1La région autour d’Aksum se trouve dans la partie septentrionale des hauts plateaux abyssins, dans l’actuelle région du Tegrāy. Elle est dotée de grandes potentialités agricoles du fait de ses immenses plaines de sédiments. Région géographiquement stratégique, elle est située sur d’anciennes routes reliant la mer Rouge aux hauts plateaux éthiopiens et, sur un axe ouest-est, les hautes et les basses terres. Il n’est donc pas surprenant que le peuplement humain soit très ancien sur cet espace convoité depuis la haute Antiquité. La civilisation préchrétienne, puis chrétienne, qui s’est développée dans le nord des hautes terres éthiopiennes et qui a étendu son influence jusqu’au sud de la péninsule arabique est d’ailleurs dénommée civilisation aksumite, en référence à ce centre politique et/ou religieux que fut Aksum. Il est probable que la disparition du pouvoir aksumite a entraîné un abandon relatif du site, entre le ixe et le xe siècle.
2Au Moyen Âge, le Royaume chrétien est en pleine expansion, depuis un centre qui est la région Amhara en direction du sud. Aksum – au nord des hauts plateaux, soit à quelques journées de marche de l’Amhara située plus au sud – devient alors un enjeu symbolique autant que géostratégique pour le pouvoir éthiopien. En effet, les souverains ré-investissent ces lieux afin de garder le contrôle de la région septentrionale des hautes terres, le Tigrāy, volontiers séparatiste, et afin de ne pas perdre celui de l’accès à la mer Rouge. S’appuyant sur le fait que certaines ruines aksumites sont chrétiennes, le pouvoir royal produit un discours symbolique fondé sur la croyance que les rois éthiopiens descendent du roi Salomon, que l’Éthiopie est la Verus Israël, et que l’Arche d’Alliance est conservée à Aksum. Contrôler et modeler les significations possibles de ce site monumental est une stratégie payante pour ce projet politique formalisé par le souverain Zar’a Yā’eqob (1434-1468). Il « invente » la tradition du sacre royal à Aksum, met en place et consolide l’attirail textuel légitimant les privilèges des souverains éthiopiens sur une ville devenue une véritable ville sainte [Hirsch et Fauvelle-Aymar 2001 ; Wion 2009, à paraître].
3Les ressources symboliques mais aussi naturelles de la ville sont ainsi, depuis l’Antiquité jusqu’à la période contemporaine, l’objet de convoitise des différents pouvoirs, qui prétendent y avoir légitimement accès. Ces pouvoirs sont, d’ailleurs, plus souvent dépendants les uns des autres qu’antagonistes. Il s’agit des souverains, « héritiers du trône de David » ; du clergé aksumite, se prévalant de traditions anciennes, avec à sa tête le nebura ‘ed, le chef laïc issu des grandes familles natives d’Aksum (les balabat) ; des différents réseaux monastiques ; des princes des régions septentrionales ; des gouverneurs mis en place par les souverains pour exercer l’autorité politique sur le Tigrāy. Les reconfigurations du partage des pouvoirs entre ces acteurs sont nombreuses sur l’ensemble de la période et encore mal connues.
- 1 Je remercie, ici, Sabine Planel pour sa lecture attentive d’une première version de cet article et (...)
4La rapide introduction de cet article 1 place le contexte dans lequel les richesses agricoles de la région d’Aksum sont administrées et partagées. Pour analyser ces enjeux de pouvoir, qui sont aussi des enjeux d’écritures, il faut tenter de comprendre les mécanismes du droit foncier. Or les droits divers qui régirent l’accès à la terre restent un objet d’étude complexe, dont les modalités changeantes en fonction des périodes et des lieux requièrent des analyses ponctuelles. Si l’on reprend le cadre heuristique du « double domaine », tel que l’a défendu par exemple Berhanou Abebe [1971 : 7], on observe un domaine éminent, celui des souverains qui s’étend en théorie à l’ensemble du royaume, et un domaine utile, qui est « le droit d’usage reconnu à un tiers [par le souverain] soit sur un domaine, soit sur une parcelle » ou plus simplement, un droit d’usufruit. Par ailleurs, des parcelles paysannes peuvent être intégrées au sein d’un même domaine, ce qui superpose encore les types de tenures. Le propriétaire domanial jouit de la propriété directe et peut octroyer, moyennant une redevance, l’usufruit de parcelles de son domaine à des tiers. Cette cession peut être perpétuelle ou transmise par héritage, de telle sorte que plusieurs catégories de détenteurs de droits et de devoirs peuvent coexister sur une même terre [ibid. : 1-2]. La cession du droit éminent du souverain aux institutions religieuses et, parfois, aux personnes privées, est dénommée gult.
- 2 La tradition scripturaire et graphique éthiopienne chrétienne ne fait usage d’aucune forme de repré (...)
5La littérature académique réévaluant régulièrement les statuts fonciers est suffisamment vaste pour ne citer ici que quelques repères. Des catalogues décrivent les nombreux statuts existants sur l’ensemble du territoire éthiopien [Gebre-Wold Ingida-Worq 1962 ; Mantel-Niećko 1980] et pour celle du Šawā [Berhanou Abebe, op. cit.]. Sur le gult, il faut connaître les mises au point historiographiques de Shiferaw Bekele [1995 et 2001], ainsi que l’ouvrage de longue haleine de Donald Crummey [2000], et enfin les importantes avancées en termes de compréhension des modifications du droit privé sur la terre au xviiie siècle d’Habtamu Mengistie [2009]. Mais cette littérature aborde peu la question de la fiscalité et il est rare que l’on puisse décrire de façon détaillée l’ensemble des mécanismes d’impositifon des produits fiscaux (en valeurs fiduciaires, en denrées agricoles ou en travail), depuis leurs lieux de production jusqu’à leur dernier destinataire. Cette lacune s’explique en grande partie par la structure même de la documentation éthiopienne. En effet, les textes produits par les lettrés et les fonctionnaires éthiopiens pour administrer les territoires agricoles sont peu diserts sur les questions pratiques de la gestion des ressources naturelles et agricoles. Les documents les plus nombreux sont des chartes de donations de terres agricoles, en statut gult, accordées en usufruit par le pouvoir royal à des institutions religieuses. Ces terres ne sont mentionnées que par des toponymes. Les documents ne donnent aucune indication sur les limites d’un terroir 2. Par exemple l’hydrographie est totalement absente des textes alors que les cours d’eau constituent souvent des limites naturelles d’espaces exploités. Parfois les toponymes comprennent des éléments de désignation géographique : présence d’un point d’eau, d’une montagne tabulaire (ambā), par exemple, ou bien hautes ou basses terres, car cela a des significations au niveau du peuplement comme des ressources puisque le gradient d’altitude peut déterminer ce qu’il est possible ou non de cultiver. Mais ces documents ne nous apprennent quasiment rien des usages agraires des terres octroyées – plaine ? pâture ? bois ? colline ? – ni de ce qui est produit et encore moins des hommes qui y vivent et exploitent le territoire.
