1Les productions d’images animées n’ont cessé de croître depuis leur invention au début du xxe siècle. D’abord limitées, en raison des coûts de fabrication, de diffusion et de contraintes techniques, ces images connaissent un processus d’industrialisation rapide et massif. Par ailleurs, leur utilisation va progressivement s’étendre, toutes les dimensions de la vie sociale étant progressivement mises en images, l’accélération du progrès technique aidant. Au cinéma et aux actualités cinématographiques, qui dominent la première moitié du siècle dernier, succèdent la télévision, puis les télévisions, et toutes les ressources de la vidéo analogique et numérique diffusées par de nouveaux supports nomades, qui ont transformé les sociétés contemporaines en société dite « de l’image ».
2À cette production d’images animées « par le haut » se juxtapose rapidement, à partir de la Première Guerre mondiale, une production par le « bas », facilitée par les progrès techniques et la multiplication d’appareils privés : c’est le domaine des réalisations d’amateurs, en constante expansion, conduisant à la constitution de corpus déjà conséquents [Castro 2008]. Le monde de la recherche et de la science s’est aussi très tôt intéressé à ce média, tant pour sa dimension pédagogique que par les nouvelles opportunités offertes pour les thèmes, les espaces et les sociétés observés, produisant de plus en plus de sources originales [Christin et Pasquali 2011]. Au-delà de leurs usages récréatifs et culturels, le cinéma et ses « héritiers », comme la vidéo, sont devenus des instruments essentiels de découverte, de connaissance et d’appropriation du monde, proche ou lointain que l’on identifie désormais sous le terme du visual turn [Brunet 2005]. Il s’impose donc aux sciences sociales du contemporain de s’emparer de ces images qui constituent autant de nouvelles sources pour la connaissance du passé et renouvellent les modalités de l’écriture scientifique [de Heusch 2006 ; Terrenoire 1985].
3Soumettre ses questionnements à l’objet rural offre des perspectives particulièrement fructueuses : plus que d’autres, le « paysan objet » [Bourdieu 1977] a été et reste le support de nombreuses représentations, notamment à travers les images, fixes ou animées, qui véhiculent de très nombreux stéréotypes et de partis pris idéologiques, inscrits dans un temps très long et que les chercheurs doivent être attentifs à déconstruire ou à mettre à distance. Les débats qu’ont pu susciter les dernières réalisations cinématographiques de Raymond Depardon en témoignent [Bessière et Bruneau 2011].
4En raison de l’ancienneté et de la relative permanence de ces représentations, les études visuelles sur le monde rural ont d’abord et principalement été menées sur les images fixes, qu’il s’agisse de la peinture [Chamboredon 1977 ; Bernard 1990 ; Le Roy Ladurie 1994] puis de la photographie [Mayaud 2002 ; Kollar et Lynch 2010], à l’exception des travaux pionniers de Ronald Hubscher [1988]. Porter l’accent sur les images animées est d’autant plus pertinent que leur utilisation croissante correspond, pour les sociétés occidentales en général et la France en particulier, à une période de profonde mutation des sociétés rurales, entendues à la fois comme lieux de production, avec la mise en œuvre de la seconde révolution agricole, et comme espace géographique et social autour de la « fin des paysans ». La transformation des espaces, liée à la mécanisation, les recompositions sociales et culturelles, la réorganisation des relations villes-campagnes s’opèrent sous l’objectif et dans le champ des caméras.
5Cette appétence des sciences sociales pour l’image animée s’observe dans la publication récente de plusieurs numéros thématiques sur cette question. C’est le cas, par exemple, de la Revue de synthèse, avec la parution d’un dossier sur les « Caméras, terrains et sciences sociales » [Christin et Pasquali 2011], ou de L’Homme, avec un numéro intitulé « De l’anthropologie visuelle » [Colleyn 2011], ainsi que des publications régulières d’articles ou d’ouvrages [Béraud 2012].
- 1 Ce projet de publication vient clore un cycle de recherche initié en 2010 à partir d’un projet por (...)
6Le constat d’une centralité croissante des images animées dans les sciences sociales du contemporain est à l’origine de ce dossier, point d’aboutissement éditorial d’un projet de recherche pluridisciplinaire initié par l’Université Lumière Lyon-2 et le Laboratoire d’études rurales (équipe d’accueil, université de Lyon-2) et réalisé entre 2010 et 20141, autour des relations entre les sciences sociales et l’image animée, au prisme de l’exploration des sociétés rurales. Il reprend une sélection d’interventions présentées lors du colloque organisé à Lyon, les 16 et 17 juin 2014, intitulé « La caméra explore les champs ». L’objectif était de confronter les dépositaires d’images, institutions de toutes natures possédant des archives, les documentalistes et les chercheurs de différentes disciplines, autour des usages différenciés et parfois complémentaires de l’image animée pour et par la recherche. Les échanges se sont révélés particulièrement stimulants, dans un domaine où existent encore nombre de cloisonnements et de doutes sur le bien-fondé du recours à l’image animée pour les sciences sociales et historiques, où les enjeux de la conservation et de la diffusion sont objet de débats et de stratégies parfois divergentes entre les institutions, et où le travail de la recherche ne peut que profiter de projets construits collectivement.
