1Aux yeux des observateurs étrangers, l’Éthiopie est considérablement affectée, depuis l’époque moderne, par la lèpre. C’est ce que rapportent Francisco Álvares au XVIe siècle, Nathaniel Pearce au XIXe siècle ou encore Paul Mérab au XXe siècle, ce dernier estimant à plus de 30 000 le nombre de personnes affectées [Pankhurst 2007 : 549-550]. Aussi, depuis la fin du XIXe siècle, missionnaires et médecins trouvent à travers la figure du lépreux la raison de leur présence sur le sol éthiopien. Apportant avec eux conceptions et savoirs sur la maladie, ils vont contribuer en l’espace de cinquante ans à placer la lèpre au centre des préoccupations nationales.
- 1 Entrer dans un sanctuaire réservé aux prêtres, violation du contrat de mariage un soir de pleine l (...)
2Le seul mot « lèpre » provoque, encore aujourd’hui, un sentiment de peur, hérité de littératures religieuses, philosophiques ou médicales relativement anciennes. Dans le Sushruta Samhita (compilation des traditions médicales de l’Inde écrite VIe siècle avant notre ère), les Histoires d’Hérodote ou encore la Bible, la lèpre est décrite comme un véritable fléau. En Éthiopie, si l’on en croit certains textes saints et juridiques, la maladie semble aussi sévir depuis longtemps : elle est notamment mentionnée dans le Fetha Nagast, code juridique rédigé au XIIIe siècle. Si d’un côté le concept d’impureté décrit dans le Lévitique ou le Synaxarium tend à stigmatiser les lépreux, de l’autre, le code de loi donne une vision plus empirique de la maladie. Constater un état de lèpre chez une personne, par exemple, n’est pas un motif suffisant pour empêcher un mariage. La décision appartient aux fiancés [Pankhurst 1990 : 82-83]. Pour l’historien Richard Pankhurst, le thème récurrent des cures miraculeuses explique cette vision mitigée car il suppose la possibilité d’une guérison. Le plus souvent attribuées au Christ ou à Marie, les cures ne peuvent cependant être efficaces que si la personne se repent [idem : 84]. De par son ancienneté et son caractère imprévisible, la lèpre fût associée, depuis son identification, à une punition divine, causée par un mauvais comportement1 ou une possession spirituelle. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle qu’elle est reconnue comme une maladie infectieuse provoquée par un microorganisme.
- 2 L’exact mécanisme de transmission reste incertain. Si les spécialistes le notifient par le terme de (...)
3Alors que le Français Louis Pasteur vient tout juste de démontrer le caractère infectieux des bactéries, le Norvégien Gerhard H. A. Hansen découvre, en 1873, la bactérie responsable de la lèpre. Le Mycobacterium Leprae affecte tous les tissus du corps et prend plusieurs formes : tuberculoïde, lépromateuse ou interpolaire, passant de l’une à l’autre. Seuls les malades bacillifères risquent de transmettre la bactérie responsable de la maladie via les bacilles qu’ils sécrètent par les muqueuses2. Il existe une résistance immunitaire contre l’infection, mais celle-ci dépend de la nutrition, du lieu d’habitat ou encore des hormones. Ainsi en Europe, à partir du XXe siècle, la maladie perd peu à peu son caractère imprévisible et accidentel pour devenir la conséquence d’un mode de vie : « la peur de la maladie se mue progressivement en hantise du microbe » [Faure 1994 : 221]. Conscients que la maladie persiste dans de nombreux pays, les membres du Congrès sur la lèpre (Berlin, 1897) préconisent l’isolement comme le meilleur procédé prophylactique. À l’issue de cette rencontre internationale, la communauté scientifique reconnait la dimension contagieuse de la lèpre [Bériac 1988 : 278].
4C’est dans ce contexte qu’en 1901 la première léproserie éthiopienne voit le jour à Harar, sous le nom de Saint-Antoine. Cette initiative missionnaire s’inscrit dans une logique sanitaire (prévenir les risques de contagion), sociale (venir en aide aux lépreux) et religieuse (convertir de nouvelles âmes). Si elle va rencontrer de nombreuses vicissitudes, elle marque le point de départ d’une nouvelle conception de la maladie. Au début du XXe siècle, la présence coloniale en Afrique se traduit, entre autres, par l’émergence de postes médicaux destinés à gérer l’expansion territoriale, la santé des colons dans un premier temps puis l’hygiène publique dans un second, le but étant d’assurer le succès de la « mission civilisatrice » en préservant les Africains des maladies [Bado 1996 : 30]. Il en va différemment de l’Éthiopie qui reste un pays souverain sans pour autant qu’il refuse les conseils et soutiens des puissances occidentales.
5L’arrivée en 1930 de Jean Féron, médecin spécialisé en léprose, renforce l’initiative missionnaire tout en atténuant le prosélytisme au profit d’une préoccupation médicale plus acceptable. Déterminé à trouver un traitement, il confère à l’établissement une renommée nationale et internationale qui ébranle l’État éthiopien soucieux de préserver sa souveraineté. La lèpre devient progressivement un problème national et l’objectif du ministère de la Santé publique est de se réapproprier cette question sanitaire. Comment la léproserie Saint-Antoine s’émancipe-t-elle de son intention religieuse pour devenir un établissement médical convoité par le ministère de la Santé publique éthiopien ? Quel rapport à la maladie cela implique-t-il ? Comment la lèpre a-t-elle été pensée, gérée et institutionnalisée au XXe siècle par différents acteurs ? Enfin, quels enjeux environnementaux cette étude révèle-t-elle ?
