- 1 Voir l’article daté du 10 mars 2011 sur le blog du Monde (<http://cinema.blog.lemonde.fr/2011/03/10/petitemethode-de-documentaire-par-frederick-wiseman/>).
« Je ne fais pas de recherche, j’apprends en regardant. Le tournage est la recherche. » Frederick Wiseman, interviewé par Isabelle Regnier, 10 mars 20111.
1Si le cinéma est devenu un matériau archivistique travaillé dans les livres d’histoire [Ferro 1977 ; Bertin-Maghit 2008], l’investissement des historiens dans le cinéma documentaire reste le plus souvent cantonné au rôle bien délimité du consultant chargé de donner une légitimité scientifique au récit. Pourtant, l’historien aurait tout intérêt à ne pas se contenter de rester devant l’objectif et à passer derrière la caméra, suivant un mouvement déjà bien ancré dans les sciences sociales [Christin et Pasquali 2011]. Certains anthropologues ont bien montré l’intérêt de mobiliser le cinéma comme mode de connaissance à part entière [Boukala et Laplantine 2006]. De même, la pratique du cinéma documentaire constitue une opportunité pour l’historien de réfléchir et d’enrichir l’ensemble des opérations qui définissent son métier. Pour donner une consistance épistémologique forte à la discipline historique, Paul Ricœur [2000] a défini l’opération historiographique comme une série d’allers et retours entre trois registres de pratiques : la critique documentaire, la construction explicative, et la représentation du passé. Au même titre que d’autres types de sources, les films peuvent être soumis à la critique documentaire et alimenter la construction d’hypothèses interprétatives. De manière réflexive, le chercheur peut interroger le contexte dans lequel ils ont été tournés, les représentations qu’ils véhiculent, les relations économiques qui sous-tendent leur production. La réalisation d’un film documentaire historique implique un pas de plus puisqu’il s’agit d’aboutir à une narration du passé dont la logique n’est pas celle de la publication littéraire. Le fait de se confronter aux pratiques du cinéma documentaire permet de découvrir et de constituer de nouvelles sources, de mieux comprendre les situations observées et de mettre en regard différents modes d’écriture.
- 2 Ce film documentaire (couleur, 49 min.), réalisé en 2013, par Sylvain Brunier et Chloé Pons est vi (...)
2Pour développer et articuler ces trois dimensions, je reviens sur mon expérience de réalisation d’un film documentaire, intitulé Le nom des fleurs2, au cours de mes années de doctorat d’histoire. Ma thèse porte sur les politiques de modernisation de l’agriculture française après la Seconde Guerre mondiale, et plus spécifiquement, sur le rôle pivot joué par les conseillers agricoles dans la construction de l’adhésion des agriculteurs à ces politiques [Brunier 2012]. Jusqu’aux années 1970, ce groupe professionnel méconnu, qui s’est structuré dans l’immédiat après-guerre, combine une approche technicienne fondée sur l’introduction de nouveaux procédés culturaux et gestionnaires, avec une approche globale qui devait garantir la pérennité et même la promotion des exploitations familiales [Rémy et al. 2006]. La sélection des exploitants en capacité d’investir et de s’investir dans la rationalisation de leur outil de travail supposait un véritable travail de mobilisation des familles agricoles [Brunier 2015a]. Dans ce contexte, les femmes d’agriculteurs sont identifiées par les premiers conseillers comme des points d’entrée au sein des familles, susceptibles d’être favorables à une transformation de leurs cadres de travail et de vie. À partir du début des années 1960, les premiers groupes féminins de vulgarisation agricole s’organisent. Encouragés par les organisations professionnelles dominantes, ces groupes se focalisent initialement sur des activités proches de l’enseignement ménager [Pelletier 2013]. Mais rapidement, ces groupes deviennent des espaces à partir desquels ces femmes peuvent faire émerger une parole autonome et remettre en question les assignations auxquelles elles font face [Lagrave 1987]. Les conseillères qui accompagnent ces groupes participent à l’émergence de revendications collectives (reconnaissance d’un statut professionnel, participation aux décisions de gestion) et d’émancipations individuelles.