7La prise en compte de la diversité des 11 regards et des usages est une condition indispensable au développement des études utilisant de manière centrale ou ponctuelle les images animées produites par des amateurs, des institutions publiques et privées, des associations, mais aussi des chercheurs travaillant sur et avec l’image animée. Le choix a été fait de ne pas inclure les films de fiction, terrain éminemment vaste, pour lesquels on dispose de surcroît d’une récente et pertinente vue d’ensemble [Hubscher 2011], même si la frontière entre les genres est très largement illusoire et constitue en elle-même un sujet de réflexion qui a nourri les débats. De même, le « rural » est moins une catégorie en soi, refermée sur elle-même, qu’un point d’entrée, largement ouvert, sur l’étude des sociétés contemporaines. L’intérêt principal de ce dossier est de mettre en évidence la diversité et la richesse des ressources audiovisuelles relatives au monde rural que le développement de la numérisation rend de plus en plus accessible, en les confrontant directement avec des pratiques scientifiques contemporaines, soit comme sources servant de support à une problématique de recherche, soit comme support à une écriture scientifique. L’un des postulats a été de ne pas rouvrir, au prisme du rural, le débat théorique sur la légitimité du recours à l’image animée dans les sciences sociales, mais bien davantage de prendre acte des mutations rapides qui s’opèrent en termes d’utilisation de documents jusque-là très peu accessibles, mais aussi dans la fabrication et la diffusion de recherches scientifiques construites à partir des images. Les échanges ont notamment montré l’enjeu considérable que représentent l’indexation des collections et les interactions nécessaires avec les travaux des chercheurs, ainsi que les obstacles techniques et juridiques qui se dressent en matière de diffusion.
8L’approche est délibérément pluridisciplinaire pour permettre la confrontation de situations très hétérogènes. En sociologie et en anthropologie, le recours à l’image animée comme pratique de recherche et d’écriture est déjà ancien, constitutif même par certains aspects de la structuration des disciplines, en particulier chez les anthropologues, même s’il reste un objet d’affrontements et de débats [Louveau de la Guigneraye et Arlaud 2007 ; Colleyn 2012], victime d’une certaine marginalisation.
9Le recours à l’image s’est affirmé dans la sociologie rurale dans les années 1980 – soit deux décennies après la création de cette spécialité – au sein du laboratoire Dynamiques rurales de Toulouse et des travaux d’Anne- Marie Granié. L’usage précoce par les sciences sociales de l’image animée participe aussi à la réutilisation des films de recherche, devenus à leur tour des « sources » ou permettant d’explorer la piste très féconde des « retours ».
10Les historiens s’y intéresseront plus tardivement. Pour eux, l’image animée est d’abord une source [Chambat-Houillon et Cohen 2013], soumise à un travail de décantation chronologique mais dont les contours ne cessent de s’élargir, comme dans le front pionner que constituent les films amateurs ou les films de famille autour desquels se retrouvent historiens et anthropologues [Tousignant 2004 ; Le Gall 2010].
11Son omniprésence dans l’histoire du temps présent, à l’âge des médias audiovisuels, oblige toutefois à interroger son rôle et ses usages, y compris en explorant les possibilités d’une écriture visuelle de l’histoire. En ce sens aussi, pour les scientifiques, écrire avec et sur l’image impose de réinventer ses pratiques. Enfin, au-delà du support, le croisement des regards et des méthodes participe également à la redéfinition des contours d’un espace rural dont l’existence même fait aujourd’hui débat : le filmer, c’est nécessairement opérer des choix, que ce soit au niveau d’un territoire, des activités ou des interactions sociales.
12Comme tout projet de recherche, les contributions rassemblées pour ce volume ainsi que les problématiques abordées n’ont pas vocation à l’exhaustivité. Si d’autres auteurs auraient pu être sollicités, que certaines communications n’ont pu déboucher sur un article achevé, il nous semble néanmoins que l’ensemble présenté, ici, possède tout à la fois une réelle cohérence et une forte originalité, et que la publication d’un tel numéro constitue une étape importante dans la structuration des travaux associant images animées et mondes ruraux. D’un point de vue éditorial enfin, un dossier de ce type est aussi l’occasion de pratiquer une écriture sur et avec l’image animée, en réfléchissant à l’éventuelle mise en œuvre de dispositifs techniques adaptés.
13Un premier ensemble de textes renvoie à trois expériences d’écritures filmiques du rural, trois dispositifs qui mobilisent la caméra. Dans les deux premiers cas, il s’agit d’un choix qui place d’emblée l’image et la camera au cœur d’un projet de recherche collectif, plus large, dont le film n’est qu’un élément du dispositif d’enquête.