6Une approche chrono-thématique permettra de saisir l’évolution de ces rapports sociaux à l’environnement et d’interroger le processus de modernisation, dans lequel Hailé Sélassié avait décidé d’ancrer son empire au milieu du XXe siècle. L’analyse débute en 1901 avec l’édification de la léproserie pour cheminer jusqu’en 1965, date à laquelle meurt le docteur Féron, provoquant alors un conflit d’intérêt entre la mission catholique et le ministère de la Santé au sujet de Saint-Antoine.
7Cherchant à s’enraciner durablement en territoire éthiopien, les missionnaires capucins saisissent l’opportunité qui s’offre à eux de s’occuper des lépreux d’Harar pour satisfaire leur ambition de prosélytisme. Guidés par leur zèle catholique, ils créent un espace adapté aux lépreux destiné à aider ces derniers à apaiser leurs peines et à préserver la population d’Harar d’éventuelles contaminations.
- 3 L’Œuvre de la Propagation de la Foi est créée en 1822 et transférée à Rome, un siècle plus tard, pa (...)
8Au IVe siècle, le paganisme et le judaïsme alors prédominants dans le royaume éthiopien laissent place au christianisme avec la conversion de l’empereur Ezana. Quand bien même ce roi d’Axoum s’est éloigné de l’Église de Rome, nombre de ses successeurs tissent des liens avec l’Occident chrétien au moins jusqu’au XVIIe siècle [Berhanou Abebe 1998 : 4547]. L’intermède jésuite (1621-1632) entache ces relations et provoque en l’espace de dix ans le « rejet mutuel des deux chrétientés » [idem. : 57]. Avec le déclin des deux grandes puissances coloniales qu’étaient l’Espagne et le Portugal, la France prend peu à peu la relève de l’entreprise missionnaire3. Si l’épisode révolutionnaire français et son ambition de sécularisation marquent une pause avec la tradition apostolique, un nouvel élan missionnaire s’opère au XIXe siècle. Le rétablissement en 1814 et la réorganisation en 1817 de la Congrégation de la Propagation de la Foi permettent la réintégration d’anciennes congrégations et la création de nouvelles [Dubois et Soumille 2004 : 35]. Signe de ce renouveau, deux vicariats apostoliques sont fondés en Éthiopie en 1846 : celui d’Abyssinie au nord et celui des Galla à l’est du pays, confié à l’ordre des Frères mineurs capucins. Les missionnaires catholiques parviennent à s’immiscer dans le royaume à partir des rivages de la mer Rouge. D’abord de manière incertaine sous les règnes de Tewodros II (1855-1868) et de Yohannes IV (1872-1889), où ils font face aux expulsions, puis de manière permanente, mais précaire, avec la montée sur le trône de Ménélik II en 1889. Le nouveau négus choisit la voie de la tolérance religieuse, du pragmatisme et de la diplomatie pour faire naître, en lien avec les puissances européennes, une Éthiopie empreinte de modernité. Toutefois, il privilégie ses liens avec le clergé éthiopien, lequel soutient sa politique expansionniste en direction des régions oromo, au détriment des missionnaires catholiques forcés d’abandonner le Choa et le Kaffa et de se concentrer sur la seule province d’Harar [Dubois et Soumille 2004 : 42]. De manière à faciliter leur implantation, les missionnaires décident de favoriser une prédication qui passe par des œuvres éducatives et sanitaires. Il importe de ne pas heurter le clergé orthodoxe très enclin à soutenir le pouvoir. C’est avec Mgr Jarosseau que la mission trouve sa place dans le paysage éthiopien et c’est sous son apostolat (1900-1938) que naît la léproserie Saint-Antoine en 1901. Quand bien même la Propagation de la Foi délimite leur terrain d’apostolat, les capucins sont en quête de légitimité. Ils cherchent alors à dissimuler l’ambition prosélytique de Saint-Antoine aux autorités éthiopiennes en présentant les avantages sociaux et hygiéniques qu’une telle construction pourrait apporter à Harar.
9Cette ville est située à l’est de l’Éthiopie. Plaque tournante du commerce dans la Corne de l’Afrique, elle constitue aussi un lieu de pèlerinage pour les musulmans de la région et un haut lieu de la mendicité pour les lépreux. Rares sont en effet les voyageurs qui oublient de consacrer un passage de leurs récits à cette population qui expose ses stigmates pour quémander auprès des pèlerins [Mérab 1921 ; Monfreid 1933 et 1935 ; Célarié 1934 ; Tharaud 1936]. Cette errance déplait aux Européens présents dans la région (Italiens, Anglais et Français), lesquels se demandent pourquoi aucun dispositif n’est prévu pour éloigner les vagabonds de la ville. Les consuls de ces trois pays vont jusqu’à recommander au däǧǧäzmač Baltcha, commandant de la ville, d’expulser entièrement les lépreux au nom d’un respect plus rigoureux « des lois de l’hygiène et de la propreté » [AGC, 2R79 1908]. L’histoire médiévale des lépreux en Europe permet d’interpréter ces réactions. Dès les XIIe et XIIIe siècles (alors que la lèpre atteint son apogée après les Croisades), les lépreux sont rejetés de leur communauté et placés systématiquement dans des léproseries pour des questions d’« hygiène publique » [Bériac 1988 : 151]. Six siècles plus tard, le Congrès international de la lèpre de 1897 donne aux pratiques d’exclusion du Moyen Âge une reconnaissance scientifique. C’est bien cette légitimation scientifique d’une pratique sociale qui est en jeu lors de la création de la léproserie aux portes d’Harar. Avec elle, une nouvelle conception de la lèpre s’immisce au sein de la société éthiopienne. La notion de maladie fait son apparition ainsi qu’un champ lexical approprié. En s’occupant des hanséniens, les missionnaires mettent en avant leur volonté d’assainir la ville, en enfermant les contagieux ambulants. Le docteur Édouard Jeanselme, autorité incontestée de la léprologie française, décrit la léproserie d’Harar en ces mots :
« au point de vue social, cette œuvre joue un rôle prophylactique important car ces lépreux qui sont assurés du nécessaire ne se livrent pas à la mendicité, qui paraît être le moyen le plus actif de dissémination de la lèpre en Abyssinie comme ailleurs » [1934 : 592].
