1Le film ethnographique a connu un moment de cristallisation dans les années 1960 et 1970 avec la création du Comité du film ethnographique [Gallois 2009], le développement d’un cinéma sociologique à la télévision et les premiers postes de chercheurs cinéastes, au sein des musées nationaux d’ethnologie, au CNRS et dans quelques universités [Mignot-Lefebvre 1994]. Jean Rouch, chargé de recherches au musée de l’Homme, en est l’un des personnages emblématiques [Colleyn 2009]. Jean-Dominique Lajoux sera son alter ego, recruté vingt ans plus tard au musée national des Arts et Traditions populaires (ATP). Au cœur de ces deux institutions majeures de l’anthropologie française, ces deux cinéastes sont chargés de collecter les images des sociétés étudiées par l’ethnologie. Le second n’a pas la notoriété du premier, comme la légitimité académique de l’ethnologie de la France est plus réduite que celle de la grande anthropologie exotique. Mais les différences entre ces deux cinéastes sont plus fondamentales.
2De l’après-guerre aux années 1970, la caméra reste un outil compliqué pour les anthropologues. Pourtant, chacun s’accorde sur les possibilités qu’offre le film par rapport à l’écrit. Il permet de mieux informer les descriptions des objets, des lieux et des scènes observées, de montrer les corps et d’éviter des descriptions fastidieuses voire impossibles, de repasser à l’envi les scènes filmées pour les analyser et en apprécier la dimension émotionnelle. Comparée à la photo, la caméra est aussi l’outil idéal pour saisir les mouvements. L’apport semble considérable mais l’outil peine à s’imposer, comme si insaisissables, la caméra et l’image échappaient aux critères de scientificité des sciences sociales.
3Dès l’après-guerre, la question de l’objectivité des images est évacuée. On sort d’un conflit où la propagande par l’image, celle des actualités, a été surexploitée par les belligérants. La Révolution nationale s’est nourrie du genre documentaire valorisant la famille, le travail et les terroirs [Faure 1988]. Pour les scientifiques, la caméra semble porter trop de charge émotive. Une tension s’observe dans les tentatives de définition du « film ethnographique », selon l’expression de l’époque [De Brigard 1979] et ce, dès 1948, quand André Leroi-Gourhan distingue le film de recherche du film d’exotisme. Les cinéastes s’interrogent sur les qualités d’un documentaire considéré comme fondateur du genre, Nanook (1922) de Robert Flaherty. Ils découvrent plusieurs décennies plus tard, qu’il s’agit d’une commande, que des scènes ont été jouées voire inventées de toutes pièces. Jean Rouch le premier, qui considère R. Flaherty comme un de ses maîtres, passe allègrement du film de recherche à la semi-fiction (Les Maîtres fous, 1954). Il lui importe autant d’être un témoin qu’un cinéaste pris dans l’interaction et va jusqu’à filmer des scènes d’improvisation (Jaguar, 1967), un genre qu’il qualifie de science-fiction ethnographique [Rouch 1979].
4Jean-Dominique Lajoux semble, lui, pour ce qui relève de sa production cinématographique au sein du musée, prendre le parti pris inverse : « le film ethnographique ne peut être issu que de documents présentant, dans leur cadre original, des faits humains qui ont existé réellement et qui auraient eu lieu de la même manière et au même moment si le cinéaste, quel qu’il soit, n’avait pas existé » [1976 : 119-120]. Dans un film ethnographique, le cinéaste doit s’efforcer de se montrer le plus neutre possible. Pour nous, aujourd’hui, c’est un programme particulièrement ambitieux, voire vain, que dessine Jean-Dominique Lajoux, en s’interrogeant sur la possibilité pour l’ethnographe de s’effacer alors qu’il est armé d’une caméra. Il s’agit, ici, de comprendre à la fois quel modèle scientifique il a suivi pour penser le film ethnographique dans le cadre muséographique – comme une technique neutre de collecte – et quels dispositifs il a, en conséquence, imaginés.
5Les réalisations de Jean-Dominique Lajoux se situent à contre-courant de l’histoire du documentaire et de l’ethnologie depuis les années 1980, qui placent précisément au centre du dispositif la relation enquêteurs enquêtés et filmeurs filmés. Or, nous rappelle Jean-Paul Colleyn, « quand nous visionnons des films, même des films d’archives qui prétendent à la plus stricte neutralité, nous voyons en effet des enregistrements informés par la culture et les choix du cinéaste. Une théorie, fut-elle inconsciente, est à l’œuvre dans toute prise de vue car toutes les sciences d’observation nous enseignent qu’on regarde autant avec la pensée qu’avec les yeux » [1990 : 101]. Nous allons montrer que cette théorie sous-jacente, formalisée dans le cas de Jean-Dominique Lajoux autour de la notion d’archives filmées, relève en grande partie du prolongement en image de l’ethnologie conservatoire de musée.
6En repositionnant sa trajectoire sociale, puis sa production au regard de l’histoire de l’ethnologie de la France et du modèle scientifique et archivistique des ATP, en s’intéressant non pas à toute son œuvre mais aux films liés à deux enquêtes phares du musée (les recherches coopératives sur programme [RCP] de l’Aubrac et du Châtillonnais), on retrouve les intentions de cette production cinématographique. Jean-Dominique Lajoux a pensé son cinéma en suivant le programme d’une ethnologie conservatoire.
