- 1 Ce projet a officiellement débuté en mai 1991 et pris fin en décembre 2000. Il a coûté 47,7 million (...)
- 2 Outre la bibliographie sur laquelle s’appuie cet article nous avons, à l’occasion d’un court séjour (...)
1SUR LA TRIBU, il y a encore beaucoup à dire, a fortiori depuis que l’expertise socio-anthropologique l’a remise au goût du jour. Cet article se propose d’analyser une expérience « grandeur nature », à savoir l’organisation des éleveurs de l’Oriental marocain (Nord-Est du pays) en coopératives pastorales dites ethnolignagères. Les solidarités traditionnelles ont ainsi été appelées à l’appui d’un grand projet : le Projet de développement des parcours et de l’élevage de l’Oriental (PDPEO) 1. Les résultats de cette expérience apportent un éclairage nouveau sur l’organisation tribale et sur les conditions de sa perpétuation 2.
2L’Oriental désigne ici la zone couverte par le PDPEO, une superficie de 32 000 km2 dont 3,7 millions d’hectares de parcours pastoraux. Administrativement, la zone se subdivise en 10 communes rurales regroupées dans 2 municipalités. D’après le Recensement général de la population et de l’habitat, effectué en 2004, ces 2 municipalités comptent 106 231 habitants, dont environ 9 000 éleveurs qui entretiennent un cheptel de 1 million d’ovins, caprins et camelins. L’élevage est de type pastoral ; la mobilité dépend des bonnes et moins bonnes années et de la situation économique des familles. Les parcours contribuent grandement à l’alimentation du cheptel.
3Du point du vue institutionnel, le PDPEO était novateur en ce qu’il proposait aux pasteurs de s’organiser en coopératives sur une base ethnolignagère. Ces coopératives devaient réunir des éleveurs appartenant à un même groupe socioterritorial et qui se reconnaissaient des liens de sang et/ou une communauté d’intérêts pour exploiter les parcours collectifs.
- 3 Symbole du pouvoir central et de l’État.
4L’objet de cet article est d’examiner la façon dont ces pasteurs ont reçu ce projet de développement. On verra comment le référent tribal a permis d’asseoir les fondements ethnolignagers des coopératives. Au cours de l’histoire marocaine, les solidarités ethniques ont été mobilisées par les tribus pour faire face aux différents pouvoirs qui se sont succédé (le makhzen 3 traditionnel, le Protectorat français, l’État marocain actuel). On verra également que le référent tribal relève d’agencements périodiques liés aux relations que les groupes entretiennent entre eux et avec le pouvoir central. Ainsi le référent tribal est-il un « construit variable ».
- 4 Les régions, les préfectures, les provinces et les communes (Constitution de 1996).
5À l’Indépendance, en 1956, le Maroc a mis en place une administration territoriale, et ce sous la forme de collectivités territoriales locales, urbaines et rurales 4. Les tribus et les segments qui les composent s’inscrivent dans des administrations territoriales (administration déconcentrée) et dans des collectivités territoriales communales (administration décentralisée).
- 5 Caïds et super-caïds sont formés en deux années à l’École des cadres, qui recrute des candidats aya (...)
- 6 Le douar est officiellement défini comme « un ensemble de foyers réunis par les liens réels ou fict (...)
- 7 Dahir (loi) no 1-02-297 (3 octobre 2002) portant promulgation de la loi no 78-00 incluant la charte(...)
6L’administration déconcentrée organise l’espace tribal en caïdats. Chaque caïdat est administré par un agent d’autorité local 5, le caïd, que supervise un super-caïd, qui, à son tour, rend directement compte au gouverneur. Le caïdat est divisé en mashiakhat, à la tête desquelles se trouve un cheikh. La mashiakhat est subdivisée en douars 6. Chaque cheikh a sous ses ordres des muqadmīn, et chaque muqaddam a en charge un ou plusieurs douars 7. Les cheikhs et les muqadmīn sont choisis au sein de la population dont ils sont issus. Cette organisation de l’administration déconcentrée (caïds, cheikhs, muqaddam) relève d’une tradition tribale que l’État a reprise à son compte en fonctionnarisant ces agents et, surtout, en coupant l’institution du caïd de ses racines tribales. Contrairement au cheikh et au muqaddam, qui sont des « gens du cru », le caïd est un agent de l’État sans lien aucun avec la tribu. L’institution du caïd est, pourrait-on dire, détribalisée.
7L’administration décentralisée découpe le territoire tribal en communes rurales et en circonscriptions électorales. C’est dans ce cadre que sont élus les représentants, au niveau communal d’abord, puis au niveau parlementaire.
8Ce détour est nécessaire pour comprendre la morphologie des groupes ethniques et leurs relations avec les structures étatiques, et pour saisir le contenu tribal qui sera donné aux coopératives pastorales. Les réalités administratives et tribales sont tellement enchevêtrées qu’il n’est pas toujours aisé de les distinguer.
9Le territoire concerné par le PDPEO est divisé en deux zones, Nord et Sud, et structuré autour de 9 communes rurales. La partie nord du projet inclut les communes de Ain Béni Mathar, Merija, Awlād Ghziel, Awlād Sīdi Abdelhòakem, Ateuf, Awlād M’hamed ; la partie sud, les communes de Tendrara, Maātarka, Bni Guil. La commune rurale est un assemblage de groupes ethniques ou de segments tribaux qui correspond soit à une tribu, soit à un regroupement de tribus. Avant 1992, les communes rurales étaient au nombre de six. Un nouveau découpage territorial en a ajouté trois, soit par la fission d’une « tribu mère », soit par la recomposition du groupement tribal, une partie des tribus « se reversant » dans la nouvelle commune rurale. Chaque découpage administratif donne lieu à des négociations afin de déterminer ce que sera la nouvelle configuration ethnique des communes rurales. L’État marocain a, un temps, tenté de couper la commune rurale de sa base tribale avant d’apprendre à ses dépens, avec le conflit au Sahara, l’intérêt que présente le fondement tribal des collectivités territoriales.
