- 1 À travers l’Arabie, on trouve aussi des mots tels « lahòma » et « fakhdh » pour désigner des groupe (...)
1REPRENONS LA QUESTION posée par Jacques Berque, il y a quelques années déjà, à propos de l’Afrique du Nord : qu’est-ce qu’une tribu ? [1974] Comme il fallait s’y attendre, aucune réponse empirique ne s’avère adéquate, même si un terme, « qabīla » ou « cashīra », revient partout dans l’usage local 1. En effet, l’Arabie, prise ici au sens large, c’est-à-dire depuis la Palestine et la Syrie jusqu’au Hadramaout, offre une variété de cas où « il faut distinguer, sous un vocable simpliste, des réalités passablement différentes » [ibid. : 22].
2Une chose est sûre : le pastoralisme ne peut définir le tribalisme ni en expliquer l’existence. Le Yémen est le pays des fils de Qahtān, les premiers Arabes de l’Arabie : pourtant, un grand nombre de tribus y sont sédentaires, attachées à la terre et à l’agriculture, et, probablement, l’ont toujours été [Bédoucha 1987]. Les formes et les hiérarchies de pouvoir varient d’une tribu à l’autre, tout comme les moyens de subsistance et les effectifs. Il est peut-être plus facile de définir le tribalisme : par nature, les individus sont apparentés ; quelques-uns sont considérés comme l’étant plus étroitement ; et le fait d’être apparenté implique une responsabilité commune. Toutefois, les tribus ont une existence bien trop matérielle pour pouvoir être réduites à une simple manifestation externe du sens commun.
- 2 La même idée est développée par Pierre Bonte [1987] à propos du Sahara, qui fait la différence entr (...)
3La parenté, au sens strict, ne renferme pas le secret de l’identité à grande échelle, même si tribus et familles emploient souvent le même vocabulaire. Les revendications généalogiques ne sont jamais simples vu que la plupart des familles disent venir d’ailleurs et sont ainsi, tout à la fois, awlād (les enfants) d’un éponyme tribal et les descendants d’un ancêtre membre d’une autre tribu [Berque 1974 : 26]. Au Sultanat d’Oman, les familles de statut tribal se réfèrent à des noms qui semblent dérivés de groupes ancestraux. Or, la plupart de ces noms se répètent un peu partout, et personne n’imagine que des groupes co-résidents élargis, qui se réfèrent à un seul nom, soient réellement parents [Wilkinson 1987]. Peut-être que Jacques Berque s’est trompé lorsqu’il a qualifié de « lignée » l’attachement à une identité collective. John Wilkinson est plus prudent lorsqu’il parle de « noms d’appel » (summation names) [ibid. : 98], avec lesquels seules les grandes familles, qui en ont souvent le monopole, pourraient établir des liens généalogiques précis alors que d’autres « appartiennent » au nom ou « le suivent » 2. Si peu de personnes ont des doutes sur leur propre appartenance tribale, une analyse approfondie des clans et des territoires semble nécessaire, dans le cas omanais tout au moins, pour expliquer d’où viennent les tribus et ce qu’elles font. La tribu défie donc toute tentative de définition simple. Elle n’en est pas moins une réalité politique et sociale incontestable.
4S’appuyant sur une longue expérience de terrain au Yémen, cet article élargira l’approche comparative, poursuivant ainsi la réflexion que Jacques Berque avait initiée en Arabie.
5Tout au début de son article, et il se peut qu’il s’agisse là de l’idée la plus importante, Jacques Berque note que l’explication historique des noms tribaux et des relations tribales, « dans le goût moderne », est peu satisfaisante. Si l’on évoque des mouvements et des fusions entre groupes, on risque de ne pas rendre compte de la répétition des noms dans des localités éparses et à des niveaux d’identification différents. Certaines identités semblent d’ailleurs vraiment anciennes, comme si l’histoire n’avait eu aucune prise sur elles. Aussi doit-on se demander comment les noms et les catégories se reproduisent.
- 3 Dans quelques régions de l’est du Yémen, où le pastoralisme nomade est important, des hommes ordina (...)
6Le Yémen présente une situation plus simple à certains égards. Ici aussi, un grand nombre de familles se disent d’une origine étrangère à la tribu à laquelle elles appartiennent aujourd’hui. En règle générale, seules les familles importantes élaborent des généalogies qui remontent loin dans le temps 3. La plupart des « noms d’appel » s’attachent pourtant, plus nettement ici qu’en Oman, à un territoire. Il faut donc distinguer entre les ensembles (au sens abstrait des mathématiques) et les groupes. Les ensembles définis par des noms « ancestraux » ne font que rarement preuve de solidarité, ni dans la pratique ni dans le droit. De même, les groupes considérés comme solidaires ne durent pas. Même en Arabie du Nord, toute tentative d’établir, sur une base empirique, des divisions tribales échoue, y compris quand il s’agit de petites unités. William Lancaster, par exemple, décrit une coupure dans le langage généalogique des Rwala au niveau des sections minimales de la tribu. Au-dessus de ce niveau, les identités sont données, même si elles ne se manifestent pas toujours dans la pratique. Au niveau des sections minimales et en dessous, le schéma de la parenté est « facile à manipuler et entièrement pragmatique, s’occupant uniquement des groupes qui vivent réellement sur le terrain » [1981 : 26]. Pourtant, la liste des sections minimales, lesquelles devraient, selon l’analyse, être éphémères, reste stable à travers les générations [Musil 1928 ; Lancaster 1981]. Une des caractéristiques du tribalisme, du moins en Arabie, est l’autonomie relative des catégories nominatives par rapport aux données démographiques, écologiques et politiques à court terme.
