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AccueilNuméros197Les études éthiopiennes et l’envi...

Texte intégral

1L’histoire environnementale est un champ « mature » [White 2001]. En effet, fondé aux États-Unis à la fin des années 1960, il a été revisité au tournant des années 1980 par les historiens indiens et bri­tanniques, puis structuré durant les années 1990 par les historiens de l’Asie-Pacifique, de l’Amérique latine et de l’Afrique. Aujour­d’hui, on peut lui donner une définition consensuelle, à savoir l’étude diachronique des rapports sociaux à l’environnement dans leurs dimensions institutionnelles, matérielles et idéelles. On peut également l’associer à des revues phares, comme Environment & History en Grande-Bretagne ou Environmental His­tory, aux États-Unis, ainsi qu’à de grandes associations, comme l’ American Society for Environmental History ou la European Society for Environmental History. On peut, enfin, lui attribuer non seulement des avancées théo­riques - comme d’avoir fait de l’environne­ment un concept aussi opératoire que la classe ou le genre pour revisiter l’histoire du pou­voir - mais aussi des lacunes empiriques, parmi lesquelles l’histoire environnementale de l’Éthiopie.

2Le pays semble, en effet, le parent pauvre de ce champ des études historiques. Étudiant les politiques conservatrices africaines [Anderson et Grove 1987], la genèse coloniale de la science écologique [Grove 1995], puis l’évo­lution locale des systèmes agro-pastoraux [Fairhead et Leach 1996], Britanniques puis États-uniens ont constitué l’histoire environne­mentale de l’Afrique. À propos de l’Afrique de l’Ouest [Leach et Mearns 1996] et de l’Afrique centrale [Griffiths et Robin 1997], certains ont signalé que l’altération des ressources naturelles tenait à l’incapacité des adminis­trations européennes à exploiter durablement les milieux qui garantissaient la prospérité de leurs colons et la pérennité de leur pouvoir. Concernant l’Afrique du Sud [Beinart et McGregor 2003] et du Nord [Davis 2007], d’autres ont retracé les étapes de l’élaboration coloniale du mythe de la dégradation environ­nementale africaine, outil de l’appropriation des ressources et de la domination des popu­lations locales. Enfin, à propos de l’Afrique orientale, les historiens ont éclairé l’intrica­tion, d’abord, de la politique impériale euro­péenne et de la mise en place des réserves de chasse [MacKenzie 1988], ensuite, de la gou­vernance occidentale de la nature africaine et de la gestion postcoloniale des parcs nationaux du continent [Neumann 1998, 2004]. Excepté les travaux de Allan Hoben sur la construction culturelle des politiques environnementales [1995] et de James McCann sur la production [1995], la déforestation [1997] et l’étatisation de l’environnement en Éthiopie [1999], le pays paraît alors aux marges de cette histoire explicitement « environnementale ».

3En France aussi, l’histoire environnemen­tale de l’Éthiopie semble à l’état de chantier sinon à commencer, au moins en cours. Proli­fiques et variant leurs objets et temporalités d’étude, les historiens français de l’Éthiopie se sont peu intéressés aux interactions des sociétés humaines avec leurs environnements. Quant à leurs collègues spécialistes de l’envi­ronnement, rares sont ceux qui se sont tournés vers l’Afrique. Des années 1950 aux années 1970, la seconde génération des Annales a tracé les voies d’une histoire attentive à l’envi­ronnement, et plus précisément au temps long des rapports de l’Homme avec son milieu, dans le monde méditerranéen [Braudel 1949], au climat et à l’histoire écologique des socié­tés rurales, en France [Le Roy Ladurie 1967 ; Bertrand 1975]. Leurs successeurs se sont orientés vers une histoire de l’environnement attentive, toujours dans l’Hexagone, aux struc­tures économiques et sociales par le biais desquelles les hommes aménagent leur envi­ronnement [Guillerme 1983], à l’évolution des mondes bio-géophysiques et des usages qu’en font les sociétés humaines [Delort 1984 ; Corvol 1984], et plus largement encore, au paysage naturel et urbain entendu comme matérialité et représentation [Corbin 1982 ; Picon 1988]. Depuis, l’histoire environnemen­tale s’inscrit progressivement dans le paysage académique français. Ses praticiens traitent avant tout de la pollution urbaine et indus­trielle [Barles 2005 ; Le Roux 2011], de la gouvernance technique de l’environnement qui devient scientifique [Locher 2008 ; Graber 2009], et du changement climatique induit par le capitalisme au temps dit de l’anthropocène [Bonneuil etFressoz 2013]. Thématique, l’élar­gissement du champ est aussi spatial. Les recherches traitent à présent de l’histoire poli­tique des paysages industriels du Royaume- Uni [Mathis 2010], sociale des conflits envi­ronnementaux en Russie [Coumel et Elie 2013] ou encore urbaine des littoraux aux États-Unis [Devienne 2014]. En revanche, l’histoire envi­ronnementale de l’Afrique peine à émerger. Seuls quelques travaux retracent l’histoire rurale des sociétés et des paysages d’Afrique sub-saharienne [Chrétien 1983 ; Chastanet 1998], l’histoire scientifique de la botanique et de l’idéologie préservationniste dans les empires français et britannique [Bonneuil et Bourguet 1999 ; Selmi 2009], l’histoire sociale de la production du sel à Djibouti [Dubois 2003], l’histoire culturelle et biologique des forêts sacrées d’Afrique de l’Ouest [Juhé- Beaulaton 2010], ou encore l’histoire poli­tique, en Éthiopie, de l’invention nationale de la nature [Blanc 2015].