- 8 Chez les Awlād Khawa, autre tribu de l’Oriental, un mythe veut que les chefs de fraction aient sign (...)
10La partie sud du projet, sur laquelle portera notre propos, est peuplée de tribus d’anciens nomades connus sous le nom de Bni Guil. Lorsqu’on les interroge sur l’origine de cette dénomination, les tribaux n’évoquent aucune filiation unilinéaire à un ancêtre commun, et ce malgré l’attribut « Bni » (fils de) par lequel ils se reconnaissent l’identité « Gilli », appartenance qui renvoie à une certaine fraternité 8. Bni Guil, dirait Jacques Berque, est « un emblème onomastique, une appellation tirée d’un ancêtre commun mais qui recouvre une extrême variété d’origines et de provenances » [2001 : 161]. L’ancêtre éponyme serait une fiction. Sur cette filiation commune, les « Gilli » répondent par des bribes de légendes décousues car tous sont venus d’ailleurs, de l’Orient, précisent-ils, au temps des fūtūhòat, c’est-à-dire de la conquête arabe et de la propagation de l’islam, ce qui confère à cette explication un relent épique et glorieux.
11L’ensemble Bni Guil se compose aujourd’hui de 16 mashiakhat. Il n’y en avait que 6 au lendemain de l’Indépendance : 4 à Tendrara, 2 à Bouarfa. Plusieurs groupes ethniques qui ont actuellement leur propre cheikh étaient intégrés dans des mashiakhat plus larges [Hammoudi et Rachik 1990].
12Le pouvoir central a toujours tenté d’étendre son emprise sur les tribus en leur imposant une organisation qui faciliterait leur contrôle, la collecte des impôts et la levée d’hommes de troupes. Cette organisation du makhzen, connue sous le nom de khams khmas a été étendue aux Bni Guil. Pierre Bonte rapporte que David Hart l’avait décrite en 1965 :
Le système des khams khmas, des cinq cinquièmes primaires, qui commande l’organisation de nombreuses tribus marocaines, est une construction généalogique, souvent totalement artificielle, qui peut remplir des fonctions fort diverses, militaires, pastorales, politiques et même fiscales, apparaissant alors comme une forme commode d’administration tribale, favorisée par l’État central, voire imposée par lui [1991 : 27].
- 9 L’amghar est un chef de tribu.
- 10 Littéralement : les Quarante. Conseil de notables [Montagne 1930].
13Dans le Rif, la tribu des Bni Ouryaghel a, elle aussi, connu cette organisation en khams khmas, « une recombinaison des clans [...] spécialement en vue de la répartition des amendes (hòaqq) payées par des meurtriers aux imgharen 9 d’Ait arba’in 10 » [Hart 1965 : 27]. Chez les Rheraya, Louis Voinot a relevé cette même organisation en khoms, unité composée d’un nombre variable de lignages et placée sous le commandement d’un caïd makhzen issu du lignage le plus fort, lequel lignage donnait son nom au khoms :
[...] pour les corvées, les levées des frida (obligations) ou contributions, la tribu comptait pour un khoms et demi [cité in Mahdi 1999 : 54].
- 11 Nos récentes investigations sur le terrain confirment cette reconstitution, avec, pour différence, (...)
14Cette organisation serait-elle évanescente et complètement oubliée chez les Bni Guil actuels ? Les khams khmas des Bni Guil étaient les suivants : A. Brahòīm, A. Hòajji, A. Hòmad, A. Fras, A. Ayyoub [Hammoudi et Rachik 1990]. Même si personne n’en connaît plus les détails, cette organisation en khoms semble avoir fortement marqué les esprits 11.
- 12 Assemblée où siègent les représentants des lignages.
15Le khams khmas est donc une recomposition de segments de tribus pratique et qui permet de résister à la pression du makhzen pour la collecte des impôts ou la levée d’hommes de troupes. Les tribus s’organisaient en khoms pour équilibrer les lignages et rendre plus équitable la répartition des charges fiscales et de l’effort de guerre. C’est à ce même travail d’équilibrage des lignages que se livrent les tribus aujourd’hui encore, que ce soit pour s’organiser en collectivité politique (mashiakhat), en collectivité territoriale, en coopérative pastorale, ou, tout simplement, pour faire face aux dépenses de la jmāca 12 lors des fêtes (du trône notamment), aux frais qu’occasionnent le règlement des conflits, l’entretien des lieux de culte, etc.
16La morphologie des khams khmas est l’ossature de la segmentation lignagère des Bni Guil et est une référence idéale pour situer ses tribus actuelles. En effet, les groupes ethniques qui composaient jadis les khams khmas des Bni Guil se sont soit constitués en mashiakhat, soit regroupés par deux dans une même mashiakhat, soit, enfin, scindés en 2 mashiakhat distinctes. Ces anciennes mashiakhat sont, à l’heure actuelle, appelées qbīla et sont au nombre de 16, regroupées dans 3 communes rurales. Lors de nos entretiens, nos interlocuteurs ne cessaient de répéter :
Nous sommes une qbīla, une ancienne mashiakhat.
