- 1 Groupe de descendance patrilinéaire.
1« MADĀFA », « DIWAN », « DIWANIYYA » sont des termes qui renvoient à une institution présente dans de nombreux pays arabes. Ces termes désignent un lieu de réception à cheval entre la sphère du privé et la sphère du public, entre le domaine personnel et le domaine politique, entre la société civile et l’État. D’origine tribale et bédouine, la madāfa est avant tout un lieu de sociabilité revêtant de multiples formes. En Jordanie, elle représente la tribu ou le clan ; dans le contexte palestinien, la hòamūla 1. Elle témoigne du prestige d’un chef de tribu, d’un homme politique ou d’un riche commerçant. C’est un lieu de parole et d’échanges ritualisés ; un lieu où se négocient les positions hiérarchiques, où se gèrent les conflits et où se manifeste la solidarité de groupe ; un lieu où se mettent en scène les individus voire une nation entière. Enfin, c’est le lieu où se construit la mémoire d’un groupe [Maffi 2004].
2La madāfa est un espace complexe, en perpétuelle transformation, qui se décline de manière originale selon les lieux et les époques. Si cette institution se transforme, loin de disparaître, elle demeure très vivante. En effet, au cours des dernières décennies, les madāfat se sont multipliées dans quantité de pays et ont acquis de nouvelles fonctions. Si, au Koweït, il s’agit d’une institution politique [Dazi-Heni 1997], en Jordanie, c’est davantage une institution civile [Husbani 1997]. Dans plusieurs pays, c’est un lieu où s’exerce de façon privilégiée l’influence de l’État [Hannoyer 1989 ; Jungen 2004]. La madāfa est en outre un lieu de mémoire [Layne 1994] où se négocie la relation entre les diverses versions tribales du passé et le discours historique officiel.
- 2 Mes séjours sur le terrain ont été effectués en 1999 et 2000.
3Dans cet article, en m’appuyant sur trois exemples de madāfat pris dans la société jordanienne 2, je m’intéresserai à la dimension fortement politique des représentations que l’historiographie tribale produit en ce début de XXIe siècle. Je m’arrêterai plus particulièrement sur la façon dont ces madāfat mettent en scène le passé tribal, tantôt en accord tantôt en rupture avec la narration officielle hachémite. L’analyse portera plus spécifiquement sur la patrimonialisation des récits tribaux, d’une part, et sur la teneur de l’idiome étatique, d’autre part. La multiplicité des mises en scène révèle la complexité des relations qui existent entre tribus et État dans le Royaume hachémite.
4En Jordanie, la madāfa ou le diwan se présentent soit comme un bâtiment séparé de l’habitation du chef de tribu, soit comme une pièce attenante à la maison mais dotée d’une entrée indépendante, ou encore comme une salle de réception au sein de la maison [Jungen 2004], destinée à accueillir les personnes extérieures au cercle familial. « Madāfa » et « diwan » sont interchangeables bien que, dans la plupart des cas, la madāfa désigne un espace collectif qui représente la tribu ou une de ses branches, alors que le diwan est, lui, strictement rattaché à un cheikh ou à une personnalité de prestige mais ne représente pas la tribu de manière collective [Husbani 1997 ; Shryock 1997].
- 3 Des cas similaires ont été décrits par A. Husbani [1997] et A. Shryock [1997].
5Cette salle de réception révèle en réalité des enjeux de pouvoir. Christine Jungen décrit la récente construction d’une madāfa par deux frères appartenant à un lignage secondaire d’une importante tribu de la région de Kérak, construction visant à faire valoir leur prestige politique. Cette madāfa est l’expression de la nouvelle position qu’a acquise leur lignage au sein de la tribu, obligée de reconnaître ainsi le succès de la fratrie. Elle signifie aussi « la réactualisation de la tradition dans laquelle la fratrie cherche à s’inscrire, [et] manifeste également [sa] capacité à s’extraire [...] du jeu des ambiguïtés et des contestations qui sous-tendent la variation des qualifications des salles de réception » [2004 : 239] 3.
6La madāfa est souvent divisée en deux : une pièce traditionnelle et une pièce moderne. Ces deux espaces représentent les deux visages de la « tradition tribale » telle qu’elle est perçue aujourd’hui dans le Royaume hachémite. En effet, la madāfa évoque deux temporalités. D’une part, le « temps des cheikhs », c’est-à-dire la période qui a précédé le « temps du gouvernement » [Shryock 1997 ; Jungen 2004], lorsque les tribus jouissaient encore d’une grande indépendance vis-à-vis du sultan ottoman ; d’autre part, l’adaptation des tribus aux logiques de fonctionnement étatique.