7Pour Benoît de L’Estoile « L’ethnologie, dans la version qui s’impose au cours des années trente, c’est alors essentiellement le projet d’une science de l’Homme dans sa totalité, conçue comme une branche des sciences naturelles, qui regroupe à la fois l’anthropologie physique, la préhistoire et l’ethnographie » [2005 : 2]. Des sciences naturelles, l’ethnologie emprunte le projet classificatoire des sociétés mis en œuvre par la réalisation de grands fichiers. Être sur le terrain, c’est s’effacer en tant que personne, être objectif, collecter des faits sociaux comme on le ferait d’un crâne ou d’une espèce de plante, le prélevant intact, pour que les savants du musée et des archives Le film ethnographique comme archives puissent l’inscrire sur une fiche, le catégoriser, le rendre intelligible en l’insérant dans une série. L’objet devient une « pièce à conviction », le témoin d’une civilisation [Jamin 1995 : 40].
8L’anthropologie, particulièrement dans son modèle français, se développe au sein des musées, celui de l’Homme pour l’anthropologie exotique et calqué sur son modèle, les ATP pour l’ethnologie de la France [Segalen 2005]. Au sein de ce dernier et suivant une approche monographique qui autonomise des cultures régionales, les travaux les plus connus se déplacent de la Sologne à la Bourgogne avant la Seconde Guerre mondiale en passant par la Bretagne, et se poursuivent avec les « chantiers » pendant la guerre. La France rurale entre progressivement dans les fichiers des ATP. À partir des années 1960, le modèle est systématisé dans une vision usinière de la science avec les enquêtes collectives comme les RCP à Plozévet, dans l’Aubrac, le Châtillonnais, les Baronnies, ou encore en Corse [Burguière 2005 ; Paillard et al. 2010]. Dans cette division du travail scientifique, les ethnographes rapportent au musée les objets et les données pour constituer des archives de l’ethnologie consultables par leurs contemporains et conservées pour le futur, comme un témoignage de cultures perdues. Pour Georges-Henri Rivière, fondateur des ATP et de la notion de « musée laboratoire », les archives du musée constituent le cœur de l’institution.
- 1 Cette surreprésentation de la statuette d’art est principalement liée aux travaux de Denise Glück (...)
- 2 Pratique qui consiste pour les jeunes hommes célibataires du village d’installer des arbres (appel (...)
9Ce modèle d’enquête ne s’intéresse pas aux trajectoires des acteurs sociaux. Avec les bandes sonores, les chercheurs enregistrent des contes, des chants ou des formes linguistiques. De la fin du xixe siècle jusqu’aux années 1970, perdure l’idée d’une ethnologie d’urgence, une collecte et une classification des dernières traditions avant qu’elles ne disparaissent. Pour mener à bien cette entreprise, le folklore, déjà, utilisait la photographie, à la suite de l’anthropologie physique au milieu du XIXe siècle [Conord 2007 : 12], collectant des photos de paysans ou de groupes folkloriques. Dès leur création, en 1937, les ATP organisent des missions. Les ethnographes en reviennent avec des carnets remplis de croquis de maisons, de mobilier, de matériel agricole et artisanal. L’enquête d’architecture rurale, conduite de 1943 à 1947, s’est ainsi basée sur des croquis [Denis 2009 : 53]. Rapidement, les ethnologues s’équipent sur le terrain d’un appareil photo. Lors de la RCP Châtillonnais (1966-1968), moins importante en termes de collecte que celle de l’Aubrac, on dénombre quelque 5 019 photos déposées au musée par treize chercheurs, dont plus de la moitié sont consacrés à la statuette d’art1. Les autres correspondent aux sujets de prédilection des chercheurs : l’architecture rurale (toitures, bergeries), le travail des artisans (maréchaux-ferrants, charbonniers, apiculteurs, facteurs d’instruments de musique), l’outillage agricole, la reproduction de photographies anciennes, les fêtes calendaires (les Rameaux, les « mais »2, la cavalcade et bal d’un « tape-chaudron », Mardi gras, la fête du 14-Juillet, les cérémonies du 11-Novembre…), les rituels (la chasse au blaireau, l’abattage du cochon…), ou encore les activités culturelles et sociales (banquet d’un club de pétanque, gala avec ensembles harmoniques et majorettes, concours de pêche…) [Lançon 2010].
10Le musée a professionnalisé la pratique de l’image en s’attachant en 1945 les services de Pierre Soulier, dessinateur et photographe. Il n’est pas ethnographe de formation et devient collaborateur technique au CNRS, responsable du service transversal Photo-Film-Dessin (Phod). Pierre Soulier se charge notamment des relevés de bâtiments et de mobiliers, ensemble d’objets fixes. Il serait d’ailleurs intéressant de prolonger cette histoire du dessin en ethnologie comme préhistoire de l’usage de la photo [Conord op. cit.]. Dans la division du travail scientifique propre aux ATP, l’existence de techniciens spécialisés dans l’image ouvre le chemin pour le recrutement de cinéastes. Jean Cuisenier, successeur de Georges-Henri Rivière à la tête du musée à partir de 1968, explicite en 1983 l’intérêt de cette collecte d’images :
Dans leur mission d’études, les musées d’ethnographie, se rapprochant en cela des musées de sciences naturelles, observent le vif ; c’est un aspect que la photographie permet de fixer au même titre que l’enregistrement sonore et l’enregistrement cinématographique. D’où l’importance dans ces musées des collections de bandes magnétiques, de films impressionnés et de plaques photographiques. Chaque année, les musées d’ethnographie en acquièrent des lots substantiels. Ces documents sont absolument essentiels pour appuyer les notations, si minutieuses qu’elles soient, des faits observés par l’ethnologue. Ils servent de témoins à l’étude de ces faits et en assurent une description dont l’authenticité est incontestable et irremplaçable. Les photographies permettent aux chercheurs d’appuyer leurs démonstrations, de vérifier leurs hypothèses, d’élaborer leurs théories. C’est un élément essentiel pour la recherche scientifique de l’ethnologue [1983 : 107].
