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Filmer le travail agricole à l’heure des circuits courts

Filming Farm Work in the Locavore Era
Béatrice Maurines
p. 53-70

Résumés

L’article porte sur le développement des circuits courts alimentaires en France et sur les acteurs porteurs de ce changement de politique agricole en s’appuyant sur la réalisation d’un film de recherche Circuits courts alimentaires : gouverner et innover dans les territoires. Si le documentaire de recherche pose son regard sur une diversité de personnes œuvrant dans les circuits courts et leurs manières de les gouverner sur différents territoires, l’article interroge les connaissances acquises par le processus filmique. Il montre à partir d’un dispositif cinématographique les transformations du travail agricole non exclusivement centré sur l’exploitation mais en suivant le processus de « production-transformation-circulation » des produits. Ce processus met au jour l’ensemble des acteurs qui interviennent dans les étapes de ce triptyque et la posture particulière du chercheur travaillant avec différentes communautés d’action, transformant ainsi son savoir et ses manières d’aborder la réalité.

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Texte intégral

  • 1 Film réalisé par Béatrice Maurines et Christian Dury en 2014 (Lyon 2 ISH CNRS, 1h, + 4 bonus).

1Le film Circuits courts : gouverner et innover dans les territoires1 propose une réflexion sur un mode de production alimentaire, permettant de relier image et propos sociologique dans la narration. Il sert d’objet pour notre réflexion, qui porte sur les conditions de conciliation entre deux écritures scientifiques : l’une filmique et l’autre scripturale. Ce documentaire n’est pas une illustration de l’investigation mais est un film de recherche construit autour d’un corpus filmé, analysé et monté afin de vérifier des hypothèses. Quelles connaissances l’écrit sur l’image apporte-t-il que ne permet pas le seul visionnage ? C’est à cette question, qui anime les productions scientifiques filmiques [Ganne 2012], que nous souhaitons répondre en interrogeant les conditions de fabrication du film. Ce dernier porte les traces des manières de faire non seulement de la réalisatrice mais également des communautés qui y ont participé. La mise en écriture de ce travail filmique proposé dans cet article vise à éclairer ce point en montrant les zones d’incertitude, les instabilités, les négociations, dont il résulte. De fait, on peut ainsi dire qu’il est issu d’une recherche collaborative car nous partons du principe que par nature, toute recherche socio-anthropologique de « terrain » implique la collaboration plus ou moins active des différents partenaires sans laquelle la recherche ne peut pas « se faire ». C’est ce que souligne Daniel Cefaï lorsqu’il écrit : « les activités d’observation et de description qui se nouent sur le site d’enquête sont de l’ordre d’une coopération, plus ou moins consciente, plus ou moins conflictuelle, où la frontière entre les compétences de l’expert et celles du profane ne sont pas données à l’avance et se redéfinissent en cours d’interaction » [2003 : 525]. Dans la même perspective, l’anthropologie réflexive de Jeanne Favret-Saada [1977] à Georges Devereux [1980] en passant par Christian Ghasarian [2002] nous a appris, de longue date, que la production de savoirs et de connaissances se réalise nécessairement en contexte d’interaction.

2Toute recherche en sciences sociales pourrait donc se déclarer comme « faisant avec » des publics [Dewey 2010]. Néanmoins, que se passe-t-il quand le dispositif de recherche institue la collaboration comme condition sine qua non du financement de la recherche filmique ? Quels sont les effets d’une forme d’injonction à « faire avec » ? Dans ce contexte, nous nous demandons comment le chercheur fait alors communauté d’action avec les différents partenaires auxquels il s’associe tout au long d’un processus de recherche collaboratif avec l’image.

  • 2 Le comité de pilotage du film est composé notamment de la réalisatrice, de l’équipe technique du f (...)

3Pour commencer, nous pouvons dire que le travail repose sur l’identification des différentes communautés d’action [Maurines 2015]. Par communauté d’action, nous entendons un groupe, un collectif d’individus qui s’engage dans des activités liées à la gestion des affaires communes de manière publique [Dewey 1993]. Cette notion permet de rendre compte et de tenir ensemble dans l’analyse à la fois des communautés qui se constituent autour/par l’appartenance à des formes académiques, à des communautés d’acteurs enquêtés et filmés et les membres du comité de pilotage2. Nous formulons l’hypothèse que ces communautés sont plurielles et non exclusives les unes des autres. Comment participent-elles au processus de production du travail filmique ? Ce questionnement stimule l’ensemble du processus de recherche qui mobilise l’image animée car les communautés d’action impliquées ont des attentes, des exigences, plus ou moins définies. De fait, il s’agit de s’intéresser tout autant au film comme « produit » que comme « processus de production ». Choisir cette porte d’entrée pour rendre compte du documentaire et de son analyse a posteriori tend à dévoiler à la fois ce qui est compréhensible dans le film mais exposé autrement par le discours des personnes filmées et ce qui invisible ou indicible avec l’image.

  • 3 Le projet Liproco s’inscrit dans le programme « Pour et sur le développement rural » (PSDR), qui n (...)
  • 4 Par territoire, nous distinguons territoire politique ou institutionnel et territoire vécu qui peu (...)