- 4 Tribu de la Balqa, région qui s’étend du fleuve Zarqa à la vallée du Jourdain.
- 5 Du temps des cheikhs, l’hôte était accueilli, honoré, nourri et hébergé dans la madāfa durant plusi (...)
7La madāfa de la tribu des cAdwan 4 donne une idée assez précise de l’aménagement intérieur [Shryock 1997]. Dans la salle « arabe », le mobilier est « bédouin authentique » : le long des murs, des matelas recouvrent des tapis bédouins séparés par des selles de chameaux. Au centre, des services à thé et des cafetières sont disposés sur des petites tables basses. Dans un coin, un grand brasero garde au chaud les instruments nécessaires à la préparation du café à l’ancienne. D’anciens sabres, poignards et pistolets sont cloués aux murs à côté des photographies du cheikh Sa’ud al-cAdwan, de son père, Mani’, et du roi Hòussein, tous vêtus de l’habit bédouin traditionnel. Des tableaux représentant des paysages côtoient ces photographies. Une grande assiette de paille tressée souligne l’hospitalité du lieu 5. Dans la salle « occidentale », le mobilier exprime au contraire la modernité : les matelas sont remplacés par de grands fauteuils, les services à thé sont en cuivre, et des tapis persans récents traduisent un certain luxe.
8Cette dichotomie de l’espace semble être la norme en Jordanie, comme l’attestent les travaux de Riccardo Bocco dans le sud du pays [1996], d’Abdel-Hakim Husbani dans la région d’Irbid [1997] et de Christine Jungen dans la région de Kérak [2004]. Andrew Shryock remarque que la salle traditionnelle et la salle moderne communiquent, symbolisant la continuité entre le passé et le présent [1997]. Cette continuité s’exprime également dans la correspondance entre les objets exposés dans l’une et l’autre salle, la salle « occidentale » reproduisant exactement la salle « bédouine authentique » en substituant aux objets anciens leur version occidentalisée. Cela vient du fait que l’hospitalité tribale fait partie intégrante de l’image de la société jordanienne que véhiculent les politiques hachémites.
9Si, dans la vie courante, la pratique de l’hospitalité diffère quelque peu du stéréotype que proposent les brochures touristiques, le Jordanien ordinaire a néanmoins intériorisé quelque chose de cette représentation, comme en témoignent les objets traditionnels exposés dans les madāfat et dans les maisons privées [Layne 1994 ; Maffi 2004]. Ainsi, par métonymie, l’hospitalité exprime le caractère « arabe authentique » des Jordaniens, implicitement considérés comme les représentants de la culture arabe des origines. Cette authenticité est directement liée au tribalisme, composante fondamentale du discours officiel qui, en faisant des Jordaniens les porteurs des valeurs arabes anciennes, met l’accent sur leur caractère « traditionnel et authentique ». La défense du tribalisme par le roi Hòussein dans les années 1980 est révélatrice de cette représentation officielle :
Je suis al-Hussein de Hachem et Quraïch, la plus noble des tribus arabes de La Mecque, qui a été honorée par Dieu et au sein de laquelle est né le prophète arabe Mahomet [cité par Shryock 1997 : 7 ; traduction de l’auteure].
10Cette phrase évoque la logique de légitimation des souverains musulmans, qui s’appuie sur l’appartenance à la lignée du Prophète [Bonte, Conte, Hamès et Ould Cheikh 1991]. Elle évoque la logique de la descendance (nasab) propre à la culture arabe. Le discours du roi Hòussein se réfère au nasab tribal (des Quraïch) et dynastique (de Hachem). Le langage généalogique que ce roi utilise en maintes occasions renvoie à l’idiome caractéristique de la narration tribale.
11Si, afin de créer une historiographie nationale de type généalogique, le discours des souverains hachémites intègre la logique tribale [Shryock 1997 ; Maffi 2004], la nouvelle historiographie tribale se nourrit, elle aussi, de la narration officielle. Les deux genres historiographiques, tribal et officiel, s’ancrent dans le registre de la tradition arabo-islamique.
12Andrew Shryock note la transformation profonde de l’historiographie tribale jordanienne à partir des années 1970, non seulement parce que, pour la première fois, elle est fixée par l’écriture, mais aussi parce qu’elle adopte des éléments empruntés à l’historiographie étatique [1997]. Un de ses interlocuteurs souligne la nécessité, pour tout vrai Jordanien, de documenter à la fois sa généalogie et son lieu de résidence. L’émergence de la logique territoriale dans l’historiographie tribale est un des signes de cette transformation.