6À partir de l’analyse d’un prélèvement royal observé à la source, la présente étude a pour objectif de comprendre comment un ensemble de territoires doit produire des denrées tributaires, comment celles-ci sont perçues et quantifiées, par qui, et surtout pour qui. Cet impôt est institué par le pouvoir royal afin d’être levé sur un territoire paysan désigné comme « pays de la Maison du roi », administré et perçu par l’administration liée à l’église d’Aksum. Il doit probablement être remis au camp royal lorsqu’il vient s’installer à Aksum ainsi qu’aux puissants et aux voyageurs sous protection du souverain. Nous avons identifié un document qui permet d’approcher la question de l’obligation fiscale et d’observer comment celle-ci permet aux pouvoirs politiques et religieux de modeler et de contrôler les pratiques paysannes. Une liste de perception de denrées fiscales, originellement émise par le pouvoir royal au xve siècle et ayant force de loi jusqu’au début du xxe, montre la valeur symbolique autant qu’économique de l’impôt sur les produits agricoles. Dans la perspective d’une histoire environnementale de l’Éthiopie, il s’agit à travers ce cas particulier de montrer comment l’environnement est conçu comme un territoire à exploiter, une ressource à contrôler et un espace sur lequel projeter des représentations à imposer à la collectivité.
- 3 Cette editio princeps du corpus sera désignée ci-après par l’abréviation CRLibAks suivi du numéro d (...)
- 4 Pour une évaluation critique de l’editio princeps.
7Aksum est un important centre d’archives régionales [Wion 2011] où furent copiés et préservés les documents fonciers le concernant tout autant que ceux des institutions alentours. Par ailleurs, Aksum étant lié au pouvoir royal et situé au centre de l’historiographie nationale chrétienne, une partie de ses documents administratifs a été copiée dans une compilation parfois désignée sous le titre de Tārika Aksum ou Histoire d’Aksum. De nombreuses copies de cette compilation ont été produites aussi bien par le scriptorium royal que à Aksum même. Ainsi, des documents purement administratifs ou à valeur légale y voisinent avec des textes historiographiques [Conti Rossini 1909-1910 3 ; Huntingford 1965 ; Wion 2006 4].
- 5 CRLibAks no I.3, Conti Rossini n’ayant édité le texte qu’à partir de deux manuscrits, A1 et A2.
8Le document que nous allons analyser est une liste comptable des produits tributaires dus par les régions situées aux alentours d’Aksum 5. Il est divisé en deux parties. La première détaille ce que les deux districts Ḥawastā et Ḫambarā doivent à la Maison du roi. La seconde précise les obligations envers l’église d’Aksum de divers districts, dont Ḥawastā et Ḫambarā, dans le cadre des fêtes religieuses et des commémorations royales.
9Mais ce document n’a de validité que parce qu’il est soutenu légalement par la charte qui attribue la propriété domaniale en gult de ces terres à l’église d’Aksum Māryām Ṣeyon. Ce texte (CRLibAks I.1) est le suivant :
À la gloire du Père, du Fils et du Saint Esprit.
- 6 Toutes ces terres sont situées dans les plaines autour d’Aksum.
- 7 L’awfāri était un chef militaire nommé par le souverain pour gouverner sur une région.
- 8 Voir Conti Rossini [1909-1910 : 20-21] et Huntingford [1965 : 29].
Nous, Abrehā et Aṣbeḥa nous donnons en gult à l’église d’Aksum. Ḥawastā jusqu’à ses confins ; Ḫambarā jusqu’à ses confins ; Farimā jusqu’à ses confins ; Anbā Ḥawastā ; Ta’āwadi et Ṣele’elo ; Af Gwamē et Saglāmen et Madogwē ; Ad ‘Aqayt 6. Et cela n’a pas [été proclamé] par un porte-parole du roi ni par un gouverneur (makwannen) ni par un awfāri 7, mais nous-mêmes nous l’avons accordé en gult et nous en avons fixé les limites. Nous qui avons institué et construit [l’église d’Aksum] afin que cela nous conduise au Royaume des cieux et afin que soit béni le fruit de nos entrailles qui siégera sur le trône de David.
Qui prend par la force et transgresse [ceci] qu’il soit excommunié par la bouche [du Père], du Fils et du Saint Esprit, pour les siècles des siècles, amen [...] 8.
- 9 Il existe une autre version fort distincte (CRLibAks I.2) de donation en gult par Abrehā et Aṣbeḥa (...)
10L’objectif de cette donation 9 est d’ancrer dans les premiers temps du christianisme et de la royauté éthiopienne la fondation de l’église d’Aksum et sa légitimité à la propriété foncière. La prophétie accordant aux successeurs de Abrehā et Aṣbeḥa, rois semi-légendaires, le trône de David, fils de Salomon, roi de l’Ancien Testament, s’inscrit dans la mythologie politique et la phraséologie propres à l’idéologie salomonienne. Bien que les donateurs soient des rois légendaires et que stricto sensu cette charte soit un faux, cela n’empêche en rien le fait qu’elle soit « sincère » et qu’elle ait pour fonction d’authentifier le droit sur les terres citées de l’église d’Aksum. Cette charte fait partie d’un corpus de cinq actes royaux en faveur d’Aksum, attribués par des rois et une reine depuis cette période légendaire jusqu’à Zar’a Yā’eqob (1434-1468). Ces chartes sont toujours copiées ensemble dans le Tārika Aksum, et la dernière, celle de Zar’a Yā’eqob, réaffirme la légitimité des précédentes. Notre document (I.3) est copié à la suite de ces donations royales. Il en est donc de façon très claire un addenda destiné à expliciter ce qui ne l’est jamais, à savoir comment doivent être administrées les terres qui sont accordées en gult à Aksum. Ce n’est bien entendu pas exhaustif et toutes les terres attribuées en gult ne sont pas mentionnées dans le document I.3.
- 10 Voir la description de chacun de ces manuscrits en bibliographie.
11Six manuscrits 10 du Tārika Aksum, copiés sur une période d’au moins 250 ans, comportent notre document. La première partie de ce document est structurée sous forme de liste de la façon suivante :
- 11 Pour la polysémie du terme gebr (impôt mais aussi banquet) et le rôle complémentaire de l’impôt et (...)
- 12 E, A2, T, Z - Siḥ Tambuk ; A1- Šeḥ Tābuḳ ; D - Šiḥ Tāmbuḳ.
- 13 E - 5 enta ; A2, T - 5 entalām ekel ; A1 ø ; D - 5 čan ekel ; Z - 5 čan eḫel.
- 14 E, A2, Z, D - 5 qwarā’e ma’ār ; A1 - ø ; T - 5 mečat mār.
- 15 E, A2, Z - 5 farǧ ; A1 - ø ; T, D - 5 šamā.
- 16 E, A2, Z - entalām mabā’e ; A1 - 5 enta lām mabā’e ; D, T - čan mabā’e.
- 17 E, A2, A1 - kābo qeb’e ; Z - kā’ebo qeb’e ; T - ladān qeb’e ; D - ladān qebānug.
- 18 E, D, A2, Z - 5 entalām ekel ; A1 - 5 entalām ; T - 5 čan ekel.
