1À la fin des années 2000, Érik Neveu [1999] regrettait le relatif désintérêt de la sociologie du journalisme, comme de la sociologie des mouvements sociaux, pour la question des relations entre mobilisations collectives et médias. Pareil constat ne semble plus de mise aujourd’hui : au cours des quinze dernières années, de nombreux travaux ont en effet étudié les dynamiques qui traversent l’espace des mouvements sociaux, comme celui de la production de l’information, et pèsent sur l’interaction entre les professionnels des médias et les mobilisations collectives. Du côté des mouvements sociaux, que ce soit dans la lignée des travaux de Patrick Champagne [1990] sur les « manifestations de papier » ou de ceux de Philip Schlesinger [1992] sur le rôle des sources et leur professionnalisation, plusieurs recherches ont montré comment les mobilisations collectives anticipent les attentes des médias en termes de mise en scène des actions ; protestataires comme de cadrage et de définition des problèmes sociaux dont elles sont porteuses [Derville 1997 ; Barbot 1999 ; Henry 2003]. Du côté de la production de l’information, des travaux ont analysé comment les logiques internes du « champ médiatique » ont pu susciter des dynamiques économiques (concurrence accrue entre titres de presse, entre médias écrits et audiovisuels), professionnelles (émergence du journalisme d’investigation) et organisationnelles (évolutions du « rubricage ») qui ont eu pour conséquence une couverture accrue des scandales politiques, financiers et sanitaires, ainsi que des mouvements sociaux qui les dénoncent [Champagne et Marchetti 1994 ; Marchetti 2000]. Ces travaux sont traversés par un questionnement commun : jusqu’à quel point les médias peuvent-ils faire – et défaire – les mouvements sociaux ? Si plusieurs chercheurs ont établi que le traitement médiatique des causes politiques affecte considérablement leur recrutement [Juhem 1999] ou l’accès au leadership au sein des organisations militantes [Gitlin 1980], nombreux sont ceux qui invitent à « conjurer le média-centrisme » [Neveu 2010] et à éviter de réduire les interactions entre médias et mouvements sociaux à une relation binaire. Dans cette optique, des recherches interprètent ces interactions au prisme de dynamiques à l’oeuvre dans d’autres espaces sociaux, notamment politiques [Juhem 1999] et judiciaires [Marchetti 2000].
2La médiatisation des mobilisations de victimes est propice à nourrir cette réflexion, dans la mesure où elle constitue un cas-limite dans lequel l’influence des médias sur les mouvements sociaux apparaît particulièrement forte. C’est du moins ce que suggèrent les travaux qui voient dans les mobilisations de victimes un cas typique de « mouvements sociaux émotionnels » [Walgrave et Verhulst 2006], éloignés des opérateurs traditionnels En effet, ces mobilisations semblent plus cimentées par le partage d’une expérience offensante que par des positions sociales communes. Ces recherches soulignent la capacité des médias à faire émerger, à mettre en forme et à légitimer ce type de causes politiques [Walgrave et Manssens 2000]. À l’inverse, d’autres auteurs soulignent que si le succès politique des mouvements de victimes repose en partie sur l’engagement et le soutien de journalistes, il ne saurait s’interpréter uniquement comme la conséquence de logiques propres au champ médiatique [Henry 2007 ; Latté 2008, 2015].
3Dans cet article, nous défendons cette seconde hypothèse pour analyser la manière dont la question des effets des pesticides sur la santé des travailleurs agricoles a récemment émergé comme un enjeu médiatique en France. Nous montrons que cette médiatisation est fortement liée à l’investissement de journalistes d’investigation qui enquêtent sur les méfaits des pesticides et s’intéressent à la santé des travailleurs agricoles en se focalisant sur des cas individuels. Leur travail a eu un impact non négligeable au-delà de l’arène médiatique : porteurs de « cadres d’injustice » [Gamson 1992], ils ont encouragé certains agriculteurs à se considérer comme victimes et à se regrouper en un mouvement collectif, structuré par l’association Phyto-victimes à partir de 2011. Nous soulignons néanmoins qu’il serait simplificateur de considérer la médiatisation des agriculteurs victimes des pesticides comme le simple produit d’un investissement journalistique. Elle a été, en effet, facilitée par la mobilisation préalable de réseaux militants constitués. Nous montrerons également que, loin d’être des sujets passifs pour des journalistes en quête de scandales à dénoncer, les travailleurs agricoles ont rapidement cherché à la maîtriser, de manière de plus en plus stratégique au fur et à mesure de leur apprentissage du jeu médiatique. Plus largement, cet article suggère que, dans l’espace de représentation des intérêts agricoles comme ailleurs [Latté 2008], le développement du témoignage individuel et de figures victimaires comme modes d’inscription médiatique des problèmes sociaux ne saurait s’interpréter comme une forme de dépolitisation compassionnelle.