4Quasiment aucun de ces travaux n’est estampillé du sceau de l’histoire environne­mentale. Pourtant, leurs perspectives sont relativement similaires. Leurs auteurs, à leur manière, en partant de l’environnement (c’est- à-dire d’un matériau bio-géophysique - la plante comme les végétaux, le sel comme les sols - et des interactions que les sociétés humaines entretiennent avec lui), revisitent l’histoire sociale, économique et politique d’un pays, d’une région voire d’un continent. Parce qu’ils prennent l’environnement et les sociétés pour objet d’étude, ils tendent à faire de l’histoire environnementale. L’historio­graphie éthiopienne fait tout particulièrement écho à ce processus. Depuis au moins les années 1960, ses historiens envisagent l’envi­ronnement comme ressource à exploiter, terri­toire à ordonner et représentation à construire.

5Certes, en Éthiopie comme ailleurs, les histo­riens du contemporain sont les plus nombreux à adopter cette perspective, et la chronologie d’une écriture de l’histoire de et par l’envi­ronnement renvoie, aussi, à l’inscription éta­tique des problématiques environnementales sur l’agenda politique. Mais au-delà de l’inter­dépendance entre les contextes qu’ils étudient et celui dans lequel ils travaillent, ils ont bel et bien fait de l’environnement un outil d’ana­lyse à travers lequel retracer les transforma­tions historiques du pays. En cela, les bases d’une histoire environnementale y sont solide­ment établies.

6La présente introduction cherche à en éta­blir une brève chronologie, et le présent dos­sier espère contribuer à leur objectivation et à leur formalisation. Inscrits pour la majorité d’entre eux dans d’autres champs que l’histoire environnementale, ses auteurs ont accepté de jouer le jeu et d’appréhender l’environnement non plus comme simple objet d’étude, mais aussi comme mode d’étude des sociétés, un outil destiné à revisiter l’histoire rurale, éco­nomique, religieuse, écologique, culturelle et politique de l’Éthiopie.

L’Éthiopie, son environnement et ses histoires

7Les historiens de l’Éthiopie ont mobilisé l’environnement pour retracer les histoires de la famine, de la paysannerie et de son enca­drement social, de la forêt, de la déforestation et des villes. Repérer les espaces et les temps de cette saisie académique de l’environnement pose au moins deux problèmes. D’abord, de l’Amérique du Nord à l’Europe jusqu’à l’Afrique en passant par l’Asie, la quantité de travaux relatifs à l’Éthiopie est telle que l’entreprise historiographique ne peut qu’être lacunaire. Ensuite, recenser depuis la France l’ensemble des recherches passées et en cours reviendrait à exclure la production éthio­pienne parfois uniquement consultable sur place. Le Journal of Ethiopian Studies (JES) offre alors une alternative.

  • 1 « Comité » en amharique, le därg désigne le régime marxiste-léniniste en place de 1974 à 1991.

8Créée en 1962, cette revue est aujourd’hui éditée par l’Institute of Ethiopian Studies (IES) de l’Addis Ababa University (AAU), précédemment nommée Haile Selassie Uni­versity (1962-1975) et University College (1950-1962). Excepté pendant le därg1 la publication est semestrielle et rédigée par des universitaires éthiopiens associés à des collègues étrangers bien souvent installés dans le pays. Le JES est publié en langue anglaise mais aussi, périodiquement, en amharique. Enfin, si son approche n’est pas disciplinaire, son contenu s’avère représentatif des études éthiopiennes : l’histoire occupe la moitié de chaque numéro. Le JES permet de repérer des thématiques structurantes et d’élaborer une brève généalogie des études historiques éthio­piennes aux prises avec l’environnement.

9Professeur à la Haile Selassie University, depuis laquelle il participe à la fondation de l’IES, le Britannique Richard Pankhurst est l’un des premiers à s’intéresser à l’histoire écologique des crises sanitaires, depuis la fin du XIXe siècle [1966a ; 1966b]. Il identifie des « facteurs » déterminants : le climat qui favo­rise dans les basses terres les épidémies de paludisme et la rareté des ressources en eau claire qui provoque, sur les hauts plateaux comme en plaine, la dysenterie et le typhus. Il repère également des facteurs sociaux : en période de disette, les populations sont d’autant plus menacées par le choléra, la variole et la mortalité infantile qu’elles sont fragilisées, en général, par le respect des périodes de jeûne définies par l’Église chrétienne orthodoxe, et en particulier, dans les centres urbains, par le contact rapproché avec les déchets humains et les carcasses abandonnées par les animaux sauvages [1972]. Il découvre enfin des fac­teurs techniques : par exemple à Addis-Abeba où, sous le règne de MénélikII (1889-1913), les conditions sanitaires de la vie quotidienne sont transformées par l’installation de réseaux de canalisation bâtis par les ingénieurs suisses, la dissociation des sources d’eau courante et d’eau à boire pour les fonctionnaires impé­riaux et, au sud-est de la capitale, la création de bains publics accessibles aux classes supé­rieures. Ainsi, en étudiant l’écologie du risque sanitaire dans ses dimensions biophysiques, sociales et techniques, Pankhurst fait de la maladie un acteur historique parmi d’autres. Il adopte une perspective similaire dans plu­sieurs travaux postérieurs, notamment dans son analyse de la grippe espagnole qui fut à l’origine, en 1918, de la suspension de la vie politique et économique de l’Empire, et qui faillit provoquer l’intervention des puissances européennes implantées dans les pays voisins [1975].