- 4 Les hauts plateaux du Nord, qui seront plus tard au cœur du système tribal, avaient un système anté (...)
7Le Yémen nous permet de percevoir les débuts d’un tel système. Juste avant l’arrivée de l’islam, une forme d’identité qui fait référence au territoire et qui s’attache à un panthéon local est remplacée par un langage de descendance et de généalogie qui reprend en partie les noms déjà en usage, les laissant en place pendant des siècles, et parfois même jusqu’à nos jours [Robin 1982, I : 72-74]. Il s’agit moins d’une grande migration des peuples que d’un changement fondamental dans la façon de penser les identités, ou, plus précisément, les relations entre les identités. À l’époque antéislamique, les unités sociales des plaines de l’Est parlaient déjà un « langage des pères » 4 ; à l’époque islamique, un discours de descendance lie une tribu aux autres. Ce modèle classique prend sa forme développée au Xe siècle, dans les ouvrages de al-Hasan al-Hamdānī.
- 5 Il ne s’agit là bien sûr que d’une métaphore et non d’un modèle. Je suis, comme tout le monde, capa (...)
8Ce qui surprend au Yémen, comme en Oman et dans certaines parties du Maghreb, c’est que les noms sont de loin plus anciens qu’ils ne devraient l’être, et qu’on retrouve toujours aux mêmes endroits certains des ensembles cités par al-Hamdānī. Sheila Weir, elle aussi « dans le goût moderne », décrit les tribus de Rāzih, dans l’extrême nord du Yémen, comme des « communautés politiques créées, maintenues et transformées par des personnes qui agissent, seules ou ensemble, dans leur propre intérêt » [2007 : 3] : une vision volontariste. S’il en était ainsi, ces communautés devraient être très labiles, mais elles ne le sont pas [ibid.]. On serait ainsi tenté, à Rāzih ou dans des régions plus au sud, de fonder les identités sur l’écologie, les intérêts individuels ou collectifs se répétant à l’identique partout où les données géographiques sont les mêmes. Pourtant, dans de nombreux cas, les limites entre tribus recoupent différents systèmes hydrographiques. En outre, ces limites ne changent pas en fonction des variations dans la distribution locale de la richesse ou du pouvoir. Elles semblent plutôt indiquer une réallocation de petites identités géographiques dans de plus grandes [Dresch 1989 : 320-329]. Pensons au Rubik’s cube : la distribution des carrés colorés change, mais leur taille et celle de la surface qu’ils présentent restent les mêmes 5. Si, pour quelques régions du Yémen, l’abondance relative des sources historiques nous permet, plus facilement qu’ailleurs, de distinguer cette configuration, cette dernière ne se réduit pas pour autant à des considérations écologiques liées à une agriculture sèche. De même, en Arabie du Nord, elle ne s’attache nulle part à un seul niveau de définition des identités.
9En Arabie du Nord, les populations se déplaçaient, bien sûr, et des tribus en remplaçaient d’autres, souvent par la force [Müller 1931]. La question n’en devient pas pour autant historique, pas plus qu’au Yémen ou dans le Maghreb de Jacques Berque. Il paraît impossible, par exemple, de saisir le lien, si lien il y a, entre les Al Fadl de l’époque actuelle et la tribu du même nom qui, il y a cinq cents ans, faisait partie des Banī Tayy. Les Shammar était centrés sur le Jabal Shammar, autrefois appelé le Jabal Tayy, et au moins deux des sections des Shammar portent les noms de ce qui, auparavant, étaient des sections des Banī Tayy :
Le changement des noms des grandes confédérations guerrières n’implique, en effet, en aucune manière, un renouvellement des populations [Montagne 1932 : 63].
10Nous pouvons ajouter à cette assertion le corollaire suivant : le renouvellement des populations n’implique pas forcément de changement des noms collectifs.
- 6 Les chroniqueurs arabes comme européens peuvent toujours gonfler la taille des armées, exagérer le (...)
11Si nous admettons que, pendant longtemps, ces configurations d’identités ont obéi à une logique bien à elles, la question demeure de savoir comment et pourquoi elles sont invoquées dans les pratiques sociales. En maintes circonstances, elles apparaissent moins comme une production historique que comme l’expression d’une forme particulière de l’histoire ; dans d’autres circonstances, elles semblent n’être que des mots. La plupart des témoignages historiques viennent de sources non tribales, ce qui pose des problèmes évidents 6. Nous dépendons ainsi des travaux ethnographiques, comme, par exemple, ceux de Andrew Shryock sur la Jordanie [1997]. Ironie de l’histoire : nos meilleures historiographies tribales parlent de gens entièrement impliqués dans le monde non tribal :
Ils sont militaires ou policiers, chauffeurs de taxi ou de camion, comptables, professeurs d’université, ingénieurs, fonctionnaires, douaniers, étudiants de troisième cycle, agents fonciers, employés, secrétaires et enseignants. Les quelques femmes cAmamsha qui travaillent hors de chez elles sont caissières à la banque, employées de la poste, enseignantes ou couturières [ibid. : 51].
12Mais l’histoire nationale « officielle » de la Jordanie ne peut pas les contenir.
