, tandis que des archéologues exhument un millier d’artefacts. D’autres anthropologues seront dépêchés avec des médiateurs pratiquement pendant une décennie pour « accompagner les déplacements de population, pour minimiser leurs impacts » (p. 131). Luz, condamné à être immergé, sera reconstruit quasiment à l’identique à trois kilomètres à peine de là. Les habitants seront relogés dans des maisons sensiblement plus grandes, équipées selon les normes en vigueur, dans des rues aux noms inchangés. Le cimetière, comme celui d’un village voisin, a été déplacé, l’église démontée et remontée. De nouveaux équipements, inexistants dans l’ancien village, sont construits dans le nouveau comme des arènes ou une salle polyvalente. Malgré l’investissement (estimé à 57 millions d’euros et co-financé par l’État et l’Union européenne), le confort apporté et l’impressionnant dispositif d’accompagnement, les habitants ne semblent pas satisfaits de leur nouvelle vie ni de leur logement. Quant au bilan économique du barrage, il laisse dubitatif : les agriculteurs portugais, contrairement à leurs voisins espagnols, n’ont pas su ou voulu tirer profit du potentiel d’irrigation d’Alqueva, le tourisme reste cantonné au secteur du luxe, des investisseurs se rétractent et l’eau serait polluée. Concernant le format si original de cette monographie, la position de Fabienne Wateau est sans ambages, puisque son intention est « de laisser le lecteur arriver à ses propres conclusions, sans trop le prendre par la main » (p. 155). À moins qu’il ne s’agisse plutôt du spectateur d’une tragédie contemporaine…
Notes
1 Wateau Fabienne, 2002, Partager l’eau : irrigation et conflits au nord-ouest du Portugal, Paris, CNRS Éditions/Éditions de la Maison des sciences de l’homme.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Anne Both, « Fabienne Wateau, On ne badine pas avec le progrès. Barrage et village déplacé au Portugal. », Études rurales, 199 | 2017, 151-152.
Référence électronique
Anne Both, « Fabienne Wateau, On ne badine pas avec le progrès. Barrage et village déplacé au Portugal. », Études rurales [En ligne], 199 | 2017, mis en ligne le 09 octobre 2017, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/11622 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.11622
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