10Cette façon de mêler en un seul récit l’his­toire des sociétés humaines et celle des élé­ments matériels de leur environnement devient l’apanage, ensuite, de l’histoire rurale. D’abord, durant les années 1960, au temps de la créa­tion impériale d’un marché national, une histoire socio-économique des ressources natu- relies prend forme. Tandis que des économistes s’intéressent aux structures locales de produc­tion du café à travers le rôle (dé)structurant du marché national et des réglementations internationales [Gulilat Taye 1963], des agro­nomes étudient la culture du khat à travers son exploitation, les maladies qui la menacent, les effets qu’elle cause à ses consommateurs et les légendes qui l’entourent [Hill 1965]. Quant aux historiens, ils s’intéressent particulière­ment à l’histoire du sel. Enseignant à l’univer­sité hébraïque d’Israël, Mordechai Abir signale par exemple qu’aux XVIIIe et XIXe siècles, l’exploitation croissante du sel tient moins à un renouveau des techniques qu’aux évène­ments politiques qui transforment l’Éthiopie durant « l’ère des princes » [1966]. Agri­culteurs du Nord-Est, les Tigréens obtiennent des Afars semi-nomades de l’Est un accord leur permettant de descendre dans les plaines du Taltal et d’y extraire autant de sel qu’ils le peuvent, moyennant un paiement sous forme de troupeaux de vaches. Ainsi une région désertique va modifier, un temps, le paysage rural, économique et politique d’une partie de l’Éthiopie. Au cours des années 1830, 3 000 mules, 3 000 porteurs et 750 000 amo- lés (barres de sel de 500 grammes) circulent dans le pays, le sel devient la principale mon­naie d’échange devant l’or et le fer, et Afars comme Tigréens s’affirment face au pouvoir impérial encore en déliquescence.

11Par la suite, au temps de la collectivisation des moyens de production, une histoire socio­politique des campagnes émerge. Elle s’appuie avant tout sur l’analyse de la propriété fon­cière. Dès 1974, encore étudiant à la Haile Selassie University, Bairu Tafla esquisse une histoire des régimes fonciers des hauts pla­teaux éthiopiens. Se concentrant sur la région méridionale du Choa à la fin du XIXe siècle, B. Tafla relate la façon dont le gouverneur de la province de Selale, Dargé Sahle Sélassié, usait de la terre et des impôts qu’il lui associait pour affirmer son autorité sur ses subordonnés et asseoir sa domination sur les populations [1974]. Dix ans plus tard, professeur à l’AAU, Bahru Zewde étend l’analyse à la Grande Éthiopie [1984]. Focalisé sur l’ascension d’Hailé Sélassié entre les années 1916 et 1935, l’historien revient sur la création d’un impôt unique sur la terre, impôt impérial censé mettre fin au régime foncier du rest (terre transmissible par héritage, mais que l’exploi­tant ne peut vendre et que le souverain peut confisquer) et du gult (terre attribuée pour service administratif ou militaire avec le droit de prélever l’impôt y afférant, mais que le détenteur ne peut transmettre et que le souve­rain peut reprendre). Soulignant que le nouvel impôt unique est venu s’ajouter, et non se substituer, au système préexistant, Bahru Zewde éclaire les origines économiques de l’État absolutiste mis en place par Hailé Sélassié. Ce faisant, il place au cœur du sys­tème impérial l’exploitation de la terre et ses structures d’encadrement économiques, sociales et politiques. Les historiens n’ont cessé, depuis, de décrypter les modalités de l’imbrication entre pouvoir et propriété : certains à travers l’Église et les chartes de donations foncières, lesquelles placent l’institution à l’interface de l’administration publique et de la paysannerie [Crummey et Shumet Sishagne 1993], d’autres à travers l’économie rurale et les institutions étatiques, lesquelles s’efforcent de taxer ses produits et de contrôler ses producteurs [Shimekit Lemma 1996].

12Enfin, plaçant la vie quotidienne de la pay­sannerie au cœur de l’analyse, une histoire socio-écologique de l’Éthiopie rurale voit le jour. Depuis le département d’histoire de l’uni­versité de l’Illinois, Donald Crummey s’inté­resse explicitement aux dimensions sociales de l’agriculture. Il identifie sur les hauts pla­teaux du nord-ouest, au XIXe siècle :

  • 2 « A distinctive agricultural complex marked by plow- cultivated cereals [...] shapes daily life. [. (...)