11L’institution du musée ethnologique du xxe siècle a donc besoin d’images pour faire preuve et développer une ethnologie culturelle et matérielle.
- 3 L’ensemble de ces données biographiques et des citations de Jean-Dominique Lajoux est tiré d’un en (...)
12« La plupart des pionniers de l’ethnologie ou de la sociologie visuelles ont d’abord commencé par être photographes », explique Sylvain Maresca [2007 : 64]. Jean-Dominique Lajoux n’échappe pas à la règle. Contrairement à Jean Rouch, diplômé d’une grande école (Ponts et Chaussées) et issu d’un milieu bourgeois parisien – son père était explorateur et directeur du Musée océanographique de Monaco –, Jean-Dominique Lajoux est originaire d’un milieu provincial et populaire3. Il est né à Saint-Dié-des-Vosges en 1931 d’un père, militaire engagé, qui décède jeune, avant la Seconde Guerre mondiale et d’une mère couturière. Son beau-père, le second mari de sa mère, est plâtrier. Ses demi-frères commencent leur vie active comme ouvriers. Le premier s’installe ensuite comme restaurateur 19 à Saint-Dié, le deuxième reprend un camion de livraison de pizza et le troisième est ouvrier frontalier dans une usine en Suisse. Sa sœur devient mère au foyer.
13Jean-Dominique Lajoux se définit comme un autodidacte, découvrant le métier chez un photographe de Saint-Dié pour lequel il travaille comme apprenti. Il apprend à tirer les photos, d’abord d’identité et des portraits, et s’occupe du magasin. Rapidement lassé, il quitte les Vosges pour tenter sa chance à Paris et se fait embaucher au laboratoire photo du musée du Louvre. Il y réalise des tirages de tableaux en noir et blanc et perfectionne son apprentissage technique pendant un an et demi. Très intéressé par le 7e art mais sans relation avec cet univers, il devance l’appel et intègre le Service cinématographique des armées. Envoyé en Indochine, il reste à distance des zones de conflit, tirant le portrait d’officiers, comme autant de photos souvenirs. À regret, il ne pourra réaliser de reportage sur les théâtres d’opérations de l’armée française. De retour dans l’Hexagone, il répond à une annonce de la revue Images du monde, à la recherche d’un photographe. Initialement prévue en Nouvelle-Guinée, la mission le conduit de nouveau en Indochine :
J’ai découvert l’ethnographie en Indochine. J’étais en Indochine où j’ai fait une mission avec des explorateurs qui voulaient gagner de l’argent en faisant des missions comme ça pour faire des conférences.
14D’une certaine manière, Jean-Dominique Lajoux, en quelques années, parcourt les fondements historiques du regard pré-ethnologique, celui des militaires, des colons et des explorateurs. À son retour, soucieux de développer ce regard ethnographique, il se rapproche du Comité du film ethnographique au musée de l’Homme où il rencontre Jean Rouch. La préexistence d’institutions du cinéma ethnographique permet ainsi à Jean-Dominique Lajoux de développer sa carrière naissante de cinéaste. André Leroi-Gourhan a beaucoup œuvré pour le développement du film ethnographique, notamment en favorisant des collaborations avec les étudiants de l’Idhec et en préconisant l’envoi de cinéastes aux côtés des anthropologues pour chacune des missions [Gallois op. cit. : 85 ; Mignot-Lefebvre op. cit.]. Les ethnologues ne maîtrisent pas encore les techniques audiovisuelles et le goût pré-ethnographique de Jean-Dominique Lajoux peut servir à enrichir le projet cinématographique du musée de l’Homme. En 1956 et 1957, Jean Rouch lui propose d’intégrer une équipe pour une mission archéologique au Sahara où il réalise plusieurs photographies et documentaires. Son travail photographique est remarqué et il remporte, en 1961, le prix Niépce et l’année suivante le Lion de bronze au Festival de Venise pour son film Tassili n’Ajjer.
15Au musée de l’Homme, Jean-Dominique Lajoux découvre l’ethnologie en tant que science. Il s’impose un parcours académique et adopte les canons scientifiques du temps. Sans diplôme, il ne peut s’inscrire en thèse. Il suit aux débuts des années 1960, les cours de l’Institut d’ethnologie dirigé par André Leroi-Gourhan et du Centre de formation à la recherche ethnologique [Gutwirth 2001]. À l’époque, ce sont les principaux lieux de formation en ethnologie marqués par une conception archéologique et matérialiste, avec la technique du fichier et des archives, dans la lignée de l’ethnologie de musée. Jean-Dominique Lajoux y rencontre Corneille Jest, enseignant, un des jeunes assistants d’André Leroi-Gourhan. Ce dernier lui demande de l’accompagner en Aveyron afin d’y prendre des photos et de réaliser un film sur les vieux métiers du Levezou. Georges-Henri Rivière, directeur du musée, repère ces réalisations. Quand débute la RCP Aubrac, coordonnée par ce dernier, Corneille Jest y joue un rôle clé pour l’organisation du terrain. Jean-Dominique Lajoux devient chargé par le musée des ATP de réaliser des films pour l’enquête. Avec trois jeunes enfants à charge (nés en 1959, 1960 et 1961), il vit modestement de la vente de ses photos et de films qu’il peut réaliser par ailleurs et de quelques vacations liées au programme des RCP. Une carrière audiovisuelle semble envisageable dans le monde académique et lui donnerait un statut. Les ATP lui proposent un poste de gardien, poste à partir duquel d’autres ont commencé leur carrière.