- 19 E, D, A2, T, Z - 5 mādegā ma’ār ; A1 - mādegā mār.
- 20 E, D, A2, A1, Z - 5 farǧ ; T - 5 šamā.
- 21 E, D, A2, Z - kā’ebo qeb’e ; A1 - kābo qebē ; T - ladān qeb’e.
- 22 E, D, A2, Z - 75 entalām ekel ; T - 75 čān ekel ; A1 - 85 entalām ekel.
- 23 E, D, A2, T, Z - 75 ma’ār ; A1 - 85 dābrē ma’ār.
- 24 E, D, Z - 119 farǧ ; T - 119 šamā ; A2 - 110 ekel 19 farǧ ; A1 - 120 farǧ.
- 25 E, D, A2, Z - entalām mabā’e ; T - čān mabā’e ; A1 - la-entalām mabā’e.
- 26 E, D, A2 - 3 gabatā wa-maslas qeb’e ; Z - 3 gabatā wa-maslas qeb’e ; T - 3 mādegā ka-3 lādān qeb’e (...)
- 27 D - Ad Mesnā.
- 28 E, A2, A1, Z - 10 entalām ekel ; T - 10 čān ekel ; D - 5 entalām eke.
- 29 E, D, A2, T, Z - 10 ma’ār ; A1 - 10 gabatā ma’ār.
- 30 E, D, A2, A1, Z - entalām mabā’e ; T - čān mabā’e.
- 31 E, D, A2, Z - kā’ebo qeb’e ; A1 - kābo qeb’ā malanes ; T - lādān qeb’e.
- 32 E, D, A2, A1, Z - 5 entalām ekel ; T - 5 čān ekel.
- 33 E, D, A2, A1, T, Z - 5 ma’ār.
- 34 E, D, A2, A1, Z - 5 farǧ ; T - 5 šamā.
- 35 E, D, A2, A1, Z - entalām mabā’e ; T - čān mabā’e.
- 36 E, D, A2, A1, Z - kā’ebo qeb’e ; T - lādān qeb’e.
- 37 E, D, A2, Z - 85 entalām ekel ; T - 85 čān ekel ; A1 - 55 entalām ekel.
- 38 E, D, A2, T, Z - 85 ma’ār ; A1 - 60 ma’ār et 5 šamā.
- 39 E, D, Z - 11 entalām mabā’e ; T - 11 čān mabā’e ; A2 - 14 entalām mabā’e ; A1 - 8 entalām et 4 gaba (...)
- 40 E, D, A2, Z - 3 gabatā eṭan ; T - 3 mā[degā] eṭān.
- 41 E, D, A2 - 3 gabatā wa-maslas qeb’e ; Z - 3 gabatā wa-maslas qeb’e ; T - 3 mādegā ka-3 lādān qeb’e (...)
Impôt du pays de la Maison du roi (gebra 11 hagar za-bēta neguś)
De Ḥawastā :
Siḥ Tāmbuk 12 5 entalām de grain (ehel) 13, 5 qwarā’e de miel 14, 5 pièces de coton 15, un entalām pour l’offrande (mabe’ā) à l’église 16, un kābo d’huile 17. Bēta Qirqos : 5 e. de grain 18, 5 mādegā de miel 19, 5 pièces de coton 20, un kābo d’huile 21.
[…]
et au total l’impôt de Ḥawastā [est] 75 entalām de grain 22, 75 [mesure] de miel 23, 119 pièces de coton 24, [1] mesure de grain en offrande pour l’église 25, 3 gabatā et 1 maslas d’huile 26.
Impôt du pays de la maison du roi, [prélevé] de Ḫambarā
Ad Mesgānā 27 : 10 entalām de grain 28, 10 [mesure] de miel 29, 1 entalām de grain pour l’offrande à l’église 30, un kābo d’huile 31.
Zangwi du bas : 5 entalām de grain 32, 5 [mesures] de miel 33 ; 5 pièces de coton 34 ; 1 entalām de grain pour l’offrande à l’église 35, un kābo d’huile 36
[...]
Et au total l’impôt dû par Ḫambarā [est] 85 entalām de grain 37, 85 [mesures] de miel 38, 11 entalām de grain pour l’offrande à l’église 39 et 3 mesures d’encens 40, 3 gabatā et 1 maslas d’huile 41.
Fig. 1. Manuscrit copié par le scriptorium royal de lyāsu I (1687-1706), contenant le Kebra Nagast et le Tarika Aksum.
Sur ce cliché, les folios 139v-140, avec la liste de perception sur le pays de la Maison du roi.
Reproduction avec l’aimable autorisation de la Hill Museum & Manuscript Library.
- 42 Voir, par exemple, les chroniques de Zar’a Yā’eqob [Perruchon 1893 : 27] ou encore M. Kropp [op. ci (...)
12Le bēta neguś – littéralement « maison du roi » – peut bien entendu désigner la demeure du roi en tant que palais. Si le terme utilisé d’ordinaire pour définir le camp royal et les emplacements semi-nomades de celui-ci est katamā, au sein de cette ville, le lieu d’habitation du roi est bien désigné par bēta neguś 42. Néanmoins, il semble que pour ce document, il faille chercher un sens plus large à ce terme, notamment parce qu’il est aussi utilisé avec une autre acception dans sa deuxième partie, avec l’expression « bēta neguś du nebura ed », le nebura ed étant le chef laïc de l’église d’Aksum. Álvares, qui est le chapelain d’une ambassade portugaise, voyage durant la décennie 1520 en Éthiopie dans une caravane bénéficiant de privilèges diplomatiques. Les membres de cette ambassade sont reçus dans le Tigrāy, depuis Debārwā jusque l’Ambā Sanāyt, dans des maisons représentant le pouvoir royal qui s’appellent des bēta neguś et qui leur permettent de faire des escales sur la route menant vers l’Amhara où réside le roi. Son récit de voyage est une source privilégiée pour comprendre l’Éthiopie de cette période et nous renseigne sur les bēta neguś :
- 43 Traduction française d’après Álvares [Beckingham et Huntingford 1965 : 167].
Et auparavant dans d’autres pays nous nous étions arrêtés dans des maisons semblables : personne ne les utilise à l’exception des seigneurs qui y font résidence en l’absence du roi. Le peuple respecte ces maisons à tel point que les portes en sont toujours laissées ouvertes, et que personne n’ose prendre l’initiative d’y entrer, sauf si le seigneur y est présent. Et lorsqu’il s’en va, on laisse les portes ouvertes, des lits prêts à l’usage et un endroit pour préparer un feu et faire la cuisine. 43
Fig. 2. Les districts de Ḥawastā et Ḫambarā.
- 44 Informations recueillies auprès d’Ato Walda Giyorgis Hāyla Māryām (87 ans) en mars 2015, un des sep (...)
- 45 Sa position exacte est : 13° 59’5.86 de latitude N et 38°39’45.61 de longitude E.