Un complexe agricole, caractérisé par le labour des céréales [qui] façonne la vie quotidienne. [...] Le paysan de l’Éthiopie révolutionnaire laboure la terre avec une charrue à bœufs, sème les graines d’une riche et efficace variété de plantes, cultive, récolte et produit sa nourriture de la même façon que ses ancêtres de l’anti­quité [1983 : 1] 2

  • 3 Le teff désigne une céréale utilisée notamment pour la préparation de l’injera, galette sur laquell (...)

13Comme ses prédécesseurs, Crummey insiste sur les activités prédatrices des classes diri­geantes. Mais il met également en avant la capacité de la petite paysannerie à évoluer, en associant le pastoralisme, l’agriculture et l’arti­sanat, ou en introduisant, depuis trois siècles, dans leurs champs le mais et les haricots secs, dans leur alimentation le poivre de Cayenne. Quelques années plus tard, d’autres historiens chercheront à éclairer la condition des popula­tions agro-pastorales à l’aune des transforma­tions qui rythment leur vie quotidienne, depuis la fin du XIXe siècle. Membre du département d’histoire de l’AAU, Abdussamad H. Ahmad analyse par exemple la famine qu’entraîne dans le Godjam, en 1888, l’épizootie née de l’arrivée de bœufs importés d’Inde par les Italiens et infectés par la peste [1987]. Après avoir identifié l’origine de la famine (précarité d’une paysannerie taxée par les « seigneurs » et pillée par l’armée impériale), il en retrace les conséquences économiques (chute de la production agricole), techniques (introduction durable du cheval de trait pour le labour des champs), écologiques (invasion de la plaine par les broussailles et les acacias) et culturelles (consommation accrue de la viande séchée considérée comme « saine », valorisation du milieu « domestiqué » et appréhension du « sauvage »). Mettant l’accent sur les inter­actions permanentes entre structure sociale et structure écologique, chacune conditionnant l’autre, cette approche préside depuis à l’étude des sociétés rurales éthiopiennes. Elle est d’ailleurs rapidement théorisée par Dessalegn Rahmato. Toujours à l’AAU, mais cette fois- ci au département de sociologie associé à l’Institute of Development Research, ce der­nier reprend la théorie de F. Braudel sur le riz comme plante de civilisation pour identifier, à la base de la « diversité agro-culturelle » du pays, trois grandes « écologies culturelles » : celle du teff sur les hauts plateaux septentrio­naux, celle de l’ enset sur les hauts plateaux méridionaux, et celle du couple maïs-sorgho sur les basses terres méridionales et occidentales3 [1995]. Il met ainsi en avant la néces­sité d’examiner les sociétés rurales à travers leurs « systèmes agro-culturels », produits de rentremêlement des milieux, des techniques agricoles, des dynamiques démographiques et migratoires, des régimes fonciers et des savoirs et pratiques hygiéniques.

  • 4 « Due to the fact that this area was inhabited and exploited by man for a very long time, it lost i (...)

14Durant les années 1990, cette appréhension du milieu comme produit et producteur de faits sociaux favorise la saisie historique d’un troisième thème : la dégradation de l’environ­nement. Dès le premier numéro du JES, un article traite des « problèmes de la forêt et de la foresterie perçus par quelques voyageurs en Éthiopie ». Conservateur du jeune musée national éthiopien, Stanislas Chojnacki s’appuie sur un certain nombre de récits européens pour dresser le constat4 selon lequel :

parce que ce territoire est habité et exploité par l’homme depuis très long­temps, il a perdu au moins en certains endroits une couverture d’arbres et d’arbustes, qui existait probablement partout dans un passé pas si éloigné [1963 : 32].

15Tout en précisant qu’aucune source écrite n’évoque la déforestation du pays avant le XIXe siècle, S. Chojnacki situe le processus aux débuts de l’époque médiévale, lors de l’ascen­sion de la dynastie choanne, et l’explique en ces termes :

l’Abyssin respectant avant tout la tradi­tion, il perpétue la désastreuse habitude qu’est la déforestation [Ibid. : 34].