13D’un point de vue « indigène », aucune version unifiée de l’histoire n’est possible. Dans une scène révélatrice, la tentative de Shryock d’indiquer sur une carte où, auparavant, se situaient les territoires tribaux en Jordanie échoue quand des membres des tribus différentes couvrent, chacun, les dessins des autres avec leurs propres indications [ibid. : 59-61]. La contradiction, dans un contexte nationaliste, entre l’histoire écrite et unifiée et l’histoire orale et plurielle explique qu’une tribu autrefois dominante soit incapable de produire une proposition cohérente. Dans le même temps, un aventurier intellectuel (docteur en anthropologie de l’Université de Cambridge), originaire d’une tribu de peu d’importance, tente, tome après tome, de définir le sujet. « Dr Ahmed » découvre même que sa tribu descend du Prophète [ibid. : 264, 273, 285-286] alors qu’il fait campagne pour être élu député sur la base de ce qui constitue un nationalisme tribal. Comment et quand peut-on faire accepter ce type de revendications identitaires ? Qu’est-ce qui fait que les autres y prêtent attention ?
14Ricardo Bocco montre, pour la Jordanie, comment, vers 1930, l’administration britannique a rendu libre l’accès aux puits, ébranlant ainsi les droits exclusifs des tribus et rendant caduque la notion de territoire [1989a : 147-149]. En somme, l’évolution de la législation foncière menaçait de vider de son contenu l’identité tribale. Or, depuis les années 1960, des projets de développement agricole et de construction de logements ont eu l’effet inverse :
L’État jordanien a contribué à modifier, mais aussi à renforcer, les espaces tribaux au sein des nouveaux espaces étatiques [ibid. : 158].
15Il ne s’agit pas seulement de l’espace physique : l’État intervient d’une façon plus générale comme « producteur d’identités locales » [Bocco 1989b]. Le mélange de nationalisme et de tribalisme est particulier en Jordanie car, sans sa composante bédouine, ce pays risque de manquer d’une identité propre. La présence des tribus dans cette histoire rend possible le néonationalisme tribal du Dr Ahmed.
16Les références identitaires peuvent être de toutes sortes : seule est constante la façon de les traiter. Il faut tenir compte du grand schéma de descendance partagée que la civilisation islamique s’est approprié et qui a fait que des groupes d’Asie centrale, après avoir conquis la Chine, ont adopté une grande partie de la civilisation chinoise puis, après avoir conquis le Moyen-Orient, adopté une descendance arabe. Cette même logique se manifeste souvent. Les Rasūlides, par exemple, qui régnaient au Bas-Yémen (vers 1230-1450), étaient une dynastie d’origine probablement turcomane, dont un des rois établit sa descendance à partir de Azd de Qahtān et réussit ainsi à aisément l’inscrire dans le passé du Yémen. Si de telles revendications ont aujourd’hui la grandeur que confère la distance historique, les idées qui les portent se manifestent aussi dans l’intérêt quotidien pour la généalogie, lequel devient apparent quand, en compagnie de connaissances saoudiennes par exemple, on entre « qabīla et un nom quelconque » dans la version arabe de Google.
17Tout comme dans les religions universelles, cette vue biblique de l’humanité fait que, dans leur imaginaire, ces sociétés ne sont jamais limitées au local :
Elles gardent l’ambition du général, et comme sa nostalgie. D’immenses virtualités les agitent [Berque 1974 : 33].
18Même si Jacques Berque pensait alors aux grands mouvements islamiques et aux revendications soufies, le seul fait de se rattacher à un schéma classique de généalogie fait qu’on appartient à un monde plus large. Parler d’une tribu isolée est aussi paradoxal que vouloir applaudir d’une seule main. Citer un nom tribal veut dire les citer tous, potentiellement, avec leur propre historicité et en dépit des frontières établies par les gouvernements.
19Toute référence à un tel schéma a une valeur déterminée par les circonstances. Par exemple, plus près de nous, au XIXe siècle, Ibrāhòīm al-Haydarī revendique pour sa ville, Bassora, une filiation avec des noms de l’Antiquité et énumère la descendance de sa belle-famille à partir de cUbayd des Hòimyar et de Tayy [1962 : 105-117]. Il est surprenant de constater comment, en creux, le schéma classique des tribus de l’Arabie devient visible dans sa totalité, schéma que certains spécialistes du Yémen associeront à al-Hamdānī (vers 940) et que d’autres associeront à Ibn al-Kalbī (vers 820). Une certaine image de la noblesse arabe existait, bien sûr, et l’on pourrait penser que al-Haydarī se référait à ce schéma par pur classicisme littéraire. Mais ce que notre auteur avait en tête, dans le contexte des réformes foncières et fiscales ottomanes, c’était de défendre le fait que Bassora faisait partie de l’Arabie et non de l’Irak [ibid. : 241].
- 7 Vers 1860, les cUjman se lançaient dans la bataille avec la litière à chameau « traditionnelle » et (...)