13Le bēta neguś est donc, selon Álvares, un lieu permettant aux représentants du pouvoir royal d’exercer leur autorité ou, à défaut, de faire respecter leur statut. Cette définition élargie de « Maison du roi » est congruente à la tradition orale actuelle de Ḥawastā 44. Ainsi, la terre de Sagamo serait l’endroit où s’installaient le roi ainsi que tous les détenteurs d’un pouvoir politique lorsqu’ils venaient à Aksum. Ils ne pouvaient demeurer plus près d’Aksum car le pouvoir divin de l’Arche conservée dans l’église de Ṣeyon Māryām ne pouvait coexister avec un quelconque pouvoir terrestre. L’endroit exact où demeurait le souverain serait aujourd’hui une « ruine », totalement invisible sous la couche de sédiment, située sur le plateau à l’ouest de la colline de Dabra Enqwu, au lieu-dit Ana Takastā 45. Cela semble un endroit idéal pour accueillir le camp royal ou tout autre hôte de marque : à trois heures de marche facile d’Aksum, sur un plateau protégé sur plusieurs faces par des déclivités, avec un promontoire pour la surveillance, une rivière pour l’eau, dans une région agricole bien mise en valeur. Par ailleurs, c’est sur les terres de Sagamo et Dabra Enqwu que les scribes prélevaient un quart du tribut : il est donc probable qu’ils s’installaient là et qu’ils y comptabilisaient les denrées perçues.
- 46 Voir la longue liste de taxations des produits agricoles sur l’ensemble de la région du Bagemder, d (...)
14Du récit d’Álvares jusqu’aux informations récentes, la Maison du roi nous offre l’exemple d’une multiplication de la présence royale dans l’espace, d’une véritable territorialisation du pouvoir qui multiplie ces points d’ancrage dans l’ensemble du royaume, tout en y associant un contrôle sur les ressources. Un autre exemple, analysé par ailleurs 46, éclaire ce double contrôle de l’espace par la contribution en denrées fiscales et par la nécessité de mettre les communautés religieuses et paysannes au service du pouvoir royal, représenté par le bēta neguś.
15Ḥawastā est divisé en vingt entités territoriales, dont certaines sont composées de deux, parfois trois terroirs, tandis qu’Ḫambarā est divisé en six à douze entités territoriales selon les manuscrits. On voit bien là la dimension politique et construite du terme pays (hagar) qui désigne l’ensemble des territoires soumis à cet impôt. Pour chacune de ces divisions une liste est dressée de ce qui est dû en quantité de grains, de miel, de pièces de coton et d’huile – quatre produits tributaires extrêmement classiques – ainsi qu’en offrandes pour l’église et en encens. Une somme totale de chacun de ces produits est donnée au final. La répartition est souvent identique et on pourrait penser que le découpage spatial garantirait une certaine équité dans les contributions des territoires ainsi définis. Il semble pourtant qu’il y ait de réelles inégalités. Par exemple deux territoires de Ḥawastā, Dembaza et Nawih Eger, doivent supporter les mêmes taxations quand le premier est l’une des plus riches plaines de Ḥawastā et le second un espace de taille réduite aujourd’hui impropre à toute culture, peut-être rendu inculte du fait d’une surexploitation. Bien sûr, les modifications de la qualité des sols et des sources souterraines sont difficiles à appréhender. Néanmoins, il faut garder en tête que cette liste possède son propre caractère symbolique et formel, peut-être quasiment incantatoire.
- 47 « Les plantes ainsi mises en terre sont respectivement nommées par les termes amhariques ehel et at (...)
- 48 « Ms. British Library Orient 481, fol. 208va : le roi Bakāffā (1721-1730) donne des gult à une égli (...)
16La denrée qui est mentionnée en premier est le grain. Il peut s’agir de céréales comme le ṭeff, l’orge, le blé, le sorgho mais tout aussi bien de légumineuses (pois, lentilles, fèves). La catégorie de ehel se rapporte à ce qui a été semé, en opposition avec ce qui a été planté, selon la classification proposée par Clarisse Guiral 47. C’est donc, si l’on va plus loin, ce qui peut être conservé d’une année sur l’autre. Céréales et grains sont des denrées centrales dans l’alimentation des hauts plateaux mais aussi des denrées fiscales de premier choix. Il est rare que le type de grain soit spécifié dans un texte car les paysans fournissent en fonction de ce qu’ils ont semé, récolté, suivant la disponibilité à tel ou tel moment de l’année et suivant la rotation de leurs cultures et des produits disponibles. Cette flexibilité facilite grandement le recouvrement de l’impôt puisque chaque territoire se doit de contribuer quelles que soient ses récoltes. Mais tous les grains n’ont, bien entendu, pas la même valeur. Citons en contre-exemple rarissime, un gult royal du xviiie siècle qui précise qu’un tiers du grain tributaire doit être versé en ṭeff, la céréale la plus valorisée en Éthiopie. Les bénéficiaires d’un tel privilège sont un noble très influent et sa famille, proche du roi et l’un des chefs du principal parti de gouvernement à la Cour 48.
- 49 Les deux termes čān et entalām sont équivalents. Le terme čān est encore aujourd’hui compris et mêm (...)
17Dans notre document, les quantités de grain sont exprimées en entalām (E, A1, A2, Z) ou en čān (D, T), deux mesures équivalentes à ce qu’un animal de bât peut porter 49. Chaque territoire doit contribuer à hauteur de cinq charges ou bâts à Ḥawastā et à dix dans la région de Ḫambarā. Seuls cinq territoires sont exemptés de cet impôt car ils contribuent différemment. Ainsi, même si Ḫambarā est composé de moins de territoires que Ḥawastā, au total, chacun des deux districts doit la même quantité de grains à savoir 85 entalām/čān chacun (en total réel) ou 75 et 85 (en total exprimé). On a donc entre 160 et 170 entalām ou čān de grains à chaque recouvrement de l’impôt pour la Maison du roi, dont rien ne permet de deviner la fréquence. L’entalām pouvant être compris entre 200 et 400 litres, cela fait entre 32 000 et 68 000 litres de grains. Il y a là de quoi préparer de l’enǧera (la galette de ṭeff), du pain, des purées de pois mais aussi de la bière dont la céréale, notamment l’orge, est la principale composante.
- 50 Pour une synthèse sur les usages du miel dans les hauts plateaux éthiopiens, voir Guindeuil [2010].
18La deuxième denrée que Ḥawastā et Ḫambarā doivent procurer à la Maison du roi est le miel. Principale source de sucre sur les hauts plateaux éthiopiens, le miel est utilisé essentiellement pour la fabrication du ṭeǧǧ, l’hydromel si prisé dans les banquets, boisson honorifique distinguant l’élite de la paysannerie 50. C’est une denrée fiscale mainte fois mentionnée dans les textes éthiopiens. S’il faut citer un seul exemple, ce sera celui du récit autobiographique à l’humour caustique de James Bruce [1790 : 92-93], noble écossais ayant vécu en Éthiopie au début de la décennie 1770, fort bien introduit à la Cour et à qui la reine-mère avait fait attribuer quelques terres en gult. Bruce ironise sur le maigre tribut que lui rapportent ses terres : à deux reprises, il lui est apporté quelques jarres de miel. La première fois, il se fait subtiliser son dû par quelqu’un d’autre, ce qui montre le parcours parfois imprévisible ou tout du moins incontrôlable des produits perçus, depuis le producteur jusque, en haut de la chaîne, le seigneur domanial. La seconde fois, le miel butiné sur des fleurs de lupin est si amer qu’il est inutilisable.