- 4 Afin d’informer le lectorat métropolitain sur l’œuvre des missions catholiques de l’époque, l’Œuvre (...)
10Cette œuvre missionnaire se développe en dehors d’Harar dans un espace isolé, dénué de constructions domestiques avoisinantes, tout en restant proche des murailles de la ville. L’ouverture du lieu rend compte des rapports privilégiés entretenus entre le ras (gouverneur) Mekonnen et l’évêque Jarosseau. Outre le fait de lui confier l’éducation de son fils Tafari (futur empereur Hailé Sélassié Ier), le gouverneur d’Harar contribue matériellement (don du terrain) et financièrement (à valeur de 5 000 thalers) à la construction de la léproserie [R. P. Charles 1920]. La responsabilité de l’établissement naissant reste sous l’autorité des Pères Marie-Bernard et Bernardin Azaïs, auxquels sont adjoints un frère infirmier et trois sœurs franciscaines. Selon Omer Denis [1951 : 20] et Gaëtan Bernoville [1950 : 185], le soutien du ras s’est avéré un atout incontestable mais néanmoins insuffisant. Si la presse religieuse4 félicite à l’unisson le « dévouement désintéressé » [Denis 1951 : 20] des missionnaires, lequel aurait permis l’approbation de l’empereur Ménélik II, cette tolérance semble aussi répondre à une volonté d’orienter l’Éthiopie vers les voies de la modernité en se rapprochant des pays occidentaux.
11En fondant une léproserie à Harar, les missionnaires veulent prévenir les risques de contagion tout en essayant d’apporter un soutien matériel et psychologique aux lépreux. L’établissement prend la forme d’un petit village-hôpital clôturé, qui laisse entrevoir les toits des tukul, habitats des pensionnaires, ainsi qu’une croix, rappelant l’origine catholique du projet. C’est en les aimant, les habillant, les nourrissant, les instruisant et les soignant que les missionnaires espèrent atteindre leur âme et les préparer à une mort sainte. Cette dimension religieuse se matérialise par la centralité de la chapelle et est conceptualisée par les écrits missionnaires.
« Notre-Seigneur Jésus-Christ avait pour triompher des foules un double prestige : celui de la parole et celui des miracles.
Mais ce n’était point par là qu’il les conquérait. Il parlait et Il enseignait ; les foules en étaient dans l’admiration, mais elles ne se convertissaient pas. Il faisait des miracles ; le peuple en était dans la stupéfaction, mais il gardait la tête dure et la sauvagerie de son cœur. Alors Jésus se penchait vers les foules. Il en avait pitié. Il multipliait les pains pour elle. Et elles en étaient touchées jusqu’au plus profond. Elles voulaient le proclamer roi, parce qu’Il les avait nourries, parce qu’Il les avait soulagées, parce qu’Il était venu au secours de leurs misères. Soulager la misère sera donc toujours la grande forme et le grand moyen d’apostolat » [de Moulins 1931 : 61].
12Afin de souligner leur efficacité et leur utilité, les missionnaires ont l’habitude de décrire la léproserie comme un endroit propre et accueillant :
« les cases des pauvres lépreux sont ombragées de térébinthes, au feuillage élégant, toujours vert et toujours frais, et les mains de la charité ont répandu des fleurs à profusion, pour donner un peu de joie à ce lieu, qui serait par lui-même si triste » [idem. : 70].
13Les fleurs sont chargées d’intention et détiennent une valeur hautement persuasive.
Fig. 1. Les lépreux et lépreuses avec le personnel de la léproserie.
Source : Le Semeur d’Ethiopie, décembre 1907
14Elles symbolisent les lépreux morts en chrétiens et leur épanouissement au royaume des cieux : « emplis de la rosée du baptême, ils s’épanouissent en feuilles et fleurs du Christ » [anon. 1907 : 298-299]. Cette décoration rend compte de la volonté des missionnaires d’influencer le moral des lépreux mais aussi d’utiliser la végétation comme moyen de purifier l’air et de masquer l’odeur nauséabonde produite par les putréfactions. La peur d’une contamination par l’odorat induit cette attention particulière envers l’environnement. Elle fait particulièrement écho aux craintes anciennes liées aux épidémies meurtrières qui ont eu lieu en Europe quelques siècles plus tôt. Dans son étude sur les images de purification et de guérison produites au XVIe siècle en commémoration des épidémies de peste, Florence Chantoury-Lacombe rappelle par exemple que :
« la puanteur est vue comme un signe de venimosité et donc mortifère. [...] L’odorat joue le rôle de sentinelle, il désigne le risque d’infection » [2006 : 284-285].