16Comme le suggère son titre, l’article révèle la prégnance de la thèse du déclin, selon laquelle l’Homme constituerait, en soi, un « problème » pour l’environnement. Cette thèse est particulièrement vivace en Afrique où, depuis l’époque coloniale, les « voya­geurs » européens véhiculent la représentation d’un Éden africain un jour fait de faune, de flore et panorama, mais aujourd’hui dégradé par ses occupants. Les historiens de l’Afrique remettent en cause ce mythe de la dégradation à la fin des années 1980 [Adams et McShane 1996]. Si elles n’offrent pas de relecture de l’histoire coloniale des Empires, les études éthiopiennes ne font pas exception. En 1991, co-fondateur du département d’histoire de l’AAU, exerçant après trente années en Éthiopie à l’université suédoise de Lund, Sven Rubenson revisite les débuts de la colonisa­tion italienne à travers l’histoire du microbe. Selon lui, non seulement l’épizootie de 1888 constitue le résultat direct de l’intérêt crois­sant des Italiens pour le Nord éthiopien, mais l’abandon des terres consécutif à la pandémie et la famine qui déciment les populations ani­males et humaines a aussi permis, aux colons italiens, d’occuper des champs vidés de leurs exploitants, et à l’État colonial, de conquérir la future colonie d’Érythrée. À la manière des pionniers de l’histoire environnementale états- unienne [Crosby 1972], S. Rubenson fait du microbe le meilleur allié des colons européens, de l’environnement un acteur historique à part entière, et du changement écologique, un phé­nomène politique [1991]. Cette dernière pers­pective fait l’objet, quelques années plus tard, d’un numéro thématique du JES intitulé « A Special Issue on Environment and Develop­ment in Wallo », issu de la conférence « Envi­ronment and Development in Ethiopia » qui s’est tenue à Dabra Zayit, l’année précédente, en 1997, sous les auspices du Center for Afri­can Studies de l’université de l’Illinois et de l’Institute of Ethiopian Studies. Avec le Wollo pour objet d’étude, soit la région éthiopienne la plus marquée par la famine aux XIXe et XXe siècles, chaque contribution historicise, pour mieux le remettre en cause, le mythe contemporain de la forêt perdue d’Éthiopie. Donald Crummey est l’auteur du premier article [1998]. Il revient d’abord sur le para­digme discursif du déclin de la couverture forestière, soi-disant étendue en 1900 sur 40 % du pays, contre désormais moins de 4 %. Pré­sidant aux politiques définies par la Banque mondiale, les agences des Nations Unies et le gouvernement éthiopien, ce calcul, explique- t-il en s’appuyant notamment sur les travaux de James McCann [1997 : 140], résulte d’une estimation formulée en 1961 par un délégué de la Food Agricultural Organization, Huffnagel, lequel s’appuyait sur une simple spéculation formulée en 1946 par William Edmond Logan, un forestier à la recherche de données empi­riques. L’historien signale ensuite le proces­sus de reforestation qui caractérise le Wollo contemporain. Comparant des clichés des années 1930 et des photographies des mêmes lieux, prises par lui en 1995, il met en évi­dence la densification des forêts d’eucalyptus, d’acacias et de genévriers comme des plan­tations d’oranges et de khat. En conclusion, Crummey exhorte ses collègues à historiciser le bagage culturel que véhicule l’écologie scientifique et à appréhender le changement environnemental à l’aide des seules preuves empiriques qui permettent de l’objectiver. Telle est l’entreprise à laquelle s’attellent les autres contributeurs du numéro, les uns s’inté­ressant aux pratiques locales conservation- nistes et aux politiques publiques forestières [Dessalegn Rahmato 1998 ; Bahru Zewde 1998], les autres aux savoirs écologiques et au couvert végétal [Belay Tegene 1998 ; Sebsebe Demissew 1998]. Chacun à leur manière, ils démontrent que bien souvent :

  • 5 « It may even be argued that the worst enemy of environmental protection programs in this country, (...)

Le pire ennemi des programmes de pro­tection environnementale dans ce pays n’est pas l’agriculture paysanne, ni la pression démographique, mais le gou­vernement [Dessalegn Rahmato 1998 : 51] 5.

17Avec une définition large de ce « gou­vernement » de l’environnement, processus rassemblant l’ensemble des acteurs qui média­tisent l’État et la société au sein des écologies qui les abritent et qu’ils façonnent, tous font de l’environnement un moyen de relire l’his­toire du pouvoir.

18Cette perspective fait écho à un quatrième champ des études éthiopiennes : l’histoire urbaine. Le champ se développe au tournant des années 1960, grâce à la géographie histo­rique et son intérêt pour les origines du fait urbain. Certains éclairent l’histoire d’Addis- Abeba à travers celle de sa dépendance en bois d’eucalyptus, et des relations écono­miques et spatiales que celle-ci génère entre la capitale et son arrière-pays, deux parties d’un même tout [Horvath 1968]. D’autres étu­dient la conversion des espaces ruraux en espaces urbains à travers l’histoire du pouvoir central qui s’y étend : des hauts plateaux sep­tentrionaux au pays tout entier, ses repré­sentants transforment le paysage rural en y implantant des garnisons militaires, des centres administratifs et des infrastructures de com­munication et de transport [Akalou Wolde­Michael 1973]. Vingt ans plus tard, se tour­nant vers les villes du Sud, les historiens ré­explorent le processus d’urbanisation du pays. Ils l’expliquent désormais par la centralisa­tion croissante d’activités dites pré-urbaines (boucherie et tavernes, éducation et cours de justice, poste et administration publique), asso­ciée à l’émergence d’une agriculture mixte, sédentaire et intensive, et à la rencontre de forces politiques endogènes et exogènes [Tesema Ta’a 1993]. Enfin, aujourd’hui, les historiens appréhendent la ville comme une entité matérielle signifiant les relations de pouvoir. Façonnée par les modes d’imposition et de contestation de l’État, organisant les expériences sociales et politiques, construi­sant et reflétant la modernité ou la terreur, la matérialité urbaine est, elle aussi, à la fois le produit et le producteur de la nation comme de la société éthiopiennes [Shimelis Bonsa 2012].

L’environnement, un outil analytique des études éthiopiennes

19Au terme de cet éclairage de la production historique attentive aux environnements éthio­piens, la tentation téléologique est grande. Il serait pourtant erroné d’y voir le signe d’une production qui tendrait progressivement vers l’histoire environnementale. La multitude des recherches publiées hors du Journal of Ethio­pian Studies révèle que l’émergence du champ tient autant au contexte historique des études éthiopiennes, qu’à l’attention permanente de ses praticiens pour l’environnement.

