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1POURQUOI S’INTÉRESSER ENCORE à la tribu ? D’aucuns y verront l’acharnement des anthropologues à jouer les antiquaires des cultures ; d’autres y verront leur attachement aux concepts et aux théories qu’ils ont produits ; d’autres encore leur désintérêt à l’égard des changements planétaires que l’on nomme « mondialisation » ou « globalisation ». Pourtant, ces dernières années, les travaux se sont multipliés sur ce thème [Abdul-Jahar et Dawod eds. 2003 ; Dawod ed. 2004 ; Chatty ed. 2005], prolongeant des recherches qui n’ont jamais été réellement interrompues [Bonte et al. 1991] et qu’illustre aussi la production récente de thèses et de monographies. Régulièrement condamnée à disparaître et considérée comme la survivance d’un ordre archaïque incompatible avec la modernité, la tribu reste décidément à l’ordre du jour.

  • 1 Nous utilisons volontairement cette terminologie de la « modernité » car son usage est une des dime (...)

2Anthropologues et historiens sont loin d’être les seuls concernés par le sujet. Les politologues évoquent la tribu à propos des « conflits tribaux » et autres manifestations du « tribalisme » ; les sociologues la voient comme une composante de la « société civile » ou comme un élément de la postmodernité [Maffesoli 1988] ; les économistes la voient comme une actrice du développement ; elle est même un instrument de la « gouvernance » 1 dans des zones fortement troublées de l’Afrique et du Moyen-Orient. En Irak, en Afghanistan et au Pakistan, au Sahara et dans d’autres parties de l’Afrique, les tribus ont leur place dans le champ politique et médiatique. Elles suscitent l’intérêt des stratèges, militaires et hommes politiques, ces derniers étant parfois même commanditaires de recherches plus ou moins officielles dont on trouve trace sur Internet.

3La diversité des discours sur la tribu interroge néanmoins les significations que recouvre ce terme. Correspond-il toujours à la définition qu’en donnent les anthropologues ? Ce concept est-il d’ailleurs consensuel dans la discipline ? Les nombreuses réalités qu’il recouvre ont été interprétées dans des cadres théoriques eux-mêmes variés [Bonte et al. 1991]. Caractéristique d’un stade nécessaire du développement des sociétés humaines dans la pensée évolutionniste, la tribu est, dans l’anthropologie « classique », un modèle de fonctionnement des « sociétés sans État ». Dans son acception la plus large, elle apparaît comme un instrument de classification et de hiérarchisation des sociétés et des cultures. Tout comme l’ethnie, la tribu présente des traits identitaires partagés par les populations concernées.

  • 2 Des analyses critiques ont certes été formulées par M. Godelier [1973], par exemple, mais celui-ci (...)

4La décolonisation et la déconstruction postmoderniste de ces deux notions ont très clairement remis en question les classifications ethniques [Amselle et M’Bokolo 1999], mais beaucoup moins clairement l’usage du terme « tribu » 2. Ce qui s’explique par la permanence de ce référent identitaire – réaffirmé avec vigueur ces dernières décennies – dans les représentations des populations d’une partie de l’Afrique et du Moyen-Orient, où la tribu est une réalité dénominative – relevant d’une catégorisation locale, la qabīla arabe par exemple – et nominative – servant à l’identification des individus et des groupes, ces noms se perpétuant de manière séculaire. À une exception près, c’est dans cette vaste aire géographique que se situent les études présentées dans ce volume.

5La diversification des discours produit un effet de brouillage qui complique le questionnement mais qui peut contribuer aussi à revisiter les représentations passées de la tribu et favoriser des reconstructions théoriques dont nous esquisserons quelques pistes. Ces pistes suggèrent un ordre de lecture des textes réunis dans ce dossier, dont la responsabilité revient aux éditeurs scientifiques.

Tribu et/ou tribalisme

  • 3 Ces hiérarchies ne sont pas seulement l’expression de l’inscription de la tribu dans des conjonctur (...)

6L’écart entre les valeurs indigènes (émiques), d’une part, et les constructions conceptuelles (étiques), d’autre part, est particulièrement manifeste dans l’opposition entre le modèle anthropologique « segmentaire » égalitaire de la tribu et l’existence, dans les sociétés tribales, de fortes hiérarchies sociales, statutaires et politiques 3. Cette contradiction s’observe surtout dans le fait que ces sociétés sont conçues comme une forme privilégiée de « sociétés sans État » alors que, un peu partout, on constate que la tribu coexiste avec l’État.

7Cette contradiction n’a pas échappé aux auteurs de ce numéro. Richard Tapper renvoie, dans son article, à un ouvrage qu’il avait déjà consacré à ce thème [1983]. Près de trente ans après cette publication, les tribus continuent à jouer un rôle important au sein des États-nations modernes qui se partagent la région du Moyen-Orient, mais de nouveaux enjeux se dessinent. Si une certaine instrumentalisation politique de la tribu persiste au sein de l’État, elle se décline sous la forme du tribalisme, généralement considéré comme un obstacle à la modernité, même chez les talibans afghans qui privilégient un islamisme imprégné de valeurs tribales. De nouveaux usages de la tribu se dessinent aussi, qui, en Irak, la situent du côté des composantes de la « société civile », alors que, dans l’Iran de la révolution islamique, elle se manifeste surtout comme une entité culturelle relevant du patrimoine, voire du folklore. Dans sa contribution à ce volume, Richard Tapper conclut néanmoins que, dans cette région, de nouvelles instrumentalisations du référent tribal sont encore possibles.

8Le texte de Richard Tapper soulève une série de questions. Dans les sociétés contemporaines qui restent gérées par des États-nations mais s’inscrivent dans le mouvement de mondialisation des biens, des personnes et des idées, le référent tribal trouve localement sa place soit en soutenant les changements en cours soit en résistant à ces changements. Désormais, dans la littérature scientifique, on parle plus de tribalisme que de tribu. La tribu n’est plus appréhendée dans le cadre de son organisation spécifique en tant qu’entité sociale, économique, territoriale et politique intervenant sur la scène locale ou régionale ; elle est appréhendée dans le cadre de réseaux qui l’inscrivent dans un monde de plus en plus complexe [Appadurai 2001]. L’appartenance tribale peut être impliquée, plus ou moins ponctuellement, dans le déploiement de ces réseaux, et ce avec des fonctions particulières : engagement politique et/ou militaire, gestion territoriale, solidarités économiques et sociales, etc. Sous le regard des acteurs non tribaux de ces réseaux, l’image de la tribu se fragmente et se reconstruit ; elle nécessite de nouveaux cadres d’analyse dans lesquels se dissout pour une part le concept de « tribu » mais où se déploient, sur la scène sociale, des comportements divers regroupés sous le terme de « tribalisme ».

  • 4 Des tribus dispersées sont reconstituées, sur la base de leur nom commun, et sont considérées, sans (...)

9Au Soudan, comme le souligne Barbara Casciarri dans son article, l’analyse doit tenir compte de l’intervention croissante de ces multiples acteurs non tribaux : État et instances administratives et politiques ; organismes internationaux et ONG ; acteurs du marché mondial attirés par le pétrole et par des terres agricoles considérées comme « vierges » dans la perspective productiviste de l’économie mondiale. De nouvelles distinctions sociales et des stratégies entrepreneuriales et politiques d’inspiration libérale sapent les solidarités communautaires, mais l’État soudanais, affaibli par les crises économiques et les guerres civiles, a été amené à restaurer 4, à partir de 1994, certains aspects de la Native Administration britannique qui avait fait du système tribal traditionnel un instrument de gestion administrative et politique dans le nord du pays, parallèlement au système des ethnies qui prévalait dans le Sud.