Je me suis dit : « si jamais je dois prendre un poste de gardien, c’est fini, je ne m’en sortirai plus, et je passerai ma vie dans le musée avec le statut de gardien ».
16Il décide de suivre une formation audiovisuelle à l’École Louis-Lumière et candidate en 1971 comme technicien au CNRS. Reçu, il est d’abord rattaché aux ATP avant d’être affecté au Laboratoire audiovisuel du CNRS (futur CNRS image/média) dès sa création en 1973 par Jean-Michel Arnold. Jean-Dominique Lajoux aménage les scénographies audiovisuelles dans les galeries du musée, mais il souhaite évoluer :
Je me suis battu pour changer mon statut de technicien, parce que technicien ça veut dire que je suis dans un labo et je fais ce qu’on me demande de faire. On m’amène des piles de photos et puis je me retrouve photographe de laboratoire, comme j’étais avant ou associé… à des montages de films, des choses comme ça. À ce moment-là, je ne fais plus de recherches, donc je voulais absolument devenir chercheur.
17Il devient finalement chercheur en 1982 lors de la vague de titularisations sous la présidence de François Mitterrand. Il s’inscrit à l’École des hautes études en sciences sociales, obtient le diplôme, mention « économie rurale et ethnographie » et s’engage dans un doctorat. Il défend son mémoire de thèse, Le calendrier et les fêtes calendaires dans l’Europe contemporaine, à l’Université Paris-V le 21 juin 1991 sous la direction de Robert Cresswel. À l’image de Pierre Verger, de John Collier Jr. et de Douglas Harper ou encore de plusieurs enseignants-chercheurs en ethnologie visuelle [Maresca op. cit. : 64], pour ces photographes, le détour académique devient, en quelque sorte, un passage obligé pour revendiquer le statut d’ethnologue.
18D’origine populaire, sans relation héritée au monde artistique ou scientifique, Jean-Dominique Lajoux a été formé tardivement à la théorie de l’image comme à la conception muséale de l’ethnologie. Dans ce contexte, on comprend qu’il n’ait pas suivi le chemin cinématographique et artistique de Jean Rouch [Colleyn 2009]. Il a adopté un registre conforme au cadre muséal de l’ethnologie, un lieu a donné 21 un sens à sa production pour accéder à un statut professionnel. Sauvegarder des pratiques en voie de disparition grâce au film ethnographique est l’une des préoccupations des ethnologues. Déjà, Marcel Griaule donnait ce rôle à ses images tournées en Pays dogon [Gallois op. cit. : 82]. De manière exploratoire, une partie de l’anthropologie visuelle anglo-saxonne s’engage dans divers projets d’archivage du film ethnographique [Mead 1979 : 14 ; Sorensen 1979]. Pour Jean-Dominique Lajoux :
[… les musées d’ethnographie devraient posséder des cinémathèques et des phonothèques au même titre que des bibliothèques et des vitrines pour conserver les objets. […] Films et phonogrammes sont des matériaux pour lesquels œuvreront, dans un avenir proche, tous les savants des sciences humaines. Grâce à eux, le psychologue, l’ethnologue, le sociologue, le linguiste, le folkloriste collectionneront dans leur laboratoire tous les comportements des nombreuses ethnies et pourront en évoquer à leur gré la vie. En analysant, en mesurant ces documents objectifs, en les comparant, en les sériant, ils arriveront à fixer les méthodes qui conviennent à leur science, à connaître les lois de la mentalité humaine.
19Dans cette conception positiviste des sciences humaines, le cinéaste ethnographe doit ramener « des éléments bruts, indemnes de toute élaboration et de tout montage. Des centres d’archivage et de consultation de films sont à créer d’urgence pour répondre à ces demandes spéciales » [Lajoux 1976 : 106-107]. Autodidacte, d’origine populaire, Jean-Dominique Lajoux se positionne d’emblée comme ethnographe, collecteur de données, et non comme anthropologue, théoricien de l’homme, plus haut dans la hiérarchie académique. Au musée, le travail est divisé entre ethnographes et ethnologues. En effet, les premiers collectent des données, prennent des images, archivent les rushes et les mettent à disposition des ethnologues grâce au développement de la vidéo. Pour Jean-Dominique Lajoux, la VHS (Video Home System), qui permet de visionner les films facilement et sans gros matériel, devient le support des images anthropologiques animées.