- 1 Nous avons identifié les articles avec les mots clés : pesticide*, AND malad* et AND sant*. Pour c (...)
- 2 Ces recherches ont bénéficié d’un financement de l’Office national de l’eau et des milieux aquatiq (...)
4Cet article repose sur une enquête consistant en une série d’entretiens semi-directifs avec la demi-douzaine de professionnels des médias – journalistes, réalisateurs et un photographe – qui ont directement contribué à la mise en mouvement des agriculteurs victimes des pesticides, ainsi que sur une vingtaine d’entretiens avec des agriculteurs (ou des membres de leur famille) qui sont entrés en relation avec eux. Elle est, de plus, complétée par l’analyse d’un corpus d’articles de presse écrite nationale et régionale française, constitué via la base de données Factiva1 qui a permis de collecter 1 453 articles publiés entre 1998 et 20152.
- 3 Le même enjeu a pu connaître des formes de publicisation bien plus précoces dans d’autres contexte (...)
5Depuis les années 1990, la publicisation de la question des effets sanitaires et environnementaux indésirables des pesticides à usage agricole s’est intensifiée en France3 [Chateauraynaud et al. 2007]. En dépit d’une couverture de plus en plus importante de divers aspects de ce problème dans les médias (pollution de l’eau, santé des consommateurs de fruits et de légumes traités, effets des pesticides sur les abeilles), les enjeux de santé au travail liés aux pesticides sont, quant à eux, longtemps restés invisibles. Ce n’est qu’au cours de la seconde moitié de la dernière décennie qu’ils ont fait l’objet d’une attention accrue de la part des journalistes des médias généralistes. Cette fortune médiatique nouvelle doit beaucoup à l’action d’un petit groupe de professionnels de l’information qui se sont successivement engagés dans des enquêtes sur cet enjeu, entre 2004 et 2011.
6AUX CONFINS DE L’ESPACE MÉDIATIQUE
- 4 Outre le faible intérêt général des médecins pour les facteurs professionnels de pathologies [Théb (...)
7Jusqu’au milieu des années 2000, les médias montrent peu d’intérêt pour la question des effets des pesticides sur la santé des travailleurs agricoles. Pourtant, dès les années 1980, des études épidémiologiques convergentes ont mis en évidence une probable sur-incidence de certaines pathologies chroniques (en particulier la maladie de Parkinson et certains cancers du système sanguin) chez cette population, en lien avec l’exposition professionnelle aux pesticides. Cependant, ces données circulent alors difficilement au-delà des cercles spécialisés des sciences biomédicales, y compris auprès des spécialités médicales les plus concernées (neurologie et hématologie)4. Par ailleurs, comme l’ont bien montré les travaux d’Emmanuel Henry [2003] sur la crise de l’amiante, l’intérêt que portent les journalistes des médias généralistes aux enjeux de santé au travail est limité par la distance sociale et spatiale qui les sépare des travailleurs atteints de maladies professionnelles.
- 5 Ces observations sont liées à une lecture très partielle de cette presse dans le cours de nos rech (...)
- 6 Le 21 janvier 2011, par exemple, le président de la FNSEA est interpellé par un journaliste de RTL (...)
- 7 La revue Santé et travail publie en janvier 2000 un article sur la reconnaissance de maladie profe (...)
- 8 En juin 2002, le trimestriel L’écologiste publie un article sur les méfaits des pesticides sur la (...)
- 9 Le Pèlerin Magazine évoque succinctement en juillet 2001 le cas d’un agriculteur atteint de la mal (...)
8La médiatisation des pathologies professionnelles liées aux pesticides est d’autant moins évidente que les principales institutions positionnées comme sources officielles d’information sur ce sujet sont plutôt réfractaires à considérer qu’il y a un problème. Le ministère de l’Agriculture a promu, à travers ses politiques de développement, le recours aux pesticides et a mis en place, depuis soixante-dix ans, un système d’autorisation préalable de leur mise sur le marché que l’évocation d’atteintes à la santé sur les agriculteurs exposés viendrait rétrospectivement fragiliser. Le principal représentant syndical agricole, la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), prend régulièrement des positions contre une trop stricte régulation des pesticides et ne semble pas favorable à l’inscription sur l’agenda politique de la question des effets sanitaires de ces produits au-delà des messages officiels de prévention. Il suffit d’observer la difficulté de la presse agricole, économiquement dépendante du syndicat et des financements publicitaires des firmes qui produisent les pesticides, à se saisir de ce sujet5, ou encore les premières réactions du président de la FNSEA lorsqu’il est interrogé sur ce point6. Par conséquent, le thème des liens entre pesticides et santé des agriculteurs n’est évoqué que dans des espaces médiatiques relativement périphériques. En l’occurrence, les très rares articles consacrés à ce sujet au début des années 2000 sont soit le fait de la presse spécialisée sur la santé au travail7 ou l’environnement8, soit celui de supports de presse dont le lectorat rural est particulièrement important [Tudesq 1988] : deux titres de la presse quotidienne régionale et un hebdomadaire chrétien9. Dans notre corpus, jusqu’en 2008, seuls deux cas, anonymes, sont traités dans la presse locale : une salariée viticole dans le Médoc souffrant de démangeaisons (Sud Ouest, daté 16 décembre 2004) et un salarié agricole d’une exploitation céréalière berrichonne ayant obtenu en 2006 la reconnaissance du caractère professionnel de sa maladie de Parkinson (La Nouvelle république, daté du 20 septembre 2006).