17Les mutations des formes sociales s’expriment dans le langage : ainsi une mashiakhat, subdivision de la tribu et unité administrative, peut-elle accéder au statut de qbīla (tribu).
18Les Gilli appellent qbīla un groupe ethnique de filiation unilinéaire ou présenté comme tel. Tous ceux que j’ai interrogés sur leur qbīla se disent liés par le sang à un ancêtre commun. Ils sont des « Awlād untel » (fils de). Cette appartenance à une qbīla n’est nullement en contradiction avec l’identité Bni Guil déjà évoquée. C’est une « contradiction (qui ne gêne personne) entre la personnalité collective et l’origine des cellules qui la composent » [Berque 2001 : 164]. Comme l’explique un interlocuteur :
Quand je suis à Oujda, je suis « Gilli ». Mais quand je suis à Tendrara, je suis « Rahòwī » (de la qbīla des A. Rahòou). Nous sommes tous des Gilli face aux non-Gilli, mais, entre nous, chacun reconnaît sa propre identité tribale.
19Traduit dans le langage de la théorie segmentaire, ce discours sur la qbīla et les faits qui le corroborent font valoir à la fois l’ascendance (nasb) et la solidarité (casòabiyya) de groupes à la fois solidaires et opposés [Bonte et al. 1991].
20La qbīla est structurée en segments appelés indifféremment acdòam kbir (grand os), fakhd (cuisses) ou fourou (branches). C’est le lignage majeur administré par un muqaddam. L’acdòam kbir est subdivisé en plusieurs acdòam sghir (petit os), falqa ou douars. Ce sont les lignages mineurs. La falqa est composée de familles ou de tentes (khayma). Même à ce niveau de segmentation tribale de base, les interviewés avouent que, actuellement, ils ne sont plus des awlād caam (cousins au premier degré) car leurs liens se sont distendus et qu’un fossé social les sépare. Leurs relations sont celles d’un simple cousinage éloigné.
21Les faits de morphologie sociale des qbīla des Bni Guil montrent d’ailleurs que le nasb n’est pas le seul principe structurant de la tribu et ils confirment les principales caractéristiques de la tribu arabe soulignées par les anthropologues, lesquels relativisent la valeur du nasb dans la définition de la tribu. Ainsi la qbīla des A. Belahòsen est actuellement divisée en 4 lignages majeurs : A. cAli, A. Bouazza, A. Jillali et Shurva, qui sont, à leur tour, subdivisés en lignages mineurs, plus ou moins forts. Les A. Belahòsen se réclament d’un ancêtre commun et se présentent comme les anneaux d’une même chaîne : mat’sal’slīn. C’est un groupe de filiation unilinéaire mais qu’aucune généalogie écrite ne confirme. Mieux encore, tous les lignages de la qbīla ne sont pas forcément liés par le nasb. C’est le cas des Shurva, qui ne sont pas leurs cousins, awlād camm, et, de ce fait, ne sont pas mat’sal’slīn. Leur lignage « fut accueilli et protégé » par un caïd de la qbīla. Mais, statutairement, les Shurva « ont les mêmes droits et obligations (maghram) dues au makhzen que nous ».
22C’est ce que confirme la qbīla des A. cAli B. Yassin. Notre interlocuteur ne dresse pas la généalogie de sa qbīla mais raconte l’épopée de son ancêtre et les péripéties qui ont amené les lignages de ses deux fils dans le pays de l’Oriental, où ils ont commencé à « recruter » d’autres lignages pour former une qbīla et prétendre au titre de caïd. La qbīla des A. cAli B. Yassin est formée de lignages authentiques (asòal) et de lignages intégrés (aq’bat). Cette intégration a été consolidée par l’échange des femmes. La valeur historique de ce récit est moins importante que les réalités tribales qu’il livre. Sur la valeur de l’identité tribale des A. cAli B. Yassin, un interlocuteur dit sans hésiter :
Vis-à-vis de toi [il s’adresse au chercheur], vis-à-vis de l’administration et de la commune rurale, nous sommes tous des A. cAli B. Yassin. Entre nous, chacun connaît ses ancêtres et ses origines.
23La qbīla fait ainsi place à l’intégration et à l’assimilation des lignages étrangers dits qabt. Elle serait le produit d’alliances et de l’agrégation de lignages hétérogènes afin de représenter une force numérique. La qbīla est obsédée par le nombre car sa force se mesure à l’aune de ses lignages mineurs, de ses falqa et de ses tentes. Au sein de la qbīla, le déséquilibre numérique appelle souvent des réajustements, ce que traduit l’expression kan’lahgou’ham (on les assemble, on les regroupe, on les met ensemble). Dans la qbīla des A. Belahòsen, les lignages des A. Bouazza et des A. Jillali forment chacun une fakhda administrée par un muqaddam ; les Shurva et les A. cAli ne forment, eux, qu’une seule fakhda. Mais voilà que, déjà, chaque lignage cherche à se constituer en fakhda autonome. La qbīla des A. Belahòsen est divisée en deux circonscriptions électorales, l’une pour le lignage des A. Bouazza, l’autre pour les trois lignages restants. Pour un groupe ethnique, se présenter en tant que fakhda, mashiakhat, qbīla ou commune rurale est une manière d’affirmer sa puissance par l’importance numérique de ses hommes et de son cheptel.