3La rencontre d’une conseillère agricole qui a animé plusieurs de ces groupes durant près de trois décennies m’a donné l’opportunité de réfléchir à la réalisation d’un film documentaire sur son parcours professionnel. Ce projet reposait initialement sur ma curiosité pour un mode d’écriture susceptible d’intéresser une plus large audience que celle des publications académiques classiques. Mais il est rapidement devenu évident que ce n’était pas seulement ma recherche de thèse qui allait nourrir le film, mais aussi la réalisation du documentaire qui allait irriguer mon enquête historienne sur les conseillers agricoles. Sur le plan archivistique, la préparation du tournage du film a été l’occasion de nombreuses rencontres qui ont abouti à des entretiens, ainsi qu’à la mise en lumière d’un fonds d’archives photographiques très riche. Au niveau des hypothèses de recherche, le tournage a renforcé l’intérêt d’une approche de la relation de conseil qui prenne en considération la dimension de bricolage et de navigation à vue, propre à ce travail alors qu’il est le plus souvent envisagé sous l’angle de la production et de la mise en circulation de techniques et d’instruments de mesure. Les multiples possibilités de cadrage de l’image et de prise de son nous ont offert la possibilité d’approcher cette relation dans toute son épaisseur sociale et historique. Enfin, sur le plan de l’écriture, le travail de montage a permis de réfléchir à la mise en intrigue du récit et notamment à l’effacement de la spécificité du travail des conseillers agricoles à partir des années 1980 sous l’effet de sa réduction à une entreprise de spécialisation et d’intensification des modes de production des agriculteurs.
- 3 Ce fonds de diapositives, non coté, est constitué des photographies prises par différentes conseil (...)
4Pour l’historien, le premier intérêt de la réalisation d’un documentaire est certainement d’accéder à de nouvelles archives, soit en les constituant par le biais des entretiens filmés, soit en élargissant les recherches pour les besoins du film, notamment dans les archives privées des différents protagonistes. Ici, c’est moins le travail cinématographique en tant que tel que le simple fait de changer de perspective, et de dynamique collective, qui conduit à approfondir l’enquête historique. Suivant une logique partiellement autonome de celle de la thèse, le projet permet de multiplier les rencontres avec les femmes d’agriculteurs grâce à l’entremise de la conseillère agricole. La découverte de plusieurs centaines de diapositives dans les archives de la chambre d’agriculture de Savoie3 a nourri un dialogue avec les enquêtées sur l’usage de ces photographies et le moment de leur prise de vue en fonctionnant comme un support de mémoire. Ces images deviennent un matériau à partir duquel construire des plans et des séquences visuelles. Elles permettent d’inscrire l’enquête réalisée dans une historiographie attentive au rôle politique des femmes dans les transformations du monde rural contemporain [Ambrose et Kechnie 1999 ; Black et al. 1999].
5La collaboration avec une professionnelle du cinéma documentaire a introduit une nouvelle perspective dans l’enquête : d’une part elle m’a obligé à clarifier et à formaliser le rapport au terrain afin d’organiser le travail de tournage, d’autre part elle implique un nouveau type d’interaction avec les enquêtés. Diplômée d’une école de cinéma documentaire, Chloé Pons a assuré la très grande majorité des prises de vue. Mais son rôle ne s’est pas limité à la dimension technique puisque nous avons travaillé conjointement sur chacune des étapes de la réalisation du film, des repérages initiaux jusqu’au travail de postproduction, en passant par l’écriture et le montage. Ce non-partage des tâches a permis à chacun de s’approprier l’ensemble du processus sans se limiter à son domaine d’expertise initial.
6Le point de départ du projet réside dans la rencontre avec une conseillère agricole, embauchée en 1960 par la chambre d’agriculture de Savoie pour aider à la constitution et à l’animation de groupes de vulgarisation féminine dans l’ensemble du département. Fille d’agriculteurs, militante de la Jeunesse agricole catholique, elle est devenue formatrice auprès d’adolescentes en Maison familiale rurale avant de devenir salariée de la chambre d’agriculture où elle a travaillé jusqu’à sa retraite au début des années 1990. La finesse de son récit m’a conduit à reconsidérer la place des actions féminines dans les politiques de modernisation agricole de l’après-guerre. Les organisations professionnelles agricoles ont en effet tenu une position paradoxale en encourageant l’implication des femmes dans des groupes spécifiques créés parallèlement aux groupes de vulgarisation réservés aux chefs d’exploitation, sans mesurer le potentiel proprement politique de ces réunions qui permettaient de faire émerger une parole jusque-là inaudible, subversive vis-à-vis de l’autorité patriarcale.
7La question de la proximité et de la distance entre la conseillère et les adhérentes de chaque groupe est apparue comme un des nœuds du récit. Mais s’il est possible de procéder à des entretiens avec chacune des parties, leurs relations en tant que telles demeurent difficiles à approcher. Intéressée par le projet, la conseillère a repris contact avec les anciennes adhérentes des groupes et nous a proposé de les rencontrer collectivement afin que nous puissions filmer leurs échanges. Grâce à ce dispositif, il est devenu possible de reconstituer au moins en partie le cadre des réunions qui s’étaient déroulées plusieurs décennies auparavant. Ces femmes ne s’étaient parfois pas revues depuis la dissolution progressive de ces collectifs dans les années 1980. Il s’est alors agi pour nous de capter quelque chose de leurs relations passées, des idéaux qui les animaient, des initiatives qu’elles avaient mises en œuvre. Outre le fait de faire ressurgir des souvenirs partagés, ces rencontres ont permis de retrouver des manières de prendre la parole ou au contraire de se mettre en retrait, de se positionner les unes par rapport aux autres. Par la suite nous sommes retournés filmer certaines de ces femmes pour obtenir d’autres éléments, plus personnels, qui ne pouvaient s’exprimer au moment des rencontres. J’ai conduit ces entretiens semi-directifs complémentaires de manière plus classique, alors que j’intervenais assez peu dans les rencontres collectives initiales. J’ai ainsi souvent demandé aux participantes de détailler les anecdotes évoquées de manière allusive.