20Il inscrit également son cinéma dans la logique monographique de l’époque, propre aux enquêtes dans lesquelles il est engagé, les RCP Aubrac et Châtillonnais. Cette dimension est présente dès le générique. Outre les institutions de financement (CNRS, Centre d’ethnologie française et ATP), donnant la tonalité scientifique du film, le générique ne mentionne qu’un seul nom propre : celui du réalisateur. Le principal marqueur du film présent au générique est alors le lieu, l’Aubrac ou le Châtillonnais. La localisation fait sens puisque le musée classe les formes culturelles par région ou pays. Cependant, Jean-Dominique Lajoux réalise que les coutumes qu’il enregistre dans le Châtillonnais ne sont pas toujours autochtones. En effet, la zone a connu une très importante migration d’agriculteurs flamands pendant l’Entre-deux-guerres : « Au départ, nous, on ne savait pas que c’était des coutumes flamandes ». Cet a priori épistémologique de la monographie dans le film ethnographique est un classique du genre [Colleyn 1990 : 103]. L’entrée tribale ou ethnique des sociétés exotiques est ici reprise par une entrée régionale ou villageoise qui s’impose dans l’ensemble de la sociologie rurale et ethnologie de la France [Chiva 1992].
21La pratique du terrain de Jean-Dominique Lajoux est ainsi marquée par quelques spécificités. Elle s’éloigne de l’ethnographie par immersion, revendiquée par une partie des ethnographes cinéastes qui souvent racontent le temps long précédant la première image. À l’inverse, Jean-Dominique Lajoux colle au modèle des enquêtes collectives des ATP où il s’agit d’envoyer beaucoup de personnes sur le terrain pour des périodes régulières relativement courtes d’une semaine à un mois pendant un ou deux ans. Pour l’essentiel, ces chercheurs couvrent le temps de leur mission une zone assez importante dans l’ensemble du Châtillonnais. Ils ne sont pas à la recherche d’enquêtés privilégiés, de villages où s’établir et conduire dans la durée leurs travaux (à l’exception par exemple de Claude Royer à Étormay ou encore de l’équipe Minot [Laferté 2006 ; Zonabend 2011]). Ils sont plutôt en quête de la meilleure version de tel conte par le meilleur conteur, désireux de repérer le plus possible de statuettes religieuses, d’assister au plus beau mardi gras de la région, de collecter les plus impressionnants outils agricoles ou encore de relever le bâti le plus significatif. Dans cette pratique de terrain, Jean-Dominique Lajoux souhaite « avoir la coutume la plus vivante, pas la plus… authentique, mais la plus vivante ». Pour tenir cette exigence, il faut se déplacer :
On n’était jamais deux jours à la même place […] on discutait avec les gens […] pour la semaine sainte, à côté, là-bas, dans un village à trois villages d’ici, il y a encore des enfants qui font la quête des œufs, tout ça, c’est très vivant. Ben alors après on allait dans le village et puis on discutait avec les gens, on trouvait les gosses, on leur demandait ce qui se passait, enfin c’est relativement facile.
22Grâce à son journal de route, on peut suivre son activité :
- 4 Compte rendu de mission du 5 au 9 février, du 22 au 26 mars et du 29 avril au 3 mai 1967. Mucem (M (...)
Le village de Nicey qui s’était singularisé l’année dernière par « son mai » bruyant et mémorable ne dressera pas de « mai » cette année. Toutefois, l’un des jeunes de ce village ira planter les « mais » dans le village voisin où, de surcroît, aura lieu un « arrosage » resté en suspens depuis l’année dernière. Observation et participation au « mai » de ce village (Chonnay). Film et enregistrements sonores d’un ensemble d’évènements intéressants. Par contre, le rite du rassemblement des objets sur la place n’est pas observé et la journée du lendemain me sera nécessaire pour trouver la trace de trois villages, seulement, où la tradition s’est maintenue, mais lors de mon passage beaucoup de ces objets avaient été récupérés par leur propriétaire. Le lendemain, suite de la prospection des villages avec ou sans « mais », avec ou sans « tas »4.
23Dans ce cadre, il ne s’agit pas de savoir pourquoi la pratique est vive une année et inexistante la suivante, ni de comprendre pourquoi tel village la continue, mais de collecter par les images les « mais » les plus significatifs ou aboutis de la région, comme si ceux du Châtillonnais étaient équivalents et formaient un seul et même objet culturel. Pour un film, ces plans issus de villages différents sont montés en une seule séquence, donnant la forme la plus aboutie du rituel. La fonction d’appui au sein du musée du cinéaste ethnographe n’autorise pas toujours un travail minutieux de reconnaissance des lieux et des personnages. L’ethnographe cinéaste va filmer les fêtes, les pratiques, les cérémonies, signalées par les chercheurs statutaires. Dans le Châtillonnais, ce fut le cas pour la procession de l’Angélus remarquée par Claudie Marcelle-Dubois ou encore la fête du cochon pour Yvonne Verdier. La technicité du cinéma ne permet pas encore, contrairement à la photographie, à chaque ethnologue de tenir une caméra. Une ambiguïté persiste sur le rôle de Jean-Dominique Lajoux, entre le cinéaste au service des ethnologues et le cinéaste ethnologue autonome. En ce sens, et à l’exception du travail personnel qu’il réalise comme sur les charbonniers (Le Charbon de Bois, 1984), le cinéaste ethnographe des ATP ne fait pas son propre terrain. L’ethnographe n’est pas encore celui qui oriente ses recherches en temps réel selon les interactions et ses problématiques mais collecte des objets culturels pour les ethnologues.
- 5 L’Homme des Burons (1966), film sur d’anciennes fromageries dont il retrouve l’un des derniers tra (...)
- 6 Le conte de la Poulette (1966), Le conte du bouc d’Aunac (1966), Le conte de la chèvre et de la ca (...)