- 6 Lorsque je parle de « tribus jordaniennes », je fais allusion aux tribus résidant dans le pays lors (...)
13En raison des changements sociaux, politiques et culturels qu’ont connus les tribus jordaniennes 6 depuis la fondation de l’Émirat, la madāfa et le diwan sont devenus des lieux de mémoire qui racontent l’histoire tribale. Souvent stéréotypée, cette mise en scène de l’histoire tribale varie suivant le passé de la tribu, ses liens avec la dynastie hachémite, son importance locale, etc. Sans oublier que plusieurs groupes de citoyens jordaniens n’appartenant pas à des tribus, tels les Palestiniens ou les Circassiens, ont adopté l’institution de la madāfa dans le but de faire valoir leur histoire ou leur identité au sein du Royaume [Shami 1982 ; Slyomovics 1998].
14Quoique variées, ces mises en scène présentent deux caractéristiques récurrentes. Elles montrent qu’une grande partie des Jordaniens ont intériorisé la version officielle de leur histoire. Elles témoignent aussi de l’objectivation du passé ou, mieux, de sa matérialisation, dans la mesure où les objets servent d’emblèmes aux représentations identitaires et historiques des individus.
15La population jordanienne a ainsi adopté une attitude patrimoniale tout à fait moderne à l’égard des objets du passé. Ce phénomène est révélateur du succès de la politique de construction nationale promue par l’État dans le but de créer une base identitaire commune à une population hétérogène qui ne se pensait pas comme une véritable communauté [Maffi 2004]. Je vais illustrer mon propos à l’aide de trois exemples.
16Les Bsūl sont une tribu de la zone d’Irbid, traditionnellement liée à la région du Hauran, au sud-ouest de la Syrie. Leur madāfa, localisée dans la ville d’Irbid, est, en fait, plutôt le diwan de la maison de Yussef Sulayman Bsūl, le cheikh de la tribu. Ce diwan est organisé en trois espaces : un salon à l’occidentale, une salle de style arabe et une pièce réservée aux femmes. Lorsque j’ai visité cette madāfa, j’ai appris que la salle traditionnelle était postérieure au salon occidental, présent, lui, dès l’origine, ce qui prouve que l’attitude patrimoniale est relativement récente. Comme dans la majorité des madāfat, la salle occidentale est plus grande que la pièce arabe.
17C’est ce qu’a relevé aussi Christine Jungen dans la région de Kérak, où le diwan traditionnel n’était souvent pas meublé dans le style bédouin, mais, au contraire, avec du mobilier citadin comprenant des « chaises de bois finement ciselé » [2004 : 246]. Il nous faut ainsi distinguer le traditionnel du moderne, l’arabe de l’occidental, et, à l’intérieur des styles arabes, distinguer l’urbain et l’ottoman du rural et du bédouin. Ce qui, en Jordanie, est appelé « traditionnel » correspond, dans la plupart des cas, au style bédouin ou rural décrit plus haut. À ce propos, Christine Jungen souligne que, dans la région de Kérak, on distingue le mobilier ottoman, désigné par le terme « qadim » (vieux), des objets traditionnels, pour lesquels on utilise indifféremment les termes « taqlidi » (traditionnel) et « cashai’ri » (tribal) [ibid.].
18Dans le contexte jordanien, la salle arabe incarne ostensiblement la tradition et est d’ailleurs fréquentée essentiellement par les anciens. À cause de son style, le salon occidental exprime, de manière encore plus évidente, la nature « inventée » de la madāfa contemporaine.
- 7 Dans plusieurs pays, la madāfa possédait traditionnellement les caractéristiques d’un lieu sacré et (...)
19En tant que femme européenne, je fus reçue dans la partie occidentale. Il s’agissait d’une grande salle avec, au centre, une colonne entourée d’anciens braseros, de cafetières en cuivre et d’anciens mortiers de bois gravés. Aux murs étaient accrochés deux grands portraits du roi cAbdallah Ier et du roi Hòussein, une photo de Yussef Bsūl serrant la main du roi et un portrait du cheikh déjà âgé. À côté de ces photographies étaient exposées celles de deux des fils du cheikh le jour de la remise de leurs diplômes universitaires, car ce titre remplace désormais la valeur courage associée à l’exploit militaire [Hòusbani 1997]. Un tableau d’un pèlerin à La Mecque, des versets du Coran 7 et une horloge complètent le décor. cAbdel-Hòakim Hòusbani souligne que « la parole de Mahomet » est souvent citée pour légitimer la vision tribale de la société [ibid.].