8De la description des activités des groupes (réunions d’information, expérimentations techniques, voyages d’études, formations théoriques ou pratiques, animation du collectif et recrutement de nouvelles adhérentes), les conversations ont souvent rapidement dévié vers le récit des moments marquants qui leur avaient permis de remettre en cause les frontières établies, en s’appropriant de nouveaux domaines de compétences dans l’exploitation, ou en renforçant leur autonomie au sein des familles pour contrebalancer le rôle de leur mari ou de leur belle-famille. La conseillère agricole se tient le plus souvent en retrait, précisant sa propre position et faisant notamment le parallèle avec sa propre recherche de légitimité au sein de la chambre d’agriculture face à ses nombreux collègues conseillers et à ses employeurs, presque uniquement des hommes. Cette complicité féminine trouve un point d’appui avec la présence de la coréalisatrice du film, parfois sollicitée directement par les enquêtées pour obtenir son assentiment sur les plaisanteries dans lesquelles elles se mettaient en scène face aux hommes. Le fait que l’équipe de tournage soit composée d’un homme et d’une femme offre la possibilité aux participantes de nous interpeller alternativement en fonction des sujets abordés. Elles peuvent ainsi nous prendre à témoin de leur expérience des rapports de genre, marquée à la fois par une naturalisation de la division du travail entre hommes et femmes sur l’exploitation agricole, et une volonté de subvertir collectivement cette division du travail en faisant valoir leurs capacités à s’organiser, à acquérir des savoirs techniques et à s’approprier de nouvelles tâches. La multiplication de ces interactions nous a permis de constituer une précieuse matière à la fois pour la réalisation du film et pour l’avancée de la recherche. Le dispositif cinématographique décrit ici vise à ne pas effacer les enquêteurs du film mais au contraire à les inclure dans l’image et la narration pour donner à voir le processus de recherche.
9Le projet de film nous a incités à rechercher d’autres archives qui pourraient avoir un intérêt visuel immédiat. Les centaines de diapositives liées à la vulgarisation agricole féminine conservées à la chambre d’agriculture de Savoie prenaient dès lors une valeur particulière. Ce fonds avait été constitué par les trois conseillères agricoles qui avaient travaillé avec des groupes de femmes des années 1960 aux années 1980. Il s’est révélé très hétérogène puisqu’il comprenait des photographies personnelles réalisées en marge du travail, des séries produites par l’Institut d’organisation scientifique du travail en agriculture (Iosta), des séries témoignant des activités menées dans certains groupements (réalisations techniques, voyages d’études, visites, réunions). L’Iosta proposait des supports iconographiques pour le travail des conseillers et des conseillères, classés selon une logique thématique, avec par exemple une série consacrée au rangement des papiers de l’exploitation présentant différents modèles de meubles, de bureaux, de classeurs. Mais les conseillères établissaient aussi leurs propres supports en fonction du programme d’activité décidé avec chaque groupe en début d’année. Les archives de la vie des groupes et les photographies plus personnelles des conseillères apparaissaient peu distinctes, traduisant la très forte implication de ces dernières dans leur métier.
10La présentation des diapositives aux protagonistes du documentaire a permis non seulement une identification des situations, des lieux et des personnages mais aussi l’expression de souvenirs bien différenciés en fonction de leur implication dans les activités figurées. Le fonds suggère que les conseillères utilisent aussi bien des référentiels élaborés par des organisations spécialisées, ici les préconisations de l’Iosta, que des modèles peu formalisés collectés au fil des années dans les différents groupes et diffusés ensuite pour servir de point de comparaison. Les photographies de la vie des groupes génèrent davantage de commentaires, puisqu’ils sont associés à des moments collectifs de joie ou de découverte. De nombreuses diapositives représentent des situations propres aux voyages d’études (le groupe à l’extérieur ou à l’intérieur d’un autocar, la pause déjeuner non loin de la route, la visite d’une installation technique particulière, un paysage remarquable), les récits insistant alors sur le fait que ces voyages annuels, qui duraient rarement plus d’une journée, étaient de véritables évènements.