10De même, dans les zones steppiques syriennes, Myriam Ababsa montre que les allégeances tribales qui caractérisent de longue date le peuplement de la vallée du Moyen-Euphrate sont prises en compte dans les interventions des acteurs non tribaux, à savoir l’État – qu’il soit ottoman, mandataire ou bacthiste – et les « capitalistes alépins ». Le contrôle exercé sur les terres par les grands chefs tribaux, relayés par les investisseurs citadins après le boom cotonnier des années 1950, n’est que partiellement remis en question par les réformes agraires bacthistes, qui participent à la formation d’une nouvelle classe d’entrepreneurs et de propriétaires ruraux. Bien qu’étroitement contrôlées par l’État, les élections s’organisent dans ce contexte selon une « grammaire des mobilisations tribales » qui traduit la persistance de la casabiyya comme « culture dominante », grammaire non exempte de violents conflits locaux où s’affrontent les nouveaux groupes d’intérêts.

  • 5 Le secteur des transports routiers est ainsi fortement dominé par la tribu des Smāsīd, à laquelle a (...)

11Ces deux exemples illustrent la diversité des circonstances dans lesquelles la tribu est susceptible de se manifester. Les allégeances tribales s’inscrivent dans des réseaux économiques, professionnels, financiers et politiques, mobilisant d’autres acteurs, non tribaux, et contribuent à leur efficacité. En Mauritanie, quelques grandes tribus bénéficient, depuis le XIXe siècle, d’une situation de monopole commercial et contrôlent le transport caravanier : les Idawcalī, les al-Aghlāl, les Smāsīd, les Awlād Būsbac et les Tekna. Elles se sont remarquablement adaptées aux activités commerciales et financières modernes 5. La sharīka tribale [Bonte 2000], première forme de société commerciale fondée sur l’association de contribules (ou alliés tribaux), contractualisée par le droit islamique, a été remplacée par des groupes d’intérêts financiers travaillant dans l’import-export et autres secteurs d’activité (pêche, immobilier, travaux publics) où l’on retrouve des personnes issues de ces mêmes tribus. Une lecture tribale du système bancaire moderne et des réseaux financiers internationaux est même possible. Tout comme pour les réseaux économiques qui se constituent dans le cadre des activités illégales de contrebande et de trafic aux frontières mauritanienne, malienne et algérienne.

12Dans cette région, note Judith Scheele, la contrebande est une des seules ressources conséquentes des populations tribales touarègues et arabophones, activité banale et régulière permettant l’enrichissement des individus qui s’engagent dans le trafic dangereux et hòaram (interdit du point religieux) de la drogue. Des réseaux mafieux se sont mis en place, perpétuant plus ou moins les solidarités tribales, qui se manifestent surtout à l’occasion des conflits entre réseaux ou lors des conflits internes aux réseaux. Dans ces communautés déstructurées par les crises climatiques et politiques ainsi que par la sédentarisation et par une longue rébellion, la référence à l’affiliation tribale est à la mesure du désengagement de l’État, mais elle est moins un principe actif de solidarité et de coopération que « l’expression d’une ambition morale ».

13Les affiliations tribales contribuent également à la « sécurité sociale » des populations et à l’organisation du marché de l’emploi. La tribu a un rôle social qui, en Mauritanie, s’est manifesté dès le début de l’exode rural, à travers les « caisses de solidarité » (kas lawha) regroupant des contribules d’une même localité pour répondre à des situations de maladie, de décès ou autres malheurs frappant la communauté, mais aussi pour participer à des cérémonies festives (réception de griots), politiques ou religieuses. Ces solidarités peuvent favoriser le regroupement de certains membres d’une tribu dans le contexte urbain [Puig 2004].

La tribu, instrument du politique

  • 6 Il est largement utilisé par les politologues pour désigner les formes de contestation de l’État-na (...)

14Le glissement de sens qu’implique l’usage du terme « tribalisme » pour désigner des comportements et des valeurs commandés par l’affiliation à une tribu répond à des représentations locales mais aussi à l’instrumentalisation de cette référence par des intervenants extérieurs. Cette instrumentalisation n’est pas dénuée d’ambiguïté dans la mesure où ce terme est souvent chargé de connotations négatives qui en font un obstacle aux intérêts généraux et à la « bonne gouvernance ». Extrêmement général et souvent péjoratif, le terme « tribalisme » 6 est parfois évité, effaçant alors toute référence à la tribu. Lui sont préférés des néologismes qui rendent compte de l’importance accordée à la parenté, comme « familialisme » ou « proximalisme » (« closeness », renvoyant à « qarāba », terme englobant pour désigner la parenté) : ces néologismes sont largement utilisés dans un récent ouvrage édité par Paul Dresch et James Piscatori [2005].

15Cette nouvelle terminologie, reprise par Paul Dresch dans sa contribution au présent numéro, met l’accent sur des communautés plus restreintes et des stratégies diversifiées. Quel que soit l’intérêt qu’offre « la tribu » pour décrire l’organisation des « champs tribaux » dans les États modernes et la forme « patrimoniale » que ceux-ci revêtent parfois [Bonte et al. 2001], les évolutions dont on veut rendre compte justifient-elles que l’on abandonne l’étude de la tribu dans le monde contemporain ? On peut hésiter à franchir ce pas si l’on examine certaines modalités d’instrumentalisation politique de la tribu dans ce nouveau contexte. Le cas de l’Irak, traité ici par Myriam Benraad, est à cet égard instructif.

  • 7 Qui se traduira par la constitution d’un Haut Conseil des chefs de tribu et l’utilisation des résea (...)

16Le « réveil » (Sòahòwā) des tribus en Irak ces toutes dernières années a été particulièrement médiatisé et présenté comme un tournant de la deuxième guerre du Golfe, annonçant la pacification et la défaite d’Al-Qaida. Dans ce pays, l’un des plus « modernes » du Moyen-Orient, l’exode rural, l’urbanisation, la sédentarisation, la constitution d’un État autoritaire et la formation de nouvelles couches sociales ont considérablement affaibli l’ordre tribal. L’affaiblissement parallèle de l’État favorise une nouvelle instrumentalisation politique des tribus. Au cours de la guerre Iran-Irak et, plus encore, après la première guerre du Golfe, Saddam Hussein met en pratique une sorte de « tribalisme d’État » 7 s’appuyant sur les tribus sunnites dont il est originaire et participant au contrôle politique et policier des populations.

17Financée et armée par les forces d’occupation américaines, la Sòahòwā est aujourd’hui fortement contestée par les mouvements de résistance islamiques et nationalistes, et son avenir est incertain. Il faut retenir toutefois de cette situation très particulière que le référent tribal continue à avoir une certaine efficacité pour exprimer des identités locales menacées par l’occupation étrangère, y compris dans la zone chiite, et en l’absence de projet politique.

  • 8 Ainsi le Front Polisario, qui exerce son autorité sur les populations sahraouies refusant l’annexio (...)