20Notons qu’aucune photographie d’cAbdallah II n’était exposée dans la madāfa au moment de ma visite, bien que ce dernier soit déjà roi depuis neuf mois. Plusieurs explications peuvent être avancées, notamment l’absence de liens personnels entre le cheikh et le nouveau roi. D’autant que l’on sait que les photographies qui comptent le plus sont celles où le chef apparaît aux côtés du souverain hachémite, même si elles expriment dans le même temps le rapport de dépendance du premier vis-à-vis du second [Layne 1994].
21D’une manière générale, la plus ou moins grande accessibilité du roi ainsi que les rapports que les Hachémites ont entretenus avec les tribus ont joué un rôle essentiel dans la mise en place de la politique nationale [ibid.].
22Contrairement à ce que l’on voit dans la plupart des madāfat, il n’y avait, chez Yussef Bsūl, ni sabres ni fusils ottomans, témoins silencieux de vertus guerrières devenues anachroniques. Néanmoins, le cheikh demanda qu’on me montre son fusil et ses pistolets, peu différents des armes habituellement exposées. À ses yeux, ces armes n’étaient pas que des objets de mémoire mais également des objets du présent, bien que leur usage soit limité. Les fils du cheikh semblaient en revanche les considérer comme des objets du passé. Ils portèrent le même regard sur la femme du cheikh et sa sœur lorsqu’elles apparurent vêtues de l’habit traditionnel : pour eux, elles faisaient partie du patrimoine. Cette attitude ironique est le signe de la distance culturelle qui les sépare des objets traditionnels.
23Ce qui est aussi très peu traditionnel dans la madāfa des Bsūl, c’est la présence d’une partie réservée aux femmes, et que l’on ne retrouve que dans quelques autres madāfat de la Jordanie contemporaine. Cette partie est divisée en deux salles : l’une traditionnelle, l’autre moderne. Toutefois, la section féminine est plus petite que la sphère masculine et contient beaucoup moins d’objets. Sur les murs près de l’entrée : une horloge et des tableaux peints par une des filles du cheikh. La présence d’un espace féminin organisé selon la même logique que l’espace destiné aux hommes est un fait assez nouveau. En effet, il y a peu, la madāfa était un lieu exclusivement masculin.
24La madāfa des Tell, célèbre tribu du nord de la Jordanie, constitue un autre modèle de mise en scène historique. Cette tribu compte parmi ses membres des personnages illustres de l’histoire moderne : Mustafa Wahòbi Tell, surnommé Arar, un des plus grands poètes transjordaniens et un des fondateurs du premier parti nationaliste ; le général cAbdallah Tell, un des acteurs de la première guerre arabo-israélienne ; Wasfi Tell, Premier ministre jordanien, qui a eu un rôle fondamental lors du conflit de 1970 appelé « Septembre noir ».
25Cette madāfa s’avère difficile à appréhender non seulement à cause du rôle qu’ont joué les Tell dans l’histoire de la Jordanie mais aussi parce qu’elle renferme des objets de nature différente de ceux que l’on rencontre habituellement dans ces lieux. La tentative de patrimonialisation de cet édifice est d’autant plus évidente que cette madāfa est l’une des plus anciennes du pays. Son ancienneté est soulignée par plusieurs pièces antiques exposées dans la cour de l’édifice : un sarcophage romain et deux monolithes qui servaient probablement à couvrir des puits situés de part et d’autre d’une des portes d’entrée ; un ancien lavabo de pierre sculpté, inséré dans le mur extérieur de l’un des bâtiments. Selon les membres de la tribu, la construction remonterait aux années 1870.
26Le lieu est constitué d’une cour centrale rectangulaire le long de laquelle sont disposés deux bâtiments en pierre blanche et grise. L’un héberge les hôtes de passage ; l’autre contient deux salles aménagées pour les réunions. Ces deux salles sont meublées à l’occidentale, avec des fauteuils et des bancs et, au centre, plusieurs tables au-dessus desquelles pendent de grands lustres de cristal. Dans chaque pièce, une pendule compte les heures. L’absence d’une salle traditionnelle indique clairement la volonté des Tell de « se brancher », selon l’expression de Jean-Loup Amselle [2001], sur la tradition urbaine de la Grande Syrie plutôt que sur la Jordanie bédouine.
- 8 Frère cadet du roi Hòussein, il a été longtemps le prince héritier. Lors de la mort du roi, en 1999 (...)
- 9 Acteur central de la répression des mouvements nationalistes palestiniens basés en Jordanie entre l (...)