4Cet article est issu d’un double travail de recherche. Le premier, collectif, s’est inscrit dans le cadre du programme de recherche collaboratif Liens producteurs consommateurs (Liproco)3. L’objectif de la recherche collective était d’étudier les démarches innovantes de circuits courts en tenant compte des positions et comportements des différents acteurs (producteurs, consommateurs ou élus), afin d’en évaluer l’impact pour le développement territorial. Le terrain d’investigation portait sur deux grandes régions du programme PSDR — Rhône-Alpes et le Grand-Ouest (Basse- Normandie, Bretagne, Pays-de-la-Loire, Poitou- Charentes) — qui comptent de nombreuses exploitations en circuits courts. Au sein de cette démarche collective, j’ai mené, sur trois ans, des études ethnographiques en Ardèche. Le second travail fait suite au projet Liproco et m’a permis d’élaborer un programme de recherche filmique considéré comme un outil de valorisation scientifique de la recherche « Dispositif d’action pour les circuits courts dans les territoires » (Daccterr). Ces travaux d’enquête filmique se sont déroulés sur deux ans et ont porté sur les manières de gouverner les circuits courts dans les territoires4 ethnographiés en Ardèche et sur la métropole lyonnaise. Gouverner est ainsi pris dans le sens de diriger, orienter ou administrer, assurer la conduite politique de ces circuits. L’intérêt d’une définition large permet de ne pas présumer du degré et de la source du pouvoir exercé et d’en montrer la diversité des formes et des modes d’organisation. Il s’agit, ici, de saisir les collaborations en actes filmées et qui sont nécessaires à la mise en œuvre des circuits courts. Gouverner renvoie ainsi aux différentes manières de penser, créer, organiser ces circuits sur les cas étudiés. La « gouvernance » en est seulement une des formes, celle qui est institutionnalisée entre pouvoirs publics et acteurs privés. Le propos n’est pas de reprendre les travaux déjà publiés [Dumain et Maurines 2012 ; Maurines 2012a, 2012b, 2016] mais de réfléchir au processus filmique comme source de connaissances.

5D’un point de vue méthodologique, filmer les circuits courts s’inscrit dans une démarche socio-anthropologique, à partir d’un travail de terrain (2008-2013) en analysant des situations observées à partir de l’image utilisée comme un matériau. La caméra et l’équipe technique sont intervenues après ces terrains exploratoires, lesquels ont permis de repérer les « personnages à filmer », les actions où les uns et les autres se retrouvaient pour créer des projets ou des événements, rendant ainsi visible le « faire ensemble » et intelligibles les manières de gouverner les circuits courts. Nous cherchons à saisir, à partir de la place du « dispositif cinématographique » [Boukala 2009] les transformations du travail agricole non exclusivement centrées sur l’exploitation mais en suivant les producteurs dans les lieux où ils se rendent pour mettre en œuvre le processus de « production-transformation-commercialisation » des produits. Dans la première partie nous envisageons le film comme « produit », ce qu’il raconte et ce que l’image révèle comme connaissances. La deuxième porte sur le film comme « processus » et aborde la manière dont les communautés (comité de pilotage, personnes filmées et publics spectateurs) ont été mises au travail et participent de son principe d’existence et d’exposition.

Étudier et filmer les circuits courts d’un point de vue socio-anthropologique

6La notion de circuit court ne dispose pas d’une définition stricte et ne renvoie pas seulement à la distance physique entre le producteur et le consommateur, mais au nombre d’intermédiaires entre la production et la consommation. La réglementation précise que la distance géographique maximale est de 80 km entre producteur et consommateur. Les circuits courts sont des modes de commercialisation des produits agricoles soit par vente directe du producteur au consommateur, soit par vente indirecte avec un seul intermédiaire. Les formes de vente directe du producteur au consommateur comportent les marchés, marchés à la ferme, points de vente collectifs, restauration collective, paniers dont ceux en Amap (association pour le maintien de l’agriculture paysanne), vente par Internet. La commercialisation traditionnelle comme les marchés et la vente à la ferme s’adapte à de nouveaux consommateurs et aux spécificités des modes de vente (marchés urbains en bio ou de territoires), distributeur-machine à la ferme ou en ville. Les circuits courts se multiplient dans les territoires ruraux périurbains mais sont le plus souvent au service des consommateurs urbains, de plus en plus demandeurs d’une consommation locale. Ces démarches surfent sur une attente de qualité, de spécification et de certification des produits en appellation d’origine protégée, bio, ou labellisés produits de terroirs. Les circuits courts touchent des enjeux territoriaux importants : renforcer et valoriser le métier de paysan, légitimer une agriculture durable paysanne, être portés par les pouvoirs publics et les organismes professionnels agricoles (OPA). Pour accompagner ce changement dans les manières de consommer, de nouvelles structures, issues du champ de l’économie sociale et solidaire, participent de ce mouvement d’institutionnalisation des circuits courts au plan local, régional, national, voire européen (Alliance, réseau FRCivam, Terres d’envie, Terre de liens, Ardear, Ardab, Corabio, etc.).

Un regard sociologique filmique pour traiter des circuits courts

7Bernard Ganne [2012] rappelle que la caméra est un outil d’observation de scènes, qui permet de saisir l’imprévisibilité de l’action et de mettre en image le sens que les acteurs donnent à leur pratique. Filmer offre aussi la possibilité d’interroger nos connaissances préalables par l’analyse de l’image produite ; cette démarche réflexive confronte l’expression des communautés avec le regard de la réalisatrice.

8Depuis une dizaine d’années, de nombreux films ont été réalisés sur les mondes agricoles, en posant notamment un regard critique sur l’établissement et les conséquences de l’instauration d’un système alimentaire mondial. Des documentaires se sont ainsi positionnés dans une logique soit de contestation, soit de propagande [Saouter 1996]. Pour les premiers, le film relève d’une dénonciation frontale et sans équivoque de la globalisation économique ou une mondialisation réduite à l’idée de commerce international libre [Calame et Talmant 1997]. Pour les seconds, leurs réalisateurs s’intéressent aux alternatives existantes à cette agro-industrie de masse. L’image valorise les expériences destinées à construire un autre monde où l’agriculture est celle de la petite paysannerie (essentiellement familiale), avec des pratiques plus soucieuses du respect de la terre (comme l’agriculture biologique, l’agro-écologie ou la permaculture), privilégiant des réseaux de production et de distribution locaux. Ces deux types de film entendent déclencher chez le spectateur une prise de conscience induisant une consommation alimentaire plus saine et plus durable et une forme de lutte contre l’ultralibéralisme capitaliste.