18C’est dans le domaine politique que le terme « tribalisme » s’est imposé et s’est chargé de nouvelles significations pour rendre compte d’une certaine permanence des tribus, tant dans les représentations et pratiques locales que du point de vue des observateurs et acteurs extérieurs. Cette permanence des tribus peut témoigner de leur nouvelle instrumentalisation au sein des États-nations, comme elle peut s’inscrire dans le cadre de stratégies régionales à l’heure de la mondialisation. Les irrédentismes tribaux que l’on observe aux frontières du Pakistan et de l’Afghanistan et, dans une moindre mesure, du Sahara, ou encore le vote tribal, qui caractérise, à des échelles variables, la vie politique des pays auxquels on attribue un passé tribal, n’ont pas pour objectif de restaurer un ordre ancien pas plus qu’ils ne se définissent en fonction de programmes qui se réfèreraient prioritairement au destin de la tribu 8. Ils utilisent des affiliations et allégeances tribales au nom de revendications largement extérieures à celles-ci.

19Cependant, c’est sur cette base que certains États se fondent idéologiquement et civiquement : c’est le cas des Émirats et autres pays du Golfe, qui conjuguent « affiliation tribale » et « citoyenneté ». Le rôle des appartenances tribales se manifeste même là où la vie politique s’organise selon des principes opposés à ceux qui pourraient apporter quelque légitimité au tribalisme. Au Sud-Yémen, pays marxiste avant la réunification, les conflits sanglants entre factions au sein du parti au pouvoir recouvrent aujourd’hui des luttes d’influence tribales, fortement personnalisées et déterminantes dans les parcours politiques des leaders [Bonte et al. 2001]. Une évolution du même ordre s’observe au sein du gouvernement afghan communiste sous hégémonie soviétique. En Jordanie, la monarchie hachémite s’est, en revanche, appuyée sur les loyautés attribuées aux tribus bédouines pour conforter son autorité menacée. Les tribus fournissent ainsi contrebandiers et irrédentistes aussi bien que policiers, forces de l’ordre et milices étatiques.

20Le tribalisme désigne plus particulièrement l’intervention des tribus dans la vie publique et, notamment, dans l’arène électorale. De fait, en Mauritanie, où les tribus ont servi de relais à la « politique de commandement » pendant toute la période coloniale, l’instauration d’une démocratie parlementaire dans les années 1990 s’est traduite par l’évocation ouverte, dans les médias, du vote tribal, que le parti unique, jusqu’en 1978, puis les différents régimes militaires promettaient à l’extinction. Ce vote tribal s’échange contre des avantages locaux ou nationaux accordés aux notables qui le contrôlent. Le soutien aux tribus se manifeste de manière festive dans les campagnes électorales, à l’occasion des tournées des candidats à l’intérieur du pays ou sous les tentes installées par les partis aux principaux carrefours de la capitale.

  • 9 On peut également se référer à Yazid Ben Hounet [2008a et 2009] pour ce qui est du vote tribal dans (...)

21Ces observations rejoignent celles de Barbara Casciarri à propos du Soudan et de Myriam Ababsa à propos de la Syrie 9. Les études sur le vote tribal soulignent son instrumentalisation, à la fois par l’État qui en fait un outil de mobilisation électorale, et par les leaders locaux qui contestent ou confortent les positions établies.

La tribu, actrice de la société civile

22La plupart des articles présentés ici montrent la place privilégiée qu’occupent les notables que sont les leaders tribaux. Ce rôle des élites tribales est parfois appréhendé comme une conséquence des changements qu’ont connus récemment ces sociétés. Ne s’agit-il pas, au contraire, d’un aspect des valeurs qui inspirent de longue date les comportements tribaux ? Traditionnellement guerrier conquérant, prophète inspiré ou habile commerçant – trois figures réunies en la personne du Prophète de l’islam –, « l’homme de tribu » retrouve une place dans l’histoire contemporaine comme « seigneur de guerre », acteur du jihad ou homme d’affaires. La perspective égalitaire qui fait des contribules des « cousins » (awlād camm) s’assortit de fortes différenciations économiques, statutaires ou politiques.

  • 10 Les deux notions arabes essentielles qui rendent compte de l’ordre tribal sont celles de « nasab », (...)
  • 11 Ces défis trouvent leur expression culturelle à l’occasion des redistributions ostentatoires qui op (...)

23Ibn Khaldoun voyait dans la compétition des casòabiyyāt tribales 10 le facteur essentiel de la dynamique politique des tribus maghrébines du XIVe siècle et en avait déduit une théorie originale des rapports entre tribus et États. Transposées à l’époque contemporaine, ces analyses ont permis de remettre en question [Bonte 2008] les représentations égalitaires et communautaires de la tribu telles qu’elles ont été développées par les anthropologues à partir d’un « modèle lignager et segmentaire » [Gellner 1969]. La convocation des solidarités filiatives n’est qu’un aspect de la vie politique tribale, l’autre aspect étant l’intense compétition qui, sous la forme d’enjeux territoriaux et économiques, et de luttes de classement et de pouvoir, oppose les individus et les groupes 11.

  • 12 Dans le cas du tribalisme en Mauritanie, le travail d’un élève de Jean-François Bayart, Zakariya Ou (...)

24Les réseaux tribaux contemporains s’organisent à partir d’objectifs diversifiés et susceptibles d’évoluer en fonction des conjonctures et des intérêts, collectifs ou individuels, sans que se manifeste une « politique tribale », expression des solidarités que ces tribus incarneraient par essence 12. L’exemple de la Sòahòwā en Irak illustre cette situation, que l’on observe également dans le milieu tribal afghan ou dans les multiples mouvements armés sahariens, du Nil à l’Atlantique. Le vote tribal révèle cette même versatilité, reflet des intérêts des leaders, voire de leur corruption. Ce constat amène à relativiser les traits de corporate group que l’on attribue classiquement à la tribu.

  • 13 Décrite dans le contexte jordanien ottoman par J. Chelhod [1965].
  • 14 M. Kilani parle plus justement de formes duelles d’organisation sociale [1992]. Une situation trans (...)

25Nos travaux menés dans l’Ouest saharien [Bonte 2008] soulignent l’instabilité des alliances intertribales et intratribales à l’époque précoloniale et coloniale, instabilité due à des objectifs constamment redéfinis, aux stratégies politiques et matrimoniales des notables et aux manipulations de la violence. Ce « factionnalisme » est interprété comme un signe de « l’anarchie tribale ». Il peut aussi être synonyme d’un certain équilibre entre les factions dans le contexte « dynastique » de la dyade pouvoir/dissidence au sein des émirats maures. En d’autres circonstances, là où l’État intervient dans les compétitions tribales, les factions peuvent être amenées à s’affronter en perpétuant un équilibre des forces qui freine l’apparition de pouvoirs supratribaux et prend la forme d’une organisation « dualiste » 13, dont le paradigme est le système des leff et soff maghrébins [Montagne 1989] 14.

  • 15 Dans les interviews des insurgés afghans, talibans ou autres, reviennent comme un leitmotiv les lut (...)