24La qbīla des A. Shaib est composée de deux lignages majeurs, Shaib Lboyod et Shaib Zorag, qui ont en commun l’ancêtre Shaïb. Les A. Shaib prétendent que la umuma (cousinage) des deux lignages majeurs est avérée à la 10e génération et celle de chacun des deux lignages mineurs l’est à la 5e génération. Actuellement, ces deux lignages se sont constitués chacun en qbīla (celle des Lboyd et celle des Zorg) alors que, jusqu’en 1992, ils n’en formaient qu’une seule. Chez les A. Fars, un de nos interlocuteurs s’est évertué à réciter une chaîne de 10 générations depuis l’ancêtre Fars jusqu’à son fils, actuellement âgé de 37 ans, pour justifier la filiation commune de cette qbīla à l’ancêtre Fars. Depuis une douzaine d’années, les A. Fars se sont scindés en deux qbīla. C’est la croissance démographique de la qbīla qui justifie la création de la nouvelle entité.
25Le nsab de la qbīla peut également se prévaloir d’une filiation matrilinéaire. C’est le cas des Laalaouna qui figurent en tant que qbīla dans la commune rurale de Tendrara. L’absence de l’attribut « Awlād » (fils d’untel) accolé au nom « Laalaouna » a intrigué. Cette qbīla est en fait composée de deux lignages, les A. cAbdallah et les A. Sghir, qui seraient deux demi-frères du côté de la mère, appelée A’alouna. La coutume locale est de nommer les demi-frères maternels par le nom de leur mère. On distingue ainsi le lignage patrilinéaire, acdòam (os), du lignage matrilinéaire, habra, luhòma (chair). Cette particularité n’a pas empêché ce lignage d’atteindre le statut de pourvoyeur de caïds makhzen.
26La qbīla n’est certainement pas une réalité monolithique. L’analyse du contenu tribal révèle des situations variées et complexes où se juxtaposent des lignages à chefferie, des lignages saints (les Awlād Sīdi cAli Bū Shnafa, A. Sīdi Abelhòakem, dans la zone nord du projet), des lignages dits asòal et des lignages dits qabt ou étrangers. Dans la qbīla, le nsab n’est pas le seul élément qui lie les lignages entre eux.
- 13 Voir Royaume du Maroc, « Rapport d’évaluation intermédiaire » no 1304-MA, 2002.
27Le PDPEO a donc institutionnellement innové en créant les coopératives ethnolignagères. Ce concept intrègre la dimension sociale et tribale lorsqu’il s’agit de regrouper les éleveurs et de les associer aux activités du projet. Le projet implique les interlocuteurs détenant collectivement des droits d’usage réels sur les ressources pastorales pour traiter les problèmes qui concernent le système traditionnel d’utilisation des parcours ; et il intéresse également le système moderne des coopératives pour traiter les problèmes techniques et économiques de productivité des troupeaux 13. C’est là le « greffage » d’une institution régie par des lois modernes, la coopérative, sur des structures sociales traditionnelles et tribales régies par le curf (coutume) [Mahdi 2009].
- 14 Voir Royaume du Maroc, « Rapport d’achèvement du PDPEO ». Direction provinciale de l’agriculture, F (...)
28Pour adhérer à une coopérative il fallait être membre du groupe ethnique local, ayant droit sur des terrains collectifs, pratiquer l’élevage comme activité principale et résider dans la commune rurale où la coopérative était implantée. La coopérative pastorale devait, en principe, être l’interlocuteur de l’administration en matière d’aménagement des terrains de parcours, garantir la pérennité des travaux d’amélioration pastorale, l’approvisionnement et la distribution, aux éleveurs coopérateurs, des aliments pour bétail achetés ou subventionnés par l’État 14.
29Le projet a initialement mis en place 34 coopératives pastorales : 17 dans la zone nord ; 17 dans la zone sud, chez les Bni Guil. D’entrée de jeu, l’administration a tenu compte de l’équilibre des tribus sur l’ensemble de la zone du projet.
30Les 17 coopératives pastorales des Bni Guil recoupent les 16 collectivités territoriales cristallisées dans des mashiakhat, sauf dans le cas des A. Mawlūd, qui, à l’époque, ne constituaient pas une collectivité mais dont la dimension humaine justifiait la création d’une coopérative. Ce sont ces mêmes collectivités qui, actuellement, dans le discours et dans les documents du projet sont appelées qbīla. L’administration du projet a accepté ce niveau de segmentation tribale, la qbīla, comme contenu ethnique de la coopérative et a donné son aval pour créer autant de coopératives qu’il y a de qbīla-mashiakhat.
- 15 Voir Royaume du Maroc, « Rapport d’achèvement du PDPEO ». Direction provinciale de l’agriculture, F (...)
31Depuis, le nombre des coopératives Bni Guil n’a cessé d’augmenter, passant de 17 à 23 en 2002, et à 29 en 2005. En effet, des conflits, des mésententes et désaccords ont très vite conduit à des scissions. L’administration, après un temps de résistance, a dû céder en autorisant la scission des coopératives litigieuses pour éviter des situations de blocage total 15.
32L’examen de quelques cas de scission permet de comprendre l’usage que les pasteurs font de ces réalités tribales et de saisir le sens qu’ils leur donnent. Il permet enfin d’appréhender les pratiques de ces qbīla, la manière dont elles se représentent la nature et les enjeux qui les sous-tendent.
- 16 Le statut de citadin est compatible avec celui d’éleveur.