20Émergeant sous le règne de Ménélik II et encore davantage durant la régence du futur empereur Hailé Sélassié (1916-1930), les études éthiopiennes se développent véritable­ment durant son second règne (1941-1974). Certes, pendant les années 1970, les historiens s’intéressent de plus en plus aux phénomènes contemporains. Ils retracent l’histoire du changement socio-écologique qui caractérise, depuis la fin du XIXe siècle, l’ensemble du territoire éthiopien progressivement parsemé de l’eucalyptus venu de la nouvelle capitale [Stauder 1971], ou encore l’histoire des villes par le biais desquelles le pouvoir désormais central construit et contrôle la Grande Éthiopie [Garretson 2000 (1974)]. Cependant, sous l’empire dont la légitimité repose sur l’histoire longue de la dynastie salomonienne, les histo­riens demeurent enclins à étudier les temps anciens et médiévaux de l’Éthiopie chrétienne des hauts plateaux [Bahru Zewde 2000 : 11]. L’entreprise aurait pu mener à la constitution d’une histoire environnementale sur la longue durée. Elle a toutefois abouti à la construction d’une histoire croisée du politique, du foncier et du religieux.

  • 6 « There is nothing more solid than land and there is nothing more concrete than food ».

21L’avènement du därg entraîne ensuite un véritable tournant contemporain. Si l’abon­dance des sources écrites et orales explique le phénomène, celui-ci renvoie également à l’acuité politique des processus en cours depuis la fin du XIXe siècle : l’expansion territoriale du royaume chrétien éthiopien, la fiscalisa­tion étatique des systèmes agro-pastoraux, les crises alimentaires, et la collectivisation des moyens de production. C’est dans ce contexte que la majorité des historiens se tourne vers le temps contemporain, et plus précisément vers l’histoire économique et politique de la terre. La famine est examinée à travers l’histoire agraire [Adhana Haile 1991 ; McCann 1987], la vie paysanne à travers l’histoire de son « développement » [Dessalegn Rahmato 1984 ; Cohen 1987 ; Makonen Getu 1987], et tout au long des années 1980 depuis l’Université de l’Illinois, l’État à travers l’histoire des régimes fonciers [Shiferaw Bekele 1995 ; Tekalign Wolde-Mariam 1995]. À cette époque, « il n’y a rien de plus solide que la terre, et de plus concret que la nourriture6 » [Bahru Zewde 1986 : s.p.]

  • 7 « Agriculture as a subject of historical investigation [...] has become established as a lively sub (...)

22Enfin, la chute du därg et la mise en place de la République fédérale ouvrent les voies de la déconstruction, empruntées par les promoteurs malgré eux de « l’école “inven­tion” », pour reprendre l’expression de Donald Crummey [2001 : 16]. À compter du milieu des années 1990, les historiens sont toujours plus nombreux à remettre en cause la perspec­tive éthiopisante - celle d’un royaume chré­tien millénaire appelé à régner sur la Grande Éthiopie du XXe siècle - et pour cela, à revi­siter par le bas et par les marges l’histoire éthiopienne - celle du fait politique ou reli­gieux, du monde rural ou urbain, des identités dominantes ou concurrentes. Dans ce cadre, les historiens mettent également l’accent sur le mythe contemporain de la dégradation envi­ronnementale [McCann 1997], l’émergence d’éthiques écologiques plurielles [Workineh Kelbessa 1997] et la politisation des pro­grammes publics conservationnistes [Pause- wang 2002 ; Melesse Getu 2009]. Sous l’im­pulsion, entre autres, de cette « école “inven­tion” », « l’histoire environnementale semble émerger comme un sous-champ parallèle [des études éthiopiennes] »7 [Crummey 2001 : 17].

23Ce présage est d’autant plus plausible que l’objet d’étude « environnement » traverse depuis les années 1960 chacune des grandes thématiques qui ont donné leur identité aux études éthiopiennes. L’histoire médiévale et moderne des royautés chrétiennes [Derat 2003 ; Wion 2012] et des sultanats musulmans [Hirsch et Fauvelle-Aymard 2004] s’appuie notamment sur l’étude du contrôle et de l’aménagement du territoire, instrument révéla­teur du changement politique. L’histoire multi- séculaire du pouvoir s’appuie elle aussi sur l’environnement, et plus particulièrement sur les structures sociales de son encadrement, structures institutionnelles comme la propriété foncière [Crummey 2000], structures maté­rielles et culturelles comme l’alimentation et le modèle culinaire qui l’accompagne [Guindeuil 2012]. Enfin, en interrogeant très tôt les liens de causalité entre évolution humaine et éco­logique, paléontologues [Coppens 1975], archéologues [Ménard et Bon 2015] et archéo­zoologues [Lesur 2007] ont fait de la pré­histoire et de l’histoire longue des interactions homme-milieu une composante majeure des études éthiopiennes. Si ces travaux s’intéressent implicitement à l’environnement, ils ne l’envi­sagent jamais explicitement comme outil destiné à revisiter l’histoire du pays. Tel est l’objectif de ce dossier.