- 51 Voir R. Pankhurst [1969b : 133] pour la compilation des sources, pour le tableau comparatif entre d (...)
- 52 Un excellent exemple se trouve dans l’attribution d’un gult à l’église de Pārāqliṭos par Lebna Deng (...)
- 53 C’est là d’ailleurs la principale faiblesse méthodologique de l’étude compilatoire de R. Pankhurst (...)
19La quantité de miel due par les terres de Ḥawastā et Ḫambarā est de cinq mādegā 51 pour la première région et de dix pour la seconde. Aujourd’hui, tous les informateurs dans la région d’Aksum sont unanimes pour dire que 8 mādegā sont équivalents à un entalām. Il y aurait donc un rapport de 1 à 8 entre la quantité de grain fournie et celle de miel, sur l’ensemble de cet impôt. La plupart du temps, l’unité n’est pas mentionnée dans notre document et les pays doivent « 5 miel » ou « 10 miel ». Les mesures de miel sont effectivement, dans les textes éthiopiens, très rarement précisées 52. Il pourrait s’agir de miel en ruche ou en rayon, la présence de la cire permettant une conservation plus longue du miel en évitant sa fermentation liée au sucre. Ici on suppose, qu’étant la plus courante, c’est l’unité mādegā qui prévaut. Cela est difficile à quantifier car les mesures de mādegā données par les voyageurs tout au long du xixe siècle varient de 16 à 90 litres, selon les régions, les époques et les observations 53.
- 54 Qwerā’e (sic) est mentionné dans le dictionnaire amharique de d’Abbadie [1881 : col. 271] et dans l (...)
- 55 Pour T. Kane [1990 : 254] mečat est, dans la région du Bagemdēr, une variante de menčat et signifie (...)
- 56 Ladān est bien considérée comme une mesure de miel, équivalent à 48 litres selon Sapeto puis Alaman (...)
20D’autres unités de mesure sont aussi utilisées. Ainsi le manuscrit A1 mentionne, pour Ad Mesgānā, dix gabatā, là où les autres copies ne précisent pas l’unité. Ce qui paraît très curieux par ailleurs, c’est que la toute première terre de Ḥawastā, Sih Tambuk, doit cinq qwarā’e 54 de miel selon quatre manuscrits, et cinq mečat selon le manuscrit T, manuscrit dans lequel figure la seule mention de cette mesure extrêmement rare 55. La mesure qwarā’e apparaît aussi pour les terres des « deux La’eso » d’une part et Ad Egzi, Akramā et Ad Makwadā, d’autre part, qui doivent dix qwarā’e de miel, (sauf T pour lequel il s’agit de dix ladān). On a donc un équivalent entre le qwarā’e du corpus A1, A2, E, Z, D avec les unités mečat et lādān 56 du manuscrit T.
- 57 Kane [1990 : 178] définit dābrē comme « a large pottery vessel, crock, ewer ».
21Pourquoi utiliser ces unités rares en début de liste que sont qwarā’e ou mečat ? Il est possible qu’elles soient des témoins d’une version plus ancienne de la liste, telle une fossilisation lexicale rappelant l’ancienneté et donc la légitimité d’un tel document fiscal. De la même façon, dans le manuscrit A1, le total pour la région de Ḥawastā est exprimé par 85 dabrē 57, autre unité peu commune. Or en additionnant toutes les contributions en miel et en les considérant comme mesurées en mādegā, on arrive à 85 mādegā ce qui correspond aux 85 dabrē et rejoint la thèse de l’utilisation dans la comptabilité écrite d’unités de mesure « fossiles », uniquement compréhensibles pour des comptables lettrés. En imposer – c’est le cas de le dire – par un vocabulaire érudit est l’une des nombreuses façons de faire du document écrit un objet de contrôle et de pouvoir. Au total, Ḥawastā et Ḫambarā doivent environ 160 mādegā de miel, soit, si on retient 30 litres de valeur approximative moyenne, environ 480 litres de miel.
22La troisième denrée perçue sur « le pays de la Maison du roi » est le coton. Il s’agit de pièces filées et tissées. L’impôt est toujours perçu avec des pièces de coton, ni la fibre brute ni les bobines de fils n’étant des produits fiscaux, tous les documents administratifs en ge’ez comme les sources européennes sont sans ambiguïté à ce propos. Les pièces de coton sont un produit fiscal courant dans la documentation éthiopienne et nombreux sont les textes les mentionnant comme étant une monnaie importante sur l’ensemble du territoire. De plus, il semble que l’habitat semi-nomade de la Cour en camp de tentes ait nécessité de grandes quantités de coton.
- 58 Ici encore il y a une exception (terre de Zangwi) qui pourrait être une erreur due au principe de l (...)
23Selon notre document, chaque entité territoriale de la région de Ḥawastā doit du grain (5), du miel (5) et de l’huile (1) et aussi cinq pièces de coton. Trois territoires de Ḥawastā néanmoins sont exemptés d’autres produits et ne doivent fournir que des pièces de coton. Ces terres sont Ad Qwolāqwalāt qui en doit huit, Ad Gazāy sept et surtout Bilangi trente. Au total, Ḥawastā doit 120 pièces de coton. Au contraire, à l’exception d’un territoire 58, Ḫambarā ne doit pas de pièces de coton du tout.
- 59 « Cotton was a crop important in the lowlands to the west and east. Graham described Ethiopia’s cot (...)
- 60 Entretiens réalisés à Mongwoy, avec un vieil historien laïc, et au monastère de Dabra Gannat, avec (...)
24Le coton se cultive en basses terres et en zones humides ou irriguées ce qui signifie qu’il ne peut pousser ni sur les terres de Ḫambarā ni sur celles de Ḥawastā 59. Il s’agit donc bien d’un impôt sur un produit fini, résultant de la transformation d’un produit brut, d’abord par le travail du filage puis par celui du tissage. Le coton le plus proche poussait probablement dans la vallée du Tākāzē, située plus au sud. Cet impôt en pièces de coton signale peut-être la présence d’artisans dans la province de Ḥawastā et leur possible absence dans la région voisine de Ḫambarā. Ḥawastā est située sur une route, qui mène à la région de Adēt où les traditions locales rapportent que vécut une importante communauté d’artisans 60.
25Il est aussi possible d’imaginer un système encore plus encadré : du coton venant de greniers royaux serait distribué à des tisserands qui le filaient et le tissaient pour le compte du roi. Ce système a en effet existé, à la période contemporaine et dans le Šawā, comme en témoigne Gebre-Wold Ingida-Work [1962 : 309] :
The above named togas were made by government weavers who owned land. The weaver received the cotton from the government treasury and returned the woven cloth to the treasury. Some rist holders provided the raw cotton and the weaver from their own purse and paid the woven cloth as a tax. The general name given to all lands held by gebbars who paid the above named items of clothing was fetay meret. It was given to government officials of different ranks.