9Un article, publié le 25 octobre 2004 dans L’Express, apparaît à cet égard comme une exception notable, mais dont les effets médiatiques et politiques sont très indirects. Intitulé « Ces agriculteurs malades des pesticides », il est rédigé par Estelle Saget, en charge des sujets de santé dans ce qui est alors la rubrique scientifique de l’hebdomadaire. Cette publication, qui constitue la première trace de l’intérêt d’un média généraliste et national pour la thématique des effets des pesticides sur la santé des agriculteurs, est le produit d’une réduction conjoncturelle de la distance sociale entre journalistes et travailleurs agricoles. L’attention de la journaliste est, en effet, attirée sur ce sujet par un photographe de presse indépendant avec qui elle collabore régulièrement et qui travaille fréquemment sur les sujets agricoles. Ce dernier a perdu quelques années plus tôt un oncle exploitant agricole, atteint précocement de la maladie d’Alzheimer. Le photographe et d’autres membres de sa famille soupçonnent qu’elle résulte de l’exposition prolongée aux produits de traitement. Il encourage donc sa collègue à explorer cette piste.
- 10 La notion de « cadre d’injustice » est développée par W. Gamson [1992] pour décrire les éléments ( (...)
10L’article qui découle de leur collaboration introduit une modalité de traitement inédite des effets des pesticides sur la santé, qui met en avant un « cadre d’injustice »10 jusqu’alors inemployé. En effet, alors que les rares médias ayant évoqué des agriculteurs malades s’intéressaient principalement à des salariés victimes d’employeurs négligents, l’article de L’Express s’intéresse aux agriculteurs dans leur ensemble et mêle indifféremment exploitants et salariés. Rompant avec la pratique d’anonymisation privilégiée par ses confrères de la presse régionale, la journaliste se focalise sur l’expérience intime des travailleurs agricoles interrogés. L’article, illustré de portraits photographiques, relate le parcours de cinq agriculteurs malades ou décédés et de leurs familles, qui « rompent la loi du silence » pour dénoncer un ensemble d’acteurs qui ont minimisé les dangers des produits de traitement : les coopératives qui les distribuent sans informer correctement leurs adhérents et, surtout, les industriels qui produisent les pesticides et ont négligé « l’impact à long terme de leurs spécialités sur la santé humaine ».
- 11 Il faut attendre 2007 pour que L’Express consacre à nouveau un article sur ce sujet signé d’E. Sag (...)
11L’article de L’Express n’est cependant pas repris par d’autres titres de presse nationaux. Il ne donne lieu qu’à un suivi minimal par l’hebdomadaire11. En tant que responsable de rubrique, Estelle Saget répond à une norme d’excellence professionnelle, invoquée par sa rédaction, qui fait obstacle au suivi régulier des dossiers les plus polémiques au nom d’une certaine impartialité [Marchetti 2000 ; Henry 2003]. Le cadrage des maladies professionnelles liées aux pesticides, que cet article met en avant, est en revanche repris et approfondi par une série de producteurs d’information plus éloignés de la presse traditionnelle, des journalistes d’investigation indépendants.
