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Comptes rendus

Keith Basso, L’eau se mêle à la boue dans un bassin à ciel ouvert. Paysage et langage chez les Apaches occidentaux

Paris, Zones sensibles, 2016, 196 p. (1re édition, Wisdom Sits in Places. Landscape and Language Among the Western Apache, Albuquerque, The University of New Mexico Press, 1996)
Fabien Gaveau
p. 203-205
Référence(s) :

Keith Basso, L’eau se mêle à la boue dans un bassin à ciel ouvert. Paysage et langage chez les Apaches occidentaux, Paris, Zones sensibles, 2016, 196 p. (1re édition, Wisdom Sits in Places. Landscape and Language Among the Western Apache, Albuquerque, The University of New Mexico Press, 1996)

Texte intégral

1Une pépite jaillie de l’Arizona… L’enthousiasme est de mise face à un ouvrage enfin disponible en français, vingt ans après sa publication par les presses de l’université du Nouveau-Mexique. Remercions les éditions Zones sensibles et ceux qui ont participé à cette entreprise éditoriale ! Le lecteur pardonnera sans réserve les coquilles présentes dans le texte. Occasion encore de souligner combien la recherche a besoin du souffle de l’ailleurs pour saisir, au-delà de ses frontières, zones de confort et parfois de paresse, les trésors de l’esprit.

2Keith Basso (1940-2013), anthropologue, et cowboy comme il le relate, a plongé dans la culture apache à l’âge de 19 ans. En 1979, le chef d’une tribu de Cibecue (Arizona) lui suggère de cartographier le territoire apache. Le projet débouche sur une réflexion consacrée à la signification de l’espace dans la culture apache. Après 5 années d’enquêtes, les premiers résultats sont publiés. Ils alimentent des textes dont certains sont repris dans ce volume, œuvre achevée en 1995.

3Après la préface, rédigée en mars 2016 par Carlo Severi, l’introduction de Keith Basso rappelle l’origine du projet, les modalités de l’enquête et la position qu’il a adoptée à l’occasion. En effet, questionner l’espace n’est pas fréquent à cette époque en anthropologie.

4L’auteur invite à réfléchir à la nature profonde de la relation entre l’individu et l’espace, au-delà d’une simple appropriation. Le lieu en culture apache est une parcelle de temps, d’expérience, de mémoire. Son nom est un discours implicite mais librement réinterprété, en nuance, par celui qui le prononce. Il engage des valeurs, une morale, une sagesse. Keith Basso a écouté les Apaches parler des lieux. La carte demandée est en réalité une plongée dans une culture, une mémoire.

5Quatre textes constituent le travail. Le lieudit, comme celui qui forme le titre de l’ouvrage, est d’abord résurrection des ancêtres par la parole puis parole des ancêtres. Nommer l’espace, c’est se l’approprier. Un toponyme évoque le sentiment qui a jailli chez le premier qui s’est trouvé en face d’un lieu, qui l’a vu, en a compris la valeur, y a trouvé de quoi vivre, y a vécu une expérience. Parlant des lieux, les Apaches ont coutume de se placer mentalement dans la position de cet ancêtre. La parole consiste à exprimer, du point de vue de cet aïeul, le motif du baptême du lieu.

6Tous les lieux ont une histoire et deviennent matière d’un récit. Tel est l’enseignement du second texte. Le langage apache est compris selon trois fonctions : discuter, prier, relater. Le récit se décline en quatre genres, le mythe, le conte historique, la saga, la rumeur. Le tout s’organise selon l’intention de se placer « au commencement » des choses ou d’en retirer un enseignement. C’est la « finalité » du récit. Le conte historique a en particulier la fonction d’instruire sur les développements de la culture apache et sur ce qu’il en coûte de ne pas respecter les coutumes. Les toponymes puisent leur origine dans ces différentes formes du langage. Ils donnent aux locuteurs le moyen de se comprendre eux-mêmes et d’en retirer un enseignement.