20Si le rattachement de Bassora en 1870 au schéma classique peut paraître quelque peu artificiel, nous pouvons regarder du côté des « vraies » tribus qui mènent une vie bien à elles, loin des gouvernements. L’Arabie du Nord du XIXe siècle nous en donne de nombreux exemples. Toutefois, la référence à l’identité tribale a souvent fourni un langage, même parmi les tribus les plus indépendantes, leur permettant de se distinguer des gouvernants ou de ceux qui font appel à des intérêts régionaux ou sectaires. En effet, on peut se demander si les formes spécifiquement tribales, employées dans des guerres et des disputes entre tribus, n’utilisaient pas ce qui, aujourd’hui, apparaît comme le paradoxe d’un archaïsme précédant la modernité 7. La plupart de nos sources se réfèrent, bien sûr, à l’époque consciemment « moderne », comme dans l’exemple tiré de la steppe syrienne d’avant la Deuxième Guerre mondiale :
Fait remarquable : les armes à feu n’apparaissent pas dans les récits de combats dont parlent les poètes d’aujourd’hui [...] On sent que la société bédouine reste résolument tournée vers son passé de conquêtes et place son idéal à l’âge des générations disparues [Montagne 1947 : 111].
- 8 Une grande partie de la poésie contemporaine renvoie à l’actualité. On imagine qu’il en était de mê (...)
21Robert Montagne explique cette omission par la volonté de ne pas tenir compte des « désolantes transformations survenues depuis vingt ans » : la fermeture des frontières par les pouvoirs impériaux européens qui s’était accompagnée d’une perte conséquente du cheptel ; le développement de la force militaire des États modernes. Pourtant, en Oman au XIXe siècle, où rien de comparable ne s’était encore produit mais où les armes à feu existaient sans aucun doute, on trouve le même appel aux « lances droites et aux glaives de l’Inde » [al-Sālimī 1961 : 253]. De telles formes rhétoriques restent à l’écart tant de l’histoire événementielle des dirigeants traditionnels que de l’histoire cumulative des États-nations. Le traitement du temps et de l’espace y est différent 8.
- 9 Concernant quelques-unes des autres réunions organisées à cette époque, voir P. Dresch et B. Haykel (...)
22De nos jours, alors que les États affichent des propos plus ou moins modernistes, le langage archaïsant des tribus peut fournir un espace politique particulier. Au début des années 1990, par exemple, le gouvernement du Yémen, fraîchement unifié, était assuré, sans grande efficacité, par un condominium composé du Congrès populaire général (GPC) et du Parti socialiste yéménite (YSP), qui gouvernaient auparavant respectivement le Nord et le Sud. Entre l’unification en 1990 et la guerre entre partis en 1994, l’activité politique a connu une période d’épanouissement. Des réunions tribales en constituaient l’un des aspects les plus saillants 9. Toutes les résolutions n’employaient pas au même degré un registre de langage particulier. Toutes, cependant, étaient émaillées de poésie et de formes d’interactions spécifiquement tribales les différenciant ainsi du discours de l’État.
23Le Congrès pour la solidarité avec les tribus du Yémen (Mu’tamar al-tadāmun li-l-qabā’il al-yamaniyya) vit le jour en 1990 pour protester contre l’offensive irakienne contre le Koweït, offensive qui n’avait pas été suffisamment condamnée par le président du Yémen, lequel apportait son soutien à son homologue irakien. Ce fut le congrès le plus archaïsant de tous. Sur l’en-tête de ses déclarations officielles, on pouvait lire la citation coranique suivante :
Je vous ai créés en tant que peuples et tribus.
24Et l’organisateur du congrès me révéla, tel un secret à partager avec « les grandes puissances » :
Le Yémen, ce sont les tribus, et les tribus, c’est le Yémen.
- 10 Si dans les écrits modernes sur le Nord-Yémen les chefs tribaux sont souvent décrits comme des « fé (...)
25L’affaire sentait l’argent, de provenance saoudienne, et un journal intitulé al-Tadāmun apporta un point de vue intéressant sur le Yémen pendant les années qui suivirent sans que personne ne puisse y voir un programme cohérent. Il se peut que le Congrès pour la cohérence nationale (Mu’tamar al-talāhòum al-watanī) ait été plus efficace. Ce dernier résultait, avant 1990, de tentatives visant à résoudre des conflits entre différentes tribus Bakīl des environs de Sacdah. Après l’unification, il fut régulièrement dénoncé par des partisans du GSP comme une duperie du YSP. L’influence socialiste était perceptible dans les textes publiés. Néanmoins, les cheikhs impliqués dans al-Talāhòum étaient parmi les plus traditionnels du Nord-Yémen : ce n’était ni des hommes de partis ni des éléments de la nouvelle structure de classe liée au système capitaliste international 10.
26Un grand rassemblement, qui débuta à Arhab et se termina à Raydah dans les premiers jours de décembre 1991, est révélateur du style général de ces congrès : la prose est bureaucratique, sans introduction fleurie, et les revendications avancées sont les mêmes que celles que l’on retrouve partout, à savoir que les finances publiques doivent être assainies, que le système judiciaire doit être réellement indépendant, les infrastructures publiques étendues aux régions qui en sont dépourvues, et les affaires commerciales gérées sans passe-droits. D’autres revendications sont plus spécifiques : ainsi, le Département des affaires tribales doit être réformé et le traitement des familles tribales distribué équitablement. Résoudre les disputes tribales était l’un des premiers objectifs de cette conférence : l’État est alors considéré comme un soutien essentiel. Or, la revendication la plus générale concerne « l’égalité de tous les citoyens sans référence à la région ou à la tribu ». La plupart des tribus impliquées dans ce congrès étaient de Bakīl ; elles se sentaient écartées des affaires publiques par leurs rivaux : les Hāshid. Réclamer l’égalité revenait à réclamer ce que, aux États-Unis, on appelle des « mesures affirmatives » : néanmoins le langage d’égalité reste frappant. Sont aussi frappants la surabondance des sauf-conduits délivrés, le formalisme des réunions, et le style délibérément « tribal » qui permet aux hommes de se réunir au-delà de leurs affiliations à des partis politiques différentes.