26À l’inverse, on peut aussi penser que le filage et le tissage du coton sont des activités de morte saison des paysans, et qu’il ne s’agit en rien d’activités artisanales spécialisées. Il est difficile aujourd’hui de se figurer à quelle structuration sociale a pu répondre cet impôt sur les territoires de Ḥawastā.
- 61 Conti Rossini [cité par Pankhurst 1970 : 73-74].
27Les manuscrits E, A2, Z, A1 utilisent le terme farǧ qui, aujourd’hui au Tegrāy, est difficilement compris. C’est, selon Pankhurst [1970], un terme amharique (farǧ) aussi bien que tigréen (farǧi), qui désigne la quantité de coton tissé nécessaire pour faire un vêtement et qui aurait valu au début du xxe s. jusqu’à deux thalers autrichiens 61. C’est un terme existant déjà en ge’ez [Leslau 1991 : 165]. Dans T et D est utilisé le terme šāmā c’est-à-dire celui aujourd’hui communément usité et compris sur l’ensemble des hauts plateaux chrétiens. Dans les manuscrits produits à Aksum, à l’exception de Z, il s’agit d’un vocabulaire plus courant car plus moderne.
- 62 La mesure ka’ebo est assez rare. Étymologiquement, cela signifie « double » en ge’ez, et Kane [1990 (...)
- 63 Malans est un terme rare qui semble signifier la même chose que nug : Guizotia oleifera (Ge’ez) [Ka (...)
- 64 Seul T indique que la terre de Ad Meker doit un ladān d’huile, mais il peut, ici, s’agir d’une erre (...)
28Le quatrième produit est la matière grasse, désigné par le terme générique qeb’e qui désigne une substance grasse et liquide [Kane 1990 : 764], c’est-à-dire une huile, mais peut-être par extension du beurre. Le corpus A2, E, Z mentionne un ka’ebo 62 d’huile pour chaque entité territoriale de Ḥawastā devant la contribution type de cinq grain, cinq miel, cinq coton. Dans les manuscrits T et D, l’unité de mesure change et il y est prescrit un ladān d’huile. Dans le D il est précisé qu’il s’agit d’huile de nug (Nyger ou Guizota Abbyssinica), on y reviendra. Enfin le manuscrit A1 reste sur la mesure kābo (qu’il amharise) mais utilise parfois le terme qebē qui signifie « beurre clarifié », tout en spécifiant dans ses totaux que la contribution est faite de qeb’e malans, c’est-à-dire d’huile végétale 63. Cette contradiction apparente provient probablement d’une interprétation du copiste qui transforme qeb’e en qebē. Pour Ḥawastā, la seule exception à cette règle – 5 grain, 5 miel, 5 coton et 1 huile – concerne la terre de Ad Qaranqarā qui ne doit pas d’impôt en huile 64.
29Pour les pays de Ḫambarā, les contributions sont plus diversifiées. Néanmoins, s’il fallait définir une norme elle serait de 10 grains, 10 miel, 1 mabā’e et 1 huile. Or il y a trois exceptions à cette norme. Un territoire, Qaṣalo, doit un nefq, c’est-à-dire deux ladān ou deux ka’ebo, et ce double impôt en huile s’explique car ce pays ne doit ni grain, ni miel (et ni coton comme c’est la norme pour Ḫambarā). De même, pour E, A2 et Z, deux terres, Enāqwalē et Ad Gabso doivent un me’ero d’huile, ou deux qunā selon T, ce qui est moins que les terres qui doivent un ka’ebo, et probablement deux fois moins car ces terres contribuent aussi deux fois moins que les autres en grain et en miel, ainsi que pour le mabā’e, c’est-à-dire l’offrande pour l’église comme on va le voir plus bas. Ici, on peut dire avec certitude et grâce aux équivalences fournies par le manuscrit T que deux me’ero égalent un ka’ebo qui équivaut à 1/2 nefq.
30Il y a donc bien un problème d’équilibre dans la répartition des parts, qui s’explique peut-être en partie par la nature et la surface du territoire, mais peut-être par d’autres tenures sur les terres. Ainsi la terre de Ad Gabso a-t-elle été donnée, au début du xvie siècle, par le souverain Lebna Dengel à un pèlerin afin de couvrir ses frais pour se rendre à Jérusalem et sa gestion fut confiée à l’église d’Aksum [CRLibAks II.37]. La Maison du roi ne perçoit alors plus que la moitié du tribut. La terre de Enāqwalē, quant à elle, est l’objet de convoitise puisque le roi Iyasu, à la fin du xviie siècle, stipule qu’elle doit être rendue à Aksum à qui elle appartient en gult [CRLibAks II.64].
- 65 « They have sesame and another seed that they call nug, like linseed but black, from which they mak (...)
31La seule précision qui est donnée sur la nature de cette huile est portée dans le manuscrit D, qui mentionne un impôt en huile de nug pour les terres de Ḥawastā. Or, on sait que parmi les huiles végétales produites traditionnellement en Éthiopie, il y a aussi celle de sésame, de lin, de carthame, et que l’huile de nug est la plus appréciée [Chouvin 2003], et cela probablement de façon durable. Ainsi, au début du xvie siècle, Álvares rapporte qu’à la frontière entre le Tigrāy et l’Angot, les habitants cultivent de grandes quantités de nug afin de produire de l’huile [Beckingham et Huntingford 1961 : 189]. À peine un siècle plus tard, c’est au tour de Pero Paez de témoigner de cet usage du nug pour produire de l’huile 65. De toutes ces plantes oléagineuses, seul le sésame pousse en basses terres, le nug, le carthame et le lin poussent entre 1 500-1 600 et 2 000-2 100 m, soit aux gradients d’altitude de Ḥawastā et Ḫambarā. Le nug, que l’on voit aujourd’hui souvent comme plante complémentaire du ṭeff, du fait de son rôle protecteur contre le bétail et les adventices [Chouvin 2003], était-il cultivé systématiquement en culture majoritaire ? Une autre question est celle de la possibilité d’effectuer des mélanges d’huiles, une pratique pas du tout attestée aujourd’hui. En effet, en l’absence de précision sur le type d’huile à fournir, dans la majorité des manuscrits de notre corpus, on peut imaginer que celles-ci étaient d’origine diverse. Devaient-elles être fournies et ensuite stockées séparément, ou pouvaient-elles être mélangées ?
32Enfin, une dernière grande catégorie apparaît dans cette liste de perception, il s’agit du mabā’e ou « offrande à l’église ». Cette contribution est ordinairement due en grain et, ici, si le produit n’est pas précisé, l’unité de mesure employée (entalām ou čān) est sans équivoque, il s’agit bien de grains. Ḥawastā ne doit pas de mabā’e, à l’exception de sa première terre. C’est Ḫambarā qui prend entièrement à sa charge cette contribution, à raison de un entalām (ou čān) par territoire, c’est-à-dire dix ou cinq fois moins que pour l’impôt général en grain. Deux territoires, Enāqwalē et Ad Gabso, dont on a déjà vu qu’ils contribuent deux fois moins que les autres, doivent un yāhit, selon le corpus majoritaire, ou 4 mādegā selon T. Yāhit est une mesure tigréenne et on comprend ici qu’elle équivaudrait à la moitié d’un entālām, ce qui est confirmé par d’autres sources [Conti Rossini 1943 ; Pankhurst 1969 : 116-117].