26On retrouve des phénomènes du même ordre lors de la mobilisation des réseaux d’appartenance tribale dans le contexte contemporain. La dynamique des alliances et des conflits ne relève plus que secondairement des initiatives des tribus et des élites tribales ; elle relève surtout des acteurs non tribaux. Parfois réémerge « le grand jeu tribal » tel celui qu’avaient organisé les Britanniques dans les premières décennies du XXe siècle pour s’assurer, par l’intermédiaire de Lawrence d’Arabie et des tribus arabes, le contrôle du pétrole du Moyen-Orient, ou, beaucoup plus tôt, pour conforter, aux frontières de l’Afghanistan et du Pakistan, leur domination sur l’Inde et bloquer l’expansion russe vers les mers chaudes. À une moindre échelle, la colonisation française jouera le même « jeu » pour asseoir son autorité sur les tribus sahariennes : la « politique d’apprivoisement des grands nomades » des confins ouest-sahariens durant les premières décennies du XXe siècle [Bonte 1993] en est un exemple. Ces stratégies ont parfois entraîné, à l’époque contemporaine, un certain irrédentisme des tribus s’inscrivant dans une redistribution géopolitique mondiale où flotte encore, aux frontières du Tchad et du Soudan par exemple, l’odeur du pétrole. Les conflits actuels se nourrissent du souvenir de la résistance aux puissances mondiales 15 et renforcent les sentiments identitaires.

27Une première conclusion s’impose. La permanence du fait tribal traduit moins la persistance de l’organisation tribale décrite dans les travaux du XXe siècle que celle des représentations identitaires et des pratiques sociales qui s’y réfèrent. Outre sa charge généralisatrice et dévalorisante, le tribalisme, en contradiction avec la modernité de l’État-nation, a pour inconvénient d’inscrire la problématique dans le champ exclusif de la tribu comme forme particulière d’organisation sociale. Nous avons montré qu’il existe une certaine continuité dans les caractéristiques relevées par les anthropologues et que le tribalisme est un phénomène complexe, largement dépendant des acteurs non tribaux. Certains auteurs travaillant plus particulièrement sur le Moyen-Orient ont proposé d’analyser le tribalisme sous l’angle de l’organisation de la société civile et de ses rapports avec l’État.

  • 16 Les notions de « société civile », « bonne gouvernance » et « réduction de la pauvreté » traduisent (...)

28Cette approche nouvelle n’est pas sans intérêt mais le terme de « société civile », inventé, comme celui de « gouvernance », dans le contexte idéologique et politique de la globalisation, reste ambigu s’agissant de sociétés particulières. Conçu dans une perspective abstraite de « comparaison formelle » 16 et d’intervention « structurelle » (programmes d’ajustements structurels des organisations internationales), il implique souvent la seule considération des formes institutionnalisées de la vie associative [Norton 1995-1996] : ONG, associations professionnelles, humanitaires et religieuses, partis, organismes de défense des droits de l’homme et des minorités, etc. D’autres travaux élargissent cette notion, qu’ils refusent de réduire au « modèle occidental » [Hann et Dunn 1996]. Pour ce qui est de la Jordanie, Richard Antoun inscrit le tribalisme dans le contexte de la société civile, ce qui le conduit à « se focaliser plus largement sur les pratiques et idées qui produisent coopération et association (trust) dans le but de réaliser certains objectifs sociaux » [2000 : 455]. Ce qui met l’accent sur « des processus et des institutions informelles emboîtés (embedded) » [2000 : 456].

29Cette vision est susceptible de réorienter l’étude de certaines caractéristiques de la tribu dans la postmodernité de la mondialisation. Mais d’autres questions se posent alors. Comment expliquer la permanence des identités et des comportements tribaux alors que, depuis des décennies, on annonce la déstructuration de la tribu, son affaiblissement et son rôle de plus en plus local ? Comment expliquer ces « réveils », ces « retours en force », ces « résurgences », pour reprendre des termes souvent employés dans la littérature sur ce sujet ?

La tribu des pasteurs nomades

30Une réponse plus ou moins explicite est parfois apportée à ces questions. Dans le monde contemporain, l’organisation tribale se maintiendrait plus particulièrement là où elle est associée à un mode de vie pastoral et nomade. L’idée n’est pas nouvelle. Ibn Khaldoun avançait déjà que la pureté des casòabiyyāt tribales renvoyait aux Bédouins. Ce constat s’accompagnait d’une vision quasi biblique de la vie pastorale et nomade comme état premier de l’humanité, vision que l’on retrouve dans les théories évolutionnistes du XIXe siècle, qui voyaient l’élevage comme un stade de la vie sociale précédant la sédentarisation et l’agriculture. Telle était aussi la position d’Adam Smith [1776].

31Ces idées n’ont plus cours, et plusieurs auteurs rappellent à juste titre que, dans l’aire arabo-musulmane que couvrent les études rassemblées ici, de longue date la tribu était loin d’être exclusivement associée au pastoralisme nomade. Nombreux étaient les «tribaux» qui vivaient prioritairement de l’agriculture et pratiquaient des activités extrêmement diversifiées (commerce et transport, artisanat, études et religion) ; beaucoup avaient un mode de vie sédentaire. Il n’en demeure pas moins que l’on constate aujourd’hui encore une certaine corrélation entre tribu, pastoralisme et nomadisme.

32L’Algérie contemporaine hérite d’une histoire – colonisation, guerre d’indépendance, socialisme – qui a profondément bouleversé les structures du monde rural. Jusqu’à nos jours cependant, sur les reliefs steppiques du Nord-Ouest par exemple, prolongeant, au Maroc, des milieux similaires, l’élevage nomade reste une activité essentielle. Dans ces régions, comme le montre Yazid Ben Hounet, s’est perpétuée une organisation tribale qui définit les droits d’exploitation des ressources naturelles sur les parcours pastoraux.

33L’organisation tribale est ainsi étroitement associée à la gestion des « communs » qui se pose dans toutes les sociétés de pasteurs nomades dont les troupeaux exploitent collectivement les ressources naturelles (pâturages, eau, sel). Le rapprochement est empiriquement juste mais doit être fondé plus précisément. L’idée, en effet, est, elle aussi, ancienne : elle renvoie aux théories d’un autre père de l’évolutionnisme, Sir Henry James Maine [1861], qui considérait que les formes d’exploitation reposant sur un droit communautaire caractérisaient l’état tribal de l’humanité correspondant au développement des rapports de parenté agnatique. La dissolution des liens du sang accompagne l’individualisation des droits et l’affirmation d’un principe d’ordre territorial.

  • 17 Incluant la défense des droits sur le territoire, source de conflits récurrents, mais incluant auss (...)

34En fait, ainsi que le remarque Paul Dresch dans son article, la tribu n’est pas un groupe social constitué pour exploiter un territoire et des ressources, comme le conçoivent certains auteurs, dont Emmanuel Marx [1967]. L’exploitation d’un territoire et de ses ressources s’organise en fonction des principes qui président aux relations tribales, mais elle présente aussi des dimensions juridiques, rituelles [Mahdi 1999], politiques 17 et autres. Des sociétés tribales peuvent, par ailleurs, s’identifier en tant que telles sans gérer un territoire particulier, y compris chez des populations ayant un mode de vie pastoral et nomade. Il existe ainsi, autour du bassin méditerranéen, des groupes de pasteurs spécialisés qui fournissent des produits de l’élevage aux populations rurales et urbaines voisines, qui pratiquent des transhumances estivales d’altitude et ont pour particularité de ne pas être propriétaires des parcours qu’ils doivent négocier avec les villageois (en échange de prestations ou sous la forme de location). Composées de groupes d’origines diverses partageant ce mode de vie pastoral et transhumant, ces populations sont parfois considérées et se considèrent nominalement comme des tribus : ainsi des Yorük de Turquie [Bates 1973].