27Le Congrès de Saba (Mu’tamar Saba’) (ainsi appelé d’après l’ancêtre préislamique des tribus yéménites), qui s’est réuni à Wādī Dhanna près de Macrib vers la fin de 1992, est assez comparable, mais à une échelle plus grande. Ici, le préambule des documents officiels est plus élaboré, l’usage des citations coraniques plus libre. Une grande place est faite aux clauses numérotées et à une organisation en comités. La liste des revendications est la suivante : des projets de développement sont nécessaires dans les régions « éloignées et démunies » ; la fonction publique doit être réformée ; la corruption éradiquée tout comme dans l’armée doit être éradiqué le favoritisme reposant sur les « appartenances familiales ou tribales » ; les terres indûment appropriées doivent être rendues à leurs propriétaires légitimes. Les dirigeants du pays seraient responsables de « l’augmentation des prix et de la baisse du pouvoir d’achat du riyal yéménite » ainsi que du « désordre » que les citadins ont tendance à imputer aux tribus :
- 11 Si on a tendance à associer violence et tribalisme, en revanche, on associe moins souvent violence (...)
Le Congrès [de Saba] tient l’État pour responsable de tout ce qui s’est produit entre les tribus et [entre] les fils du Yémen en général, comme guerres, meurtres, effusions de sang et assassinats politiques 11.
28De même, on pourrait explorer le déroulement des élections locales au Yémen ou la création des ONG en fonction de la même séparation des registres. Mais peut-être que le trait le plus marquant de toutes ces initiatives est ce que l’on pourrait appeler leur « pan-tribalisme ». L’identité tribale peut exclure des individus et des localités, mais c’est elle qui fait que l’on appartient à un ensemble sans bornes de relations morales (on peut même « devenir » Bakīl s’il le faut, et le fait d’être Bakīl implique une certaine façon d’agir vis-à-vis des Madhhòij et des Hòāshid). Chose curieuse : après l’unification nationale de 1990, on cherchait à favoriser les mariages, tout comme les réunions, entre tribus du Nord et tribus du Sud.
29Pour ceux qui restent en dehors de ces revendications arbitraires (émigrés, bureaucrates et enseignants), elles sont « archaïques », sans importance ou cause de conflits. Ricardo Bocco [1989b] et Andrew Shryock [1997] montrent combien, en Jordanie, les « non-tribaux » se méfiaient du comportement des « tribaux » pendant les élections et de la manière dont ils négociaient le choix de leurs candidats. Pour le Koweït, Nicolas Gavrielides [1987] propose une bonne description du choix des candidats aux « élections primaires tribales », organisées de telle sorte que le vainqueur (quel que soit son programme politique) soit connu des « tribaux » et que ceux-ci puissent prétendre avoir des relations avec lui. Cette capacité à domestiquer les projets de l’État se manifeste même dans des circonstances peu favorables, comme en Israël aujourd’hui [Parizot 2006]. Cependant, la capacité à se libérer des projets de l’État paraît moins évidente.
30Le contrôle des États s’est partout élargi avec les nouveaux moyens de transport et de communication et avec la capacité des gouvernements actuels à monopoliser les ressources. Dans la pratique, l’autonomie s’est perdue, laissant en place ce que les administrateurs appellent « la mentalité tribale ». Au Maroc, les tribus qui continuent d’exister ne le font qu’avec la permission tacite du gouvernement ou grâce à son désintérêt [Shoup 2006], si bien qu’une explication du tribalisme comme résidu du passé paraît plausible. On pourrait être tenté de croire que le Yémen ou la Jordanie finiront inévitablement dans la même situation. Néanmoins, cette hypothèse est sujette à caution.
- 12 Le discours et l’action politiques sont souvent en décalage avec la réalité ethnographique. Vouloir (...)
31Même les anthropologues sont souvent surpris de voir les tribus réapparaître sur l’échiquier politique. Aux yeux de certains politologues, parler des tribus ne s’explique que par un penchant romantique excessif ou par un manque de réalisme 12. Pourtant, nous vivons un moment intéressant de l’histoire, où des exceptions au récit d’une modernisation triomphante apparaissent chaque fois qu’échouent les puissances mondiales. Ainsi, sous Saddam Hussein, le néotribalisme semblait une tactique peu prometteuse pour contrôler la campagne, mais, depuis 2003, certaines tribus irakiennes affirment clairement leur réalité. Dans la région frontalière afghane, des institutions tribales de refuge sont florissantes, au grand dam des gouvernements occidentaux et pakistanais. Au Sud-Yémen, et surtout en Hadramaout, entre 1970 et 1990, le gouvernement marxiste avait pratiquement réussi à éradiquer la réalité politique des tribus, tout comme dans le Maroc monarchiste. Pourtant, tout de suite après 1990, pour le plus grand malheur des habitants du Sud, des vendettas ont éclaté entre tribus [Dresch 2001]. Comment les tribus sont-elles, pour ainsi dire, « conservées » pendant les périodes non tribales, pour, à un moment donné, resurgir de nulle part ?