33Álvares mentionne l’importance du mabā’e à Aksum au début du xvie siècle :
- 66 Beckingham et Huntingford [1961 : 160].
[les prêtres et moines d’Aksum] ont d’importants revenus, et en plus de ces revenus, ils reçoivent chaque jour quand la messe est terminée un repas qu’ils appellent maabar [mabā’e] fait de pain et de vin local. Les moines ont le leur et les prêtres de même, et ce maabar est si copieux que les moines mangent rarement autre chose 66.
34En sus de cette nourriture quotidienne du clergé aksumitain, une seule terre doit à l’église un unique tribut en encens, à hauteur de 3 gabatā ou mādegā (T). Pourquoi et comment contribue-t-elle en encens ? Peut-elle en produire ? Auquel cas cette terre, dont la localisation demeure inconnue, serait plutôt située dans des basses terres où se trouvent les arbres à résine susceptibles de produire de l’encens. Ou bien cette terre était-elle juste chargée de se procurer à ses frais de l’encens, denrée qui circulait largement sur la route de commerce en direction de la mer Rouge ?
35Enfin, les scribes ne se sont pas oubliés. Ils sont en charge de la comptabilité, non seulement de celle que l’on trouve dans les archives sous la forme notamment de notre document, mais aussi de la comptabilité courante qui n’a pas été préservée. Ils n’ont pas omis de mentionner dans le texte ce qui leur était dû, à savoir un quart du tribut dû par les terres de Dabra Enqwu et Sagamo (no 3). Le texte est assez ambigu – en l’absence d’un distributif – et il est difficile de savoir s’il s’agit d’un quart du dernier produit mentionné, l’huile, ou de l’ensemble de ce tribut. La dernière solution semblerait plus logique.
- 67 Voir aussi la description du mabā’e d’Aksum donnée par G. Villari [1938 : 11-12] lors de la période (...)
36Ḥawastā et de Ḫambarā doivent donc aussi contribuer aux besoins de l’église d’Aksum et on comprend par ce biais que c’est bien l’administration aksumite qui gère ces terres et, qu’à ce titre, elle s’octroie aussi une partie des produits tributaires 67.
37Les différences entre des copies datables de ce document permettent d’observer la rationalisation progressive et les évolutions des systèmes de mesure. Si l’on admet que sa matrice originale date du début du xve siècle, du fait de l’appartenance de ce document au corpus de textes mis en place par le roi Zar’a Yā’eqob pour administrer Aksum, on peut voir dans les mentions des mesures les plus inusitées des survivances du système médiéval (qwarā’e, dabrē, mečat). Mais surtout, c’est entre les copies datables de la période gondarienne (fin xviie s.) et les copies aksumites du xxe s. qu’on observe une tentative radicale de rationalisation, par la diminution du nombre de mesures utilisées et par des équivalences simplifiées.
Équivalence des unités de mesure
Denrées tributaires
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Corpus gondarien (E, A1)
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Corpus aksumite moderne (T, D)
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Grain et offrande à l’église
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entalām
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čān
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yāhit (1/2 entalam)
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4 mādegā
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Miel
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qwarā’e
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mečat ; lādān
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mādegā
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mādegā
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Huile
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me’ero
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2 qunā
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kā’ebo
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lādān
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nefq
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2 lādān
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Coton
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farǧ
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šāmmā
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Totaux
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gabatā
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mādegā
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dabrē
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mādegā
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maslas
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3 lādān
|
38Le document comptable dressant la liste des contributions perçues sur Ḥawastā et Ḫambarā n’est pas terminé. Dans tous les manuscrits connus, il est composé de deux parties. Par faute de place, nous présentons la version commune aux manuscrits A2, E, Z, T, D, sachant que la version du manuscrit A1 est sensiblement différente et demandera une analyse particulière.
- 68 T indique šāmma pour farǧ, čān pour entalām et lādān pour kā’ebo.
- 69 La chronique du roi Zar’a Yā’eqob indique que le titre du Tegrē makwannen à la période médiévale es (...)
Ḥawastā et Ḫambarā pour chaque pays 3 pièces de coton (farǧ) 68 et du travail forcé (ḥedād) pour chaque pays également. Et pour la commémoration (tazkār) royal, un kā’ebo de miel par pays. Forimā du haut et du bas, 30 farǧ et ḥedād chaque pays également.
Pour le tazkār de l’intendant (gabaz), Ḥawastā et Ḫambarā [doivent] de l’hydromel non alcoolisé (berz) et de la farine. Ad Asḥatyā 12 entalām de grain. Du degwu’a Mazutāy 10 entalām de grain 10 mādegā de miel. Dabra Zakaryās et Onā Mā’eṣo 20 entalām de grain et 20 mādegā de miel. Dabra Salām [qui est le] bēta neguś du chef d’Aksum (nebura ed) paye en impôt ce qu’il veut.
Pour le tazkār de Marie, 32 entalām de grain de Kwakwuḥ seul.
Zadido et Qatatē du grain, les deux sont identiques, et leur impôt [pour le] tazkār de Marie est 32 entalām de grain.
Et quant à l’aqāṣen [gouverneur du Tigrāy] 69 il nomme le nebura ed [chef laïc d’Aksum Māryām Ṣeyon] parmi les dabtarā [clergé séculier d’Aksum].
Ad Barāh 1 vache (lāhm) pour le tazkār de l’aṣē Dāwit.
Meqmeq 1 vache pour la naissance de Notre Dame.
Ad Rāzā 1 vache pour le tazkār de l’aṣē Zar’a Yā’eqob.
Pour le tazkār de Marie 33 vaches chaque année de Nā’edēr.
Quant au mabā’e, 6 entalām de Nā’edēr et 3 mabā’e de Awl’o.
Au total 9 entalām pour le mabā’e de Nā’edēr, 12 entalām de mabā’e de Ḥawastā et Ḫambarā.
39On retrouve dans ce document la plupart des terres qui sont mentionnées dans la charte de donation de terres en statut gult de Abrehā et Aṣbeḥa puis dans les suivantes. Cette fois-ci, il ne s’agit plus de décrire l’impôt de la Maison du roi mais de préciser de quelle façon et pour quelles occasions les grandes terres environnant Aksum contribuent aux commémorations royales et fêtes mariales. Les produits tributaires sont, ici, élargis aux têtes de bétail car pour les commémorations ou tazkār, il est d’usage d’offrir un banquet carné. Néanmoins, la mention de vache (lāhm), donc de femelles ordinairement destinées à la production laitière et à la reproduction plutôt qu’à la consommation, peut paraître surprenante. Ici, sont concernés deux tazkār royaux, l’un pour la célébration de la mémoire du roi Dāwit (1382-1413) et l’autre pour celle de son fils, le souverain Zar’a Yā’eqob (1434-68). C’est ce dernier qui institutionnalisa et fit écrire l’ensemble des règles régissant les rapports entre Aksum et le pouvoir royal, qui a réformé la liturgie notamment en établissant les fêtes mariales, et qui a très probablement institué cet impôt. L’usage du terme ancien aqāṣen pour désigner le gouverneur du Tigrāy est une autre indication de la création de ces documents à la période médiévale.