27Dans cette madāfa, ce qui est mis en évidence, c’est moins la tradition tribale que la « notabilité » citadine. Ce que confirment les photos exposées. Dans la salle la plus vaste, face à la porte, sont accrochés de grands portraits du roi cAbdallah Ier, du roi Hòussein, du roi cAbdallah II, du prince Hòassan 8, d’cAbd-al-Qadir Tell, père de Arar, d’cAbdallah Tell et de Wasfi Tell. Toutes les photos ont à peu près le même format, et leur disposition ne tient pas compte de la hiérarchie. Les portraits des souverains hachémites sont au-dessus ou à la même hauteur que ceux des membres de la tribu, qui occupent, eux, la partie centrale du mur. Ces portraits de souverains sont des photographies officielles. Contrairement aux Bsūl, les Tell, conscients de leur statut privilégié, n’ont pas besoin de s’afficher aux côtés des membres de la dynastie hachémite. Ce qui explique pourquoi c’est le portrait officiel du roi cAbdallah II qui était affiché au mur de cette madāfa lorsque je l’ai visitée. Sur ce même mur, d’autres photographies de Wasfi Tell témoignent de la volonté de faire de ce personnage un personnage clé de l’histoire tribale et nationale. Ce qu’indique la présence des portraits des Hachémites à côté de ceux de l’ancien Premier ministre. Ces portraits sont accompagnés d’articles de journaux de l’époque, qui décrivent l’assassinat de Wasfi Tell 9 et les grandes funérailles qui lui furent faites. D’autres articles couvrent le mur dédié à cAbdallah Tell, héros de la première guerre arabo-israélienne, tombé plus tard en disgrâce.
28Dans la madāfa des Tell, la disposition des photographies accorde à Wasfi Tell un rôle aussi important que celui que l’on reconnaît aux souverains hachémites alors que la version officielle de l’histoire tente de diminuer son importance. De même, cAbdallah Tell est exalté comme un héros tribal et national alors qu’il a été rayé de l’histoire officielle.
- 10 Lors de ces congrès, les notables et chefs tribaux transjordaniens exprimèrent leur insatisfaction (...)
29Sur un autre mur, de nombreuses photos des notables de la tribu, légendées, remontent à la fin de l’époque ottomane et au Mandat britannique. Parmi celles-ci, une série prise lors des congrès nationaux 10 qui se sont tenus à la fin des années 1920 dans cette même madāfa.
30Les descriptions que Christine Jungen a faites de plusieurs madāfat et diwan de la région de Kérak confirment que ces espaces racontent une version du passé, à la fois tribale et nationale dans la mesure où la première s’inscrit dans la seconde [2004]. Objets, photographies et autres documents tendent à institutionnaliser et à figer une interprétation du passé, rompant en partie avec la nature contextuelle et dynamique des récits oraux [Shryock 1997].
31La transformation des madāfat en lieux de mémoire illustre un autre aspect, à savoir l’intégration, par les tribus, de l’attitude patrimoniale promue par l’État. Bien que la représentation du passé que proposent les madāfat diffère de celle que proposent les musées, dans les madāfat, les mises en scène ne sont pas exemptes de l’influence étatique.
32Outre les photos et les documents, la madāfa des Tell inclut plusieurs objets renvoyant à la tradition telle qu’elle est représentée dans l’iconographie officielle : d’anciens braseros et des cafetières en cuivre, des narghilés, des fusils ottomans, des sabres, etc. Ces objets montrent que, si les Tell se sont engagés dans une opération visant à donner de la profondeur à leur histoire tribale en mettant en valeur la tradition citadine ainsi que leur statut de notables régionaux, ils acceptent néanmoins une partie de la version officielle du passé local.
- 11 Un des interlocuteurs de C. Jungen, appartenant à une tribu de Kérak, en vient même à dire que les (...)
33Il existe donc un dialogue entre les tribus et la dynastie hachémite, qui passe par les lieux de mémoire que sont la madāfa et le musée. Mais ce dialogue n’est pas équitable étant donné qu’il se déploie dans le registre de l’historiographie officielle et que la mise en histoire tribale dépend de la version hachémite de l’histoire. Il n’est pas superflu de noter que la narration hachémite ignore volontairement les histoires spécifiques des différents groupes qui composent la société jordanienne. L’histoire de la dynastie fait figure de passé national, sans toutefois intégrer les autres versions existantes. Les tribus jordaniennes, les Palestiniens, les Caucasiens et autres ne peuvent raconter leur version du passé que dans des espaces privés ou communautaires, telle la madāfa. S’il y a donc un passé officiel auquel la communauté nationale peut se référer, beaucoup ne s’y reconnaissent pas ou très peu 11. La madāfa ou le diwan, ainsi que les collections et les musées privés, offrent alors des lieux autorisés dans lesquels la multiplicité de l’histoire jordanienne peut être mise en scène [Maffi 2004].