11La présence de nombreux clichés de fleurs dans ce fonds était au départ assez énigmatique. Certaines de ces diapositives illustraient les initiatives en faveur du fleurissement des maisons, d’autres étaient légendées avec le nom de chaque fleur. Il s’est avéré que ces photographies avaient été prises par la conseillère agricole qui était au cœur de notre film, initialement pour servir de support à des exposés, puis par plaisir personnel. L’hétérogénéité même de ce fonds de diapositives a permis de mieux comprendre la position de la conseillère, son implication personnelle, l’utilisation de référentiels techniques élaborés ailleurs, la diversité de ses modes d’action.
Fig. 1. Présentation d’un bureau modèle, années 1960.
Archives de la chambre d’agriculture de la Savoie
Fig. 2. Réunion en plein champ au cours d’un voyage d’études, 1963.
Archives de la chambre d’agriculture de la Savoie
12Mais nous n’avons prêté une attention particulière à cet ensemble qu’à partir du moment où nous avons envisagé d’intégrer ces diapositives dans la construction du film, pour en faire le fil rouge de la progression du récit, autrement dit de faire du film un moyen de résoudre l’énigme que posait la présence de ce fonds dans les archives de la chambre d’agriculture. Ici c’est moins le cinéma en tant que tel qui permet de varier les approches documentaires, que le simple fait de réaliser un projet de film qui oblige à renouveler le regard porté sur les sources à disposition, ou le cas échéant à en imaginer de nouvelles. Cette stimulation de l’imagination de l’historien pourrait justifier à elle seule le fait de se lancer dans un projet de documentaire.
13Dans un deuxième temps, je voudrais montrer que l’expérience de réalisation du film m’a permis d’approfondir une de mes principales hypothèses de recherche, à savoir le rôle de cheville ouvrière joué par les conseillers agricoles pour obtenir l’adhésion des agriculteurs aux politiques de modernisation. Les principaux récits de la modernisation agricole des Trente glorieuses s’articulent autour de deux pôles : d’un côté ceux qui voient dans cette séquence historique le déploiement d’un processus macro-économique sur lequel les initiatives politiques n’ont pas de prise décisive [Gervais et al. 1977], de l’autre ceux qui insistent sur le mouvement d’auto-émancipation des paysans, dont l’expression la plus achevée est certainement l’ouvrage de Michel Debatisse, président du Centre national des jeunes agriculteurs, intitulé La révolution silencieuse [1963].
14L’enjeu principal de ma recherche a consisté à réexaminer la mise en œuvre des politiques dites de vulgarisation puis de développement agricole pour mieux comprendre les mécanismes concrets qui avaient permis une transformation profonde des modes de production et des modes de vie de la petite et moyenne paysannerie française en un temps très court [Brunier 2016]. Dans cette optique, le projet de film documentaire incite à travailler sous différents angles l’analyse de la relation de conseil, en utilisant les possibilités offertes par la vidéo. Le fait que le tournage soit partie prenante de mes recherches de thèse m’a amené à ne pas choisir entre film « d’exposition » et film « d’exploration » [De France 1982], autrement dit à considérer ce travail de réalisation comme une activité hybride, ne se limitant pas à la mise en scène des résultats de ma recherche mais bien à la mise en lumière du processus même de l’enquête historienne.
15Les ethnologues sont convaincus de longue date de la richesse spécifique de la source vidéo lorsqu’il s’agit de problématiser leurs observations [Durand 2001]. L’ambivalence des rapports entre les images animées et la production de connaissances, du fait que la caméra capte une foule de détails contextuels mais qu’elle opère simultanément un découpage, déjà au moment de la prise de vue et sans même parler du montage, n’est pas un motif de discrédit de l’outil caméra mais, au contraire, le point de départ d’une réflexion approfondie sur le rapport du chercheur à son objet. Comme le souligne Jean-Pierre Durand, la vidéo permet de fixer les détails passés inaperçus sur le moment mais qui pourront avoir du sens au moment des visionnages successifs, permettant ainsi d’explorer la richesse contextuelle de la situation observée. Mais elle tronque le réel en fonction des partis pris de cadrage et de montage, qui doivent dès lors être explicités pour analyser ce que l’usage de la caméra a pu rendre invisible. On le voit, ces précautions ne rompent pas fondamentalement avec les recommandations des historiens lorsqu’ils constituent des documents en sources, insistant sur le fait que chaque archive ou série d’archives montre autant d’éléments qu’elle en dissimule au chercheur [Prost 1996].