35On observe une situation analogue chez les Raikā de l’Inde du Nord-Ouest étudiés par Sandrine Prévot. Cette caste spécialisée dans l’élevage du dromadaire a développé récemment une forme de nomadisme à des fins commerciales, exploitant annuellement des parcours situés entre des villages du Rajasthan et du Gujarat, dont les droits d’accès doivent être négociés en permanence. Dans le même temps, la situation des Raikā a évolué, passant du statut de caste à celui de « tribu ». Dans le contexte indien, l’entité « tribu » a, certes, une autre histoire : elle se distingue de la société dominante dans son mode de vie nomade et sa prétendue « primitivité ». Toutefois cette assignation statutaire exprime l’extériorité que les sédentaires, villageois et urbains, prêtent à ces « marginaux » et contribue à perpétuer le regard que l’on porte sur la tribu pastorale et nomade.

36Cette assignation d’extériorité et de particularisme se retrouve associée, par les acteurs non tribaux, au mode de vie pastoral et nomade pourtant intégré de longue date aux économies et sociétés nationales. Les opérations de développement dans le domaine de l’élevage extensif qui s’appuient sur la structure tribale font de la tribu une actrice du développement à part entière, suivant des représentations qui lui sont étrangères mais que l’opportunité l’incite à adopter.

37L’examen de deux projets de développement – l’un dans l’Oriental, zone des hautes steppes de l’Est marocain, frontalière de l’Algérie (Mohamed Mahdi), et le projet « Élevage II » destiné à la promotion des éleveurs mauritaniens (Pierre Bonte) – montre, à travers les difficultés rencontrées, la manière dont les représentations locales de la tribu ont évolué et dont les réseaux d’affiliation tribale ont été mobilisés dans le cadre de leur institutionnalisation au sein de la société civile et du système étatique.

38Dans les deux cas, en effet, les tribus ont été perçues comme des « opérateurs » du développement, par l’intermédiaire de « coopératives ethnolignagères » au Maroc, d’« associations pastorales » en Mauritanie. Si, au Maroc, l’organisation tribale « segmentaire » retenue par les concepteurs du projet a une certaine traduction territoriale autorisant la négociation de droits fonciers pastoraux (mise en défens de zones de pâturage, limitation des implantations agricoles), en Mauritanie, la « sécurisation foncière » des éleveurs se heurte à d’autres principes de gestion des terres pastorales dérivés de la sharia musulmane et du régime de domanialité des ressources pastorales exploitées collectivement. La gestion tribale de l’élevage n’a pas restauré les solidarités collectives que l’on croyait inhérentes à ces communautés d’appartenance, provoquant au contraire au Maroc des conflits qui se sont soldés par la disparition des coopératives. Le rôle des grands propriétaires, entrepreneurs et notables locaux a ainsi continué à grandir au sein des populations concernées, favorisant néanmoins la défense des « intérêts tribaux » au sein de l’appareil administratif et politique contre les revendications extérieures.

  • 18 Le fait n’est pas limité aux États contemporains. L’intervention de l’État marocain dans l’organisa (...)

39Tout comme pour le Soudan (Barbara Casciarri) et la Syrie (Myriam Ababsa) précédemment évoqués, l’exemple de ces deux opérations de développement met en évidence le rôle, plus ou moins institutionnalisé, de la référence à l’affiliation tribale dans la définition des relations entre le local et l’État. Il n’est pas rare que l’organisation territoriale des États-nations contemporains s’appuie sur la tribu à l’échelle locale. Au Maroc comme en Mauritanie, la mise en place relativement récente des « communes rurales » rend compte, nominalement ou dans les faits, de la répartition de la population en tribus là où l’organisation tribale est encore pertinente 18.

40Bien au-delà du contexte politique dans lequel on a voulu contenir le tribalisme, ce constat de l’importance des relations entre tribus et État n’est pas contradictoire avec la précédente hypothèse selon laquelle le tribalisme contemporain serait une composante de la société civile dans les pays où se perpétuent des comportements et valeurs qui se réfèrent à la tribu. Les tentatives pour mettre celle-ci au cœur des opérations de développement et pour la promouvoir comme une « unité de production » (et de « subsistance », pour reprendre le terme d’Emmanuel Marx) reflètent les représentations des acteurs non tribaux. Les difficultés rencontrées alors témoignent de l’écart qui existe entre les représentations de ces acteurs non tribaux et les représentations locales. La distinction entre conceptions « émiques » et « étiques » ne peut ainsi être posée comme absolue du point de vue épistémologique, fût-elle utile méthodologiquement.

41Le pastoralisme nomade n’apparaît pas, en définitive, comme un facteur qui contribue à la préservation d’un modèle tribal achevé. Existe-t-il d’autres facteurs plus spécifiques de la perpétuation des tribus dans le monde contemporain ?

L’ethos tribal

42Le glissement terminologique de « tribu » à « tribalisme » met l’accent sur la persistance de comportements mais aussi d’institutions associées à l’organisation tribale, qui peuvent être encore observés lorsque cette organisation s’affaiblit, voire disparaît. C’est le cas des pratiques d’arbitrage et de résolution des conflits, souvent significativement considérées comme relevant du « droit tribal ». Ce terme, couramment utilisé dans le contexte colonial, parfois au même titre que celui de « droit coutumier », peut s’appliquer à des sociétés où les tribus ne regroupent pas l’ensemble de la population, et où même une partie de celle-ci, tout en étant organisée sur la base de groupes de filiation unilinéaire, ne s’organise pas dans le cadre tribal. C’est, comme le montre Asem Khalil, ce qui se passe en Palestine, où le droit tribal a été institutionnalisé durant la période mandataire et s’est maintenu pour diverses raisons : incomplétude politique de l’Autorité palestinienne ; maintien du patronage dans le système social et politique ; refus de l’occupation et de la juridiction israélienne, etc. Il en résulte une situation de pluralisme juridique, où les instances d’arbitrage et de conciliation « coutumière » interviennent à côté et/ou en conformité avec la « justice formelle », au risque de contradictions avec le droit positif et les principes d’un État de droit.

43Nombre d’auteurs ont vu dans cette capacité à résoudre les conflits, en particulier en cas de meurtre, un aspect déterminant de la persistance des valeurs et institutions tribales. S’agissant de la Jordanie, Richard Antoun observe que cette fonction de règlement des conflits est fondée sur la coresponsabilité agnatique des parties et sur la négociation, et implique l’arbitrage de personnes spécialisées qui appartiennent au monde tribal ou en partagent les valeurs [2000]. Pareil constat a été fait dans d’autres pays ayant une histoire tribale. S’agit-il de la manifestation d’une sorte d’ethos tribal, étant entendu que ce « droit tribal » peut s’appliquer en dehors du cadre des tribus ?