34Cette rupture partielle entre la représentation du groupe dominant et la mémoire de la population est typique de la plupart des musées, qui, même en Occident, ont presque toujours donné la parole aux vainqueurs et aux classes dominantes [Canclini 1990 ; Clifford 1997]. De ce point de vue, la Jordanie ne diffère pas des autres pays d’origine coloniale qui ont une tradition muséale [Simpson 1996].
35Dans la madāfa des Tell, le fait d’inscrire les objets dans un registre documentaire mérite d’être souligné. Étudiant la fonction de la diwaniyya au Koweït, Fatiha Dazi-Heni remarque la tendance qu’ont les anciennes familles marchandes à historiciser cet espace à travers des peintures, des maquettes, des portraits « des grandes figures de la famille » [1994a]. Ces objets et ces images ont pour fonction d’illustrer l’identité et l’histoire du groupe familial. Le choix du registre patrimonial correspond, selon cette auteure, à la volonté des anciens notables de se réapproprier leur passé et de valoriser « leurs acquis sociohistoriques » face aux familles qui aspirent à un statut plus élevé [1994b]. Cette réalité koweïtienne autorise une autre lecture de la réalité jordanienne : dans la madāfa des Tell, la mise en scène historique répondrait non seulement à la volonté de négocier des espaces politiques avec l’État, mais permettrait aussi d’affirmer le statut de la tribu vis-à-vis des autres groupes de la scène locale et nationale.
36Dans chacun de ces pays, si le diwan est le lieu d’expression de l’identité tribale, il délimite également le cœur de l’identité nationale, présentée comme tribale et liée à des groupes spécifiques de la population [Dazi-Heni 1997 ; Massad 2001].
37Le diwan d’cAbd-al-Wahòhòab Tarawneh offre une mise en scène peu commune de l’histoire tribale. Situé à l’intérieur de l’ancienne maison de Hòussein Bācha, dans le centre historique de la ville de Kérak, il a été construit à la fin du XIXe siècle et a été, depuis, enrichi de deux étages.
38Lors de ma visite, Hòussein, fils d’cAbd-al-Wahòhòab Tarawneh, propriétaire des lieux, et petit-fils de Hòussein Bācha, m’a appris qu’il avait fait inscrire ce diwan sur la liste des monuments historiques de Kérak. Comme Kérak a postulé au patrimoine mondial de l’UNESCO, la demeure de son grand-père est susceptible de bénéficier d’une reconnaissance internationale. Les propos de Hòussein montrent que le patrimoine est devenu un moyen de légitimation puissant, un outil permettant d’affirmer un statut social et politique.
- 12 Apparemment, ce diwan ne conserve que sa fonction de lieu de mémoire dans la mesure où les nouveaux (...)
39Ce diwan n’est pas très grand et ne semble pas non plus être un lieu central de la vie des Tarawneh, tribu la plus nombreuse de la région de Kérak. Il est plutôt un héritage du rôle privilégié que le clan de Hòussein Bācha a joué à la fin de l’époque ottomane 12. Les Tarawneh possèdent aujourd’hui une madāfa dans le village de Mazar, à une vingtaine de kilomètres de la ville, ce qui n’empêche pas que le diwan de Hòussein Bācha ait encore sa raison d’être. Plusieurs institutions similaires peuvent donc coexister au sein d’une même tribu.
40Le diwan des Tarawneh met en scène l’histoire de Hòussein Bācha. Un mur entier lui est consacré : de nombreux portraits de ce cheikh alternent avec des photographies où il est en compagnie de notables. La plupart de ces photographies datent des années 1920 et 1930. D’autres clichés le montrent, toujours au centre de la scène, lors de congrès nationaux. Dans un souci de documentation, toutes les photos précisent les noms des protagonistes et les dates des événements. Ce souci historiographique, que j’ai pu observer chez les Tell et les Tarawneh, est également présent chez les Majali [Jungen 2004]. Notons que ces trois tribus, parmi les plus célèbres de la Jordanie, appartiennent au milieu urbain.
- 13 Haut officier de l’armée, Habis Majali fut nommé Gouverneur militaire général lors des événements d (...)