33La coopérative Fathò est née du rassemblement d’éleveurs vivant sur des parcours et de citadins 16 (éleveurs et non-éleveurs) de la qbīla des A. Shaib Zorg. Ces citadins, tous issus du lignage des A. Hòalloumi, allaient créer la coopérative Halloumia « avec leurs frères bédouins, acrūbiya » comme ils les appellent. Actuellement, dans cette coopérative cohabitent des éleveurs avec troupeaux et des éleveurs sans troupeaux parce qu’ils ont perdu leur bétail. Certaines khayma des A. Mawlūd sont restées dans la « coopérative mère ». Les leaders de la scission sont tous jeunes, avec, pour la plupart, un certain niveau d’instruction et une bonne moralité. Assez politisés, ces jeunes tentent de promouvoir de nouvelles formes de gouvernance.
34Le conflit portait sur la gestion de l’excédent généré par la coopérative. Alors que les citadins, dont de nombreux fonctionnaires, voulaient répartir cet excédent entre les adhérents, les autres, en majorité des éleveurs, voulaient le faire fructifier en investissant dans l’achat d’aliments. Ce que l’on prenait pour un conflit lignager (les A. Hòalloumi contre les autres) masquait en fait un clivage entre les générations et un clivage entre des catégories sociales émergentes, les citadins (ou « citadinisés ») et les nomades vivant sur les parcours. Toutefois, les lignages de la qbīla qui se sont désolidarisés pour ce qui est de l’organisation de la coopérative sont restés solidaires au moment des élections et ont tous voté pour un Hòalloumi, un jeune leader politisé, meneur de cette même scission. Il faut ajouter que le mode de représentation dans les coopératives, qui privilégie le lignage sur l’adhérent, place ces jeunes citadins en position de minoritaires, freinant à la fois leurs ambitions et leur dynamisme. Le statut de citadin ne fait perdre ni la qualité d’ayant droit sur le parcours ni le sentiment d’appartenance à la qbīla. Au contraire, cesser de se réclamer de sa qbīla ôterait tout droit sur les bénéfices éventuels de la coopérative. L’attache tribale est donc instrumentalisée.
35Dans le cas de la coopérative Nahòda, c’est l’ensemble des membres du Bureau qui a démissionné. Les divergences portaient sur les modalités de la répartition des aliments de compensation ou subventionnés. Cette scission de personnes influentes et dominant la coopérative ne recoupe pas la composition lignagère, si bien que les khayma d’un même lignage peuvent se retrouver indifféremment dans l’ancienne ou dans la nouvelle coopérative. L’allégeance et la loyauté s’adressent davantage aux individus qu’au lignage.
36La coopérative al-Imān est issue de la coopérative cAbdallah B. Yassin. Ce qui a motivé la scission de la coopérative, c’est sa mauvaise gestion et la mainmise de membres fondateurs qu’on disait à la solde de l’administration et qu’on qualifiait de despotes. Là encore, la composition ethnolignagère des deux coopératives ne suit pas les divisions ethniques de la qbīla. Les adhérents appartiennent à tous les lignages de la qbīla. Aussi les éleveurs sont-ils libres de choisir leur coopérative. Un clivage plus politique existe entre les partisans d’un parti national, l’Istiqlal (qui revendique une tradition militante pour l’indépendance du pays), et ceux d’un autre parti, péjorativement qualifié de « parti de l’administration ». Les dirigeants de la coopérative al-Imān sont d’obédience istiqlalienne.
- 17 Il vient d’être propulsé membre du Conseil d’administration de l’ODECO. Cet établissement est doté (...)
37Dans la coopérative al-Fathò, le clivage est de nature lignagère, mais par leaders interposés. Le conflit oppose les chefs de deux lignages majeurs et s’enracine dans leur histoire commune. L’un des deux lignages, qui, dans le passé, dominait la qbīla et fournissait le caïd makhzen, a perdu de son prestige et s’est vu supplanté par son rival, dont le leader est une star montante 17. Il faut ajouter que, par sa dimension, la coopérative est devenue difficile à gérer, ce qui a favorisé cette scission, réalisée, d’ailleurs, à l’amiable.
38On pourrait multiplier les exemples : la conclusion serait sans doute toujours que le clivage tribal et ethnolignager n’explique pas à lui seul la scission des coopératives. Les conflits révèlent de nouveaux enjeux au sein de la qbīla. Ces communautés sont de plus en plus traversées par des clivages autres que tribaux même si la tribu pourrait encore être mobilisée pour décider de l’issue de certains conflits.
- 18 Voir Royaume du Maroc, « Les coopératives pastorales du projet de développement des parcours et de (...)
39La scission d’une coopérative n’est pas toujours vécue comme un drame. C’est un mode de régulation ultime quand il n’y a plus d’autre solution. Les pasteurs préfèrent ainsi réguler les tensions par scissiparité, pour reprendre une expression de Mohamed Tozy 18.
40Les tensions semblent porter sur l’appropriation de ce nouveau mode de gouvernance de la coopérative et sur son adaptation à la tradition tribale. Les querelles concernant le partage de la manne publique, les dividendes dégagés par les coopératives et toute autre retombée matérielle du projet sont très instructives. Par un retournement de situation, les règles qui servaient et servent encore à répartir les charges du makhzen entre les groupes tribaux servent aujourd’hui à répartir l’argent public obtenu dans le cadre du projet de développement. Il est vrai que ces tensions sont amplifiées par des divergences politiques de type électoraliste, souvent sur fond historico-ethnique, et aiguisées par les ambitions de certains nouveaux leaders locaux [Mahdi 2009].