44Cette pratique est en fait d’autant plus fréquente qu’elle peut s’appuyer sur les recommandations de la sharia musulmane, qui, parallèlement à la loi du talion, reconnaît la possibilité du versement de compensations (diya) en cas de meurtre ou autre violence. Cette application du droit musulman est courante en Mauritanie et dans d’autres pays, que l’on respecte ou non la loi pénale islamique. La procédure peut être promue par certains États à côté de la justice relevant du droit positif, ou également être « tolérée ». Elle est rarement exclusive en cas de meurtre, en particulier si celui-ci a été porté sur la place publique, mais peut suffire au règlement d’affaires comme les homicides involontaires ou les coups et blessures.

45Il s’agit donc autant d’une disposition légale, associée à l’islam et reconnue par les États modernes, que d’une pratique issue d’un ordre tribal antérieur. En l’occurrence, l’étiquette « tribale » ne signifie pas la perpétuation d’une institution propre à la tribu mais mobilise des représentations de celle-ci pour répondre à des circonstances graves qui nécessitent d’impliquer les allégeances tribales.

46La capacité d’arbitrage et de conciliation correspond à des valeurs qui peuvent effectivement être associées à la tradition tribale mais ne lui sont pas exclusives. Exercé de manière plus ou moins formelle, le « droit tribal » est lié à des dispositions étatiques ; sinon, il relève du domaine privé, commandé par les valeurs d’honneur, de compétition et de protection qui définissent l’ethos tribal et les codes auxquels obéissent les individus et les groupes.

47Honneur, prestige et statut sont des valeurs qui concernent l’ensemble de la société mais sont plus particulièrement associées à l’ethos tribal. Ainsi déterminent-elles notamment les conditions qui président à l’alliance [Bonte 1994]. Idéalement, les mariages s’effectuent en priorité au sein de la tribu, dans le cadre du « mariage arabe » par exemple, entre les enfants de frères, élargi aux « cousins » en ligne paternelle que sont les contribules. Dans les faits, les stratégies matrimoniales répondent à l’ouverture ou à la fermeture des alliances des groupes concernés. Les mariages « proches » renvoient à l’idéal d’égalité des conjoints et à l’interdiction de l’hypogamie féminine, mais ils n’excluent pas les mariages extérieurs, ouvrant ou renouvelant des alliances et remettant en cause les classements statutaires.

  • 19 On note ainsi, dans l’immigration turque en Europe, une augmentation importante du nombre des maria (...)

48Dans le contexte contemporain, ces valeurs perdurent par-delà les changements profonds de l’ordre social et statutaire qu’entraînent l’urbanisation et l’immigration 19. En témoigne, dans la Mauritanie actuelle, le taux élevé des mariages avec de proches parents en milieu urbain [Bonte 2009-2010]. Dans certains cas, la tribu peut même intervenir en tant que telle dans la politique matrimoniale de la communauté : en Mauritanie toujours, l’assemblée des notables des Kunta a ainsi été amenée, il y a quelques années, à réduire le coût de la prestation matrimoniale en cas de mariage au sein de la tribu pour favoriser cette pratique et préserver son rang statutaire.

49La persistance de comportements, institutions et valeurs associés à l’organisation tribale peut concourir à la persistance d’un ethos tribal et à la mobilisation de représentations de la tribu comme communauté exerçant un contrôle sur ses membres. Toutefois ces comportements et valeurs ne sont pas propres à cette forme particulière d’organisation sociale et peuvent se présenter là où la tribu est affaiblie, voire là où elle n’existe plus. En conséquence, cette persistance ne peut à elle seule expliquer la permanence des références à la tribu que nous constatons et tentons d’interpréter ici.

La permanence des origines

  • 20 On trouve ainsi de nos jours, dans l’Ouest saharien, les noms des tribus qui ont participé au mouve (...)
  • 21 Les tribus se recomposent dans le temps en fonction des alliances matrimoniales et politiques, des (...)
  • 22 Des tribus peuvent être dispersées dans l’espace et avoir chacune leur propre destin : nous l’avons (...)

50À propos de l’Afrique du Nord, Jacques Berque [1954] avait souligné l’importance des appellations tribales et leur remarquable stabilité : dans nombre de cas, les noms tribaux sont attestés depuis des siècles et se perpétuent à travers l’histoire 20, alors que les appartenances tribales évoluent 21 et que les localisations géographiques changent 22. Paul Dresch prolonge l’analyse de Jacques Berque en examinant, à partir d’exemples yéménites, la manière dont l’identité tribale est invoquée, se définit et se renouvelle. Il s’intéresse ainsi aux congrès tribaux (mu’tamar), qui se réunissent pour promouvoir des revendications « politiques », souvent d’ordre très général et inscrites dans un discours de glorification d’une tribu particulière ou du monde pantribal. Ces textes contemporains définissent les valeurs tribales dans la vision holiste du monde que développe le schéma testamentaire de l’anthropogenèse et de la différenciation des peuples et des tribus, réaffirmé dans la Révélation coranique. La permanence de la tribu – Dresch parle d’un « néotribalisme » – correspond ainsi non pas à la permanence de faits institutionnels ou de pratiques sociales mais à une mémoire partagée « des mots et des choses ».

51Reprenant là une expression de Jean-François Bayart, Dresch considère que cette « illusion identitaire », exacerbée par la mondialisation, sert des intérêts particuliers et permet de développer des stratégies sociales dont les objectifs vont au-delà de la seule revendication tribale. Elle est même un facteur de définition des identités nationales dans les États du Golfe où la généalogie vient asseoir la citoyenneté. Cette approche déconstruit radicalement la notion de tribu telle que la conçoit l’anthropologie « classique », à savoir comme un développement des rapports de parenté fondé sur la fonction structurelle de la filiation unilinéaire. La permanence de la référence à la tribu se justifie par le fait qu’elle fournit aux individus et aux groupes un ensemble de représentations locales, « émiques », des « origines », dont la construction généalogique (« nasab » en arabe) ne rend compte que partiellement. Le caractère « illusoire » de la généalogie avait déjà été souligné par Ibn Khaldoun, qui ne lui attribuait comme vérité que celle du consensus social [Bonte 2008]. Cependant, aujourd’hui, la question des origines se pose de façon nouvelle.

52Au-delà de l’aspect mouvant de la tribu, la relative stabilité de la représentation des origines explique la stabilité onomastique de la tribu et l’effet identitaire de l’appellation tribale. Le référent tribal est porteur d’une conception holiste de l’ordre social [Dumont 1983], manifeste dans les récits d’origine, les récits testamentaires et musulmans en particulier, qui fournissent une vision généalogique globale de l’humanité que développent Tabari et Ibn Khaldoun. Plus généralement, l’appartenance à une tribu implique la référence symbolique à un « monde tribal », qui peut être mobilisée alternativement ou parallèlement à d’autres formes d’appartenance, la nation par exemple. Paul Dresch souligne que l’appartenance citoyenne peut être associée aux affiliations tribales et qu’en Jordanie le discours identitaire tribal peut venir aussi bien appuyer l’appartenance nationale que la contredire.

53Le même auteur en conclut que la disparition, sans doute programmée, de la tribu sera le résultat d’une « perte de sa mémoire ». L’idée est juste, mais il ne faut pas négliger les formes contemporaines de réactivation de cette mémoire, qui relèvent de l’affaiblissement du discours et de l’intervention de l’État national, de la résistance à la globalisation et de la recherche de nouvelles identités, d’une fixation patrimoniale reconstruisant les trous noirs de l’oubli au prix parfois d’une « folklorisation » du fait tribal.