32À court terme, l’identité se reproduit selon ce que l’on pourrait penser être des « modalités » différentes. William Lancaster, par exemple, décrit comment les Rwala partagent, selon des principes d’ascendance commune, des logements nouvellement acquis [1981]. Ricardo Bocco montre comment de tels groupes définissent l’espace pour qu’ensuite l’espace définisse les groupes, groupes qui comprennent d’ailleurs des clients qui ne figurent pas dans la généalogie commune [1989a]. L’espace, l’ascendance, l’exil dans des cours étrangères et les quotas d’embauche contribuent à maintenir les divisions. Chacun de ces traits peut apparaître, à un moment donné, comme la réalité à laquelle renvoient les noms en question. Aucun n’a, à long terme, de valeur, sauf comme expression de structures de pensée particulières.
- 13 Il est surprenant de retrouver largement partagée l’assertion d’Emmanuel Marx [1977] selon laquelle (...)
- 14 La gestion traditionnelle des terres de parcours est devenue une obsession pour les experts du déve (...)
33Même l’espace physique est complexe. Beaucoup de tribus au Yémen, et quelques-unes en Oman, ont des territoires contigus où les droits dérivés de l’appartenance tribale (protection, passage d’étrangers, mise en valeur agricole de nouvelles terres) diffèrent de ceux de toutes les autres tribus. Or, de leur côté, les tribus pastorales n’ont que rarement des frontières exclusives, mais plutôt une dīra (aire de rayonnement) où leurs parcours migratoires chevauchent ceux des autres [Raswan 1930 ; Wilkinson 1991] 13. Leur autonomie ne signifie pas leur isolement ou leur séparation mais leur capacité à agir selon leurs propres critères : parler du territoire des Al Murra ou des Manāhīl, par exemple, n’est qu’un raccourci pour indiquer maintes accommodations et conflits, évitements et inégalités, que les États « modernes » refusent de sanctionner 14. Le travail salarié peut y substituer d’autres logiques normatives. Il en va de même de la gestion administrative de l’État. La revendication d’une identité tribale dans de tels contextes « modernes » semble à la fois archaïque et superflue, une illustration de ce que Jean-François Bayart appelle « l’illusion identitaire » [1993]. S’il en est ainsi, on constate pourtant que cette illusion obéit à des logiques peu connues en Afrique ou en Europe.
34La mondialisation intensifie les particularismes comme si plus nous étions connectés aux flux de capitaux, de populations et d’images, plus nous nous replierions sur nous-mêmes dans une réaction d’autodéfense. Aussi l’ethnicité et le néonationalisme ont-ils été très en vogue depuis 1990. Le tribalisme, en revanche, décrit le plus souvent un mouvement vers l’extérieur. L’extension géographique énorme des relations tribales en Arabie est frappante, tout comme la facilité avec laquelle des étrangers sont acceptés grâce à leurs seuls noms. Barbara Casciarri a montré comment, au Soudan, la tribu qu’elle a étudiée est devenue plus grande quand le gouvernement lui en a laissé la liberté administrative, et comment elle a « redécouvert » d’anciens liens à travers le pays avec d’autres groupes du même nom [2001]. Le pan-tribalisme qui, après 1990, permettait de traverser d’anciennes frontières au Yémen, présente certaines analogies. Là où l’ethnicité prétend que nous sommes, par nature, différents d’espèce (d’où la méfiance récurrente vis-à-vis des alliances matrimoniales et de la nourriture des autres), le tribalisme revendique, avec des arguments aussi peu objectifs, que nous sommes tous différents, mais de la même manière, et que, en tant qu’apparentés, nous épousons nos ennemis. Le tribalisme offre aussi des droits de refuge mutuels, sujet qui, à l’époque des « États échoués » et de la « guerre contre le terrorisme », fâche ceux qui gouvernent le monde, mais que l’on rencontrait déjà dans les ouvrages de Constantin-François Volney [1787] et du Père Jaussen [1908]. En Arabie, il est difficile de parler des tribus en dehors de cette rhétorique, ce qui fait qu’elles ne sont ni des catégories abstraites ni des choses concrètes.
35Ces logiques de refuge et d’absorption posent problème à ceux qui veulent répertorier les populations dans un registre d’état-civil, ou qui veulent établir un récit historique unique. Victor Müller [1931] a décrit, dans la steppe syrienne, les déplacements de tribus connues : tantôt c’est d’abord une partie de la tribu qui s’est mise en marche, puis les autres qui ont suivi ; tantôt c’est la tribu tout entière qui a conquis des terres en bloc. L’auteur voit ce processus comme « un élément nouveau » qui met en danger la politique française de l’époque, faisant ainsi écho aux pouvoirs politiques contemporains. Or, sa propre analyse suggère qu’il n’y a là rien de nouveau : d’où la double origine des familles [Berque 1974] évoquée dans des contextes aussi différents que le Yémen, la Syrie et l’Oman. La stabilité relative des noms et la mobilité des familles sont des aspects différents d’une même réalité.