- 19 Voir la loi no 24-83 fixant le statut général des coopératives et les missions de l’ODECO, promulgu (...)
41La pratique coopérative de plus d’une quinzaine d’années a stimulé la créativité des pasteurs et révélé l’originalité des solutions apportées aux problèmes que pose ce nouveau mode de gouvernance des relations sociales et des ressources naturelles. Le processus de constitution des coopératives, l’expérience de leur fonctionnement et des scissions qui ont suivi sont riches d’enseignements sur la jurisprudence tribale, la création de normes satisfaisant la logique tribale et la loi sur les coopératives [Tozy et Mahdi 1990]. D’une manière générale, les pasteurs sont plus soucieux de l’équilibre entre les groupes ethniques que de l’application stricte de la loi sur les coopératives 19.
42Selon la loi, le regroupement des éleveurs dans la coopérative pastorale devrait les faire passer du statut d’ayant droit sur les terres collectives de la tribu régies par la coutume au statut d’adhérent de droit à une coopérative. C’est ainsi que toutes les catégories d’ayants droit qui ne répondaient pas aux critères d’adhésion fixés par le projet ont été exclues lors d’une campagne d’assainissement des listes des adhérents. Mais, dans l’esprit de tous, les adhérents de la coopérative, toutes catégories confondues (habitant sur parcours, en banlieue, en ville, hors de la zone du projet ou à l’étranger), n’en sont pas moins membres de la tribu et ayants droit sur le parcours. C’est à ce titre qu’ils revendiquent leur part sur la coopérative. être membre de la tribu offre d’emblée une sorte d’« action en bourse » de la coopérative.
43Deux logiques s’affrontent, que certains leaders, soutenus par les autorités locales, tentent de concilier, quitte à dénaturer l’esprit et la lettre de la loi sur les coopératives. Alors que celle-ci ne reconnaît que l’adhérent éleveur, des non-éleveurs ont été admis. Mieux, au moment de la constitution des coopératives, les groupes ethniques ont inscrit un maximum de noms sur la liste de leur coopérative, ce qui a donné lieu à un véritable bourrage des listes, sur lesquelles figurent des non-éleveurs, des émigrés, des enfants et même des morts. L’élargissement de la base des coopératives via des adhérents de fait entre dans cette logique du plus grand nombre afin d’être en meilleure position pour négocier. Mais la course au nombre peut être un piège.
44Le partage des aliments de compensation ou des aliments subventionnés est un bon exemple de ce que peut être le piège du nombre. Face au nombre impressionnant des adhérents aux coopératives et face aux doutes émis sur la qualité d’éleveurs de certains d’entre eux, la répartition des aliments en fonction du nombre d’adhérents s’est vue contestée. En effet, dans une même coopérative, les lignages, débordés par le nombre d’adhérents venus des autres lignages, ont proposé que le partage soit d’abord effectué à parts égales sur la base du critère lignage majeur. Chaque lignage majeur prend en charge la répartition des aliments entre ses adhérents. La gestion du sureffectif est de la sorte renvoyée au niveau du lignage, avec une modalité de partage conforme à la tradition des tribus et soucieuse de l’équilibre entre les lignages. Une formule résume bien l’essence de cette querelle :
N’qasmu’ha Shiah, wa’lla N’qasmu’ha Khot (On procède au partage selon les brebis [éleveurs réels] ou selon le nombre de frères [adhérents de droit et de fait, qu’il s’agisse d’éleveurs ou non, de vivants ou de morts]).
45La représentativité au sein de l’instance dirigeante de la coopérative soutient une démocratie correspondant à la tradition et au registre tribal. La représentativité recherchée est celle des lignages, non celle des adhérents. Le principe « une personne, une voix » n’a pas de sens dans des communautés où les solidarités lignagères sont encore interpellées et peuvent à l’occasion faire sens. N’est-ce pas précisément sur cette base qu’ont été constituées les coopératives ? Si l’individu (éleveur/ adhérent/khayma) demeure une référence, ce n’est que pour déterminer la représentativité de son lignage.
- 20 Voir Royaume du Maroc, « Les coopératives pastorales du projet de développement des parcours et de (...)
46Le Bureau tient compte de l’équilibre des lignages afin que chacun soit représenté selon son poids social, le nombre de ses khayma. Pour atteindre un certain équilibre, les petits lignages sont regroupés de façon à constituer un groupe plus large qui pourra être représenté par un membre. La règle de la représentation proportionnelle est, selon Mohamed Tozy, au cœur de cette démocratie coopérative 20. Celle-ci est plus conforme au jeu traditionnel d’équilibre des lignages et à la négociation constante de leurs poids respectifs.
47Un autre exemple illustre le pragmatisme de la jurisprudence tribale. Lorsque les membres du Bureau de la coopérative A. Fars se sont retirés, ils voulaient que se retirent également leurs frères et leurs cousins, les awlād camm, c’est-à-dire les khayma de leurs lignages respectifs. Leurs adversaires s’y sont opposés, alléguant que la règle de la coopérative veut que le retrait soit individuel. Les partisans de la loi coopérative ont, cette fois, eu gain de cause.
48La coopérative apparaît dans le paysage institutionnel comme un nouveau groupe d’appartenance, qui interpelle les référents ethniques traditionnels mais les réinterprète conformément aux intérêts immédiats des groupes et, surtout, des individus [Tozy 2002].