54La madāfa (« maison d’hôte ») est une institution centrale du Proche-Orient, lieu de réception, lieu de prestige où se jouent les positions des tribus et des shuyūkh (chefs tribaux), lieu de pouvoir érigé par les grandes familles tribales. En Jordanie, territoire sur lequel portent les travaux d’Irène Maffi, elle entretient les valeurs de sociabilité tribales et met en scène les rapports entre la monarchie hachémite et les tribus bédouines constituant l’un des plus fidèles piliers du trône. Les notables de ces tribus exposent, sur les murs des salons de ces édifices, les symboles de leur grandeur passée et de leur participation à l’œuvre de construction nationale : armes et autres objets de tradition bédouine, photographies, etc. La madāfa tribale devient ainsi « lieu de mémoire », où est réinvestie l’histoire tribale patrimonialisée et ouverte aux touristes.

  • 23 En Mauritanie, lors de la getna, période de cueillette des dattes qui s’étend de la mi-juin à août (...)

55Cette « folklorisation » du fait tribal n’est pas unique. Tout comme les tribus bédouines du Proche-Orient, les tribus touarègues du Sahara « se vendent bien » aux touristes. En Iran [Tapper ed. 1983], en Algérie [Ben Hounet 2008b et 2010], et dans bien d’autres pays où existe une tradition, une mémoire tribale, celle-ci est réactivée devant un public national à l’occasion de fêtes, pèlerinages ou autres cérémonies 23, resserrant les liens entre citadins ou immigrés, d’un côté, et parents encore implantés dans le milieu tribal, de l’autre. Un artisanat se développe, répondant à la demande du tourisme national et international friand des paysages du désert et des « archaïsmes » de la vie bédouine.

Identité tribale et mondialisation

56Cette patrimonialisation de la mémoire tribale, ces nouvelles « histoires » plus ou moins écrites et favorables aux contribules annoncent-elles la mise au musée des tribus ou témoignent-elles au contraire du fait qu’elles sont encore à l’ordre du jour ? Au-delà de cette patrimonialisation des icônes culturelles et, plus généralement, de la mémoire tribale, de l’efficacité persistante de codes et de valeurs que l’on associe à la tribu, de l’instrumentalisation de celle-ci en fonction d’objectifs qui lui sont extérieurs, de la mobilisation des allégeances tribales au sein de la société civile, la permanence des identités tribales nous semble tenir de l’adhésion renouvelée aux représentations que la tribu donne des origines des individus et des groupes.

  • 24 Nous reprenons ici le titre d’un ouvrage à paraître [Bonte et al. 2010].

57Cette interrogation sur l’origine nous incite à remettre en question « l’argument de la filiation » 24 mis à mal par la dissolution des groupes d’appartenance, le métissage des cultures, la patrimonialisation de la tradition et le développement des biotechnologies de la procréation. Arrêtons-nous un instant sur ce dernier point qui interpelle plus particulièrement la notion de « filiation ».

  • 25 Qu’elle soit réelle ou putative, et quelles que soient ses modalités d’établissement qui tiennent a (...)
  • 26 Il suffit de feuilleter en France les journaux régionaux pour constater qu’un grand nombre de réuni (...)
  • 27 Cette vision se retrouve cependant encore chez certains groupes religieux particuliers, tels les Mo (...)

58Alors que la diversité de ces technologies (dons de sperme, d’ovocytes, mères porteuses, adoption homosexuelle et hétérosexuelle, sans parler des techniques de clonage) semble brouiller les images de la filiation naturelle 25, leur généralisation se traduit, dans les représentations sociales et les pratiques juridiques, par l’importance croissante accordée à la filiation « biologique », à la relation génétique. Ce qui peut apparaître comme l’individualisation extrême du lien filiatif s’accompagne cependant de la quête nouvelle d’identités collectives qui, de manière analogue aux identités tribales, se définissent par le lien généalogique. L’accès à Internet a suscité un regain d’intérêt pour les recherches généalogiques, passe-temps d’amateurs éclairés qui reflète aussi la volonté de constituer des « groupements naturels » rassemblant, au terme de minutieuses enquêtes, des personnes liées génétiquement, certes, mais qui ne se reconnaissaient a priori aucun lien de parenté et ne partageaient aucun trait identitaire 26. Ce que l’on pourrait appeler une « filiation bricolée » exprime le transfert, dans un imaginaire nourri d’arguments « scientifiques », de l’exigence holiste qui fournissait sa cohérence à l’ordre social 27.

  • 28 L’anthropologue est, dans certains cas, le témoin actif de ces revendications lorsqu’il est sollici (...)

59On peut avancer que la permanence de la référence identitaire à une appartenance tribale peut être rapprochée de cette nouvelle quête des origines. Cette référence se présente comme une alternative qui préserve certains traits holistes des représentations qui ont présidé à l’élaboration du « modèle tribal ». Elle se prête par ailleurs au travail de reconstruction généalogique qui se développe également dans le « monde tribal », par souci de fixation écrite tout simplement, ou encore pour appuyer des revendications diverses, parfois fortement individualisées 28. Elle peut même se concilier avec la conception « biologique » moderne de la filiation. Malgré de fortes réticences, la recherche en paternité est adoptée dans des pays musulmans comme la Tunisie et le Maroc. Au Koweït, les fondements généalogiques « tribaux » de la citoyenneté peuvent être établis au moyen de tests génétiques.

60Si, finalement, la dissolution des identités tribales est bien une question de mémoire et d’oubli, elle n’est donc pas seulement affaire de temps.

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Notes

1 Nous utilisons volontairement cette terminologie de la « modernité » car son usage est une des dimensions du mouvement de déconstruction-redéfinition de la notion de tribu.

2 Des analyses critiques ont certes été formulées par M. Godelier [1973], par exemple, mais celui-ci s’intéresse davantage aux développements anthropologiques de la notion de tribu, en particulier à ses approches néo-évolutionnistes [Sahlins 1968], qu’aux réalités sociales et culturelles qu’elle recouvre.

3 Ces hiérarchies ne sont pas seulement l’expression de l’inscription de la tribu dans des conjonctures particulières mais correspondent à des principes généraux de classement des individus et des groupes qui s’expriment en termes d’honneur et de prestige, et déterminent des distinctions de rang et de statut plus ou moins pérennes. À ce sujet, on pourra se référer aux travaux de R. Jamous sur une société tribale rifaine « égalitaire » [1981] et à ceux de P. Bonte sur les émirats maures de l’Ouest saharien [2008].

4 Des tribus dispersées sont reconstituées, sur la base de leur nom commun, et sont considérées, sans que cela ne soit constitutionnellement officialisé, comme une composante de l’administration locale, mobilisant les ressources humaines et financières pour soutenir la longue guerre civile contre le Sud et, plus récemment, au Darfour et au Kordofan.

5 Le secteur des transports routiers est ainsi fortement dominé par la tribu des Smāsīd, à laquelle appartenait le président Maouya Ould N’taya, renversé par un militaire sbacī, originaire de la tribu des Awlād Busbac, passée du commerce au monde des affaires, tribu à laquelle appartient aussi le général Mohamed Ould Abd al-Aziz, auteur du coup d’État de 2008 et investi électoralement comme raïs en juillet 2009.