24Les images prises complètent ainsi les sujets de recherche du musée. Jean-Dominique Lajoux réalise des films sur des métiers et des techniques en voie de disparition. Il campe des visages et des manières de marcher, des hexis corporels et des intérieurs, des univers matériels d’autant plus précieux qu’ils ont disparu. Il excelle dans la prise de vue des mouvements, des tours de main, avec de longs plans séquences, une anthropologie visuelle et gestuelle [Koechlin et al. 1982]. On peut évoquer tout d’abord les différents films tournés dans l’Aubrac principalement entre 1964 et 19655 revenant sur divers travaux et métiers ou Le charbon de bois (1984), tourné en 1967 sur un ancien charbonnier du Châtillonnais vivant dans une cabane au fond des bois avec une technique de production du charbon qui n’a semble-t-il pas évolué depuis le xviie siècle. De même, il filme des pratiques culturelles en déclin et notamment des contes comme autant d’enregistrements6. Certains films plus longs tentent de faire le tour des investigations et mélangent les divers objets scientifiques du musée comme L’Aubrac (1973) ou Les travaux et les jours (1967), tourné dans le Châtillonnais.
25« Le film développé acquiert un caractère quasiment sacré. Il constitue un témoignage sur des populations, des événements, des techniques qui, peut-être, ne seront plus jamais filmés » [Lajoux 1976 : 112]. Le film consacre voire produit l’objet culturel, lui donnant cet aspect sacré, détaché, devenant intemporel, sorti en quelque sorte de l’action quotidienne, fixé comme une forme culturelle dont l’ethnologue pourra étudier en laboratoire les détails, comme dégagé des acteurs sociaux qui l’incarnent. Cette mission de conservation fait du cinéaste le dernier témoin, l’ultime chance pour ces cultures de traverser le temps par l’archive filmée. En ce sens, le pari de ces films est très largement tenu puisque grâce à eux réapparaissent sous nos yeux des visages, des univers matériels et des tours de main dont on peine à imaginer qu’ils étaient encore présents dans la France des années 1960.
26Comme de nombreux réalisateurs ethnographes avant lui – voir L’Homme d’Aran (1934) de Robert Flaherty et les films dans cette lignée [Althabe 2001 : 11] – Jean-Dominique Lajoux ne filme pas la réalité du temps, mais celle d’un hier encore présent. Il est d’ailleurs saisissant, particulièrement dans le film Les travaux et les jours (1967), dans la scène de labour avec l’attelage des chevaux sur un champ ouvert et remembré dans cette région modernisée, de voir apparaître trois tracteurs en fond d’écran, dont l’un en mouvement. Malgré la volonté de capter l’ancien, la modernité agricole émerge et déborde la scène traditionnelle, dévoilant le premier plan comme une reconstitution, montrant bien que le passé à l’écran n’est plus qu’une survivance. Ces images superposent des temps décalés. Le temps fixé sur la pellicule est de ce point de vue difficile à cerner, pris dans les contradictions d’une ethnographie de sauvegarde, un passé encore tiède ou un passé nourri des représentations fixistes des ethnologues sur l’histoire des campagnes préindustrielles et immobiles. Ces images alimentent le risque de réifier un passé par l’incorporation encore chaude des tours de main que les anciens acceptent de remettre en scène pour la postérité. Ainsi, ces films n’échappent pas à la critique historienne classique de l’ethnologie de la France qui aurait persévéré à étudier une société paysanne pensée comme immobile avant la grande transformation moderne [Laferté 2014 : 429-430].
27L’une des priorités de ces films ethnographiques est d’offrir une description brute, comme si on pouvait observer sans être vu. Tout le dispositif tend à produire cet effet.
28Pour ce faire, la première règle concerne l’économie de la parole. Le film ethnographique est un document et ne saurait être un livre illustré d’ethnologie ou un film didactique qui donne les explications au spectateur. La voix off est proscrite comme les éléments chiffrés de contextualisation par l’insertion de panneaux, ou de textes explicatifs, et l’interview d’anthropologues spécialistes bannie. « Dans mes films je ne mets pas de commentaires, je ne veux pas de têtes parlantes », explique Jean-Dominique Lajoux. Les images sont avant tout des pratiques qui préexistent au cinéaste. Ce refus de tout commentaire rejoint les préoccupations de nombreux anthropologues contemporains dans leur rapport à l’image et partagent ce respect des pratiques [Bensa 2008 : 213].
29Du coup, les seules paroles sont celles des « enquêtés ». Quelques-uns de ses films sont toutefois centrés sur des personnages, ce que 25 le réalisateur appelle le film de « type biographique » [Lajoux 1979 : 128]. Il s’intéresse, par exemple, au dernier des buronniers qui depuis l’âge de 10 ans travaille l’été et l’hiver (L’Homme des Burons, 1966) dans un monde cerné par le travail, les pâturages, le café et la fromagerie (le buron), ou à un couple d’un frère et d’une sœur nés à la fin du xixe siècle, vivant dans un hameau reculé (Les Fajoux 1971). La caméra ne sort jamais du hameau, de cette ferme en polyculture, très peu mécanisée avec sa vingtaine de vaches. Cette unité de lieu renforce le sentiment d’isolement des personnages. Seul un enfant vient perturber l’ordre routinier des actions journalières au moment de la moisson et reste l’unique lien avec le monde extérieur, excepté la télévision, regardée silencieusement lors d’un repas austère. On les observe cuisiner, préparer des outils, ramasser des pommes de terre figurant la ferme autarcique d’antan [Mayaud 1999]. Les paroles sont livrées dans le cœur de leur action. L’enquêté s’adresse implicitement à Jean-Dominique Lajoux, le cameraman, mais il ne s’agit pas d’un échange. Il est filmé commentant sa pratique dans un monologue ouvert, voire en interaction avec d’autres personnages. Jean-Dominique Lajoux ne fait pas parler, il laisse parler. La parole est doublement rare, laissée à des taiseux. On s’interroge sur le sens qu’ils donnent à la scène du tournage, se dévoilant par leur praxis, leur hexis corporel et leur univers matériel, mais sans se découvrir par leur parole. Ces films silencieux refusent la mise en ordre discursive du monde, qu’elle soit savante ou indigène.