15Une différenciation entre un environnement sain (créé par les missionnaires et situé à l’intérieur de la léproserie) et malsain (identifié à la rue) semble se dessiner dès les premiers jours de l’établissement. D’un côté les capucins dépeignent la léproserie comme un lieu idyllique et paisible, dans lequel les lépreux seraient assurés de trouver une sérénité et, de l’autre, ils dénoncent le vagabondage et interdisent à leurs hôtes de quitter le bâtiment, quitte à les retenir de force :
« les hospitaliers veulent à tout prix s’en aller ; ils sont comme hantés par le mirage de la route où ils traînaient, de pèlerinage en pèlerinage, leurs corps misérables. Au prix d’efforts inouïs et de toutes les ressources d’un dévouement vigilant, ils sont pour la plupart, vaille que vaille, retenus sur place, mais ils se montrent hargneux et turbulents » [Bernoville 1950 : 194-195].
16Pour les missionnaires, la léproserie serait le seul espace capable de protéger les lépreux. Réciproquement, parce qu’elle les empêche d’arpenter les rues de la ville et d’exposer leurs stigmates aux yeux troublés des passants, la léproserie serait le seul espace capable de prémunir la population « saine » contre une contamination. Si pendant un temps Saint-Antoine répond à un objectif d’assainissement de la ville d’Harar, la prétention évangélique se révèle cependant trop évidente :
« cet asile, que la mission entretient à ses propres frais, nous permet non seulement de traiter des lépreux (50), mais, surtout, de les évangéliser. Cette dernière chose est vraiment la plus intéressante et celle qui constitue le but essentiel que la mission se propose »
[AGC, 2R79 1930].
17Or, l’incompétence médicale de son personnel est criante. Bien que les sœurs franciscaines occupent une place cruciale dans la diffusion des nouvelles pratiques de santé, les missionnaires n’ont pas le droit de pratiquer la médecine depuis le deuxième concile de Latran en 1139 [Bourdelais et Faure 2005 : 21]. D’ailleurs, la propagande à Rome refuse que les capucins envoient un des pères à la Faculté de Beyrouth (dirigée par les jésuites) pour acquérir des compétences en médecine ou en soins « non pour l’exercer publiquement, les lois canoniques s’y opposant, mais pour abriter la léproserie et les autres œuvres hospitalières de la mission derrière un titre reconnu par les autorités civiles » [Bernoville 1950 : 198]. L’émulation scientifique d’alors impose l’idée selon laquelle les recherches relatives à la maladie doivent s’orienter autour du traitement. La présence d’un médecin au sein de l’établissement Saint-Antoine se révèle, de fait, une question cruciale.
18Si les sources missionnaires évoquent, à partir des années 1920, la présence ponctuelle d’un certain docteur Bosdros, il faut attendre 1930 pour qu’un médecin s’installe véritablement à la léproserie. En prenant la responsabilité de Saint-Antoine, le docteur Jean Féron redéfinit l’environnement adapté aux lépreux et confère au lieu une renommée nationale et internationale. Sa formation médicale détermine sa position sur le terrain éthiopien en même temps qu’elle implique un rapport à la maladie différencié de celui propre aux missionnaires.
- 5 La construction de cet hôpital, par la Croix rouge russe, est l’un des principaux événements de l’h (...)
- 6 L’évolutionnisme est une théorie définie au XIXe siècle par un courant philosophique inspiré des Lu (...)
19Le pouvoir impérial éthiopien attache une certaine importance à la médecine étrangère. Déjà sous les règnes de Téwodros II et Yohannès IV, « bien des missionnaires catholiques ou protestants et voyageurs ne purent pénétrer en Éthiopie qu’en se faisant passer pour des médecins » [Mérab 1912 : 207]. Poursuivant cette volonté de construire une Éthiopie conforme aux idées occidentales de progrès et de civilisation, Ménélik II inaugure en 1910, à Addis-Abeba, un hôpital portant son nom et construit sur l’emplacement d’un précédent, le premier de la ville, créé par les Russes une dizaine d’années plus tôt5 [Pankhurst 1990 : 169-171]. Paul Mérab devint à la fois médecin particulier de l’empereur, et responsable du service médical et pharmaceutique du dispensaire dans le palais. Pour lui, la médecine éthiopienne, en se confondant avec la théologie, demeurait « primitive » jusqu’à l’arrivée des médecins étrangers [Mérab 1912 : 7-8]. La description laissée par ce médecin français rappelle le conflit de compétences qui opposa hommes de l’Art et hommes d’Église au tournant du XlXe-XXe siècle en Occident. Dans son étude sur l’histoire de leurs rapports en France, l’historien Pierre Guillaume [1990 : 15-16] montre que l’essor des sciences biologiques implique une remise en cause de la vocation soignante de l’Église. Taxée d’obscurantisme, cette dernière entraverait la connaissance biologique et la pratique médicale. Pour évoluer6, une société devrait, au contraire, s’émanciper des croyances religieuses :
« depuis un siècle ou deux régnent, sur notre société, l’idée et l’exigence que la science, le progrès et la raison doivent faire reculer la peur, l’angoisse, la croyance dans la Providence ou le Destin » [Faure 1994 : 240].
- 7 L’anthropologue Judith Hermann-Masfen [2012] a récemment montré dans ses travaux sur les médecines (...)