6 Il est largement utilisé par les politologues pour désigner les formes de contestation de l’État-nation sur des bases « ethniques » ou régionales là même où il n’existe pas de fait tribal au sens où nous l’entendons dans ce numéro.

7 Qui se traduira par la constitution d’un Haut Conseil des chefs de tribu et l’utilisation des réseaux d’allégeance tribale dans l’armée et les services de sécurité. Saddam Hussein se constitue lui-même progressivement une base tribale grâce à une politique familiale d’alliance et de réinscription généalogique. L’exécution de ses gendres montre les limites de cette politique et en consacre l’échec [Bonte et al. 2001].

8 Ainsi le Front Polisario, qui exerce son autorité sur les populations sahraouies refusant l’annexion marocaine du Sahara occidental colonisé par l’Espagne, condamne officiellement le tribalisme et revendique une citoyenneté démocratique et socialiste, alors que cette population sahraouie était restée sous la domination espagnole exclusivement organisée sur une base tribale.

9 On peut également se référer à Yazid Ben Hounet [2008a et 2009] pour ce qui est du vote tribal dans l’Ouest algérien. En France, des thèses récentes attestent un intérêt nouveau des anthropologues pour ce thème. C. Parizot [2001] propose une analyse fine du vote tribal dans le cas des Bédouins du Negev sous contrôle israélien. Citons encore la thèse de M. Jeanne [2009] sur les élections communales récentes chez les Touaregs de l’Azawagh (Niger).

10 Les deux notions arabes essentielles qui rendent compte de l’ordre tribal sont celles de « nasab », traduit généralement par « généalogie », et de « casòabiyya », renvoyant aux solidarités au sein d’un groupe de filiation patrilinéaire.

11 Ces défis trouvent leur expression culturelle à l’occasion des redistributions ostentatoires qui opposaient les notables bédouins de l’Arabie préislamique, et que l’on retrouve sous l’appellation de « vaysh » au sein des émirats de l’Ouest saharien [Bonte 2008].

12 Dans le cas du tribalisme en Mauritanie, le travail d’un élève de Jean-François Bayart, Zakariya Ould Ahmed Salem [1998], aborde cette question en se démarquant radicalement de « la tribu des anthropologues » là où nous voyons des solutions de continuité.

13 Décrite dans le contexte jordanien ottoman par J. Chelhod [1965].

14 M. Kilani parle plus justement de formes duelles d’organisation sociale [1992]. Une situation transitoire est illustrée par le long partage des tribus du Sud tunisien et de l’Ouest libyen entre deux soff (regroupements factionnels régionaux) soutenant respectivement les prétentions du pacha ottoman de Tripoli et celles du bey de Tunis.

15 Dans les interviews des insurgés afghans, talibans ou autres, reviennent comme un leitmotiv les luttes victorieuses menées contre les puissances britanniques, russes et, aujourd’hui, américaines.

16 Les notions de « société civile », « bonne gouvernance » et « réduction de la pauvreté » traduisent un alignement conceptuel des pratiques politiques à partir de principes à vocation universaliste (en particulier le respect des droits de l’homme), dessinant les contours d’une gestion à l’échelle planétaire qui s’est orientée, pour le moment, exclusivement dans un sens « libéral ». Par « comparaison formelle » nous entendons la production des instruments conceptuels et méthodologiques favorisant cette gestion universaliste.

17 Incluant la défense des droits sur le territoire, source de conflits récurrents, mais incluant aussi la protection accordée à d’autres groupes susceptibles de parcourir ce territoire ou d’en utiliser les ressources.

18 Le fait n’est pas limité aux États contemporains. L’intervention de l’État marocain dans l’organisation des tribus est ancienne et se manifestait par l’ordre du khams khmas (des cinq fractions), imposé aux tribus à des fins fiscales et militaires. Au Soudan, la Native Administration coloniale reposait sur la tribu comme échelon territorial du commandement colonial.

19 On note ainsi, dans l’immigration turque en Europe, une augmentation importante du nombre des mariages « proches » attestant une réorientation des stratégies de l’alliance : il s’agit là d’une organisation du marché de l’immigration [Gokalp 2009-2010].

20 On trouve ainsi de nos jours, dans l’Ouest saharien, les noms des tribus qui ont participé au mouvement almoravide au XIe siècle : Lamtūna, Massūfa (Mashdūf), Gudāla (Igdalen). Leur localisation actuelle diffère radicalement de leur localisation historique ainsi que leur composition, leur rang et leurs activités. Les continuités généalogiques sont naturellement largement putatives.

21 Les tribus se recomposent dans le temps en fonction des alliances matrimoniales et politiques, des pactes d’échange de lait féminin et de sang, de l’intégration de clients, etc.

22 Des tribus peuvent être dispersées dans l’espace et avoir chacune leur propre destin : nous l’avons noté pour le Soudan et l’Ouest saharien. Les tribus peuvent migrer au gré des circonstances climatiques, économiques et/ou politiques.

23 En Mauritanie, lors de la getna, période de cueillette des dattes qui s’étend de la mi-juin à août et période de vacances pour les élèves, la majorité des membres des tribus possédant des palmiers-dattiers regagnent les palmeraies où règne une atmosphère festive entretenue par la consommation de fruits et de viande.

24 Nous reprenons ici le titre d’un ouvrage à paraître [Bonte et al. 2010].

25 Qu’elle soit réelle ou putative, et quelles que soient ses modalités d’établissement qui tiennent aux conceptions que les sociétés concernées se font de la « nature » de la filiation. Dans le monde tribal qui nous occupe, elle peut être établie de manière « élective », par le sang, voire par le lait. Le lien de parenté par le lait, en particulier, est toujours reconnu de nos jours par le fiqh (la jurisprudence). La filiation est a priori légitime quand elle a été précédée d’un mariage. Il est difficile d’apporter la preuve de non-paternité dans un droit qui prévoyait, par ailleurs, des délais de grossesse pouvant aller jusqu’à sept ans, ouvrant ainsi à des manipulations de l’argument identitaire de la filiation « naturelle ».

26 Il suffit de feuilleter en France les journaux régionaux pour constater qu’un grand nombre de réunions festives sont organisées pour rassembler toutes les personnes entre lesquelles a été produit ce « lien généalogique ».

27 Cette vision se retrouve cependant encore chez certains groupes religieux particuliers, tels les Mormons, qui s’en tiennent à la lettre de la Bible et s’emploient, avec tous les instruments de l’informatique moderne, à reconstituer les généalogies de l’humanité. Dans cette optique, il serait intéressant d’étudier les revendications créationnistes, qui se manifestent actuellement avec une nouvelle vigueur, y compris dans le monde musulman.

28 L’anthropologue est, dans certains cas, le témoin actif de ces revendications lorsqu’il est sollicité sur des points litigieux. Telle est l’expérience qu’a vécue, à plusieurs reprises, Pierre Bonte en Mauritanie.

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Pour citer cet article

Référence papier

Pierre Bonte et Yazid Ben Hounet, « Introduction »Études rurales, 184 | 2009, 13-32.

Référence électronique

Pierre Bonte et Yazid Ben Hounet, « Introduction »Études rurales [En ligne], 184 | 2009, mis en ligne le 01 janvier 2011, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/10460 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.10460

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Pierre Bonte

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