7Ainsi, l’espace porte une expérience dont le peuple se nourrit dans la continuité de l’histoire, sur laquelle il s’appuie pour agir. Le toponyme relie un lieu à l’expérience individuelle et collective. En retour, l’espace porte la trace des expériences anciennes, sans cesse réactivées. Un lieu aride désigné par le nom d’une source évoque ce qu’était le monde ancien et les raisons probables qui ont conduit à sa transformation.

8Les toponymes sont plus encore. Les Apaches ont coutume de « parler avec les noms », technique de communication à part entière, qui peut dérouter le locuteur étranger à la culture, quand bien même il en connaîtrait la langue. La méthode consiste à placer l’interlocuteur dans la position de l’ancêtre regardant le lieu qu’il découvre, au terme d’un parcours qui, implicitement, l’a conduit en ce point et disparaît à ses yeux. Par son évocation dans la discussion, le toponyme suscite des images mentales, censées porter l’expérience de cet ancêtre. Il en sort une réflexion personnelle, un enseignement, une réponse à un problème. Le laconisme s’impose puisque le sens du lieu suffit à susciter le débat intérieur chez l’interlocuteur concerné par le propos. De fait, seule une connaissance intime de la culture apache donne son sens à l’art de « parler avec les lieux ».

9La valeur des toponymes tient à ce que l’espace est le domicile de la conscience. L’émotion, la concentration, l’introspection que suscitent les lieux permettent aux êtres, en retour, de se connaître et d’éclairer la nature de leur présence au monde. Les liens sociaux s’en nourrissent. D’ailleurs, les toponymes interviennent comme un appel à la sagesse, une mise en garde par l’évocation de ce qu’un type de comportement jugé déviant pourrait produire. En outre, loin de s’éteindre avec les mutations de l’existence, la pratique qui consiste à attribuer un nom à un lieu où survient un fait signifiant pour les Apaches est toujours d’actualité.

10Keith Basso a formidablement éclairé ce que ni l’ethnologie ni l’anthropologie n’avaient en leur temps l’habitude de réaliser : rendre compte des interactions profondes entre le langage, la culture, l’identité individuelle, les liens sociaux et l’espace visible, sensible, physique et vécu.

11La géographie serait inspirée par la présente démonstration. Jamais le toponyme n’est apparu dans une telle richesse analytique. Jamais le lieu n’a fait l’objet d’une approche aussi précise. Bien souvent la géographie considère l’espace comme un donné, un support, que les sociétés ont le loisir de manipuler selon leurs intérêts. Il y a d’un côté l’espace physique, de l’autre la volonté humaine, parfois un espace symbolique, mais rarement une telle plongée dans le sens des lieux.

12Dans la culture apache, l’espace est aussi le temps. Le paysage est expérience et enseignement. Les noms des lieux relient l’être présent à une origine culturelle vivante. Il n’est pas dit que de tels schémas ne caractérisent pas l’attachement aux lieux dans de nombreuses autres cultures, même si l’expression de ce rapport suit d’autres agencements culturels.

13Les lecteurs s’empareront de cet ouvrage pour leur propre bonheur, pour le plaisir de l’esprit et pour développer d’autres regards, plus profonds, sur de nombreux pans de la recherche académique. Revenir aux lieux paraît plus que jamais impératif.

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Pour citer cet article

Référence papier

Fabien Gaveau, « Keith Basso, L’eau se mêle à la boue dans un bassin à ciel ouvert. Paysage et langage chez les Apaches occidentaux »Études rurales, 198 | 2016, 203-205.

Référence électronique

Fabien Gaveau, « Keith Basso, L’eau se mêle à la boue dans un bassin à ciel ouvert. Paysage et langage chez les Apaches occidentaux »Études rurales [En ligne], 198 | 2016, mis en ligne le 22 mars 2017, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/11433 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.11433

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Auteur

Fabien Gaveau

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