41Lorsqu’on entre, on tombe sur une sorte d’autel consacré à Hòussein Bācha. Il se compose d’un grand portait du cheikh à l’âge mûr, vêtu à l’arabe, et sous lequel sont exposées les médailles qu’il a reçues d’cAbdūlhòamid II en récompense de ses services en tant qu’officier de l’armée et représentant du Parlement d’Istanbul. De part et d’autre du portrait, des photos plus petites représentent Habis Majali 13 et le cheikh lui-même lorsqu’il était très jeune et vêtu à l’occidentale. Par leur caractère communautaire, les autels des diwan ont pour fonction fondamentale d’établir, avec les défunts, un lien non pas individuel mais collectif. Ils renvoient donc à l’histoire du clan et de la tribu. À l’intérieur du diwan, un autre mur est consacré au propriétaire cAbd-al-Wahòhòab. Tout en haut du mur, un tableau du peintre Ahòmad Kurd cAli représentant Hòussein Bācha est flanqué d’une photographie du roi Hòussein et d’une photographie de son fils, cAbdallah II. En dessous, au centre de cette composition, une photo d’cAbd-al-Wahòhòab avec le roi Hòussein côtoie des portraits d’cAbd-al-Wahòhòab seul.
42Notons que les représentants de la dynastie hachémite sont absents de l’autel consacré à Hòussein Bācha, laissant ainsi toute la place au passé ottoman. Ici, il s’agit moins de mettre en valeur le « temps des cheikhs » que de mettre en valeur le lien privilégié qui liait les Tarawneh au sultan ottoman. Le prestige de la tribu de Hòussein Bācha tient davantage aux relations qu’elle a entretenues avec le gouvernement d’Istanbul qu’à l’autonomie que lui aurait value l’absence d’un pouvoir central. Derrière cela, il faut lire l’opposition dans laquelle Hòussein Bācha et ses descendants se sont inscrits dès les premières années de l’Émirat vis-à-vis de la dynastie hachémite. En effet, valoriser le lien entre Hòussein Tarawneh et les Ottomans revient à passer sous silence l’influence hachémite dans le pays et à reconnaître une autorité autre que celle de la dynastie. À ce propos, Hòussein, le petit-fils de Bācha, me précisa qu’à l’époque de son grand-père les Hachémites et les Tarawneh siégeaient côte à côte au Parlement ottoman.
43Dans ce diwan, la mise en scène de la période ottomane est remarquable, et ce pour trois raisons au moins. Premièrement, on ne la trouve pas dans les autres madāfat, si ce n’est sous la forme d’objets stéréotypés et muets tels que le mobilier ou les armes. D’ordinaire, cette période n’est pas documentée mais puise dans l’idiome officiel de la « tradition » qui fait disparaître les événements de la période ottomane derrière un temps « folklorique » indéterminé. Deuxièmement, dans la narration officielle, la période ottomane est très peu représentée et, lorsqu’elle l’est, elle l’est en termes négatifs [Maffi 2004 et 2005]. Il convient de souligner que les rapports de Hòussein Bācha avec l’État ottoman s’opposent aux récits tribaux, qui voient le « temps des cheikhs » comme une période d’autonomie politique [Jungen 2004]. Troisièmement, mettre en scène la période ottomane signifie dévoiler un moment très sensible de l’histoire du pays qu’élude souvent la narration hachémite. En effet, avant l’arrivée des Hachémites, les tribus transjordaniennes n’étaient pas toutes en mauvais termes avec le sultan, et la Jordanie n’était pas un pays de sauvages en lutte perpétuelle mais un territoire au moins partiellement sous le contrôle politique et administratif de l’État central.
44Si la mise en scène orchestrée par cAbd-al-Wahòhòab Tarawneh remet en question le discours hachémite officiel en valorisant la période ottomane, elle met également en valeur les rapports intertribaux, notamment via le portrait de Habis Majali qui, selon Hòussein, fut un grand ami de son grand-père. Or, cette juxtaposition ne manque pas d’étonner car, à l’époque ottomane, Hòussein Bācha et le chef des Majali n’avaient pas les mêmes positions politiques. La présence, dans ce diwan, de la photo de ce héros national proche du pouvoir dénote la volonté d’affirmer les liens politiques forts qui existaient entre deux des tribus les plus importantes de la région de Kérak et la volonté de défendre la mémoire de Hòussein Bācha, accusé d’infidélité aux souverains hachémites.