36Le tribalisme se réécrit au fur et à mesure, et de petits groupes s’intègrent dans de grands ensembles sans pour autant les déranger. En même temps, ces grands ensembles se rattachent à des schémas de signification plus larges, comme ceux esquissés par al-Haydarī et Montagne. La référence à l’ascendance (mâle) commune indique une revendication partagée de protection – des femmes, des terres, des troupeaux, ou des réfugiés [Bonte 1987 ; Dresch 1989] – et non pas la fixité des populations ni même leur continuité. En tant qu’individu ou en tant que famille, on entre ou on sort des espaces collectifs, mais, en dehors des noms qui les désignent, on n’a pas de statut moral, pas de capacité de protection (en tant qu’hôte ou en tant que personne au sens plein du terme), pas de droit au refuge ou à la compensation. Aussi, voir, sous un angle volontariste, la tribu comme un groupement d’intérêts n’a aucun sens. Les intérêts des individus ou des familles sont aussi bien décrits par le schéma de l’identité collective que l’inverse. Du point de vue des familles, en effet, ce schéma est intransigeant, ce que le langage généalogique exprime souvent sans pouvoir l’expliquer : après tout, qu’est-ce qui est moins négociable que la filiation ?
37La subdivision infinie du schéma tribal, souvent perçue comme une ascendance ramifiée, a deux conséquences. D’abord, la responsabilité collective à grande échelle peut toujours être niée, tant et si bien que, dans les faits, il est rare qu’une tribu entière soit opposée à une autre (la tribu est loin d’être un groupe solidaire). Ensuite, l’événement le plus insignifiant – un conflit, par exemple – peut acquérir une importance qui dépasse de loin ses conséquences réelles. Il en résulte un décalage entre l’historicité tribale et la causalité « dans le goût moderne ». Le fait d’exiger d’une description historique qu’elle soit formulée en termes de pouvoir et de volonté, et donc de groupes cohérents, suppose un monde habité par des individus « présociaux » qui ne sont gouvernés que par la force ou par la volonté politique. Or, le langage généalogique, comme nous l’avons vu chez les Shammar et les Rwala, ne fonctionne pas ainsi. Le schéma tribal absorbe toutes les formes politiques, des plus hiérarchisées aux plus décentralisées, et ne tient pas compte de la rhétorique, chère aux sciences politiques, qui oppose, par exemple, les États « forts » aux États « faibles ».
- 15 Le problème analytique est moins posé par la tribu que par l’État, qui, d’un certain point de vue, (...)
38Les tribus ne disparaissent pas, au sens physique du terme, quand les États « modernes » dominent 15, mais, dans la pratique, leur importance diminue et elles se réduisent à des mots et à des histoires. Ce processus n’a rien de nouveau. Le tribalisme n’a jamais été la seule forme d’association à la disposition des personnes de statut tribal, et on peut s’attendre à une certaine fluctuation dans la pertinence de ce statut. Il reste à nous demander dans quelle mesure en Arabie les changements actuels diffèrent de ceux des périodes précédentes et si les types d’associations reconnus comme possibles sont en train de se modifier.
39Le statut tribal rappelle, par certains aspects, les systèmes de caste et de classe. Tout au moins y trouve-t-on des individus « faibles », qui n’ont pas le statut de « tribaux » et qui gèrent les échanges problématiques tels ceux du marché. Souvent, on y trouve aussi des strates nobles et des strates moins nobles. Tout le monde ne peut pas participer aux récits esquissés plus haut, ou ne peut espérer être reconnu en dehors du cercle restreint de la parenté immédiate. Pourtant, les tribus de l’Arabie, peut-être à la différence des tribus sahariennes [Villasante de Beauvais 1998 ; Bonte 2008], ne lient pas explicitement les changements de statut aux jeux de pouvoir. Elles n’admettent pas non plus que des changements de pouvoir puissent conduire à réécrire les généalogies. Les tribus ne semblent pas assimiler le pouvoir à l’histoire. Elles ne sont pas transformées par le pouvoir des autres : elles sont plutôt de ce fait marginalisées ou rendues caduques.
- 16 A. Gingrich nous offre une excellente description des stratégies matrimoniales au Nord-Yémen [1989] (...)
40Il ne faut pas sous-estimer la différence entre l’Arabie du Sud et l’Arabie du Nord : les questions de rang et de déférence sont plus présentes dans les sources du Nord, qui comprend le littoral du Golfe. Pourtant, même l’Arabie du Nord distingue l’identité tribale du pouvoir des cheikhs. De même, le pouvoir ne découle pas de transformations internes qui coïncideraient avec des alliances matrimoniales, par exemple, de façon à générer des tribus. Il est, bien sûr, très important de considérer qui l’on épouse, et les familles dirigeantes suivent habituellement des logiques d’alliances distinctes. Mais on ne peut pas déduire la tribu, ou sa logique de cohésion, des modèles d’échanges à la manière de Lévi-Strauss 16. Le pouvoir et l’influence proviennent surtout du contrôle des ressources extérieures à la tribu, comme des biens fonciers situés ailleurs ou des allocations du gouvernement, lorsque, à tous les niveaux d’organisation sociale, des « chefs » sont nommés uniquement pour faire face au monde extérieur [Dresch 2001]. L’influence des individus ou des familles croît et décroît à l’intérieur de catégories qui perdurent. Et dans des contextes prémodernes, l’importance et l’ordre de ces catégories restent ambigus.