9Le parti pris, ici, est de se décaler par rapport à ce type de filmographie. Il ne s’agit pas de remettre en cause l’évolution du modèle agricole (internationalisation des échanges, évolution des modes de production, dont l’agriculture biologique) ni de soutenir l’idée que les nouvelles pratiques des circuits courts alimentaires seraient systématiquement développées. Nous souhaitons davantage insister sur l’importance du développement d’une agriculture de proximité [Mundler et Rouchier 2016] qui est à la fois géographique, relationnelle et organisée [Rallet et Torre 2004]. Les mondes agricoles connaissent de nouvelles formes de relocalisation [Deverre et Lamine 2010 ; Prigent-Simonin et Hérault- Fournier 2012]. Les échanges sont plus fréquents entre producteurs et consommateurs, ainsi qu’au niveau des étapes de la chaîne d’approvisionnement, et entre les acteurs du système alimentaire [Morgan et al. 2006].

10Le film présente ces recompositions agricoles, qui reposent sur des nouvelles articulations entre local et global [Dansero, Pettenati et Toldo 2016 ; Maurines 2016]. La caméra en se positionnant dans différents espaces des circuits courts vise à montrer l’hétérogénéité des lieux [Ward et al. 1997] et des manières de faire. Les différents niveaux des politiques publiques territoriales et leurs effets sur le niveau local sont abordés comme les produits de la société, des politiques et de l’agir territorial des acteurs [Dumain et Maurines 2012 ; Hinrichs 2003 ; Maurines 2012b].

  • 5 Les ethnographies ont consisté à rencontrer des exploitants agricoles, des élus, des techniciens d (...)

11Lors du démarrage du projet, le cadre et le contenu du film sont posés de façon institutionnelle via un comité de pilotage composé de chercheurs et de professionnels agricoles, me conférant ainsi l’autonomie nécessaire au travail de recherche, me permettant de m’appuyer sur les résultats des ethnographies menées sur les communautés de communes du pays de Lamastre et d’Annonay en Ardèche5. Dès le début, il est convenu qu’il n’y a pas d’écriture de synopsis avant la réalisation afin de pouvoir saisir l’imprévu au moment du tournage. Le « récit » ainsi construit développe un point de vue, qui raconte une histoire, portée par des personnages, permettant de capter leurs évolutions. Il valorise les interactions entre les lieux de production, de transformation, de commercialisation, d’une part, et les pratiques professionnelles associées d’autre part, tout en mettant en évidence l’importance des territoires vécus.

Rendre visibles les processus innovants

  • 6 Voir les films de Georges Rouquier (Farrebique, 1946 et Biquefarre, 1983), de Raymond Depardon (Pr (...)

12Dans les documentaires ethnographiques est souvent mise en valeur une communauté, qui préexiste à la réalisation du film (un rituel, une organisation, un quartier et ses habitants…). La caméra va alors en rendre compte en épousant le temps et le lieu selon les modalités d’une monographie de terrain6. Le film sur les circuits courts ne recouvre que très partiellement ce type de dispositif cinématographique. Il contextualise les circuits courts en prenant en compte le territoire, le rôle des collectifs d’agriculteurs locaux ou plus lointains, des techniciens ou des élus, des OPA, des dispositifs d’action. Il révèle davantage la nature du travail agricole, dans ses différentes facettes, en liant dans un mouvement convergent production, transformation et commercialisation des produits.

13Cela concerne, par exemple, pour la production : les procédures de labellisation, de constitution de niches spécifiques. Pour les phases de transformation des produits les agriculteurs développent des outils au sein de leur exploitation pour un usage privatif ou créent des ateliers de transformation collectifs à l’interface avec différents acteurs (agriculteurs, techniciens, collectivités locales). Enfin, l’étape de la distribution est aussi interrogée ; aux modèles plus traditionnels de commercialisation (comme la vente sur les marchés ou la vente directe à la ferme) sont associées de nouvelles démarches les rapprochant des consommateurs (vente en panier, en magasin de producteur ou lors d’événements). Filmer ce triptyque met en évidence l’importance plurifactorielle de l’innovation. Elle est à fois la technique avec la création d’outils d’interface entre professionnels (plateforme Internet ou de commercialisation groupée, création d’abattoir, de conserverie). Elle est aussi sociale et repose sur le montage de projets collectifs où le travail collaboratif est indispensable. L’innovation est également organisationnelle et s’appuie sur le champ de l’économie sociale et solidaire (projet associatif ou en société coopérative à intérêt collectif).

Ce que raconte le film

14L’introduction du film présente des personnes ou des collectifs du territoire du Vivarais ardéchois, travaillant dans des circuits courts, en insistant sur la diversité des modes de production, de transformation et de commercialisation.

15David Loupiac, producteur de fruits – dont des châtaignes – à Désaignes, a toujours travaillé en circuit court. Il est en cours de conversion à l’agriculture biologique. Il transforme ses produits dans un atelier collectif, les commercialise à la ferme et sur les marchés locaux. Il est militant de la Confédération paysanne et de diverses structures de développement rural et agricole au plan local et régional.

16Martine Grange, productrice d’aliments à base de châtaignes et d’autres fruits locaux, a ouvert avec sa famille un atelier de transformation (La ferme du Châtaignier) à Lamastre. Il est ouvert sous forme de prestation de services aux agriculteurs locaux. Elle a, par ailleurs, participé à la création d’un point de vente collectif en zone périurbaine. Martine Grange commercialise également ses produits à la ferme, à Gamm vert et Super U. Elle et son mari sont syndiqués à la FNSEA et elle ne participe pas à la vie associative locale autour des circuits courts.