49L’utilisation des parcours repose traditionnellement sur une organisation ethnique et territoriale ancestrale et sur un consensus tribal qui, de façon réciproque, reconnaît à des groupes des droits sur des territoires pastoraux précis, appelés walf. Le wūlf (lieu habituel) est l’aire de mouvance d’un groupe ethnique sur laquelle sont situés ses parcours d’été et ses parcours d’hiver, ses terres de culture et ses ressources en eau. C’est le droit coutumier (curf) qui en régit l’utilisation [Mahdi 2007].
- 21 Cette création s’appuie sur un dispositif juridique complexe : le dahir de 1919 définit le statut d (...)
50La coopérative pastorale est le nouveau cadre de gestion de ces parcours collectifs dont le concept de base est la mise en défens, dite mahòmia, de certaines parties du collectif 21. L’organisation des mahòmia nous éclaire sur la réponse que la tribu a apportée à ce nouveau concept, sur les rapports qui se sont instaurés entre la tribu et son territoire, les types de solidarités qui se nouent pour sa gestion, sa défense, etc.
51La création des mahòmia a tenu compte de l’articulation entre les groupes ethniques et leurs territoires. L’étude sociologique a montré que les territoires situés dans la zone nord du projet sont plutôt individualisés, alors que, chez les Bni Guil, ils sont enchevêtrés. Si, dans la zone nord, chaque groupe ethnique et lignage majeur dispose de son territoire, son walf, chez les Bni Guil, sur un même territoire coexistent des groupes ethniques différents [Hammoudi et Rachik 1990]. Dans le Nord, les mahòmia ont été créées dans les walf des tribus ; dans le Sud, elles sont à cheval sur plusieurs walf. Les mahòmia ont également respecté le principe des droits acquis sur les terres de culture à l’intérieur des mises en défens.
52En règle générale, un éleveur peut librement utiliser une mahòmia, quelles que soient sa coopérative et son ethnie ; cette utilisation s’étend même à des éleveurs étrangers aux tribus ayants droit, qui n’auront qu’à payer un droit d’accès calculé selon le nombre de têtes de bétail.
53La gestion des mahòmia et la définition des règles d’accès sont prises en charge par une nouvelle institution : l’Union des coopératives. Les coopératives des Bni Guil sont actuellement regroupées dans trois Unions : une dans le Nord et deux dans le Sud, situées respectivement à l’est et à l’ouest pour tenir compte de la nouvelle configuration des groupes ethniques, où l’on commence à distinguer parmi les Bni Guil du Sud, ceux de l’Est, les Shraga, et ceux de l’Ouest, les Ghraba. L’Union des coopératives dessine une nouvelle structuration des qbīla. L’Union serait la forme moderne de la fusion des lignages à travers leur coopérative, autour de la gestion des parcours. C’est comme si les qbīla qui cherchent à individualiser leurs coopératives s’agrégeaient au niveau de l’Union, comme si l’autonomie permettait de mieux négocier sa place au sommet. La représentativité au sein de l’Union suit le principe du respect de l’équilibre tribal, à savoir un représentant par coopérative.
54La mise en place des mahòmia a opposé l’administration, qui, dans un souci de préservation de l’environnement, cherchait à obtenir la mise en défens de 1,5 million d’hectares, à certains chefs de tribus qui trouvaient l’idée d’une mahòmia épousant les walf traditionnels des mashiakhat plus conforme à la coutume. C’était également, pour ces chefs, le moyen de se voir officiellement accorder des droits sur les portions du collectif transformées en mahòmia. Finalement, la vision des développeurs a prévalu et ils ont créé ce qu’on peut appeler des « mahòmia transtribales ». Le fait est ressenti comme injuste par des tribus, comme les A. Fars, qui estiment que la mahòmia de Trarid (92 000 hectares) est en grande partie située sur leur walf traditionnel.
55L’Union des coopératives s’érige de la sorte en un espace de représentation et de concertation des qbīla. Elle s’illustre également par le rôle actif qu’elle joue en matière d’approvisionnement en aliments de bétail, de gestion des mises en repos, de collecte des redevances de pacage et des amendes, etc. Mais ce nouveau cadre de gestion des pâturages parvient difficilement à remplacer l’ordre ancien. Un interlocuteur se désole :
Les mahòmia ne sont pas toujours respectées : on laboure dedans, nous dressons des procès-verbaux mais les autorités ne les exécutent pas et ne sanctionnent pas les contrevenants.
56En effet, l’Union des coopératives a établi un règlement intérieur pour exercer un pouvoir de police et réprimer, par de fortes amendes, les infractions aux mises en repos. Mais le fondement juridique de cette législation a été remis en cause et l’administration n’a pas œuvré dans le sens de sa légalisation. La logique de l’administration est de moderniser sans perturber : l’ordre public prime sur le développement. Les autorités politiques bottent ainsi en touche. Elles jouent match nul pour plaire à tous, sans satisfaire personne.
- 22 L’Union a payé le carburant nécessaire pour acheminer l’aide en nature.
57Toutefois, l’Union s’est révélée être un organe efficace de mobilisation et d’encadrement des éleveurs, un acteur agissant de la société civile. Les activités de l’Union des coopératives allaient déborder le cadre pastoral pour s’étendre au cadre social, comme la vaccination des enfants, les mouvements de solidarité nationale, notamment lors du tremblement de terre d’Al Houciema 22.