30Dans ces films biographiques, les personnes filmées ne sont pas considérées comme d’éventuels acteurs, conscients de leur action et de la mise en scène, question qui peut se poser dans le cinéma documentaire contemporain autour de l’épineux débat de la rémunération [Weber 2011]. Jean-Dominique Lajoux filme des personnages, on voudrait dire des agents sociaux. Ceux-ci ne semblent nullement acteurs de leur vie, conscients de leur monde et de sa valeur portée à l’écran, mais sont en quelque sorte des marionnettes sociologiques, contraints dans leur rôle et leur fonction, n’étant que ce qu’ils font, enfermés dans l’étroitesse de leur horizon. Le spectateur garde le sentiment que ces personnages s’animent pour vaquer à un ensemble de tâches incorporées, faisant ce qu’ils font parce que c’est comme cela que l’on fait ici et à cette époque, comme dans un temps quotidien entièrement ritualisé. Jean-Dominique Lajoux filme à merveille ce qui finalement échappe à la pensée. On observe ces personnages sans entrer en relation avec eux, se limitant à l’ordre du faire, du matériel, du travail et de la vie de tous les jours.
31Le dépouillement du son fait peser sur ces films une poésie de l’ascèse. Le son synchrone est systématiquement favorisé, nous plaçant dans l’ambiance sonore de la scène filmée. Le bruit des arbres, du vent, de l’outil qui travaille, le chant de la messe qui résonne creux et glacial dans l’église, ramène la réalité à une forme de nudité, un vide, tant nos oreilles ont l’habitude d’être flattées par la musique post-synchrone ronde, surajoutée.
Au niveau musical, la musique, ethnique ou non, utilisée comme musique de fond, détruit l’image et l’aplatit. Il ne faut pas confondre « films bruyants » et « films sonores ». […] Le son synchrone direct est en revanche indispensable, même si l’ambiance sonore du lieu est constituée que de « bruits ». Ce genre de sons apporte la troisième dimension à l’image [Lajoux 1976 : 113].
32Ce type de cinéma renvoie aussi à des contraintes techniques fortes. Jean-Dominique Lajoux filme avec des moyens restreints par la technologie de l’époque et des recharges de batteries limitées à dix minutes d’autonomie. Il tourne seul, son et image, avec du matériel lourd. Les scènes sont préparées, sans improvisation. Le réalisateur, en amont, demande aux personnages comment, s’il n’était pas là, ils se déplaceraient. Il positionne ensuite sa caméra pour disposer du meilleur point de vue. Pour capturer les mouvements, il privilégie le pied fixe, le tripode, positionné assez haut et découvrant au maximum le champ pour ne pas rater la scène tournée. La caméra fixe, à plan large, produit un effet panoramique. Cette méthode tranche nettement avec celle préconisée par Jean Rouch, qui proposait de marcher caméra à l’épaule, « de la conduire là où elle est la plus efficace, et d’improviser pour elle un autre type de ballet où la caméra devient aussi vivante que les hommes qu’elle filme » [Rouch op. cit. : 63]. À l’inverse, la caméra de Jean-Dominique Lajoux semble comme à distance, constamment observatrice.
33Dans la plupart de ses films, Jean-Dominique Lajoux ne raconte pas une histoire au sens romanesque, refusant le registre de la fiction. « L’unité de lieu, l’unité d’action et le temps limité pendant lequel l’évènement se déroule sont des éléments simples qui sont compréhensibles par le plus grand nombre de spectateurs » [Lajoux 1979 : 128]. La scénarisation se limite à la chronologie, au respect de la temporalité de l’action.
[Concernant le] film sur les fêtes calendaires, […] on ne peut pas parler vraiment de cinéma. Dans les documentaires que j’ai faits, c’est toujours une description par l’image, mais pratiquement chronologique, c’est-à-dire que j’essaie de montrer en images quelque chose qui se passe de commentaires, donc pour rompre, pour faire ça il faut généralement que vous suiviez le processus que vous êtes en train de filmer.
34Le calendrier, le cycle des saisons, le déroulement du rituel servent de quasiment scenarii, dans lesquels disparaissent les personnages [Colleyn 1990 : 105]. Le film ethnographique reste un moyen d’enregistrer une technique ou un fait social et ne doit pas être un moyen d’expression pour faire son propre cinéma. Le cinéaste ethnographe collecte mais n’est pas un auteur.
- 7 Extrait traduit par l’auteur.