17Lydie a repris l’exploitation de ses parents, tenue depuis plusieurs générations par sa famille. Son père est un élu de la Confédération paysanne. Son conjoint, au moment du tournage vient de s’installer en production de poulets fermiers, abattus dans un atelier de transformation à une quarantaine de kilomètres de l’exploitation à Quintenas. Le couple écoule sa production à la ferme, sur les marchés locaux et pendant les événements spécifiques (marchés à la ferme et dispositif de « Ferme en ferme »). Un collectif de producteurs, dont on rencontre dans le film deux membres, Richard Champion et Alex Frattini, partagent terres et savoirs pour une agriculture biologique en maraîchage et la production de pâtes issues de farine de l’exploitation. Ce collectif est porteur de multiples projets locaux : association permettant des marchés à la ferme, vente en Amap et développement de circuit agriculturel. Ces deux agriculteurs, membres de la Confédération paysanne, vendent leurs produits le marché local et à un groupement d’achat solidaire.

  • 7 Voir l’extrait en ligne (<http://25images.ish-lyon.cnrs.fr/circuits-courts/video/circuits-courts-gouverner-et-innover-dans-territoires-1er-extrait/fr>).
  • 8 Voir l’extrait en ligne (<http://25images.ish-lyon.cnrs.fr/circuits-courts/video/circuits-courts-gouverner-et-innover-dans-territoires-2e-extrait/fr>).
  • 9 Voir l’extrait en ligne (<http://25images.ish-lyon.cnrs.fr/circuits-courts/video/circuits-courts-gouverner-et- innover-dans-territoires-3e-extrait/fr>).

18La première partie du film, Gouverner les circuits courts par le développement local7, traite de la manière dont les circuits courts sont portés par les producteurs présentés en introduction. Ils créent des collectifs au sein desquels ils se retrouvent régulièrement. Ils n’attendent pas d’être pris en charge par les institutions publiques pour monter des projets et ne vont chercher des soutiens politiques ou financiers qu’en cas de nécessité. La deuxième, Gouverner les circuits courts par les projets institutionnels8, illustre comment les institutions publiques (syndicat mixte, OPA, mairie, lycée public) accompagnent les nouvelles formes de circuits courts sur les territoires périurbains. La troisième et dernière partie, Gouverner les circuits courts par les associations9, explique comment les circuits courts, et plus spécifiquement les paniers, sont soutenus par des associations qui ont une relation d’intermédiaires entre producteurs et consommateurs, situées en zone métropolitaine lyonnaise. Ces structures travaillent souvent ensemble pour faire connaître et valoriser ces circuits. Cette partie du film montre leur développement à partir du champ de l’économie sociale et solidaire, qui est pensée comme une boîte à outils, permettant de repenser le rapport de l’homme à la société.

19Dans la conclusion, on voit les relations entre territoires ruraux, périurbains et urbains. Les personnes rencontrées dans l’introduction et dans les deux premières parties se rendent à une fête place Bellecour, à Lyon. Cette conclusion permet de saisir que les circuits courts sont aussi institutionnalisés via une politique de patrimonialisation des produits et savoirs culinaires locaux.

L’apport de connaissances avec l’image

20L’intérêt scientifique de ce film, est de montrer comment « tiennent ensemble » des acteurs, des territoires, des manières de produire, transformer et commercialiser collectivement des produits mais aussi de décrire des univers de sens. L’image complète ainsi la description monographique classique et permet d’acquérir de nouvelles connaissances. Elle saisit d’une part, les composantes multi-situées des circuits courts, elle expose, d’autre part, le temps passé en mobilité pour se rendre sur les lieux de production, transformation et commercialisation des produits et, in fine, la manière dont sont gouvernés les circuits courts à l’interface de multiples acteurs.

21Les lieux participent tous à la structuration, l’organisation et au développement de l’activité de ces circuits. Le spectateur doit voir et sentir cette rencontre et cette diversité des espaces. Nous pouvons ainsi insister sur l’importance de cette hétérogénéité des lieux [Ward et Almås 1997] qui exprime aussi l’indispensable mobilité des producteurs et des produits. Celle-ci est souvent invisible dans les travaux et les films portant sur l’agriculture. Ainsi, le film donne le sentiment du temps vécu en déplacements et documente cette durée de l’investissement professionnel des exploitants agricoles.

22La caméra embarquée dans les voitures ou les camions suit le mouvement incessant des agriculteurs et l’importance du temps consacré aux transports. Le film s’ouvre d’ailleurs sur le trajet à l’aube d’un camion rempli de pommes, qui parcourt une trentaine de kilomètres vers un atelier de transformation de jus de fruit. Cette séquence, comme d’autres présentes dans le film, met en scène ce temps invisible, répétitif et indispensable dans la production et la commercialisation. Le temps consacré aux transports est structurant de l’activité professionnelle. Il est d’autant plus long pour l’élevage, puisqu’il faut conduire les bêtes à l’abattoir, les récupérer rapidement pour des raisons sanitaires, puis les déposer à l’atelier de transformation et enfin rapporter le produit transformé à l’exploitation avant de procéder à la vente dans différents lieux. Ce temps consacré aux transports est structurant de l’activité professionnelle.

23En ce qui concerne les manières de gouverner les circuits courts, la caméra révèle que l’activité se pratique grâce à de nombreux partenaires. Si l’image restitue les stratégies et l’hétérogénéité des pratiques de chaque exploitant, il n’en demeure pas moins que les dimensions collectives du travail y sont indéniables. Ce travail nécessite d’être en contact avec des collectifs nombreux et hétérogènes (entre agriculteurs, agriculteurs et OPA, agriculteurs et structures d’accompagnement publiques ou privées) pour conduire des projets (organisation, gestion) qui sont co-construits. Ces processus collaboratifs constituent la base d’un agir commun local autour des circuits courts. Les acteurs doivent apprendre à se connaître pour : monter un projet ensemble, le rendre viable, s’appuyer sur les compétences des structures accompagnatrices (chambre d’agriculture, associations). Ainsi, la caméra suit les réajustements permanents que doivent opérer les participants de ces circuits. Cela est traité par le tournage de réunion de travail, mais aussi dans le suivi de montage de projet qui montre combien le travail en circuit court est loin d’être un travail solitaire.