12De 2005 à 2012 se succèdent en effet des livres et des films mettant en cause les dangers des pesticides pour la santé et l’environnement. Ils donnent à voir des cas de travailleurs agricoles malades et les présentent comme des victimes des pesticides. En 2005, Vincent Nouzille, journaliste indépendant, publie chez Fayard Les Empoisonneurs, un livre sur les dégâts sanitaires causés par les produits chimiques industriels, dans lequel il consacre un chapitre aux pesticides et à leurs effets sur les agriculteurs. En 2007, paraît chez le même éditeur Pesticides, révélations sur un scandale français, co-rédigé par François Veillerette, militant anti-pesticides du Mouvement pour la défense et le respect des générations futures (MDRGF), et un journaliste indépendant qui se revendique militant écologiste, Fabrice Nicolino. Un chapitre mentionne deux cas d’agriculteurs malades des suites de leur exposition aux pesticides. En 2008 et 2010, le cinéaste Jean-Paul Jaud, qui a longtemps travaillé comme réalisateur d’évènements sportifs pour Canal +, sort successivement pour le cinéma deux documentaires, Nos enfants nous accuseront et Severn, la voix de nos enfants. Ces films, qu’il réalise après avoir été atteint d’un cancer qu’il attribue à l’exposition à la pollution chimique, suivent notamment des agriculteurs prenant conscience des dangers des pesticides pour eux-mêmes ou pour leurs propres enfants. En 2011, la journaliste indépendante Marie-Monique Robin sort conjointement un livre (à La Découverte) et un film intitulés Notre poison quotidien, qui s’ouvrent sur la question des effets des pesticides sur la santé des agriculteurs. En 2012, France 2 diffuse La mort est dans le pré, documentaire réalisé par Éric Guéret sur le parcours d’agriculteurs exposés aux pesticides.
13Ces œuvres abordent toutes la question de l’impact des pesticides sur la santé des travailleurs agricoles. Elles déploient des récits remarquablement convergents des causes de leurs maux, présentés comme la conséquence des stratégies mises en œuvre par les firmes qui fabriquent ces produits et qui ont masqué leur dangerosité pour mieux les commercialiser. Elles évoquent des figures récurrentes d’agriculteurs victimes des pesticides. Celles-ci sont présentées dans ces films et ces livres comme la partie émergée de l’iceberg, dont le petit nombre est la conséquence de « l’omerta » et de la « loi du silence » qui entourent le « monde agricole » sur ces questions. Ces œuvres recourent fréquemment à des analogies avec des scandales sanitaires – au premier rang desquels celui de l’amiante – dans lesquels des pratiques de dissimulation par des firmes productrices de produits dangereux ont pu être mises en évidence.
- 12 V. Nouzille a été grand reporter à L’Express jusqu’en 2003, tandis que M.-M. Robin, prix Albert-Lo (...)
- 13 Le livre de V. Nouzille s’est vendu à près de 7 000 exemplaires et celui de Fabrice Nicolino et Fr (...)
14Cette convergence des récits tient parfois à des liens personnels entre leurs auteurs. Par exemple, Vincent Nouzille a travaillé à L’Express jusqu’en 2003 et connaît bien les écrits d’Estelle Saget, qui constituent le point de départ de sa propre enquête. Elle provient également de l’appartenance de ces producteurs d’information à un même segment professionnel, celui du journalisme d’investigation, dont les travaux de Dominique Marchetti [2000] ont bien montré qu’il s’est développé sous l’effet de logiques partiellement endogènes au champ médiatique, notamment la concurrence accrue entre les différents supports de presse, qui renforce leur appétit pour la révélation de scandales politiques, financiers ou sanitaires [Champagne et Marchetti 1994]. La reconnaissance dont jouissent certains d’entre eux12 et le succès de leurs œuvres13 ont par la suite contribué à la reprise du sujet dans les médias plus généralistes et à son traitement sous l’angle du scandale de santé publique.
15L’intérêt des journalistes d’investigation et des réalisateurs pour les maladies professionnelles liées aux pesticides a été un des facteurs de l’émergence d’une mobilisation collective d’agriculteurs s’estimant victimes de ces produits. Il serait cependant réducteur de considérer cette mobilisation comme un simple produit de cet investissement médiatique. Parallèlement aux journalistes en effet, d’autres acteurs, professionnels du militantisme environnemental ou du droit, ont contribué à cette émergence. Par ailleurs, les victimes elles-mêmes ne sont pas des objets passifs d’un intérêt journalistique. Elles ont développé un rapport stratégique aux journalistes, visant – de manière de plus en plus claire au fur et à mesure de leur regroupement – à orienter leur médiatisation.
16La série d’investigations journalistiques évoquées ci-dessus ne se contente pas de rendre visibles des situations individuelles douloureuses. Elle contribue également, de manière directe et indirecte, à la constitution d’une cause collective, qui se traduit formellement par la création en 2011 d’une association promouvant la défense des agriculteurs victimes des pesticides, Phyto-victimes. Parmi la dizaine d’agriculteurs qui l’ont fondée, la plupart apparaissent dans les œuvres précédemment citées. Les professionnels de l’information qui les ont réalisées ont pu en premier lieu modifier la manière dont certains agriculteurs conçoivent leurs problèmes de santé éventuels. Pour plusieurs d’entre eux, la projection d’un film ou la rencontre avec un journaliste au cours d’une enquête a constitué un jalon essentiel du processus qui les a amenés à se considérer comme victimes des pesticides. Les propos de la veuve et de la fille d’un agriculteur de Charente-Maritime décédé en 2011 d’une leucémie sont, en cela, assez éloquents :
17Épouse : Quand Jean-Paul [Jaud] est venu, […] on a discuté un moment avant. Et là, c’est vrai qu’il a eu le truc de présenter [mon mari] comme une victime. […] Et c’était la première fois de sa vie que quelqu’un le voyait comme…, enfin, le voyait comme tel.