40La mention qui stipule que la « Maison du roi du nebura ‘ed », le chef laïc de l’église d’Aksum peut contribuer librement à l’impôt indique aussi assez clairement qu’il prend, à un moment donné, le contrôle sur la rédaction de ce document ou tout du moins qu’il est largement bénéficiaire de ce document.
41Par ailleurs, les trois régions de Ḥawastā, Ḫambarā et Forimā, fournissent du travail forcé, ḥedād. Ainsi les habitants de ces régions, en plus d’être taxés sur leurs productions, sont tenus de travailler pour Aksum. On voit combien Ḥawastā et Ḫambarā restent tributaires d’Aksum, car la somme totale de ce qui est prélevé sur ces plaines semble considérable.
42Les denrées perçues sur Ḥawastā et Ḫambarā sont, rappelons-le, le grain, le miel, les pièces de coton et l’huile. En sont exclus le bétail et le travail forcé, l’hydromel non fermenté et la farine – contributions mentionnées dans la seconde partie du document – qui sont destinés à des cérémonies ponctuelles à Aksum. Ainsi les denrées perçues pour la Maison du roi se conservent. D’où plusieurs possibilités, qui ne s’excluent d’ailleurs pas les unes les autres : voyagent-elles ? Sont-elles stockées ? Vendues ?
- 70 Barradas [1996 : 1-9]. Voir aussi Pankhurst [1981] pour une présentation des sources européennes ma (...)
43Tout d’abord, ces denrées peuvent voyager, être apportées au pouvoir royal où qu’il se trouve. On sait que les souverains percevaient des impôts régionaux, dont les modes de collecte demeurent encore mal connus. Il est possible que l’impôt perçu sur « les pays de la Maison du roi » soit totalement ou en partie transmis au gouverneur de la région, le Tegrē makwannen, lorsque celui-ci va remettre au souverain le tribut annuel. Álvares [op. cit.] décrit la cérémonie accompagnant la perception de cet impôt, mais il s’attarde davantage sur ses aspects fastueux que sur le décompte des présents offerts. D’autres voyageurs ont tenté de décrire et de définir l’impôt dû par les régions. Ainsi, Barradas 70, qui vit à Fremona, près d’Aksum, dans le premier tiers du xviie siècle, dresse une liste précise de celui dû par les provinces du Tigrāy. Il est exprimé en valeur fiduciaire, en onces d’or principalement. Cela n’est pas incompatible avec une levée en produits agricoles, ceux-ci pouvant être transformés en valeur monétaire. Mais connaître les marchés et les équivalents monétaires qui président à une telle transformation est difficile.
44Enfin, puisque ces denrées – grain, miel, huile et pièces de coton – se conservent, elles peuvent être stockées. Si ces produits sont bien destinés à nourrir les personnes qui résident dans les bēta neguś des environs, alors il est possible d’imaginer un ou des greniers voire des entrepôts gérés par Aksum pour subvenir aux besoins des puissants venant camper dans les alentours et aux voyageurs placés sous leur protection. Dans l’état actuel des recherches, peu d’éléments permettent de nourrir ce tableau, essentiellement parce que l’éclairage n’a pas été mis sur ces questions et que les sources ne les mettent pas en lumière.
45Un des enseignements que l’on peut tirer de l’examen de ce document relève de notre compréhension des multiples niveaux de droits fonciers et d’appartenances politiques. Les terres de Ḥawastā et Ḫambarā sont administrées comme domaine gult par l’église d’Aksum, sous caution d’un texte royal à la validité ancienne mais réaffirmée par les rois médiévaux et modernes. Ḥawastā et Ḫambarā doivent un impôt conséquent et précisé de façon inhabituelle à la Maison du roi, le parcellaire étant ici administré de façon très contrôlée, à la fois par le pouvoir royal et par l’administration religieuse. Mais chaque territoire de Ḥawastā et Ḫambarā doit aussi contribuer directement en faveur d’Aksum, pour son mabā’e (nourriture quotidienne du clergé), pour lui fournir de l’encens, du travail forcé et pour contribuer à la commémoration de son intendant (gabaz). On voit apparaître de façon concrète cette notion stratifiée de la propriété du sol et des droits fonciers qui illustre le modèle théorique du « double domaine » exposé en début d’article.
46Par ailleurs, l’analyse de ce document soulève de nouvelles questions. Si ce document est prescriptif, hypothèse la plus probable, alors il permet d’imaginer la capacité de production des territoires définis au moment de sa promulgation, ici probablement au début du xve siècle. La variabilité des mesures quantifiant les denrées fiscales au fil des copies peut être un signe d’une adaptation de cette prescription aux réalités agricoles et sociales. Par ailleurs, qu’un tel document ait été copié pendant plusieurs siècles montre qu’au-delà de sa valeur pragmatique et comptable, il a modelé les pratiques agricoles en imposant à des terroirs une certaine quantité et surtout un certain type de productions obligatoires. On voit comment les pouvoirs, royaux mais aussi locaux, émettent des règlements à forte valeur symbolique et politique qui déterminent les pratiques agraires. La structuration réciproque des pouvoirs politiques et des pratiques agricoles devait nécessairement prendre en compte les contraintes environnementales tout autant qu’elle rétroagissait sur ces dernières. Mais il est encore difficile aujourd’hui d’analyser ce phénomène dans sa dimension environnementale. Il ne faut pas négliger le fait que le terroir que l’on observe aujourd’hui est issu de cette longue interaction entre obligations fiscales, contrôle politique et pratiques paysannes.
47Cette étude montre qu’il est possible de sortir de l’impression de monotonie et de superficialité que la documentation foncière éthiopienne dégage et d’accéder à une réelle compréhension de ce que ces documents nous apprennent sur les relations des hommes avec leur milieu. Bien sûr, il s’agit ensuite d’élargir cette analyse basée sur un document unique – mais inséré dans un vaste corpus – afin de pouvoir approfondir la recherche. Pour ce faire, une démarche micro-historique liant des enquêtes sur place – pour collecter des données géographiques, des informations orales – avec une édition et une analyse exhaustive des corpus archivistiques d’un ensemble territorial semble nécessaire. C’est à ces conditions-là qu’il est possible de saisir les enjeux locaux et particuliers liés au contrôle et à l’exploitation de l’environnement, sans être dupe des enjeux spécifiques de la mise par écrit des documents et de l’histoire propre à chaque corpus administratif. Sera-t-il ensuite envisageable de mettre en série ces données, d’établir des comparaisons, de traiter des données quantitatives ? Il est encore difficile de le dire, notamment on l’a vu, à cause de la grande variabilité des unités de mesure. Néanmoins, il est possible de comprendre localement comment s’agencent les mécanismes de contrôle de l’espace et des ressources naturelles et comment ils interagissent avec la structuration des sociétés des hauts plateaux éthiopiens.