20Quand bien même l’idée de progrès renvoie à des préjugés subjectifs, ethnocentriques ou idéologiques, Paul Mérab renvoie la thérapeutique éthiopienne au rang de « médecine sacerdotale », justifiant ainsi la présence de médecins étrangers. Perméable à ces idées, Hailé Sélassié Ier se bâtit la réputation d’empereur modernisateur et déterminé. Il prend pour modèle les sociétés européennes et continue de faire appel à des conseillers étrangers dans les domaines technologique, administratif et sanitaire [Henze 1988 : 9-28]. Alors qu’aucun enseignement médical théorique ou pratique n’existe en Éthiopie7, l’empereur ouvre en 1935 un cursus universitaire à l’école Ménélik pour former les auxiliaires médicaux. Les futurs médecins, pharmaciens ou chirurgiens sont, quant à eux, envoyés dans des écoles spécialisées en Inde ou aux États-Unis [Pankhurst 1990 : 216-217]. En Éthiopie, à défaut d’être envisagée comme un état de santé susceptible de changer, la maladie est appréhendée comme une entité qui affecte le corps et qu’il faut extraire [Hermann 2002 : 34]. Progressivement, la conception occidentale de la maladie et de la médecine s’impose par l’influence conjointe des représentants des puissances étrangères et des élites nationales formées à l’étranger.
21Lorsque le docteur Féron intègre la léproserie Saint-Antoine en 1930, c’est en tant que médecin qu’il se présente publiquement, même s’il ne cache pas son attachement au catholicisme. Sur les en-têtes de ses courriers, l’inscription « Mission catholique Française » figure systématiquement. Il conçoit son travail auprès des lépreux comme complémentaire de celui des missionnaires. Les corps nécessitent autant d’être soulagés que les âmes :
« avec l’Aumônier qui soigne les âmes, ils ont aussi depuis longtemps le Docteur Féron, médecin tertiaire, qui cherche patiemment le remède capable de donner du soulagement, d’amener une guérison apparente ou du moins de ralentir et de stabiliser la marche du mal » [AMCH, 5K1-4 1967].
- 8 Le chaulmoogra est une plante tropicale de la famille des Flacourtiaceae. Son huile est utilisée de (...)
- 9 Ce traitement a été utilisé pour la première fois en France à l’Académie des sciences de Paris en 1 (...)
22En consacrant sa vie à l’étude de la lèpre et à la guérison des lépreux, Féron atténue l’ambition religieuse de Saint-Antoine et lui octroie un tout nouveau statut : celui de centre de recherche. Pour soulager les tourments de ses patients, il utilise l’huile de chaulmoogra8 comme les missionnaires, qui tiraient profit des vertus thérapeutiques de la plante pour gagner la confiance des lépreux. Sceptique quant aux effets de cette huile indochinoise, il tente d’introduire un nouveau traitement à base de cuivre et de cannelle : le cupro-cinnamique9. Si le médecin se persuade de l’efficacité des injections, ses expériences n’ont cependant aucun effet concluant. Le traitement reste embryonnaire et pas plus efficace que les moyens dits « traditionnels » utilisés en Éthiopie (bains dans des eaux chaudes, ports d’amulettes, immersion dans l’eau sainte...) [Pankhurst 1990 : 90-91]. Cette caducité ne remet pas pour autant en cause sa présence, en témoigne le soutien constant des laboratoires pharmaceutiques (Promedica, J. Boillot, Lepestre, Porcher...) qui lui prodiguent toujours plus de médicaments en échange de ses observations [Célarié 1934 : 78].
23L’arrivée des troupes italiennes en 1936 vient bousculer les activités menées à la léproserie, en obligeant le personnel à quitter les lieux rapidement. Les missionnaires se réfugient sur la Côte française des Somalis avant de regagner la France alors que Jean Féron part en Syrie pour se mettre au service des Jésuites [AGC, 2R79 1945]. Dès 1941, dans la démarche de restauration du gouvernement impérial éthiopien, les missionnaires catholiques demandent la permission à Hailé Sélassié Ier de reprendre leurs activités. En autorisant exclusivement le retour du docteur Féron, les autorités éthiopiennes témoignent d’une volonté d’orienter la prise en charge des hanséniens d’un point de vue médical. Les capucins n’ayant pas, contrairement à lui, de formation médicale adéquate, leur légitimité d’exercer leur apostolat auprès des lépreux paraît compromise. Pourtant, ce dernier reste très proche de ses collaborateurs précédents, tel que le Père Charles, avec lequel il entretient une correspondance assidue. Plus qu’un collaborateur, il devient son successeur officiel. C’est du moins sous cette identité qu’il se présente sur sa carte de visite [AGC, 2R79 s. d.]. Reprenant ses recherches, il envisage diverses cures thérapeutiques et crée une « colonie médico-agricole », en annexe de Saint-Antoine, où accueillir les lépreux qui viennent juste de contracter la maladie [AMCH, 5K1-4 s. d. a]. En consentant à se soumettre à sa médication, ils participent au travail de la terre et profitent des récoltes. Convaincu de pouvoir améliorer leur existence, Féron expérimente sur ses patients plusieurs traitements, qu’il suit mensuellement.
- 10 Société fondée officiellement le 15 novembre 1907 sous le patronage du Dr Émile Roux.