16Il n’y a donc pas de distinction de nature entre le fait de travailler sur un document écrit et une vidéo, mais une distinction de degré de difficulté à sélectionner les éléments de contexte pertinents. Toujours suivant Jean- Pierre Durand, « dans un rapport, dans un article ou dans un livre, l’auteur sélectionne les éléments du contexte compatibles avec sa thèse et omet les autres : cette sélection n’est pas antiscientifique puisqu’elle simplifie la réalité pour la rendre connaissable » [Durand 2001 : 37]. La difficulté pose davantage de problèmes puisque « l’image parle toute seule, sans que l’on puisse maîtriser toutes les interprétations qui en seront faites » [ibid. : 38]. On objectera que le cadrage par la caméra est une forme de sélection puissante mais il n’en demeure pas moins vrai que l’image reste irréductiblement polysémique. Pour autant, cette multiplicité de détails qui « collent à l’objet » ne doit pas seulement être envisagée comme un obstacle à la rigueur de l’interprétation, mais aussi comme « le tremplin vers de nouveaux approfondissements scientifiques qui prennent en compte la complexité des situations sociales » [ibid. : 38]. En ce sens, le travail de réalisation cinématographique permet d’affiner ou de renforcer certaines hypothèses de recherche, éventuellement d’en découvrir d’autres. La confrontation à la complexité et à la polysémie de l’image est source d’un renouvellement du questionnement qui alimente directement le travail de recherche.
17La vidéo implique, par exemple, une réflexion concrète sur le positionnement du chercheur à l’intérieur ou hors du cadre et l’agencement de l’espace pour garantir la circulation de la parole. Pour tourner Le nom des fleurs, nous avons choisi que je sois souvent présent en amorce des cadres pour rendre visible le fait que je conduis les entretiens, tout en laissant libre cours aux échanges entre la maîtresse de maison qui nous reçoit, la conseillère agricole, et les autres femmes invitées. Selon les localités où nous nous déplaçons, elles sont trois, parfois quatre ou cinq, légèrement intimidées par la caméra, mais très heureuses de pouvoir évoquer leurs souvenirs. Habillées pour l’occasion, elles se prêtent de bonne grâce au jeu des questions, au choix des arrière-plans, et acquièrent progressivement une certaine aisance. Notre dispositif vise à les mettre en confiance le plus rapidement possible : la légèreté des moyens techniques est un atout considérable dans ces intérieurs domestiques ; la prise de son relativement statique saisit les variations d’intensité et de tonalité des échanges dans leur ensemble. Ma connaissance des organisations agricoles et de l’histoire rurale savoyarde, du fait de mes recherches sur le sujet, les rassure quant à l’attention que nous portons à leur récit dans ses moindres détails. La profondeur de champ limitée en raison de l’espace clos met en lumière les visages et les gestuelles, les attitudes et donc les relations qui se sont nouées entre elles et avec nous. Il s’agit également de tenir compte des décors intérieurs des maisons comme d’un élément significatif de leur mode de vie et de leurs personnalités. Si la composition des cadres fait l’objet d’une réflexion en amont du tournage, la rencontre entre ces femmes impose sa propre dynamique et nous amène à adapter les prises de vue aux circonstances.
18Revisionner chaque plan de ces réunions qui ranimaient le souvenir de la vulgarisation agricole féminine a permis de mieux comprendre ce qui rassemblait les participantes. Au cours de ma thèse, il me semblait insuffisant d’analyser la complicité entre conseillers et certains agriculteurs en s’en tenant au fait qu’ils partagent des origines ou des caractéristiques sociales communes. Bien que les effets de trajectoire sociale soient intéressants en soi, j’ai fait l’hypothèse que l’adhésion au projet politique de modernisation agricole reposait sur le partage d’une même tournure d’esprit, sur une même énergie, sur une combinaison de dévouement et de sens de l’astuce. J’ai ensuite formalisé cette hypothèse en me servant de la notion de « métis » tel qu’elle a été élaborée par les historiens hellénistes Jean-Pierre Vernant et Marcel Détienne [1974], d’abord en prenant au sérieux les récits de la conseillère et des anciennes adhérentes des groupements de vulgarisation féminine, puis en filmant les interactions de ces femmes, longtemps après qu’elles ont cessé toute activité commune. Il devenait difficile d’ignorer l’intensité des liens qui les avaient réunies dans ces groupes. La notion de « métis », qui recouvre une intelligence de la ruse associée à un art de la navigation, permettait de rendre compte de la capacité de la conseillère à obtenir la confiance des adhérentes des groupes, et du travail réalisé par ces femmes pour s’émanciper des cadres sociaux et familiaux qui pesaient sur elles [Salmona 1994]. Au-delà de l’intérêt pour la constitution et la découverte de nouvelles sources, la pratique du cinéma documentaire incite ainsi à développer des modes de description et d’analyse des mondes sociaux du passé qui prennent en compte les relations observées au présent sans en écraser la complexité. La séquence qu’illustre la figure 3 (photogramme tiré du film) se déroule dans le séjour d’une maison située dans une zone pavillonnaire de la banlieue de Chambéry. Outre les deux réalisateurs du film, trois femmes sont présentes : deux anciennes adhérentes d’un groupe de vulgarisation féminine, dont la propriétaire des lieux, et la conseillère agricole. Leurs trajectoires sont très différentes. La maîtresse de maison a épousé un jeune agriculteur au début des années 1950 et a travaillé avec lui sur l’exploitation. Ils ont cessé leur activité dans les années 1970 et démantelé la ferme de polyculture-élevage à la place de laquelle a été construit le lotissement dans lequel se passe le tournage, ce qui leur a permis de faire une importante plus-value financière.