« Faire avec » les différentes communautés du film

24Les communautés d’action qui ont participé à la constitution du film ont des valeurs, des pratiques professionnelles différentes et sont plus ou moins enclines à être tournées vers le partenariat et le travail avec des publics bénéficiaires. Ces paramètres influent sur les manières dont les relations partenariales vont se constituer, se déployer ou, au contraire, se révéler peu efficientes y compris dans le produit fini qu’est le film. La chercheuse doit tenir l’ensemble du processus filmique en composant avec toutes ces personnes, tout en essayant de comprendre, dans une posture réflexive, l’engagement qu’implique ce « faire avec » [Maurines 2015]. Quels sont les effets concrets de ces partenariats sur le processus filmique ?

Savoirs en négociation avec le comité de pilotage

25D’importantes négociations avec les différentes parties du programme Liproco ont eu lieu lors de l’élaboration de ma proposition de programme de recherche filmique (Daccterr). Les débats ont porté sur le contenu, la forme, les objectifs recherchés, ainsi que les publics cibles du film. Ainsi la rédaction du projet du film a nécessité 18 mois de préparation, avant d’aboutir à son financement et à la stabilisation d’un accord entre les différentes parties (universités, laboratoires, région, et acteurs du monde agricole). Dès le premier comité de pilotage ces accords sont remis en cause. Dorénavant, pour certains, il s’agit d’une vidéo de communication et de valorisation sur leur propre pratique et pour d’autres un outil de formation pour des agriculteurs qui se convertissent au bio et aux circuits courts. Pour la chambre régionale d’agriculture, le DVD a vocation à valider son travail sur les circuits courts, en centrant le regard sur les filières valorisées par des labels et efficientes sur le plan économique, tout en montrant les pratiques en zone urbaine. Les membres du comité de pilotage n’ont pas non plus la même attitude face à la proposition d’une recherche collaborative. Ses différents acteurs n’avaient pas le même statut, les mêmes intérêts face au dispositif filmique et ne mettaient pas non plus en place le même type de stratégie pour y participer. La réalisation du film a ainsi tenté de maintenir une collaboration viable sur les deux ans de production et un équilibre entre les objectifs communs validés dans le cadre du collectif Liproco et sur lequel le comité de pilotage Daccterr souhaitait revenir. On peut ainsi confirmer la part de fiction que comporte cette forme de démarche collaborative [Petit et Toussaint-Soulard 2016 : 95], prouvant combien chacun a du mal à partager et à construire un espace commun. Tout d’abord, j’ai renforcé la primauté de la référence au terrain, comme élément de justification de la démarche entreprise. Ensuite, les aléas décisionnels d’une réunion à l’autre ont validé la structure narrative, en précisant certains éléments de contenu. Par ailleurs, les demandes de clarification présentées lors des montages nous ont permis de confirmer le positionnement de certains acteurs ou structures du film.

26Cela a ainsi donné lieu à la réalisation d’une nouvelle séquence, d’une agricultrice. Filmée après les rushes principaux, elle a trouvé toute sa place dans le film. Cette femme a pris part avec plaisir à la réalisation de ce nouvel échange ; elle a même sollicité son père, dont elle venait de reprendre l’exploitation. Il avait décidé de passer en circuits courts, quelques années auparavant. Il fournit lors de cet échange une phrase clef du film : « si nous n’étions pas passés en circuits courts, c’est clair nous aurions mis la clef sous la porte ». Père et fille développent ensuite leur propos sur les associations auxquelles ils adhèrent et qui leur permettent de commercialiser leurs produits dans le cadre d’événements festifs autour des dispositifs de « ferme en ferme » et par les « marchés à la ferme », ces derniers propos satisfont la demande du comité de pilotage. Magie de l’imprévu et de la remise au travail de façon collaborative issue du travail d’observation filmée.

  • 10 Voir le film de Béatrice Maurines (Faire la fête des récoltes, 2017) et le site www.lebol.org.

27Par ailleurs, le comité de pilotage a souhaité que soit intégrée la métropole lyonnaise dans le dispositif filmique, lequel ne devait porter initialement que sur un territoire rural et une zone périurbaine en Ardèche. Pour lui, cela permet d’insister sur la diversité réseaux de circuits courts, et plus particulièrement la pratique des « paniers » (bio ou non), en forte expansion en zone urbaine. Je n’y suis pas favorable pour diverses raisons. En milieu urbain, la nature des réseaux de distribution, les publics visés, l’importance des intermédiaires entre producteurs et consommateurs est très différente des structures territoriales rurales déjà explorées. Enfin, il nous manque du temps pour cette extension du terrain d’observation. Comme il n’a pas été « ethnographié », cela implique de réaliser, de façon quasi concomitante, l’enquête de terrain et le tournage. De plus, cela implique de modifier la narration du film et la mise en scène de l’histoire racontée par des personnages que l’on suit dans toutes les parties du film, sans ajout de voix off. Finalement, nous accédons à la demande du comité de pilotage, notamment parce que nous désirons suite à ce film explorer ces collectifs aux manières de faire novatrices10 [Maurines 2016].

28Cette remise en question a ainsi contribué à transformer la problématique du film, en mettant en scène une troisième manière de gouverner les circuits courts autour d’une forme spécifique d’innovation portée par des acteurs du champ de l’économie sociale et solidaire.

29L’image devait rendre compte d’une coordination territoriale des circuits courts d’une autre nature en lien avec le changement d’échelle spatiale, l’accroissement du temps de mobilité pour l’approvisionnement entre campagne et ville et la quantité supplémentaire de production et de coordination nécessaire entre les acteurs.