24Par ailleurs, en cotisant pour la Société de pathologie exotique10, le médecin français donne à son intervention une dimension internationale. La publication du Bulletin de la Société de pathologie exotique, qui sert d’organe de liaison entre les membres de la Société, permet au docteur de bénéficier à la fois d’une tribune scientifique à travers laquelle partager ses observations faites sur Saint-Antoine et des informations indispensables pour poursuivre ses travaux. Féron participe aussi à des conférences internationales et nationales. Il prépare, par exemple, un rapport pour le congrès à la Havane d’avril 1948, ainsi qu’un historique sur le contrôle de la lèpre dans la région d’Harar pour un séminaire à Aqaqi (proche d’Addis-Abeba) en décembre 1960 [AMCH, 5K1-4 1960a]. Au cours de ces interventions, l’occasion lui est donnée de partager ses positions sur la lèpre. Confiant dans sa position de spécialiste, il remet en cause le concept de strict enfermement. Selon lui, l’enfermement s’avère nécessaire uniquement lors des premiers temps de la maladie. Aussi imagine-t-il la léproserie non pas comme un lieu carcéral mais plutôt comme un village :
« les lépreux sont des hommes comme les autres [...], ils doivent posséder leur maison et leurs champs. Ils doivent pouvoir vivre sur leur terre du travail de leurs mains sous le contrôle et la protection des autorités éthiopiennes. Il ne faut pas changer leurs habitudes » [AMCH, 5K1-4 1960b].
- 11 Ces résidents de Saint-Antoine sont d’anciens lépreux et leur famille. Certains ont connu le docteu (...)
- 12 Entretien de l’auteure avec Mohammed Tocufik (58 ans), habitant de Saint-Antoine (propos recueillis (...)
25Aujourd’hui, lorsque l’on interroge les résidents11 de Saint-Antoine, il est clair que pour eux, « la léproserie a commencé avec le Docteur Féron »12. Sa renommée résulte autant de sa position de médecin que de son abnégation. Déterminé à trouver un remède, il devient le principal protagoniste de l’établissement :
« Nobody speaks about leprosy treatment in Harar Province, or even within the whole empire without mentioning his name. Dr Féron was the first medical doctor in Ethiopia who dedicated his life to the poor leprosy patient » [Stiller 1971: 578].
26Jusqu’en 1936, Hailé Sélassié Ier s’appuie sur les missionnaires et le docteur Féron afin de gérer le problème de la lèpre en Éthiopie. Nonobstant, c’est véritablement après l’occupation italienne (1936-1941), et une fois le pouvoir de l’empereur réaffirmé et le dispositif gouvernemental consolidé, que cette maladie devient une priorité sanitaire nationale. Cherchant à éviter toute stigmatisation de la part des grandes puissances, l’empereur (assisté par le ministère de la Santé publique créé en 1948) se lance dans une politique d’assainissement des villes. En conférant à la léproserie d’Harar une visibilité nationale et internationale, médecins et missionnaires contribuent à faire de la maladie un enjeu sanitaire majeur de l’Éthiopie.
Fig. 2. Linge séchant devant les studios des actuels résidents de Saint-Antoine
(cliché : Vanessa Pedrotti, août 2012)
27Soucieux de récolter les fonds, qui pérenniseront l’existence de la léproserie, en plus d’organiser des conférences, projections et tournées de quête, les missionnaires fondent en 1906 une imprimerie. Installée dans un premier temps à Harar, elle est transférée deux ans plus tard un peu plus au nord-ouest, à Dire Dawa. Alors que le quotidien de la léproserie est relayé par les Missions Catholiques ou les Annales de la Propagation de la Foi, dont les maisons d’édition se trouvent à Lyon, les capucins peuvent désormais publier leur revue mensuelle et éveiller directement la sensibilité des lecteurs au sujet de Saint-Antoine. Ainsi, le Semeur d’Éthiopie circule non seulement au sein de la communauté française, mais aussi auprès des élites de la Cour impériale éthiopienne. D’abord intrigués par cet établissement, nombre d’intellectuels éthiopiens expatriés à l’étranger vont adhérer à ce concept d’enfermement. C’est le cas de Malaku Bayan, un étudiant formé à la chimie et à la médecine aux États-Unis, qui s’inspire aussi du modèle américain pour s’exprimer dans une tribune du périodique éthiopien Berhanenna Salam. Il encourage la création d’une ville bien à l’écart des centres urbains afin que les lépreux soient entièrement isolés de la société toute leur vie durant, sans considération aucune pour leurs origines sociales. Il poursuit en condamnant le regard « traditionnel » porté sur la lèpre en Éthiopie [Mesele Terecha 2005 : 31]. Marqués par l’aspect transmissible de cette maladie :
« les Abyssins (et d’autres peuples d’origine sémitique sans doute) croient se protéger d’un atavisme de lèpre ou de tout autre risque de contagion en se lavant avec le sang d’un nouveau-né ou d’un nourrisson. [...] Bien entendu, cette pratique n’est pas admise par la loi, surtout aujourd’hui [les années 1930] où ce pays cherche à sortir de son antique armature sociale. Mais que de crimes restent impunis par la secrète complaisance des juges convaincus eux-mêmes de l’efficacité de ces horribles sacrifices et prêts à y avoir recours » [Monfreid 1935 : 245].
28Séduit par le travail des capucins à Harar et sensible aux discours de l’élite intellectuelle éthiopienne formée à l’étranger, Hailé Sélassié Ier initie en 1934 la création d’une seconde léproserie à Aqaqi (à côté d’Addis-Abeba), le Princess Zännäbäwärq Leprosarium. Ne disposant pas des ressources financières et matérielles suffisantes pour s’investir dans ce projet, l’empereur confie la construction à la Sudan Interior Mission, dirigée par un couple de missionnaires protestants médecins et financée par l’American Leprosy Mission [Mesele Terecha 2005 : 33]. L’occupation italienne joue ensuite un rôle déterminant dans le processus de normalisation et d’uniformisation du concept d’isolement. En effet, cinq années durant, les autorités italiennes enferment les hanséniens dans les deux léproseries existantes (Aqaqi et Saint-Antoine). Pour l’historien Mesele Terecha [2005 : 35], l’invasion italienne marque l’entrée dans une nouvelle ère, dans laquelle les lépreux n’ont plus leur place à l’extérieur. L’enfermement compulsif devient systématique, et largement assumé par les autorités.