Fig. 3. Conversation de deux anciennes adhérentes d’un groupement de vulgarisation féminine avec leur conseillère agricole (à gauche), 2012.
S. Brunier et C. Pons, Le nom des fleurs, 2013
19L’autre ancienne adhérente a hérité de l’exploitation familiale viticole sur laquelle elle a travaillé avec son mari avant de la transmettre à ses enfants. On a déjà évoqué plus haut le parcours de la conseillère agricole, qui a fait toute sa carrière comme employée de la chambre d’agriculture. En dépit de cette grande disparité, c’est la connivence fondée sur une expérience commune qui frappe l’observateur, et la persistance de cette complicité bien qu’elle soit ancienne. Quand la maîtresse de maison raconte avec beaucoup d’enthousiasme l’organisation des voyages d’études et le fait qu’ils constituaient de véritables évènements pour elles, elle obtient l’approbation de l’autre agricultrice, la conseillère restant en retrait. Mais elle déclenche des rires généralisés quand elle ajoute que les femmes s’arrangeaient entre elles pour partir très tôt le matin et revenir très tard le soir, quel que soit le programme envisagé pour la journée, afin de laisser leurs maris s’occuper de la traite des vaches une fois dans l’année. La conseillère précise qu’elle n’était pas au courant de ces pratiques ou, du moins, qu’elle ne s’en souvient pas. Elle était au cœur de ces initiatives puisqu’elle se chargeait de l’organisation concrète de la journée et encourageait les agricultrices à se libérer pour la journée, mais en même temps, elle était à l’écart des arrangements collectifs qui permettaient aux adhérentes des groupes de donner une dimension symbolique d’émancipation à une journée de visites et d’études techniques. Cette séquence donne un aperçu à la fois des relations que ces femmes entretenaient entre elles et des enjeux politiques de la vulgarisation agricole féminine, non réductibles à la diffusion de savoirs gestionnaires ou de techniques productives.
20Le « cinéma d’enquête » [Le Houérou 2016] permet, ici, de se départir d’une vision monolithique de la modernisation agricole, un processus descendant, porté par des hommes, instrumenté par des machines, pour au contraire mettre en lumière l’implication des femmes, la dimension émancipatrice des formations proposées par la conseillère et appropriées par les participantes, l’importance des échanges sur les transformations des modes de vie en parallèle des changements techniques. La manière dont les anciennes agricultrices font rapidement dévier les conversations sur des anecdotes qui déclenchent les rires révèle leur capacité d’appropriation du dispositif cinématographique pour faire valoir leur propre représentation de leur histoire. Si elles ont éprouvé de multiples difficultés pour s’organiser collectivement, elles sont néanmoins parvenues à jouer un rôle actif dans la transformation du monde agricole de l’après-guerre, avec la complicité des conseillères agricoles. Cette représentation doit bien évidemment être interrogée et contextualisée pour, par exemple, tenir compte du fait que la Savoie, département dans lequel prend place le dispositif cinématographique, a connu un bouleversement rapide de ses structures agricoles entre les années 1950 et les années 1970, notamment du fait du développement d’un tourisme de masse [Brunier 2015b].
21Si les deux premiers points concernent principalement le moment de l’enquête filmée, ce troisième point aborde la question de la représentation, de la mise en intrigue et du montage. La réalisation du film documentaire offre l’opportunité de proposer un autre regard sur la modernisation agricole après-guerre pour sortir de l’opposition déjà évoquée entre les récits macro-économiques de la mutation des campagnes et les histoires mythifiées d’auto-émancipation paysanne. Le cinéma permet d’expérimenter une narration qui ne compose pas avec les mêmes critères de rigueur que l’écriture scientifique, sans pour autant abandonner toute ambition réflexive. À ce titre, la mise en scène de l’enquête dans le film apparaît comme une voie possible pour respecter les codes propres au cinéma tout en rendant visible la fabrication de l’histoire proposée, à la manière dont les notes de bas de page et les citations d’archives donnent une consistance épistémologique au récit « feuilleté » de l’historien [de Certeau 1975 : 130].