Les enjeux de l’histoire environnementale de l’Éthiopie

24L’histoire environnementale a pris des visages différents selon les aires géographiques, voire selon les pays. Trois raisons expliquent ces variations. La première est académique car, fidèle aux traditions intellectuelles existantes et au dynamisme des différentes disciplines, l’histoire environnementale s’est appuyée sur des communautés différentes parmi l’histoire sociale, urbaine, des sciences, les études litté­raires, la géographie historique, l’écologie historique, voire les sciences de la nature attentives à la reconstitution des variations historiques de l’environnement. Ces décou­pages académiques sont aussi conceptuels, faisant pencher la balance vers les catégories culturelles et politiques ou vers des définitions plus naturalistes. La deuxième tient à la confi­guration des questions environnementales qui a pu conduire les chercheurs, attentifs aux enjeux du présent et du futur, à s’attaquer alternativement aux problèmes des villes et de la pollution industrielle, à la maîtrise des eaux ou encore à la vie sauvage et à ses paysages. Enfin, et c’est un facteur déterminant de la dimension nationale des historiographies, l’orientation des travaux empiriques s’est faite dans un dialogue entre, d’un côté, les caté­gories de description et d’intervention sur l’environnement et, de l’autre, les contraintes et les menaces environnementales à l’œuvre. La sédimentation des archives, dans le double geste de la production et de la conservation des sources, reflète donc le poids important de l’État et du cadre national, sans que cela conduise pour autant à une réification. Les circulations et les échanges transnationaux, l’articulation entre le global et le local, figurent parmi les priorités des historiens de l’environnement.

25Au vu de ces repères historiographiques, comment situer ce numéro d’Études rurales qui cherche à poser les jalons de l’histoire environnementale de l’Éthiopie ? Les articles présentés, ici, permettent de faire quelques conjectures sur l’orientation de ce nouveau champ et ses enjeux.

26Le poids de l’imaginaire européen de l’Éden africain est tel que l’histoire environ­nementale de l’Éthiopie - ce qui vaut pour d’autres terrains de recherche africains encore en friche - supposait de lever au préalable deux obstacles. Le premier est celui de la linéarité des transformations environnemen­tales, c’est-à-dire l’inexorabilité d’une nature dégradée, provoquée par l’ignorance des popu­lations natives et l’incurie des autorités locales.

27Nous ayant accordé un entretien dédié à l’his­toire écologique de la région de Bahir Dar et du lac Tana, James McCann fait éclater ce temps continu en différentes phases de durée variables, certaines suivant le temps d’un régime politique comme le därg, d’autres l’amplitude plus longue du petit âge glaciaire. Chacune de ces périodes articule les condi­tions environnementales avec les modes de mises en valeur. Dès les années 1900, sous présence anglaise, et plus encore à partir des années 1960 se dessine une modernité envi­ronnementale éthiopienne où interviennent les aménagements hydrauliques, l’ouverture des paysages au marché, les politiques indus­trielles et l’émergence de nouveaux centres administratifs. Le second obstacle est déplacé par Guillaume Blanc. Son étude du Simien Mountains National Park analyse la figure du parc naturel comme le temps vide de la nation, un temps qui transcenderait celui des usages historiques et situés du territoire vécu. L’originalité consiste à montrer que ce temps vide est investi doublement par les organi­sations internationales, qui projettent sur ce site leur idéal d’une nature originelle, et par les dirigeants éthiopiens qui instrumentalisent cet espace idéologique pour exister au regard des puissances étrangères, et ainsi compenser symboliquement leurs difficultés à contrôler ces territoires. La réification des paysages éthiopiens en nature, imposée par les regards extérieurs, est ainsi réintégrée dans l’histoire éthiopienne, complétant le tableau de la moder­nité environnementale.

28Même s’ils n’ont pas vocation à dire l’exhaustivité de l’histoire environnementale de l’Éthiopie, les articles qui suivent empruntent les perspectives ouvertes par ces deux gestes réflexifs, faisant apparaître une série d’enjeux pour les recherches présentes et à venir.

29Témoignant de la fécondité des collabo­rations entre archéozoologie et géographie pour les chantiers d’histoire environnementale, l’étude de Joséphine Lesur et Sabine Planel emprunte le temps long de la construction d’un paysage, de - 50 000 ans à nos jours. Le rythme des changements environnementaux n’est donc plus donné par l’influence occiden­tale, se dégageant de l’opposition entre déclin et progrès qui a dominé les premiers travaux sur les pays du Sud. Cette longue durée éthio­pienne s’articule avec la pluralité des temps sociaux et des temporalités plus courtes, en particulier celle des enjeux politiques de la construction du temps historique. Si le thème des dégradations environnementales réappa­raît, c’est alors de manière nuancée et non plus linéaire et inexorable.