45Comme chez les Tell, les photographies des congrès nationaux sont là pour rappeler l’indépendance d’Hòussein Bācha vis-à-vis des Hachémites. D’ailleurs, lors de ma visite, son petit-fils me confia que ce dernier se serait opposé à la révolte qui avait éclaté à Kérak en 1910 contre le gouvernement ottoman, non pas parce qu’il était fidèle au sultan mais parce qu’il pensait que cette révolte était prématurée et qu’elle risquait d’être préjudiciable à la population locale [Jungen 2004]. Il me confia aussi que le cheikh avait joué un rôle central lors des congrès nationaux parce qu’il avait compris dès avant la Première Guerre mondiale ce que les sionistes envisageaient pour la Palestine. Il avait écrit des articles dans les journaux syriens dans l’espoir d’inciter l’émir cAbdallah à suspendre toute relation avec les sionistes et toute vente de terres à des colons juifs [Wilson 1987]. Selon Hòussein, les Britanniques auraient voulu que l’émir fasse tuer son grand-père, mais celui-ci n’avait rien osé entreprendre de peur de susciter une révolte dans le sud du pays.
46Mon interlocuteur cherche à mettre son grand-père Hòussein Bācha et l’émir cAbdallah sur le même plan politique. Ce qui m’apparaît de façon plus évidente encore quand il précise que les Tarawneh descendent, eux aussi, du Prophète. On est là dans la même légitimation généalogique que celle à laquelle recourent les Hachémites. Hòussein Tarawneh ne se limite pas à la généalogie de sa tribu mais critique vivement les Hachémites en reprenant les mêmes arguments que ceux qu’ils utilisaient pour asseoir leur autorité dans le pays. Il affirme que, bien que les Hachémites aient promulgué un code civil unifié, les lois coutumières ont encore largement cours, et il y voit une forme de résistance des tribus au droit étatique. Il conteste le fait que la dynastie hachémite aurait largement contribué au développement économique et social du Royaume. Les manifestations populaires de 1989 et 1996 seraient le symptôme des graves lacunes du modèle promu par la monarchie. Bref, selon lui, la légitimité des Hachémites serait sujette à caution. L’échange que j’ai eu avec Hòussein Tarawneh s’achève sur une sorte d’exaltation des liens intertribaux et interconfessionnels entre chrétiens et musulmans. Or, pour valider la profondeur historique de leur royaume, les Hachémites reconnaissent, eux aussi, les civilisations non islamiques du passé et mettent en avant leur politique d’alliance avec les minorités religieuses et ethniques.
47Loin d’être exhaustive, cette description de trois madāfat jordaniennes suggère que cet espace a acquis la fonction nouvelle de lieu de mémoire dans lequel se croisent le récit tribal et la narration étatique. Cette rencontre suscite le remodelage de l’historiographie tribale, qui, à ses propres contenus, intègre ceux de l’historiographie officielle. La transformation de la madāfa en lieu de mémoire révèle aussi l’adoption, par les tribus, d’une attitude patrimoniale qui traduit à la fois l’assimilation d’un code introduit par l’État et l’objectivation de récits autrefois uniquement oraux. On assiste donc à un double mouvement de réélaboration des narrations tribales, par le biais de l’écriture, d’une part, et de la mise en scène d’objets témoins, d’autre part. Cette assimilation de l’idiome étatique ne se fait pas sans heurts : des discours plus ou moins explicites attestent l’existence de formes de résistance au sein des populations tribales [Maffi 2006a]. Il y a une multiplicité des mises en scène des histoires tribales que l’on ne peut réduire à la seule opposition entre récit étatique et narration tribale. Cette polyphonie dérive aussi de la relation que chaque tribu entretient avec la dynastie hachémite et les autres tribus, ainsi que des solidarités ou des antagonismes qui existent au sein de chaque tribu.
48S’il est évident que ces rapports évoluent avec le temps, l’écriture et la mise en scène muséographique ont pour effet de figer cette évolution. La madāfa comme lieu de mémoire contribue à renforcer l’inscription des tribus jordaniennes dans la narration hachémite. Bien que cette inscription ne soit pas synonyme d’une adhésion inconditionnelle, elle signifie l’adoption, plus ou moins consciente, des registres de l’historiographie officielle.
49L’adoption progressive de l’attitude patrimoniale témoigne non seulement d’une prise de distance par rapport à l’ancien paradigme dans lequel s’inscrivaient les récits tribaux de l’époque préétatique mais témoigne également du fait que les tribus développent une attitude « moderne » envers leur passé. Cette attitude montre leur pleine insertion dans les flux transnationaux, qui valorisent le patrimoine culturel ainsi que les droits de l’homme ou la démocratie [Poulot 2010].
50Les tribus jordaniennes ne sont donc pas des fossiles ou des survivances d’un passé exotique et atemporel, mais bien des ensembles de relations et de représentations dynamiques, pleinement inscrits dans le présent.