Fig. 3. Entrée actuelle de la léproserie.
Auparavant (cf. fig. 1), elle se faisait par une porte située sous le campanile.
(cliché : Vanessa Pedrotti, août 2012)
29En 1948, la création d’un ministère de la Santé publique, indépendant de celui de l’Intérieur, marque le début des services de santé nationaux. À partir de cette date, tout praticien doit s’enregistrer auprès du ministère qui entend contrôler le secteur sanitaire et, surtout, se le réapproprier. Lorsque Jean Féron réintègre Saint-Antoine, deux contrats lui sont proposés pour officialiser sa collaboration. Cependant, aucun ne lui convient. Refusant que la léproserie prenne le nom de Debré Kristos (signe de l’effacement de l’origine catholique de l’établissement) et que le ministère contrôle les produits pharmaceutiques livrés à la léproserie, il fait appel à l’empereur et parvient à re-privatiser les lieux [AGC, 2R79 1947]. En effet, vidée de son personnel après l’occupation italienne, la léproserie d’Harar bien que dirigée par abba Makonnen, un prêtre catholique abyssin formé par les capucins, a été supervisée par l’État éthiopien. Le soutien impérial, dont profite Féron, découle de l’influence des missionnaires et plus particulièrement de celle de Monseigneur Jarosseau, dont le travail auprès d’Hailé Sélassié a commencé dès son plus jeune âge, lorsqu’il n’était encore que le jeune Tafari. À défaut de pouvoir contrôler Saint-Antoine, le ministère tente de contrôler le savoir transmis par le médecin lors de ses allocutions aux congrès internationaux, ou à travers ses publications scientifiques [AMCH, 5K1-4 s. d. b]. Tenu de demander l’autorisation avant d’écrire ou d’envoyer des rapports, Féron décide de ne plus faire référence ni à Saint-Antoine, ni à l’Éthiopie dans ses communications [AMCH, 5K1-4 1955b]. Soucieux de préserver l’image d’une Éthiopie moderne, le gouvernement s’inquiète, lui, de voir la situation sanitaire nationale exposée à des lecteurs ou auditeurs étrangers. Le docteur Féron se voit alors proposer par un confrère un stratagème différent destiné à duper la censure gouvernementale :
« il serait utile de publier vos observations sous votre nom, mais, on me dit que, en vue de la propagande, on n’accepterait pas que vous fassiez l’aveu qu’il existe des Éthiopiens lépreux. Il me semble que, sans rien changer aux faits, il suffirait peut-être de dire que ces malades sont des Arabes ou des Soudanais et de ne pas citer le nom de Harar ou toute autre solution à votre convenance » [AMCH, 5K1-4 1955b].
30Par ailleurs, toujours en 1948, est créée l’OMS, dont l’objectif est d’inciter les gouvernements à prendre conscience des problèmes sanitaires au sein de leur pays. L’OMS porte un regard des plus attentifs sur la manière de gérer la maladie, d’où l’envoi de spécialistes pour rendre compte de la situation éthiopienne. L’un d’eux, le docteur Hylander, se charge par exemple de récupérer les rapports de son confère Féron sur la léproserie Saint-Antoine. Hailé Sélassié Ier se montre soucieux d’appliquer les recommandations internationales, évitant ainsi toute stigmatisation des puissances étrangères. Aussi, à partir de 1956, le programme de contrôle pour la lèpre et la tuberculose fait partie des projets nationaux. Tandis que d’autres services de santé sont décentralisés et administrés par les autorités provinciales, le ministère de la Santé publique a la responsabilité directe du programme. Celui-ci rassemble des léprologues du monde entier et initient deux conférences nationales sur la lèpre (le 29 août 1957 et le 2 décembre 1960). C’est l’occasion de partager des expériences au niveau social et médical tout en rappelant la nécessité d’endiguer la maladie (en créant de nouveaux centres d’accueil pour lépreux). De cette manière, l’État éthiopien entend préserver sa souveraineté.