- 14 Entretien, réalisé en juillet 2012, avec la veuve et la fille d’un agriculteur décédé en 2011 d’un (...)
18Fille : Il a pris une grande baffe, là14.
19Soulignons que cette prise de conscience concerne moins le lien entre la dégradation de leur état de santé et les pesticides, dont ils sont en général déjà convaincus au moment du tournage du film ou de l’interview avec le journaliste, que la désignation des firmes de la phytopharmacie comme tiers responsables de leurs souffrances. Cette désignation est d’autant plus aisément appropriable par les agriculteurs qu’elle tend à écarter la question de leur propre responsabilité vis-à-vis de leur intoxication. Elle arrache les exploitants agricoles à leur statut de travailleurs indépendants responsables de leurs conditions de travail (et de celles de leurs éventuels salariés). Elle réhabilite leur qualité de « victimes innocentes », caractérisée par une forme de passivité pour leurs propres malheurs [Lefranc et Mathieu 2009], malheurs imputés à des acteurs économiques puissants qui ont banalisé l’usage de ces produits dans les pratiques professionnelles quotidiennes des agriculteurs.
- 15 Entretien avec M.-M. Robin, juin 2015.
20Les journalistes indépendants évoqués précédemment ont également contribué à mettre en lien des agriculteurs, éparpillés sur le territoire national, qui s’interrogent sur les effets de ces pesticides sur leur santé. Cette contribution prend deux formes. D’une part la lecture de certains ouvrages ou le visionnage de certains films permet à des agriculteurs malades – ou à des membres de leur famille – d’identifier d’autres victimes et d’essayer de prendre contact avec elles par l’intermédiaire des journalistes, par exemple pour avoir des informations sur leurs démarches médico-administratives. D’autre part, les professionnels des médias peuvent, pour les besoins de leurs investigations, organiser directement des rencontres de visu entre des victimes. C’est, par exemple, le cas de M.-M. Robin, qui – pour réaliser ce qui deviendra la scène d’ouverture de son film – rassemble des agriculteurs s’estimant victimes des pesticides pour organiser une réunion sur l’exploitation de l’un d’entre eux. Cette réunion se tient en janvier 2010 et constitue le premier rapprochement physique de plusieurs agriculteurs imputant leurs maladies aux pesticides. Le partage d’expériences qui y a lieu renforce chez chacun d’eux le sentiment de bien être une victime. Un an plus tard, en mars 2011, les mêmes agriculteurs se retrouvent au même endroit pour fonder Phyto-victimes, que M.-M. Robin juge rétrospectivement comme étant « un peu son enfant »15.
21En insistant sur les dynamiques endogènes au champ médiatique, qui ont eu pour effet de publiciser la question des effets des pesticides sur la santé des travailleurs, le risque est de verser dans une forme de média-centrisme, lequel sous-estime les multiples interactions des journalistes avec d’autres acteurs. En l’occurrence, les rapports entre médias et agriculteurs victimes des pesticides sont fortement modelés par des tiers, qu’ils soient militants environnementalistes ou professionnels du droit. Tout d’abord, comme nous l’avons déjà montré [Jouzel et Prete 2015], la mobilisation des victimes des pesticides repose en partie sur l’engagement d’associations environnementalistes éloignées des organisations syndicales agricoles dominantes. Ces associations ont influencé les dynamiques de médiatisation des maladies professionnelles liées aux pesticides, comme en rendent compte, par exemple, les conditions de production de l’article de L’Express d’octobre 2004. Lorsque la journaliste se met en quête d’agriculteurs acceptant de témoigner, elle se heurte à la difficulté de les identifier car il n’existe pas de base de données recensant les procédures de reconnaissance en maladies professionnelles et les praticiens, au nom du secret médical, refusent de lui donner des contacts. Elle en obtient par l’intermédiaire de l’Association des victimes des pesticides agricoles (ADVPA), une structure militante créée en 2002 par un apiculteur de Haute-Garonne. Ce dernier a pour premier objectif de fédérer des riverains et des apiculteurs intoxiqués par un insecticide, le Régent®, déjà très controversé. Au cours de ses deux premières années d’existence, l’association reçoit de nombreux appels d’agriculteurs pensant être malades des suites d’une exposition aux pesticides. Contacté par la journaliste de L’Express à l’automne 2004, il la met en relations avec certains d’entre eux. Dans les années qui suivent, l’ADVPA oriente systématiquement les agriculteurs et leurs familles qui l’appellent vers une autre association, le Mouvement pour la défense et le respect des générations futures (MDRGF), dont le président est F. Veillerette, co-auteur d’un des ouvrages à succès évoqués précédemment. Le MDRGF cherche à recenser les personnes victimes de pesticides en France. Progressivement, il acquiert un rôle d’intermédiaire entre elles et les journalistes. Il aide, par exemple, M.