14Ainsi, Béatrice Maurines s’attache à observer et à analyser l’un de ses objets d’étude, la mise en place des « circuits courts », mettant en évidence, au-delà des spécificités propres à ce terrain, l’importance de l’interaction avec les différents commanditaires, dans le cadre d’un comité de pilotage, mais aussi avec les « publics » et les communautés, lors des phases de restitution, intermédiaire ou définitive. Cette co-construction des images et des regards est d’autant plus pertinente que le terrain lui-même rassemble des acteurs ne partageant pas les mêmes territoires ni les mêmes représentations, et que les images en constituent un puissant révélateur.
15Dans son article, Nadine Michau présente une dynamique similaire avec un film inséré dans un projet de recherche pluridisciplinaire, plus vaste consacré à l’étude de la réceptivité des filières agricoles face à l’introduction de nouvelles pratiques, agro-écologiques et environnementales. Néanmoins, il y a une différence fondamentale ; il ne s’agit plus d’observer et d’analyser un système « gagnant », le circuit court, mais de se pencher au contraire sur les formes de remises en cause d’un modèle agricole un temps dominant – l’agriculture intensive – et d’en explorer les modalités de reconversion. Plus encore sans doute que dans l’exemple précédent, l’appréhension des acteurs face aux représentations que leur renvoie la société peut susciter au début des réticences face à la caméra, qui s’effacent au fur et à mesure que l’enquête progresse et s’intensifie, comme le montre l’ajout des entretiens filmés. Comme pour les circuits courts, les restitutions aux commanditaires sont l’occasion de voir émerger des réactions différentes.
16La démarche de Sylvain Brunier est à la fois proche et différente. Proche dans la thématique, puisqu’il s’agit d’explorer les modalités de la transmission du progrès et des nouvelles rationalités techniques dans les campagnes des Trente glorieuses, mais sous l’angle historique. Mais elle se révèle aussi différente car le recours à l’image n’est pas envisagé à l’origine de la démarche et ne s’impose que progressivement comme un élargissement et un enrichissement de l’enquête orale « classique » à laquelle peuvent se livrer les historiens du temps présent. Elle est un moyen de contourner les éventuels obstacles ou les manques, mais aussi de mettre au jour, à travers les interactions qui naissent des rencontres filmées, des dimensions que les sources « classiques » ne laissaient pas nécessairement entrevoir. Sylvain Brunier interroge également la question de l’écriture, de la narration et des opportunités et des alternatives qu’offre la forme du documentaire.
17Le second ensemble de textes questionne une autre dimension, de plus en plus centrale, de l’image animée, celle d’une source de connaissances du passé, d’un document produit par les différents acteurs et qui permet de s’en approcher au plus près. Cet usage diachronique n’est pas, comme on pourrait le croire, l’apanage des seuls historiens. Bien au contraire, comme nous l’avons souligné précédemment, ces derniers n’utilisent qu’avec retenue une source à la fois « récente », réservée à l’histoire du xxe siècle et du temps présent, et complexe, à la différence de leurs collègues des autres sciences sociales.
18Cette approche diachronique s’observe, par exemple, dans les réflexions épistémologiques sur l’histoire des disciplines, stimulées par l’intérêt des « retours » sur les enquêtes et leurs matériaux, notamment chez les sociologues et les ethnologues. C’est dans cette dynamique que s’inscrit le questionnement de Gilles Laferté sur les films de Jean-Dominique Lajoux. L’un de ses principaux intérêts est d’analyser cet usage de l’image, non pas seulement à l’aune de sa dimension « scientifique » ou technique, mais aussi comme un révélateur des positions sociales et professionnelles, qui influent également sur les modes d’appropriation du cinéma par la recherche. Gilles Laferté montre comment le travail de J.-D. Lajoux se situe dans un « moment » et dans une « pratique », ceux des grandes enquêtes collectives des années 1960, articulées autour de riches collectes et de projets muséographiques. Au-delà de son intérêt pour l’histoire de la discipline, cette étude interroge aussi les usages possibles de ces images dans le cadre des « revisites ».
19Éric Wittersheim, anthropologue et cinéaste, revient sur l’une de ses premières expériences d’enquête filmée, autour de son film réalisé en 1997 (Allers-Retours à la terre). Son travail ethnographique explore les trajectoires de « néoruraux » des années 1970, avec une dimension très personnelle et qui donne des clés pertinentes de compréhension du processus de construction du terrain et des limites qu’il suscite. Cette « revisite » permet de comprendre combien la position de l’ethnographe comme enquêteur est bien le cœur du processus de connaissances et d’interaction de l’anthropologie visuelle contemporaine.
20Le dernier texte est d’une tonalité différente et propose, de l’intérieur, une réflexion sur l’écriture filmique dans sa tentative de dévoiler les ressorts profonds de la vie paysanne, une démarche qui, dans le cas de Guy Chapouillié, s’inscrit dans un long parcours consacré à fixer sur la pellicule les transformations des sociétés rurales. Un témoignage qui rappelle toutes les ambiguïtés et les nuances de l’écriture filmique, éminemment personnelle et intime, ce qui en fait tout sa force mais aussi toute sa fragilité.