41Comme tous les membres d’une confédération ne se réunissent jamais au même moment au même endroit, plusieurs versions de la « parenté » peuvent coexister. Comme le dit Robert Montagne de l’Arabie du Nord au début du XXe siècle, la classification implique partout un élément subjectif :
Tous les Shammar, en effet, ne se représentent pas l’architecture intérieure de leur confédération de la même manière. Chacun ne connaît bien que son propre groupe et ses relations avec les groupes voisins. Les chefs, qui ont un horizon politique plus vaste, déforment la structure sociale au gré de leurs rivalités et mêlent leurs souvenirs historiques, sur lesquels sont fondées les grandes divisions intérieures, aux luttes présentes [1932 : 65].
42Il est pourtant impossible de redessiner le monde : la définition des grandes divisions tribales « est difficile et constitue un acte politique majeur » [Lancaster 1981 : 26]. Si l’on ne peut faire croire à personne que les Rwala et les Shammar n’existent pas, on peut en revanche suggérer qu’un certain groupe n’est pas « vraiment » shammar ou que la relation entre Shammar et Rwala n’est pas telle que la plupart l’imaginent. « La vie du tribalisme », si on peut s’autoriser cette expression, est fondée sur la capacité – qui reste limitée par des contraintes plus larges – à définir, à un niveau intermédiaire, qui fait partie de la tribu et qui n’en fait pas partie, quels événements ont de l’importance et pour qui [Bocco 1989a].
43Les observateurs risquent soit de surestimer la tribu en tant qu’entité concrète, soit de la sous-estimer, ne voyant en elle qu’une simple fiction, de telle sorte que le fait même de noter sa longévité devient suspect. Le système lui-même permet le refuge, l’absorption et l’exclusion arbitraire – autrement dit, une réécriture constante de l’espace, de la filiation, et de leur pertinence. Pour ceux qui sont à l’extérieur du système, l’ambiguïté qui en résulte rend le tribalisme insaisissable. Nicolas Gavrielides note à propos du Koweït :
Ce qui rend l’idéologie tribale [...] puissante et omniprésente, c’est que, outre le fait qu’elle est véritablement arabe, elle n’est jamais formellement exprimée, déclarée, écrite, ou même critiquée ouvertement. Elle est là, tout simplement, dans chaque action, pensée ou processus qui a une quelconque importance sociopolitique [1987 : 182].
- 17 Sur la citoyenneté dans un État « ethnocrate », voir A.N. Longva [2005]. Paradoxalement, si la pare (...)
44Dans les États fortement centralisés, où la famille du dirigeant monopolise les ressources du pays, gérant ainsi toutes les possibilités de patronage, cette ambiguïté elle-même peut être contrôlée par l’État. Avec l’invention de l’identité nationale koweïtienne dans les années 1950, par exemple, certains groupes étaient exclus, de façon tout à fait arbitraire, du cercle des tribus koweïtiennes. Depuis, des tests génétiques permettent de déterminer qui est « vraiment » koweïtien, et qui appartient « vraiment » à telle ou telle tribu 17. Dans les Émirats arabes unis aussi, la filiation est d’une grande importance, mais la parenté inclut des familles qui étaient auparavant des esclaves ou des clients ainsi qu’un grand nombre de personnes qui ne bénéficient pas d’un statut de citoyen à part entière [Dresch 2005]. La décision du statut revient au dirigeant. L’intransigeance en matière d’identité que William Lancaster a relevée chez les Rwala [1981] semble avoir quasiment disparu ; la part de subjectivité que Robert Montagne a observée chez les Shammar [1932] reste le fait de l’émir ou de la bureaucratie.
45Tout comme l’ancien, le nouvel ordre s’exprime dans un langage de parenté et de filiation. Cependant, les unités invoquées et les liens reconnus sont plus spécifiques et plus fragmentés qu’auparavant, ce que Mahmoud Fandy propose d’appeler le « familialisme » (cā’iliyya) [1999]. Si ces nouveaux arrangements sont taxés de « tribalisme » par ceux qui en sont exclus, ceux qui appartiennent au cercle des anciennes relations les perçoivent comme une trahison du tribalisme, entraînant favoritisme et arbitraire. Cet argument n’a rien de nouveau. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est l’absence relative d’espaces, physiques et conceptuels, qui ouvriraient sur des alternatives. Le pouvoir d’autodéfinition n’est plus entre les mains des « tribaux ».
46Ce qui causera la fin du tribalisme, ce sera la disparition de la mémoire collective, l’oubli du fait que des individus et des groupes peuvent se définir selon l’ancien style et se rattacher à un système plus large. La jeunesse de l’Arabie, dont plus de 40 % de la population a moins de 15 ans, rend cette perspective plus que plausible.
47Le pouvoir des cheikhs, nous l’avons vu, croît et décroît à l’intérieur de catégories tribales qui, quant à elles, survivent aux événements politiques. En Arabie, tout au moins, le tribalisme absorbe toutes les formes politiques, du pouvoir hiérarchique à la dispersion totale.
48La notion de pouvoir au sens habituel du terme n’y est d’aucun secours, pas plus d’ailleurs que la thèse d’Ibn Khaldoun sur le mouvement cyclique entre États et tribus. Ce qu’il nous faudrait imaginer, c’est un nouveau sens commun, qui, s’appuyant sur une vision nouvelle d’une « famille de l’humanité », viendrait remplacer le schéma biblique d’ascendance partagée qui situe les événements locaux dans des « virtualités immenses » [Berque 1974 : 33]. Peut-être nous faudrait-il alors nous tourner vers nos collègues indianistes préoccupés, depuis toujours, par la disparition des castes.
49Traduit de l’anglais par Judith Scheele