-M. Robin à organiser la réunion de plusieurs victimes en 2010, qu’elle montre dans son film Notre poison quotidien. L’année suivante, le MDRGF encourage ces mêmes victimes à se regrouper en association et organise la couverture médiatique de l’évènement. Son rôle n’est cependant pas toujours visible dans le traitement médiatique des enjeux de santé liés à l’exposition des agriculteurs aux pesticides. Suivant en effet une stratégie d’effacement et de neutralisation politique délibérée déjà observée dans d’autres recherches sur les liens entre médias, victimes et mouvements sociaux [Latté 2008 : 543-552], le MDRGF préfère que le mouvement des victimes des pesticides n’apparaisse pas publiquement comme le prolongement d’une association environnementaliste, mais bien comme le fruit d’une mobilisation spontanée d’agriculteurs mus par leurs souffrances et leur indignation, en quête de reconnaissance des torts qu’ils estiment avoir subis.
- 16 Dans notre corpus, par exemple, onze articles portent, en 2011, principalement sur son procès en p (...)
- 17 Entretien avec É. Guéret, juin 2015.
22La mobilisation des victimes des pesticides repose aussi sur l’engagement de juristes [Jouzel et Prete 2014], dont l’action influence également le travail des journalistes. Sur ce point, nous pouvons en particulier évoquer le cas de Paul François, président de l’association Phyto-victimes depuis sa création en 2011. Ce céréalier charentais est intoxiqué en avril 2004 alors qu’il vérifie le contenu de la cuve de son pulvérisateur après avoir épandu un herbicide commercialisé par la société Monsanto, le Lasso®. Souffrant de troubles neurologiques durables, il rencontre en 2006 un avocat spécialisé dans les dossiers de maladies professionnelles, Maître Lafforgue, qui obtient une reconnaissance des souffrances de son client comme accident du travail en 2010 et l’encourage à aller plus loin en attaquant Monsanto au civil [Jouzel et Prete 2013]. Ce procès, que l’agriculteur gagne en première instance en 2012 puis en appel en 2015, constitue, assez classiquement [Henry 2003], une « prise » pour le travail médiatique16. Il atteste de la réalité du problème des victimes des pesticides et permet aux journalistes de structurer leur narration autour d’une opposition entre une victime et un coupable, dont la responsabilité est d’autant plus facile à mettre en cause que la firme a déjà été plusieurs fois condamnée judiciairement pour des affaires de pollution. Le procès de Paul François est, par exemple, largement évoqué par Éric Guéret, le réalisateur de La mort est dans le pré qui estime intéressant de relater cette procédure dans son film, afin de « créer une intrigue »17.
- 18 Extrait d’un courriel envoyé par le fondateur de l’ADVPA à E. Saget, 26 septembre 2004.
23Les organisations militantes ou les professionnels du droit ont ainsi facilité le travail de mise en relation entre les journalistes et les agriculteurs malades. Ils les ont encouragés à prendre la parole et ont pu lever certaines de leurs réticences à entrer dans l’arène médiatique, qu’elles soient liées aux contraintes temporelles imposées par la maladie ou à la crainte d’éventuelles conséquences que la notoriété médiatique pourrait induire, notamment vis-à-vis de certaines institutions (Mutualité sociale agricole, tribunaux des affaires de Sécurité sociale) traitant les demandes de reconnaissance en maladies professionnelles. Enfin, ces organisations militantes et ces professionnels du droit ont conforté, voire encouragé, la présentation du problème sous l’angle du scandale de santé publique, qui structure l’ensemble des récits médiatiques évoqués plus haut. Ainsi, dès 2004, lorsque le responsable de l’ADVPA est contacté par la journaliste de L’Express, il promeut auprès d’elle une analogie entre le « combat » des agriculteurs et « les premières tentatives d’actions judiciaires faites par les victimes du tabac aux États-Unis il y a plusieurs années déjà »18. Le traitement médiatique des maladies professionnelles liées aux pesticides apparaît ainsi tributaire de multiples tiers dont l’action a contribué à ce que les victimes se perçoivent comme telles.