58L’Union est, pour l’administration, un relais inespéré : c’est un intermédiaire entre elle et la masse anonyme des éleveurs, et en fin de compte, un véritable bénéfice politique pour le pouvoir central. Cette nouvelle importance révèle de nouveaux enjeux. Chez les Bni Guil du Sud, les coopératives al-cAz et Hòalloumia n’ont pas intégré l’Union. Par cet acte elles contestent la mainmise de ce qu’elles appellent « le lobby qui domine l’Union ». Les membres actifs de ces deux coopératives sont le reflet parfait de ces nouvelles élites, jeunes, modernes et politisées, très critiques et contestataires, qui, sans rompre avec la tradition et les structures tribales – que, d’ailleurs, ils utilisent et instrumentalisent –, développent des revendications à partir de nouvelles valeurs qui empruntent à un militantisme assez radical. Ils reconnaissent l’intérêt de l’Union et savent qu’ils finiront par l’intégrer, mais ils imposent leurs conditions, notamment assainir la relation de l’Union avec la CAMO (Coopérative agricole du Maroc oriental) de Bouarfa, qui la fournit en aliments pour le bétail. Les deux coopératives s’érigent en un contrepouvoir et l’Union devient comptable de ses actes devant les coopératives. En plus des enjeux financiers, l’Union, comme la coopérative, est désormais un tremplin et un cadre pour la promotion sociale. Ainsi le président de l’Union du Nord a-t-il été promu membre du Conseil d’administration de l’ODECO.
59Dans un travail de valorisation de cette expérience de développement, nous avons identifié deux éléments mettant en péril la pérennité des ces unions : les disparités socioéconomiques et la diversité ethnique des coopératives membres de l’Union, d’une part, et, d’autre part, le fait que l’Union repose encore sur son leader et non sur l’esprit coopératif et associatif de ses membres [Mahdi et Mounsif 2007].
- 23 Voir Royaume du Maroc/USAID, « Agriculture et agrobusiness intégrés. Stratégie commerciale pour la (...)
60Les qbīla des Bni Guil, mues par ces mouvements contradictoires, à savoir le désir d’autonomie, par le bas, et l’envie d’agrégation, par le haut, tentent aujourd’hui d’asseoir leur identité grâce à une appellation géographique contrôlée, qui fait valoir non pas la dénomination Bni Guil mais celle des hauts plateaux de l’Oriental. Un partenariat avec un pays étranger s’est même engagé dans ce sens. Des expériences de valorisation de la viande Bni Guil sont tentées 23, qui ne concernent pour l’instant que quelques pionniers, leaders des coopératives et de l’Union.
61L’autre fait marquant de ces mouvements est illustré par ces voix qui s’élèvent de toute part pour réclamer le tracé de frontières entre les terres collectives des qbīla des Bni Guil. Ces tribus anciennement nomades, pour lesquelles toutes les terres étaient des terres de Dieu, veulent en finir avec le collectivisme des terrains de parcours et aspirent à des territoires circonscrits et dont les propriétaires sont officiellement reconnus. Des individus se sont déjà inscrits dans cette logique de « pays » (labled) et se sont installés sur des terrains de parcours qu’ils se sont appropriés et qu’ils ont nommés « bled untel », du nom de leur soi-disant propriétaire.
62La qbīla des Bni Guil est un groupe ethnique de filiation unilinéaire. En tant que réalité sociohistorique, elle connaît de constants remaniements, qu’il s’agisse de fission ou de fusion de ses segments constitutifs. Les qbīla et les lignages qui les constituent naissent, grandissent et disparaissent. Ces remaniements sont encore à l’œuvre et s’expriment dans un langage moderne à travers les découpages communaux, la restructuration administrative du territoire et la gestion des organisations de producteurs. Jacques Berque ne voyait derrière ces réalités que des « mutations verbales », des faits de langage, un jeu purement linguistique [2001 : 165].
63La qbīla demeure aussi un référent. C’est un réservoir où, en plus des marqueurs d’identité, on puise des normes et des règles pour réguler les relations sociales dans des situations inédites et mobiliser des forces afin d’acquérir une position sociale et influer sur la chose publique. Le tribalisme voit naître des clivages tantôt ethniques, tantôt politiques, tantôt générationnels. Le référent tribal apparaît dès lors comme un fond de commerce, qu’on peut faire fructifier ou qui peut faire faillite. Mais, pour le moment, nul ne consent à l’abandonner. Derrière les qbīla, des groupes sociaux et des individus luttent pour acquérir des positions élevées et pour exercer le pouvoir, comme l’a montré Paul Pascon à propos des éleveurs du Moyen-Atlas [1980].
64La coopérative ethnolignagère est le produit d’un consensus entre des lignages majeurs et des lignages mineurs qui n’étaient pas forcément liés par le sang. Lors de la constitution des coopératives, chaque groupe a mis en avant sa force numérique et son poids historique mesuré par le statut qu’il occupait dans l’organisation tribale et étatique. Cette construction, fondée sur l’idée d’entités ethniques et spatiales homogènes, s’est avérée être un artifice, un consensus stratégique provisoire pour ne pas perdre le bénéfice du projet.
65La coopérative apporte la preuve supplémentaire du travail d’équilibrage des lignages, principe de l’édifice tribal. Elle révèle de nouveaux acteurs et de nouveaux enjeux. La sémantique tribale est enrichie d’un lexique qui emprunte à de nouveaux registres de la revendication, comme le droit, la bonne gouvernance, la responsabilité politique, l’intérêt général. Les scissions des coopératives ont montré que les solidarités traditionnelles et mécaniques sur la base de l’appartenance lignagère cohabitaient, avec les nouvelles solidarités organiques, dans d’étranges combinaisons.