30L’étude sur Lyon a montré la nécessité de suivre des collectifs déjà constitués. En effet, filmer les individus séparément n’a, dans ce contexte, pas de sens sur le plan sociologique et cinématographique. Ces collectifs s’appuient sur un cadre de référence réflexif qui correspond à leurs idéaux : « travailler moins pour vivre mieux », « travailler avec le sens de l’activité », « travailler pour participer de la transformation du monde au plus près des individus ». On approche ici des modes de vie basés sur une écologie radicale au sens de Geneviève Pruvost [2013]. Ce décalage par rapport aux autres terrains m’a conduite à m’intéresser aux réseaux agro-alimentaires alternatifs dans le champ de l’agriculture urbaine. Toutefois, cette demande ayant été formulée tardivement par le comité de pilotage, nous avons moins de temps de préparation, de tournage, de montage et de réflexion. La troisième partie du film, dont il s’agit ici, n’a pas pu raconter visuellement le parti pris filmique initial, à savoir suivre les mêmes acteurs que ceux présents dans les deux premières. Cette rupture est liée à celles, territoriales entre ruralité et urbanité, mais aussi aux modes de faire et de mise en pratique des circuits courts. La conclusion du film, décidée tardivement au regard de ces ajouts de la gouvernance urbaine des circuits courts, vise à réarticuler cet écart entre les deux premières parties et la troisième. Elle permet de saisir que les circuits courts peuvent se développer via les politiques publiques.

31Au sein du comité de pilotage, je m’efforce de reformuler les propos des acteurs en une problématique scientifique compatible avec un traitement audiovisuel en conservant les spécificités des terrains. Les négociations sont parfois difficiles à accepter et à mettre en œuvre sur le plan technique. J’ai souhaité expérimenter avec l’image un « faire avec » les acteurs du comité de pilotage, avec un travail collaboratif ne répondant pas seulement à une injonction institutionnelle des programmes PSDR mais à une collaboration mise en acte. On peut toutefois, a posteriori, estimer que cette posture leur est peu familière surtout dans un travail collaboratif lié à un film de recherche.

32L’idée était de sortir d’un espace critique à un espace productif et coopératif, pour cela il m’a souvent fallu revenir sur les acquis de la recherche fondamentale pour faire avancer les réflexions et les avis du comité de pilotage. J’ai mis du temps à découvrir leur crainte qu’on n’allait pas les entendre et passer outre leurs préoccupations. Ces comités ont fini par être un espace de présentation du travail de l’équipe (chercheuse, preneur d’image, assistante de réalisation), du déroulement des futurs tournages et à en justifier le principe. Ainsi la réalisatrice ethnographe, dans le cadre de son dispositif cinématographique a intégré les préoccupations des partenaires du comité de pilotage. On ne peut en aucun cas éviter d’être impliqué dans une démarche d’auteur qui consiste à reporter une structure narrative sur les événements filmés [Henley 2011 : 135]. De fait, devenue porteuse, coordinatrice, animatrice du comité de pilotage, la fonction du « faire avec » peut se définir ici comme une forme d’action qui se crée de gré à gré, avec des aléas et des négociations inhérentes au travail collectif. Dans ces temps d’échange, il s’agit pour la chercheuse d’oser choisir, d’affirmer son point de vue et d’apprendre à se situer dans une démarche d’ouverture.

Communautés d’action et validation du tournage avec le terrain

33Les agriculteurs se sont mis au travail d’abord avec la chercheuse lors de l’enquête préalable et ont accepté ensuite d’être filmés, ils sont ainsi devenus des « personnages ». Le processus s’est construit sur une relation de confiance, avec un présupposé que le chercheur va les mettre en images selon leurs représentations d’eux-mêmes et de leurs mondes. Ce sentiment de compréhension réciproque est constitutif des modalités de participation réelle au sens de Joëlle Zask [2011]. Une certaine proximité relationnelle s’est révélée à de multiples reprises indispensables car il ne suffit pas de venir sur une exploitation mais surtout d’être là au moment opportun où s’organise la promotion collective des circuits courts.

34Il s’agit, par exemple, d’être informé en continu de ce qui se fait sur le territoire pour en saisir la pertinence par le dispositif cinématographique, d’être accepté dans ces réseaux pour que l’on pense à vous contacter. Il faut être disponible, avec l’équipe technique, au bon moment, au risque que les personnes investies dans le processus filmique s’en éloignent si vous n’êtes pas présent au moment qu’ils estiment opportun. Il convient de filmer ce qui semble faire sens pour les acteurs en l’articulant aux connaissances du terrain.

35Dans le film, la chercheuse va mettre en lien, soit des personnes qui se connaissent et peuvent être amenées à travailler ensemble dans des collectifs labiles, soit qui ne se connaissent pas ou qui ne travaillent pas ensemble pour les besoins du tournage. L’objectif est alors que l’ensemble du dispositif cinématographique tienne dans chacune des étapes du processus filmique jusqu’à la diffusion publique. C’est le cas des moments où l’on demande aux acteurs de se rendre disponibles, par exemple lors du tournage près d’un abattoir (partie 2). Le projet vise à faire se rencontrer une élue, un représentant de la chambre d’agriculture, une technicienne des collectivités territoriales et trois exploitants qui montent un projet. Ils se connaissent, ont déjà travaillé ensemble mais c’est la caméra qui les réunit ce jour-là. Le film rend compte aussi de la manière dont la recherche est en train de se faire en s’attardant à montrer les systèmes de relations des acteurs entre eux et avec le dispositif cinématographique [Ganne 2012].

36Ce type de dispositif a également été mis en œuvre autour d’une table ronde, réunissant l’ensemble des acteurs du territoire autour de la thématique « développement local et circuit court ». Nous les avions déjà tous rencontrés lors d’entretien et filmés. La congruence qui se dégageait des propos recueillis m’avait incitée à créer cette table ronde. Il s’agissait d’une expérience d’entretien collectif filmé. J’ai animé cette discussion dans la perspective de valider collectivement les hypothèses de recherche élaborées à partir des entretiens individuels. Ces images de la table ronde devaient constituer le démarrage du film.