24Évaluer l’intensité des interactions entre journalistes et soutiens des victimes des pesticides n’implique cependant pas de négliger la manière dont ces dernières ont elles-mêmes contribué à leur propre médiatisation, au fur et à mesure qu’elles ont structuré leur action collective, et ont développé un rapport plus stratégique aux médias. Au niveau individuel, les rencontres souvent répétées avec des journalistes leur donnent ainsi des occasions pour réfléchir aux représentations médiatiques qui sont faites d’elles-mêmes. Les victimes identifiables, une douzaine tout au plus dans cette phase d’émergence de la mobilisation, sont de fait interrogées ou filmées à de multiples reprises.
Conférence de presse de Phyto-victimes lors du procès opposant Paul François à Monsanto, 28 mai 2015, cour d’appel de Lyon
L’évènement est l’occasion d’incarner la cause des victimes, au-delà du cas de Paul François. Il attire des journalistes, mais aussi un cinéaste militant, Pierre Pézerat (à gauche), préparant un documentaire sur les lanceurs d’alerte des scandales de l’amiante et des pesticides.
Crédit : Prete Giovanni
25Ces interviews, comme les articles ou les films, qui en résultent, ont pour effet de les encourager à structurer une narration de plus en plus cohérente des causes de leurs maux. Elles leur permettent aussi de juger, de comparer le travail des journalistes. Nous avons pu observer ces jugements et leur partage à l’occasion des réunions collectives qui jalonnent la vie collective de Phyto-victimes (conseil d’administration, actions) mais aussi au cours des entretiens individuels réalisés avec les victimes : tel article signalé pour sa capacité à rendre justement compte de souffrances corporelles sera opposé à tel livre considéré comme excessif dans son évocation des difficultés administratives rencontrées dans les démarches de reconnaissance.
26À un niveau plus collectif, le rassemblement, à partir de 2011, des agriculteurs victimes des pesticides dans un mouvement politique sous la houlette de Phyto-victimes favorise leur réflexion sur le travail journalistique. La création de cette association multiplie les occasions de réunions des travailleurs agricoles et de leurs familles, au cours desquelles les apparitions médiatiques des uns et des autres sont souvent discutées. Progressivement, le collectif se structure, ses membres développent, à l’instar d’autres mouvements sociaux réunissant des malades [Barbot 1999], un rapport plus stratégique aux médias. Ils tentent de maintenir l’intérêt des journalistes sur la durée en créant des outils de communication comme une newsletter en 2014 ou en actualisant très régulièrement un compte Twitter en 2016. À partir de 2014, l’association consacre une partie de ses réunions à discuter de ses relations avec les journalistes. On y échange notamment à plusieurs reprises sur la question du renouvellement des victimes susceptibles de témoigner auprès des journalistes, point d’autant plus important qu’il appuie la crédibilité d’un scénario de catastrophe sanitaire. Les membres de l’association débattent aussi sur les formes de traitement dont ils font l’objet dans les médias et des moyens de l’influencer. Ils cherchent ainsi à prendre leur distance avec certains propos mis en avant par les journalistes ou les documentaristes qui, comme le réalisateur du film La mort est dans le pré (voir encadré), ont largement contribué à leur regroupement et à leur visibilité publique. Adhérant, en effet, unanimement à la dénonciation des « mensonges des industries chimiques », portée par ces journalistes ou ces réalisateurs, ces victimes ne partagent pas, en revanche les solutions, parfois radicales (comme l’interdiction pure et simple des pesticides de synthèse) qu’ils promeuvent. Certaines ont entamé une réflexion en vue de faire évoluer leurs pratiques – et le revendiquent d’ailleurs dans les médias – mais la plupart s’inscrivent dans l’horizon d’une évolution progressive en raison de leurs contraintes techniques et financières.