22Le projet de film incite l’historien à ne pas se limiter à un travail de translation pure et simple de sa recherche dans le langage du cinéma sous une forme vulgarisée pour au contraire intégrer dans la recherche le fait même de manipuler ces différents langages [Delage et Guigueno 2004 : 126]. Il s’agit ainsi de confronter différents régimes d’écriture et d’aller vers des publics variés. La sélection et le montage des plans, qui se matérialisent par des opérations très concrètes de découpage, de déplacement et de juxtaposition de vidéo, obligent à une « explicitation des choix effectués dans l’approche du réel et l’écriture d’une vérité » [Hatzfeld 2007 : 84]. Certaines expérimentations en matière d’écriture cinématographique peuvent alors servir de points de références pour le projet de film documentaire mais aussi pour l’écriture de la recherche. Nicolas Hatzfeld rappelle comment Jacques Revel nourrit sa réflexion d’historien écrivant sur les jeux d’échelles à partir du film d’Antonioni Blow up (1966), dans lequel un photographe explore différents agrandissements d’une même scène. Il cite également Arlette Farge expliquant que l’écriture cinématographique de Robert Altman dans Short Cuts (1994) « la fait rêver à la représentation d’un collectif fondée sur une structure narrative démultipliée » [ibid. : 84-85]. Même à un niveau beaucoup plus modeste, le montage de son propre film permet de réfléchir aux choix opérés en matière de narration et de mettre en regard écriture cinématographique et écriture scientifique littéraire.
23Ces deux modes obéissent à leur propre logique. À sa manière, le documentariste Frederick Wiseman souligne cette hétérogénéité : « Si j’exprimais ce sur quoi porte le film en vingt-cinq mots ou en une centaine de mots, pourquoi faire le film ? Si je réussis à le faire en mille mots ou en cinq minutes de conversation, pourquoi est-ce qu’on devrait faire un film ? » [Wiseman 2001 : 157]. Sur le plan de l’intention, le projet de thèse et le projet de film n’obéissent pas tout à fait à la même impulsion. En grossissant le trait, il semble que pour l’historien, la réalisation d’un film documentaire renvoie à une certaine insatisfaction de la portée de son discours. D’une part, il s’agit de sortir en partie de la stricte communauté scientifique pour s’adresser à un public plus large, en tentant de capter son attention grâce aux ressources narratives de l’écriture cinématographique. D’autre part, ce mouvement renvoie à une forme d’engagement dans le monde social et procède d’une volonté de changer les représentations communes. Le nom des fleurs m’a permis de figurer l’idée selon laquelle la séquence de la modernisation agricole après-guerre méritait d’être revisitée en prêtant attention aux émotions et aux aspirations de ses acteurs sans la réduire au processus d’industrialisation de l’agriculture. La notion de « figuration » [Delage et Guigueno 2004] décrit la capacité d’une œuvre cinématographique à rendre compte d’un moment de l’histoire. Ces historiens fondent leur étude sur l’analyse de grandes œuvres, mais cette notion peut s’appliquer tout aussi bien à des travaux plus modestes. Ainsi, le montage du film m’est apparu comme un processus par lequel je pouvais essayer de « figurer » ce que je pense avoir compris des relations entre la conseillère et les agricultrices et de-là « figurer » ce qu’avaient pu être les ressorts de l’adhésion des familles agricoles aux politiques de modernisation après-guerre.
- 4 Conversation animée avec Noam Chomsky, film documentaire, couleur, 88 min, 2013.
24La question de l’exposition de la réflexivité du chercheur, qui est au coeur de l’écriture scientifique traditionnelle, est beaucoup plus problématique dans le cas de l’écriture cinématographique. Mettre en scène le déroulement de l’enquête constitue une stratégie possible pour donner au spectateur des clés de compréhension de la fabrication des connaissances véhiculées par le récit. Le récent film4 de Michel Gondry consacré à Noam Chomsky proposait une manière originale de rendre compte de la pensée de cet auteur en mettant en scène Gondry lui-même, dans des séquences dessinées qui illustrent ses propres interrogations et incompréhensions des propos de Chomsky et reprennent le déroulement chronologique de leurs rencontres. À un niveau plus modeste, nous avons choisi de mettre en scène l’enquête historienne dans Le nom des fleurs, c’est-à-dire les différentes étapes du tournage, les interrogations suscitées par de nouvelles rencontres ou la consultation d’autres archives. Nous avons ainsi utilisé le fonds de diapositives évoqué ci-dessus comme le fil rouge de l’enquête et donc de la narration. La découverte puis l’exploration progressive des différentes facettes de ces images nous ont fait progresser dans la compréhension du métier de la conseillère et de sa personnalité, mais aussi des politiques de modernisation agricole. Les nombreuses photographies de fleurs que nous avons découvertes dans ce fonds nous sont apparues comme un élément clé pour approcher simultanément la sensibilité personnelle de la conseillère et les formations qu’elle avait délivrées. Certaines de ces formations consistaient à enseigner aux groupes d’agricultrices en montagne le nom des fleurs, afin qu’elles puissent répondre aux attentes des touristes, de plus en plus nombreux.