37L’idée initiale du synopsis était de montrer les personnages centraux au début du film, de les présenter en collectif pour insister sur la dimension que l’on ne travaille pas seul en circuits courts, puis de les suivre dans leur exploitation et leur manière de les mettre en œuvre. Ce tournage a eu un grand intérêt scientifique concernant le rôle que les acteurs donnent à ce dispositif créé par le film. S’y sont jouées des relations de pouvoir non perçues au moment de la phase préparatoire (observation, entretiens), puisque j’avais toujours été dans des relations individuelles. Cette table ronde est en grande partie une séance de dévoilement où les personnes filmées règlent leur compte entre institutions (FNSEA, Confédération paysanne, élus, techniciens) et où de flagrantes différences éclatent, différences non perçues dans les discours et les pratiques observées préalablement. Des personnes conviées ne sont pas venues alors que d’autres se sont invitées, nécessitant à la fois une adaptation technique rapide et de contenu des échanges en cours de tournage ainsi qu’une mise en place d’une analyse réflexive a posteriori sur ce qui s’est passé dans cette scène. Ce tournage a été extrêmement instructif sur le plan de la recherche mais inefficace visuellement pour le film « circuit court ». Le principe de « concernement » [Boltanski 1993] est appliqué sur l’aspect politique de la situation : l’espace créé par le film le déborde largement, c’est un moment constitutif d’un espace public de controverse. L’impossibilité de monter ces rushs pour faire comprendre par l’image tous les non-dits, nécessaires à la contextualisation des discours, nous a conduits à modifier radicalement le début du documentaire. In fine, l’« entrée » dans le film a été choisie parmi d’autres rushes et résulte de la réflexion collective issue de cette table ronde. Elle montre la question des temps de déplacement pour les agriculteurs en circuits courts. Le dispositif cinématographique est donc issu du travail avec cette communauté qui ne se laisse pas faire.

Restituer le film aux communautés

38Des restitutions intermédiaires avec les personnes filmées ont été menées. Elles m’ont remise au travail soit pour produire des tournages complémentaires soit pour reprendre le montage. Il s’agit de travailler à chaque fois au renouvellement de la compréhension du terrain.

39L’un des cas qui a nécessité le plus d’interventions concerne un collectif d’agriculteurs, qui exploite en commun des terres et partage le même étale au marché. Il a créé une Amap, un groupement d’achat solidaire et participe à des associations locales. Pour ces agriculteurs, le film doit être explicite sur leur orientation politique, syndicale et sur le fait de penser autrement que la Politique agricole commune. Selon eux, la caméra doit les filmer dans leur travail et montrer clairement leurs spécificités (agriculture biologique et circuits courts), mais aussi instruire leurs différences avec d’autres exploitants dont ils se sentent fortement éloignés. Nous avons donc choisi de les mettre en scène dans leur manière de faire « communauté d’action » dans des scènes où ils sont plusieurs.

40Le premier montage les montre dans des scènes collectives mais sous forme individuelle avec des récits de vie. Cette première version, qui leur est projetée, est retravaillée car ils ne retrouvent pas leur côté collectif et leurs portraits ont le même traitement visuel que les autres personnages du film, alors qu’ils se sentent profondément différents. Si tous travaillent en circuits courts, certains adhèrent à la Confédération paysanne d’autres à la FNSEA. Pourtant, cette ligne de fracture idéologique n’est pas flagrante dans leur travail. Le chercheur doit alors veiller à ne pas se faire déborder par les exigences des communautés d’action quelles qu’elles soient. La chercheuse est la garante de l’histoire racontée mais doit veiller à ce qu’elles soient acceptables pour l’ensemble des communautés auprès desquels il a émergé.

41Les restitutions finales ont lieu sur les trois terrains. Elles sont organisées à mon initiative, à celle des collectifs locaux filmés ou encore d’associations intéressées par le sujet. En Ardèche, sur les deux territoires d’étude, les personnes rencontrées se sont approprié les deux premières parties du film, mais pas la troisième. Pour elles, les circuits courts « en ville » sont trop complexes, parfois incompréhensibles notamment le rôle des structures intermédiaires entre producteurs et consommateurs. Rappelons que la proximité est fortement valorisée par les agriculteurs (dans la partie 1 et 2) et constitutive de leur raison de travailler en circuits courts. Ils critiquent la distance entre producteurs et consommateurs et la présence des structures associatives intermédiaires. Par ailleurs, l’organisation des collectifs de travail urbains les laisse perplexes par leur complexité pour vendre « des salades et des carottes ». Cette perception d’une différence majeure les conforte dans leurs choix de ne pas étendre leur mode de commercialisation à des zones urbaines, préservant ainsi le sens de leur activité. Aujourd’hui, le film continue d’être diffusé. En zones rurales, sont présentées l’introduction et les deux premières parties ; la troisième voire la conclusion en étant a priori exclues.

Restitution du film en zone rurale, septembre 2014, à Colombier-le-Vieux (Ardèche).

Restitution du film en zone rurale, septembre 2014, à Colombier-le-Vieux (Ardèche).

B. Maurines

42En territoire urbain ou dans les communes limitrophes, le film est validé, accepté dans ses trois parties tant par les personnes filmées que par le public. Les agriculteurs du film se reconnaissent et valident la grande complexité qu’il y a à développer et à faire comprendre ce qu’ils mettent en œuvre autour des politiques actuelles portées par la métropole lyonnaise, les associations de paniers. Ils se moquent d’eux-mêmes quand ils se voient en réunion élaborant leur projet et leur manière de voir le monde (voir bonus : Réflexions et projets collectifs associatifs). Ils conçoivent d’autant plus facilement que cela peut être difficile de comprendre ce qu’ils font et comment ils le font dans les territoires où il n’y a pas besoin de structures intermédiaires.