27Par ailleurs, si elles s’amusent à constater que les journalistes de la télévision leur demandent très souvent de mettre en scène la dangerosité des pesticides en leur proposant de préparer, devant la caméra, la bouillie, habillés de pied en cap avec des équipements de protection, elles s’inquiètent des éventuels effets pervers, comme cet exploitant agricole, membre de Phyto-victimes :
Au niveau de l’association ils ont dit qu’il fallait qu’on arrête de montrer cette image du paysan avec son pulvé[risateur], son machin… À chaque fois, ils veulent voir un pulvé… Un bobo parisien, il ne sait pas ce que c’est un pulvé, c’est sûr. Donc il faut arrêter ça […]. Il faut montrer autre chose. Notamment la difficulté que les gens ont à faire reconnaître leur maladie professionnelle. La difficulté que l’on a à gérer son entreprise. L’aspect plus social des choses, plutôt que la façon dont on s’est empoisonné. (Entretien, mai 2012)
La mort est dans le pré : dire l’expérience des victimes… jusqu’à un certain point
La mort est dans le pré, d’Éric Guéret et diffusé pour la première fois sur France 2 le 17 avril 2012 dans le cadre de l’émission Infrarouges (Production Program 33), retrace le parcours de quatre exploitants agricoles, membres fondateurs de l’association Phyto-victimes et leurs tentatives pour faire reconnaître le lien entre leurs maladies et une exposition aux pesticides. Il met en scène les pressions exercées par l’industrie phytopharmaceutique afin de cacher les dangers de ces produits. Ce film a joué un rôle important dans le développement de l’association, en légitimant auprès du grand public le statut de victimes des agriculteurs malades du fait de leur exposition aux pesticides. Il a, en effet, été vu par 824 000 spectateurs lors de sa première diffusion. Surtout, mettant en scène des deuils et des corps très visiblement atteints et résumant les enjeux de responsabilité à leur plus simple expression, ce documentaire sert de « langage commun » entre les victimes et leur public et entre les victimes entre elles, avec une représentation suffisamment schématique pour faire naître « une parole et une compréhension commune » et amener des individus à se constituer et à prendre la parole en tant qu’« acteur collectif » [Bleil 2005 : 137]. Le film est très souvent diffusé lors des interventions et des prises de parole publiques de l’association comme dans les lycées ou pendant les auditions parlementaires. Il est aussi fréquemment évoqué lors des réunions internes de l’association : souvenirs du tournage ou de projections publiques constituent des expériences partagées par les victimes, sur lesquelles elles s’appuient pour réaffirmer la légitimité de leur combat politique.
L’évolution de l’association perturbe cependant ce pouvoir qu’a acquis le documentaire de constituer un langage commun. D’une part, les membres de Phyto-victimes s’interrogent sur les effets politiques de la diffusion répétée des mêmes figures de victimes, celles présentes dans le documentaire. De l’autre, le film met en scène la conversion à l’agriculture biologique comme la suite logique de l’expérience de l’intoxication et aborde ainsi un point de tension au sein de l’association. Des exploitants, qui y sont filmés, décident de quitter l’association, trouvant son discours trop peu engagé en faveur de l’agriculture biologique. Un autre, qui en est toujours membre, apparaît dans le film comme décidé à rapidement convertir son exploitation au bio. Ayant finalement renoncé à cette démarche, il se sent aujourd’hui en porte-à-faux avec l’image que le film donne de lui et n’hésite pas à faire part de son malaise aux autres adhérents de Phyto-victimes.
- 19 Beaucoup des victimes souffrent de la maladie de Parkinson ou sont atteintes de pathologies cancér (...)
28Les membres de cette association s’interrogent sur l’invisibilité médiatique d’autres problèmes qui font partie de leur expérience, comme les maux du corps – rarement flagrants19 – ou les difficultés administratives qu’ils rencontrent, difficultés dont la médiatisation peut contribuer à justifier publiquement leur maintien dans le sillon d’une agriculture conventionnelle et consommatrice d’intrants chimiques.
29Notre travail montre que l’engagement dans une cause victimaire se construit en partie dans la relation entre victimes et journalistes. Il met en évidence une forme d’affinité élective entre les contraintes endogènes au champ de la production de l’information, d’une part, et l’émergence d’une cause politique improbable, de l’autre. La montée du journalisme d’investigation sous l’effet de la concurrence économique croissante entre supports de presse a facilité la diffusion d’un discours médiatique présentant les agriculteurs atteints de maladies imputables aux pesticides comme des victimes de pratiques mensongères déployées par les firmes de la phytopharmacie et constitutives d’un scandale de santé publique. Ce discours a constitué un puissant adjuvant à la mobilisation de ces agriculteurs. Pour autant, notre travail invite à relativiser le poids des médias dans la constitution des causes de victimes de scandales sanitaires. Il montre comment les agriculteurs tentent de reprendre le contrôle sur la définition de leur identité victimaire et d’imposer une voix politique autonome, dans un contexte plus général de fragilisation de la capacité des institutions dominantes à contrôler l’image des mondes agricoles et à assurer la légitimité d’un modèle productiviste. Plus largement, il invite à étudier le rapport entre médias et victimes sans évacuer d’autres types d’acteurs, susceptibles d’intervenir dans la construction de cette relation tout en ayant intérêt à rester dans l’ombre, et en étant attentif aux dynamiques d’apprentissage du jeu médiatique qui traversent les mobilisations des victimes et leur permettent d’élaborer une relation stratégique avec les journalistes.