30L’article d’Anaïs Wion propose une archéo­logie de la notion de ressource, qui ouvre une profondeur historique et géographique plus grande que l’histoire de la catégorie discur­sive, telle qu’elle apparaît en Europe avec le caméralisme et l’essor des sciences de gouver­nement à l’époque moderne. Dans l’Éthiopie médiévale, les ressources émergent à travers un corpus documentaire, ces documents fiscaux qui décrivent l’impôt dû par les exploitants des plaines agricoles situées autour d’Aksum, la ville quasi sainte du Nord de l’Éthiopie. Ces sources exceptionnelles permettent de saisir la relation dialectique entre les caractéristiques environnementales synchroniques d’un terri­toire défini par ses productions, et la dia­chronie des changements impulsés par le pouvoir prescripteur des exigences fiscales. Les enjeux de pouvoir sur l’environnement se révèlent aussi comme des enjeux d’écriture.

31L’histoire de la passe d’Aheyya Fagg (XVe-XVIe siècle) par Marie-Laure Derat enri­chit la compréhension des enjeux scripturaires en montrant que la production d’un environ­nement, ici d’une topographie, recouvre des opérations complexes. Continuité et disconti­nuité procèdent de concert car l’homogénéi­sation spatiale produite par les représentations cartographiques vénitiennes suit le codage discontinu du même territoire en passages étroits et incontournables, empruntés par les pèlerins et les communautés locales. La pro­duction de localités est étroitement liée à la capacité des acteurs à se repérer, voyager et circuler. Le cloisonnement de l’espace modelé par les difficultés topographiques est ainsi relié à d’intenses circulations, celles du roi et de sa Cour, des voyageurs de passage, des pèlerins et des menaces militaires.

32L’article de Vanessa Pedrotti attire l’atten­tion sur la manière dont les lieux de traite­ment des maladies, et en particulier la lèpre, ont pu être des laboratoires de la mutation des rapports à l’environnement. D’une part, l’ouver­ture progressive de l’Éthiopie à des acteurs étrangers s’est accompagnée de l’importation de nouveaux modes de classification et de gestion. Cette histoire du « grand renferme­ment » au royaume de l’Éthiopie contempo­raine montre comment la conception médicale de la maladie réorganise l’espace social en mettant à l’écart ceux qui, autrefois, circulaient plus librement. D’autre part, et c’est sans doute là le point le plus original, le cas de la lèpre montre que l’enjeu véritable devient rapide­ment, aux yeux des Occidentaux, la capacité des autorités éthiopiennes à gérer correcte­ment les menaces qui pèsent sur les popula­tions. Ici réside sans doute une des matrices des thèses environnementales déclinistes fon­dées sur l’incapacité des autorités locales. L’évolution des acteurs impliqués, depuis les missionnaires de l’OMS (Organisation mon­diale de la santé) en passant par les médecins, atteste de l’influence des épidémies dans la définition du catalogue des problèmes envi­ronnementaux qui émerge après la Seconde Guerre mondiale (la croissance de la popula­tion, l’érosion des sols, la santé...).

33Sous la plume de Thomas Guindeuil, l’his­toire environnementale de l’Éthiopie apporte une contribution originale à la compréhension de l’installation du partage entre nature et culture. Sur le campus d’Addis-Abeba, entre 1950 et 1974, se construisent en parallèle les notions de patrimoine culturel et naturel. Il s’agit donc, paradoxalement, d’une codifica­tion symétrique qui repose sur la séparation entre deux aspects de la réalité. La symétrie est ici démontrée à travers les points communs de la définition de la conservation et la vision des experts étrangers qui s’exprime à travers les collections, les classifications, les lieux, les institutions. Les savoirs environnementaux en terre africaine apparaissent ainsi fortement marqués par l’ouverture aux influences exté­rieures, les circulations et les formes d’appro­priation par les élites locales.

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Notes

1 « Comité » en amharique, le därg désigne le régime marxiste-léniniste en place de 1974 à 1991.

2 « A distinctive agricultural complex marked by plow- cultivated cereals [...] shapes daily life. [...] The peasant of revolutionary Ethiopia till with ox-drawn plows, sow the seed of a peculiar and richly varied collection of plants, cultivate, harvest and process their food as their ancestors have done since times of great antiquity ».

3 Le teff désigne une céréale utilisée notamment pour la préparation de l’injera, galette sur laquelle sont servis les aliments quotidiens. L’enset est une plante herbacée, sorte de bananier, dont la racine comestible constitue un aliment quotidien.

4 « Due to the fact that this area was inhabited and exploited by man for a very long time, it lost in certain parts at least a cover of forests and bushes, which in all probably existed in the not too remote past. [...] The Abyssinians are very enthusiastic consumers of wood [...]. The Abyssinian is in the first place respecting tradition, so he sticks to the disastrous habit of deforestation ».

5 « It may even be argued that the worst enemy of environmental protection programs in this country, was not peasant agriculture, nor population pressure, but the government itself ».

6 « There is nothing more solid than land and there is nothing more concrete than food ».

7 « Agriculture as a subject of historical investigation [...] has become established as a lively sub-domain. Environmental history may be similarly emerging as a parallel sub-domain ».

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Pour citer cet article

Référence papier

Guillaume Blanc et Grégory Quenet, « Les études éthiopiennes et l’environnement »Études rurales, 197 | 2016, 9-24.

Référence électronique

Guillaume Blanc et Grégory Quenet, « Les études éthiopiennes et l’environnement »Études rurales [En ligne], 197 | 2016, mis en ligne le 01 juin 2018, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/10638 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.10638

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Auteurs

Guillaume Blanc

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