43Certains personnages du film auraient souhaité qu’il soit plus centré sur leur exploitation, qu’il soit militant en montrant les nouvelles communautés agricoles au travail ou encore qu’il valorise des formes plus « classiques » de circuits courts.

44Il s’agit aussi d’opposition syndicale déclarée entre FNSEA et Confédération paysanne. Même si le projet filmique a été expliqué par oral et par écrit à tous, cela reste insuffisant. Les uns et les autres ont pensé que j’allais valoriser leur point de vue plutôt que de le confronter avec celui des autres. Enfin, pour une poignée d’entre eux, le film n’est pas assez engagé.

Conclusion

45Nous avons souhaité mettre en œuvre, dans le film, la perspective de Ash [2002] sur l’étude des systèmes alimentaires locaux qui appelle une prise de conscience d’une dimension politique du et dans le local avec la nécessaire articulation des politiques aux approches multiscalaires dans les mêmes territoires. Le film vise donc à montrer, en évitant les écueils de la caméra dénonciatrice, contestataire ou sensationnelle, les manières de faire et d’exposer les propos des producteurs, des élus, des associations accompagnatrices, ou autres organismes professionnels agricoles qui mettent en œuvre des pratiques de résistance sans nécessairement en avoir la rhétorique politique, définissant ainsi une géographie de la nourriture alternative [Murdoch et Marsden 2000 ; Wiskerke 2009]. Cette géographie diffère entre les territoires ruraux et urbanisés et va donc être variablement basée sur des réseaux alimentaires alternatifs ou alternative food networks [Goodman et al. 2012]. Ces réseaux ont en commun « la recherche de l’augmentation de la proximité dans les relations liées à la nourriture, soit spatiale (réduction de food miles), soit de réseau (raccourcissement de la chaîne d’approvisionnement), soit cognitives (marques de qualité, étiquettes narratives, etc.) » [Dansero, Pettenati et Toldo 2016 : 310].

46Par ailleurs, filmer les circuits courts est une expérience scientifique qui lie le déplacement du chercheur à celui des personnes filmées et des autres partenaires auxquels il est associé. La posture du « faire avec » les publics est un processus jamais clos. Ici, le chercheur comme ses interlocuteurs sont « attachés » d’une manière ou d’une autre par le processus filmique [Maurines 2015]. Cette perspective nous invite à « penser la prise » [Bessy et Châteauraynaud 2010], le fait d’être attrapé, ou rattrapé ou encore la question de la « tenue » dont nous sommes les protagonistes, au même titre que les autres acteurs. Le « faire avec » partenarial se rapporte aussi au « faire avec » la caméra et les dispositifs techniques qui participent de la production filmique.

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Notes

1 Film réalisé par Béatrice Maurines et Christian Dury en 2014 (Lyon 2 ISH CNRS, 1h, + 4 bonus).

2 Le comité de pilotage du film est composé notamment de la réalisatrice, de l’équipe technique du film et d’acteurs du monde professionnel agricole avec la FRCivam (Fédération régionale des centres d’initiative pour valoriser l’agriculture et le milieu rural), du réseau Corabio (Coordination Rhône-Alpes de l’agriculture biologique) et de la chambre d’agriculture de Rhône-Alpes.

3 Le projet Liproco s’inscrit dans le programme « Pour et sur le développement rural » (PSDR), qui nécessite une démarche collaborative pluridisciplinaire (économie, gestion, sociologie, anthropologie, géographie) et partenariale associant des acteurs des mondes agricoles et du développement local.

4 Par territoire, nous distinguons territoire politique ou institutionnel et territoire vécu qui peut se rapprocher de la distinction faite par Henri Lefebvre [1974] entre espace conçu, vécu et perçu. Les personnes recomposent et s’approprient le territoire au gré de leurs pratiques de consommation, leur travail ou leurs loisirs.

5 Les ethnographies ont consisté à rencontrer des exploitants agricoles, des élus, des techniciens des mondes ruraux et agricoles et à étudier des dispositifs d’action en faveur des circuits courts.

6 Voir les films de Georges Rouquier (Farrebique, 1946 et Biquefarre, 1983), de Raymond Depardon (Profils paysans : L’Approche, 2001 ; Le Quotidien, 2005, et La Vie moderne, 2008), de Colette Piault (Le Brouck, 1970 et Retour au Brouck : le marais audomarois, 2010) ou de Guy Chapouillié (L’Azegado, 2015).

7 Voir l’extrait en ligne (<http://25images.ish-lyon.cnrs.fr/circuits-courts/video/circuits-courts-gouverner-et-innover-dans-territoires-1er-extrait/fr>).

8 Voir l’extrait en ligne (<http://25images.ish-lyon.cnrs.fr/circuits-courts/video/circuits-courts-gouverner-et-innover-dans-territoires-2e-extrait/fr>).

9 Voir l’extrait en ligne (<http://25images.ish-lyon.cnrs.fr/circuits-courts/video/circuits-courts-gouverner-et- innover-dans-territoires-3e-extrait/fr>).

10 Voir le film de Béatrice Maurines (Faire la fête des récoltes, 2017) et le site www.lebol.org.

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Table des illustrations

Titre Restitution du film en zone rurale, septembre 2014, à Colombier-le-Vieux (Ardèche).
Crédits B. Maurines
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/11483/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 362k
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Pour citer cet article

Référence papier

Béatrice Maurines, « Filmer le travail agricole à l’heure des circuits courts »Études rurales, 199 | 2017, 53-70.

Référence électronique

Béatrice Maurines, « Filmer le travail agricole à l’heure des circuits courts »Études rurales [En ligne], 199 | 2017, mis en ligne le 30 juin 2019, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/11483 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.11483

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