31L’idée de créer un hôpital à Bisidimo afin de décongestionner Saint-Antoine attise par conséquent la curiosité du ministère de la Santé, déterminé à superviser le projet. La réputation du docteur Féron et son investissement, appréciés par Hailé Sélassié Ier, lui permettent de participer au jubilé d’argent du couronnement de l’empereur en novembre 1955. À cette occasion, il rencontre le journaliste allemand Graf Franz von Magnis et son compagnon Richard Recke, étudiant en théologie. Il propose aux deux hommes de lui rendre visite à Saint-Antoine. Séduits par le travail du médecin, ceux-ci lui promettent de parler de la léproserie dès leur retour en Allemagne, dans l’espoir d’obtenir des dons. C’est ainsi que naît en janvier 1956 la Aussatzigen-Hilfswerk, Dr Féron (« Fondation du docteur Féron »), dont l’unique objectif est de soutenir son travail à Saint-Antoine. Cependant, avec l’enfermement systématique des lépreux pendant la période italienne et l’introduction de la dapsone (un antibiotique) durant les années 1950, l’effectif de la léproserie s’accroît considérablement. Si, lors de sa création, l’établissement comptait une quarantaine de résidents, au lendemain de l’occupation plus de 300 pensionnaires y sont recensés [AMCH, 5K1-4 1956]. La fondation Féron, dont les bureaux administratifs sont basés en Allemagne, envisage alors la construction d’une nouvelle léproserie. À partir de 1957, assisté de géologues, le médecin trouve à 30 km d’Harar un lieu où accueillir le nouveau centre : Bisidimo. Rapidement, Féron annonce son retrait du projet ainsi que de l’association, craignant pour l’autonomie de la future léproserie dont les parcelles foncières ont été mises à disposition par l’État éthiopien. En août de la même année, le nom de la fondation change pour devenir Deutsches Aussätzigen-Hilfswerk (littéralement : « Association allemande de secours contre la lèpre »). L’association élargit son champ d’action et prend une ampleur internationale en soutenant d’autres léproseries en Indonésie, au Chili et sur l’Île de Pâques. En 1960, la construction de la nouvelle léproserie à Bisidimo touche à sa fin, grâce à la participation du gouvernement éthiopien et de la mission catholique. L’association s’appuie sur la notoriété des missionnaires pour interférer auprès de l’empereur. En échange, elle prend en charge tous les frais nécessaires à la construction et au bon fonctionnement du centre [AMCH, 5K1-4 1957], qui porte le nom équivoque de « Notre Dame de la Trinité » [AMCH, 5K1-4 1958].
32Si l’État éthiopien a le monopole sur son secteur sanitaire, la léproserie Saint-Antoine reste, elle, une entité séparée et indépendante malgré la mort du Docteur Féron en 1965. Cherchant à récupérer les locaux, le directeur régional du ministère de Santé (Ato Zacharias Yacob) refuse que les missionnaires prennent la relève et procurent une assistance médicale, pour laquelle ils n’ont pas les qualifications requises. Depuis 1942, la législation éthiopienne impose une validation des diplômes médicaux et l’enregistrement des praticiens :
« Moreover we learned that you have not a simple certificate showing your medical qualification except self-made medical doctor. We would like to inform you that according to Legal Notice and Ministry of Public Health rule without official approved permission, no one is allowed to examine and treat patients » [AMCH, 5K1-4, 1965a].
33Mais en se basant sur la grande notoriété acquises par les missionnaires sur le territoire, le docteur Price, conseiller en lèpre de l’OMS, trouve un compromis. Ne pouvant pallier le manque de qualification médicale, l’évêque apostolique de la mission, Mgr Person, accepte de transférer les patients de Saint-Antoine vers d’autres léproseries (Aqaqi, Gambo et Bisidimo) à condition que la mission catholique reste propriétaire des lieux [AMCH, 5K1-4 1965b]. Le rapport sur la liquidation de la léproserie précise tout de même que les habitations doivent être rendues inutilisables et les médicaments envoyés à Bisidimo afin d’être utilisés ou détruits. Devenu un simple lieu résidentiel, Saint-Antoine préserve tout de même un caractère spécifique en accueillant les anciens lépreux partis à Bisidimo le temps du traitement.
34D’abord pensée comme une punition divine, la lèpre devient une maladie infectieuse causée par un microorganisme. Différents acteurs s’investissent en Éthiopie pour lutter contre la propagation de la lèpre. Si le concept de léproserie importé par les missionnaires répond pendant un temps aux inquiétudes hygiéniques à Harar, la présence d’un médecin déterminé à trouver un traitement renforce l’impact des théories occidentales sur la maladie et la médecine auprès des populations éthiopiennes. Visible sur la scène nationale et internationale, l’œuvre de Saint-Antoine jouit d’une notoriété avérée et incite l’État éthiopien, soucieux de préserver sa souveraineté, à s’impliquer davantage dans le secteur sanitaire. Après 1941, un retour en arrière devient impossible. En effet, l’Italie normalise l’enfermement durant l’occupation et dès 1948 l’OMS se charge de coordonner la santé mondiale. Ainsi, le travail des missionnaires et du docteur Féron à Harar, les discours médicaux, les pressions de l’OMS et leur appropriation par l’État éthiopien ont-ils contribué à diffuser une nouvelle conception de la lèpre auprès des populations éthiopiennes tout au long du XXe siècle.
35Envisager la maladie sous l’aune de l’histoire environnementale permet de voir sous un nouveau jour l’histoire de la lèpre et des léproseries en Éthiopie. La manière de concevoir la maladie interfère directement sur la manière d’appréhender l’environnement. Envisagée comme un châtiment divin, la lèpre ne nécessite aucune mesure d’endiguement. Les lépreux sont libres de circuler. Mais une fois le diagnostic médical établi, des lieux spécifiques sont créés pour contenir la bactérie et éviter la propagation. Tantôt jugé responsable de la maladie, tantôt utile à sa guérison, l’environnement est redéfini par les regards que les malades, les soignants et les pouvoirs publics portent sur lui. Espace de quarantaine, lieu paisible et idyllique, village autonome, centre de recherche... plusieurs qualificatifs peuvent définir la léproserie Saint-Antoine. Missionnaire, médecin de la léproserie ou représentant de l’État éthiopien, chacun construit sa distinction entre un environnement sain ou malsain. Pourtant, si les différents protagonistes s’abrogent la légitimité de gérer la lèpre, c’est à la maladie que revient la place d’actrice principale tant elle révèle à la fois les enjeux environnementaux, nationaux et impériaux.