Joëlle Zask, La démocratie aux champs. Du jardin d’Éden aux jardins partagés, comment l’agriculture cultive les valeurs démocratiques
Joëlle Zask, La démocratie aux champs. Du jardin d’Éden aux jardins partagés, comment l’agriculture cultive les valeurs démocratiques. Paris, La Découverte, 2016, 250 p.
Texte intégral
1L’ambition de la philosophe est de démontrer comment les interactions entre le cultivateur et la terre qu’il travaille développent des valeurs éminemment démocratiques. Loin de l’image du paysan archaïque et égoïste, Joëlle Zask suggère qu’il fait vivre des idées qui fondent l’essence de la démocratie. Quatre parties conduisent le lecteur à explorer ce qu’implique le rapport à la terre cultivée, le « jardin ».
2Cultiver la terre, c’est se cultiver soi-même, développer des qualités et des attentions qui servent la vie sociale. Tel est le premier chemin suivi, en partant du mythique Adam, créé pour servir, travailler et prendre soin, du non moins fameux Éden, tout en ayant lui-même à charge de s’y réaliser par son travail. Cette réciprocité souligne que l’antagonisme Homme / Nature n’est pas une évidence. L’Homme façonne une Nature qui le façonne en retour.
3Voltaire, Rousseau reprennent la figure d’un Adam jardinier. Aux États-Unis, « Terre promise » en son temps, Thomas Jefferson vantait le self-government de farmers indépendants dans leurs choix privés et tous concernés par la fortune publique.
4Cultiver la terre conduit à la considérer comme un partenaire qui prospère et apporte la vie grâce à l’initiative, la patience, la constance, le courage. L’action s’adapte au milieu, anticipe les risques. La pédagogie a valorisé ces intuitions. Maria Montessori (1870-1952) fait du jardinage l’activité qui par l’expérience affine la sensibilité des élèves, leur apprend la patience, le sens du temps, les stabilise aussi en concentrant leur attention sur un cadre réduit.
5L’auteure développe la dimension sociale de cette relation. Elle rappelle longuement combien des utopies ont voulu façonner les hommes en leur confiant un lopin de terre à cultiver, manière pour les uns de rétablir une vie saine et morale, comme les jardins ouvriers de l’abbé Lemire (1853-1928), manière pour d’autres de lutter « contre la dégénérescence supposée de la race et de la tradition », comme dans l’Allemagne des années 1930.
6Aucun projet collectiviste n’est jamais parvenu à réduire l’investissement personnel sur un lopin individuel. C’est vrai en Union soviétique comme en Chine, contrainte d’admettre le lopin familial après l’échec du Grand Bond. S’il s’agit de permettre une production alimentaire contre les défaillances de l’économie administrée, le lopin devient pour son maître un refuge.
7La terre travaillée engendre des échanges de pratiques, une sociabilité. Chaque « jardinier » se pense libre et différent des autres dans une complémentarité qui renvoie à l’idéal d’une vie démocratique. Ajoutons les expériences par lesquelles le jardinage est utilisé pour réinsérer ou soigner et chacun verra l’importance accordée à la culture d’un lopin pour recréer l’estime de soi et tisser de nouveaux liens.
8Sur le plan politique, l’auteure rappelle que la paysannerie a mis en place des modes de coordination associant le commun à l’individuel, matrice d’une forme démocratique directe. Elle néglige ici le poids effectif des élites locales. Dans ces sociétés, il n’est pas nécessaire de posséder la terre pour en vivre. Usages et jouissances temporaires agencent un équilibre social garanti par des coutumes.
9Expériences de concession, d’allocation, d’allotissement témoignent de la capacité des pouvoirs à organiser l’accès à la terre sans appropriation définitive au profit d’une famille. Le droit à cultiver doit ainsi être distingué du droit à posséder. Les anciennes luttes paysannes pour défendre des usages fonciers se perpétuent d’ailleurs à l’heure de l’accaparement des terres et de l’agro-industrie.
10En produisant un espace agricole, les groupes humains produisent un univers social, politique, qui se dote d’une logique de fonctionnement toujours localisée. L’indépendance d’action s’y déploie d’autant plus que ceux qui cultivent demeurent maîtres de leur choix, de leur travail. L’essor des sciences agronomiques, avec l’ère de la chimie et l’administration de l’agriculture, a parfois amplement dégradé cette situation suscitant en retour de puissantes résistances.
11Le propos ne visait ni à assigner au champ, au « jardin », la seule matrice de l’expérience démocratique, ni à vanter un quelconque retour à la terre. Les expériences agricoles fondées sur la contrainte et l’annihilation de ce qui est humain dans l’Homme sont évoquées par l’auteure mais son objet est de percevoir autre chose dans la diversité des expériences : des sources de vertus démocratiques nées du soin apporté à la terre cultivée.
12L’angle philosophique adopté mobilise et s’inscrit dans une longue tradition présentant l’Homme indépendant sur sa terre, développant des vertus utiles à lui-même autant qu’à la vie sociale. Xénophon (v. 430-354 avant notre ère) glorifiait Ischomaque, le maître de son domaine. Les Lumières rêvaient de bons sauvages sur des terres nourricières. Notre époque investit le petit producteur de bien des qualités.
13L’ouvrage fait ainsi réfléchir à la pluralité des racines de l’esprit démocratique dont la cité antique, l’agora et le logos ne peuvent manifestement pas revendiquer l’exclusivité, quoi qu’il en coûte à l’imaginaire collectif.
Pour citer cet article
Référence papier
Fabien Gaveau, « Joëlle Zask, La démocratie aux champs. Du jardin d’Éden aux jardins partagés, comment l’agriculture cultive les valeurs démocratiques », Études rurales, 197 | 2016, 222-224.
Référence électronique
Fabien Gaveau, « Joëlle Zask, La démocratie aux champs. Du jardin d’Éden aux jardins partagés, comment l’agriculture cultive les valeurs démocratiques », Études rurales [En ligne], 197 | 2016, mis en ligne le 04 février 2017, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/10742 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.10742
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