35Dès 1974 la critique des films sur l’Aubrac parue dans The American Anthropologist notait le parti pris de Jean-Dominique Lajoux : « Malgré la qualité des prises de vues et de l’œil de Lajoux pour les détails, ce type de films est produit pour une audience restreinte. Ce sont des films longs, fastidieux pour ceux qui attendent l’action de la chasse ou de la guerre, typique des films ethnographiques. Ces films sont intéressants pour ceux qui souhaitent passer une après-midi à regarder par dessus l’épaule l’artisan au travail. […] Ces techniques sont désormais mortes, mais restent préservées sur la pellicule » [Manzardo 1974 : 727]7. Initialement produits pour une audience restreinte, ces films surprennent d’autant plus aujourd’hui que le cadre pour lesquels ils ont été produits a disparu, même pour les scientifiques dont les objets et les registres de scientificité se sont déplacés.
36L’ethnologie s’est rénovée tout d’abord dans ses objets avec la place importante prise par le structuralisme dans l’ethnologie de la France et l’étude de la parenté, une approche moins matérielle de l’ethnologie, l’éloignant des ATP. Plus largement, l’enquête collective et la division hiérarchique du travail entre l’ethnographe et l’anthropologue a été remise en cause au profit de l’ethnographe-anthropologue et de l’ethnographe-sociologue, s’ouvrant à tous les objets en sciences sociales, qui du terrain à l’interprétation deviennent un seul personnage. « La véritable spécificité de l’ethnographe tient dans son refus d’une division du travail qui déléguerait la fabrication des données à de simples exécutants » [Beaud et Weber 1997 : 300]. Ce modèle de l’impossible délégation de la collecte mettant au cœur la réflexivité de l’anthropologue sur son terrain comme premier vecteur de connaissance a pu être perçu comme excessif pour certain au point de dénoncer aujourd’hui une inflation du « je » [Olivier de Sardan 2000] contre les collectifs. Quoi qu’il en soit, le statut de la parole des enquêtés s’est modifié avec la formalisation de l’entretien [Beaud 1996]. Cette requalification réflexive vaut tout autant pour l’observation [Chapoulie 2000]. La personnalité sociale du chercheur est devenue son premier atout pour collecter, dans les sociabilités qu’on lui accorde, les informations qu’il recherche. L’interaction avec les enquêtés forme désormais le cœur du tournant réflexif de la méthode.
37De manière concomitante, le cinéma ethnographique a reconsidéré la relation filmés-réalisateurs.
Les caméras ne filment pas toutes seules et […] ce serait duper le spectateur que de tenter de lui faire croire que le monde peut s’exprimer sans médiations dans un film. […] En matière de description, la recherche du point neutre est vaine, car ce sont les choix du réalisateur, aussi partiaux et partiels qu’ils soient, qui révèlent certains aspects du réel [Colleyn 2009 : 9].
38En quelque sorte, Jean Rouch a gagné. Le cinéaste assume sa coprésence avec les acteurs sociaux [Althabe op. cit. : 1 ; De France 1989]. Quand ce n’est pas le réalisateur lui-même qui tient le rôle de l’interaction, les dispositifs évoluent. Sont mis en scène des personnages, comme le journaliste (Jean-Louis Comolli et Michel Sanson dans la série de documentaires sur la vie politique marseillaise entre 1987 et 2001) ou l’anthropologue (Alban Bensa et Jean-Louis Comolli dans Les esprits du Koniambo, 2007), qui exposent la réalité à travers leur regard.
39L’objectif de neutralité a laissé place au « pacte réaliste ». Quelle que soit la technique de réalisation employée, l’auteur d’un documentaire – ou d’un film ethnographique, expression qui tend à disparaître – s’engage à traiter un élément de la réalité sociale. Si le film est présenté comme relevant de l’ethnographie, il y a juste une différence de degré et l’auteur propose un gain de connaissance, une « expertise réaliste » [Olivier de Sardan 1994]. En effet, le film documentaire comme la photographie interpelle les chercheurs en sciences sociales, par la proximité des analyses entre documentaristes et sociologues, voire par des traductions directes d’ouvrages de sociologie en documentaires et photographies [Delsault 2010 ; Maresca op. cit.]. De même, les dispositifs filmiques sont comparés aux méthodes d’enquête en sciences sociales [Mariette 2011 ; Pasquali 2011]. Mais immanquablement, sur la production contemporaine de films documentaires et anthropologiques, le sociologue cherchera les dispositions sociales implicites, pour repositionner l’intention de l’auteur et relativiser l’apport pour la connaissance des images filmées, comme pour les films de Raymond Depardon intitulés comme un oxymore La vie moderne, celle du goût urbain et de l’esthétique bourgeoise de la mort paysanne [Bessière et Bruneau 2011]. Ainsi, ces évolutions parallèles de la forme documentaire et de l’enquête ethnographique ont sapé les bases du film ethnographique comme archives de l’ethnologie de musée. De même, le film scientifique paraît avoir vécu quand les sociologues dénient au documentaire son caractère à la fois pédagogique et scientifique pour le replacer plus directement dans une production artistique [Delsault op. cit. ; Mariette op. cit. : 443]. Les pratiques fixées en images par Jean- Dominique Lajoux constituent des documents pour l’historien, documents qu’il est possible de replonger dans leur contexte grâce à l’appareillage critique des archives des journaux de route, et à l’aune d’un modèle scientifique, celui de l’ethnologie de la France produite aux ATP. En cela, le pari de produire des archives filmées est pleinement réussi. Mais c’est aussi comme dispositif esthétique cette fois qu’il faut regarder à nouveau les films de Jean-Dominique Lajoux qui a, d’une certaine manière, développé une exigence scientifique qui se révèle une esthétique minimale épousant de manière épurée l’objet matérialiste, taiseux voire misérabiliste de la « fin des paysans ».