Fig. 4. Séquence d’ouverture, diapositives mises en scène sur une table lumineuse, 2012.
S. Brunier et C. Pons, Le nom des fleurs, 2013
25Dans la figure n° 4 (photogramme tiré du film), l’utilisation de la table lumineuse révèle la matérialité des archives sans renoncer à rendre visibles les images au centre des diapositives. La seule numérisation des images ne permettait, en effet pas, de montrer le support. Ce dispositif valorise la diversité des clichés mais aussi l’impression d’unité visuelle qui peut s’en dégager, la présence ou l’absence de légendes, la puissance d’évocation de certains motifs comme les fleurs ou les paysages de montagne. Le fait de mettre en scène la manipulation, le tri et la sélection des diapositives par le chercheur s’inscrit aussi dans ce parti pris qui consiste à exposer le travail d’enquête au spectateur : les photographies qui sont intégrées dans les séquences ultérieures ont fait l’objet d’un choix qui ne doit pas être dissimulé mais au contraire mis en scène. De même, si l’étonnement devant la présence de nombreuses photographies de fleurs dans ce fonds constitue le point de départ du récit, la diversité des diapositives suggère que d’autres fils conducteurs auraient pu être suivis. La mise en scène de l’enquête a pour objectif de donner à voir les possibilités qui s’offrent au chercheur pour conduire son récit et de suggérer qu’il aurait pu suivre d’autres bifurcations.
26Avant de conclure, il faut souligner que l’exploration d’autres modes d’écriture pourrait s’avérer tout aussi riche que la réalisation d’un film documentaire. L’écriture web apparaît ainsi, à certains égards, à mi-chemin entre l’écriture cinématographique et l’écriture scientifique plus classique. Ce sont là de simples pistes de recherche mais les expérimentations menées sous forme de récits intertextuels (déjà anciennes) ou de webdocumentaires (qui suivent une mode plus récente) devraient intéresser les communautés de chercheurs [Bouchardon 2012 ; Broudoux 2011]. Sans tomber dans la fascination pour les nouvelles technologies, ces travaux récents ont mis en évidence les caractéristiques propres à ce style de narration. Il ouvre de nouvelles perspectives pour construire des récits fragmentés, interactifs, évolutifs. Le montage peut être, au moins partiellement, déconstruit, en offrant différentes progressions possibles, ce qui induit une forme de réflexivité pour le spectateur. Il existe également des possibilités de dialogue et donc d’interaction avec le lecteur-utilisateur, susceptibles de générer d’autres effets d’intelligibilité, ou au moins, ouvrir des pistes de recherche selon la manière dont les utilisateurs s’approprient le récit. Dans une certaine mesure, le principe d’action, ou d’interaction avec le récit, peut être mis au service de la réflexion, en générant des étonnements, des contradictions. Enfin, ce type de narration ouvre des horizons en matière d’écriture collective ce qui, là aussi, ne devrait pas laisser les chercheurs indifférents.
27Pour l’historien, l’expérience de réalisation d’un film documentaire apparaît donc comme une opportunité de porter un nouveau regard sur les sources, d’affiner sa compréhension du monde social observé et d’explorer différentes stratégies de narration. En enrichissant les trois temps de l’opération historiographique, la confrontation de la discipline au travail cinématographique s’inscrit dans une perspective interdisciplinaire, qui ne cherche pas seulement à emprunter des concepts, des outils ou des pratiques artistiques, mais aussi à repenser les pratiques qui sont au cœur du métier de l’historien. La préparation du tournage a permis de multiplier les rencontres d’anciennes adhérentes des groupes de vulgarisation féminine ainsi que de valoriser des fonds d’archives, notamment celui de diapositives constitué par les conseillères de la chambre d’agriculture de Savoie. La réalisation des séquences a ensuite conduit à faire des choix de cadrage, autrement dit à sélectionner ce qu’il paraissait pertinent de saisir lors des rencontres que nous organisions, en tenant compte à la fois de nos intentions de départ et de la dynamique propre à chaque moment. Enfin, le souci de donner une dimension réflexive au récit proposé incitait à mettre en scène l’enquête historienne en tant que telle dans le film pour donner un aperçu des choix opérés et des chemins transversaux que nous n’avions pas empruntés. Dans Le nom des fleurs, nous avons ainsi cherché à articuler la singularité de l’itinéraire de la conseillère agricole et l’histoire des groupes de vulgarisation féminine agricole. Ce fil narratif invite ainsi à échapper à une histoire manichéenne du « grand chambardement » de la France agricole après-guerre, qu’il s’agirait alternativement de dénoncer ou de glorifier, pour au contraire élucider le jeu délicat des bouleversements globaux et des émancipations locales.