1LES ÉTUDES ANTHROPOLOGIQUES portant sur les fêtes amérindiennes soulignent que, dans le cadre d'un événement, celles-ci mettent en évidence à la fois un sentiment d'unité et d'appartenance à une même collectivité et une différence entre les participants liée à leur appartenance respective à des groupes, voire des segments sociaux, et/ou à des groupes cosmiques. L'ethnologie a analysé ces deux aspects en montrant que les fêtes amérindiennes peuvent « rassembler en discriminant » les membres d'un même groupe social (classe d'âge, hommes et femmes, moitiés ou segments exogamiques) ou les membres de différents groupes sociaux et/ou cosmiques (hôtes et invités, autochtones et étrangers, vivants et morts, humains et non-humains). Les travaux sur les rituels envisagés comme langage et performance favorisant la communication entre les groupes ont, quant à eux, souligné la dimension politique et ethnique de ces rituels.
- 1 S'appuyant sur des recherches de terrain réalisées entre 1990 et 1998, cette argumentation a déjà é (...)
2Par la dichotomie qu'elles recèlent entre hôtes et invités, les fêtes célébrées par les Karipuna du bassin de la rivière Curipi, à la frontière de la Guyane française, sont l'occasion de rassembler la diversité et de rapprocher des étrangers au sein d'un réseau social préétabli. Ces fêtes relèvent d'une stratégie politique de production d'une identité collective et de sa manifestation au regard des enjeux régionaux de reconnaissance. Les ethnographies consacrées aux fêtes dans les Guyanes [Howard 1993 ; Sztutman 1998] ont montré que ces événements représentent d'importants contextes d'association des familles au sein de réseaux qui chevauchent les frontières ethniques tout en produisant et en exprimant ces mêmes frontières. Durant les fêtes, « dans la joie des fêtes » comme elles disent, les familles créent des réseaux de réciprocité et d'entraide, élaborent un langage rituel particulier et se donnent à voir aux peuples voisins en tant que groupe ethnique1. C'est ce qui m'est apparu en participant aux fêtes karipuna, en tant qu'invitée. Que se passe-t-il, en effet, quand l'invitée est une anthropologue ? Quel réseau d'alliance est en jeu ?
3En présentant l'objet de cette analyse et la trajectoire qui m'a amenée à sa formulation, je propose de réfléchir au rôle de l'anthropologue qui met sous les feux des projecteurs les manifestations culturelles et les revendications identitaires des autochtones et leur donne un sens, même quand celles-ci n'entrent pas dans les standards consacrés par les canons théoriques du moment. Ce rôle est à mettre en relation avec ce que Mariza Peirano appelle « la pratique ethnographique artisanale, microscopique et détailliste » [1995 : 53].
- 2 Fondation nationale de l'indien : organisme gouvernemental qui élabore et applique les politiques r (...)
4J'ai débuté mes recherches sur le terrain en 1990. À cette époque, les Karipuna m'ont suggéré de m'intéresser plutôt à leurs voisins Palikur parce qu'ils prétendaient avoir « perdu leur culture » et être « tous mélangés ». Cette idée leur était venue des échanges qu'ils avaient eus avec des anthropologues qui avaient travaillé chez eux dans les années 1960 et 1980, des rapports qu'ils entretenaient avec la FUNAI2, avec d'autres acteurs du gouvernement brésilien et avec le mouvement autochtone. Les fêtes catholiques, les événements civiques, la langue créole et les alliances interethniques étaient alors considérés comme « non authentiques », témoignant d'une « acculturation » certaine.
5Face à mon insistance à effectuer mes recherches chez eux, les Karipuna m'ont invitée à participer au Turé 3 et à la fête du Divino Espírito Santo. D'une certaine façon, c'est eux qui ont orienté mon terrain. Ce n'est que quelques années plus tard que j'ai compris que cette invitation était une stratégie d'alliance.
- 4 Approche initialement proposée par Lux Vidal et suivie par l'équipe de chercheurs qu'elle a dirigée (...)
6Après avoir participé à une ou deux fêtes, je leur ai proposé l'approche suivante4 : partant de l'hypothèse que tous ces événements s'inscrivaient dans un système cohérent et articulé, je me proposais de réaliser une ethnographie de ces moments de fête en mettant l'accent sur les trajectoires des familles et sur l'histoire régionale. Ce que je voulais saisir tout particulièrement, c'était les rapports entre les différentes traditions de fête et le sens que les Karipuna donnaient à cette identité « mélangée ».
7Les Karipuna se sont alors intéressés à mon travail qui leur semblait respecter leurs manifestations culturelles sans préjuger de leur authenticité. Que je démontre l'importance et la cohérence de leurs fêtes religieuses devenait un enjeu politique : à l'époque, avoir une anthropologue parmi eux plaidait en faveur de leur autochtonie. En même temps que ma recherche faisait valoir leurs réseaux d'alliance et leur identité collective, elle devenait elle-même partie de ces réseaux et constituait une stratégie d'affirmation politique et identitaire.
8Les Karipuna descendent d'ancêtres autochtones qui, au xviii e siècle, ont vécu l'expérience des missions jésuites dans la région du bas Amazone. Avec la fin des missions à la fin du xviii e siècle, ces ancêtres sont retournés vivre dans le bas Oyapock où ils ont tissé des alliances avec d'autres autochtones qui avaient vécu dans les missions jésuites de l'Oyapock et avec des non-autochtones venus du bas Amazone. Ces peuples avaient en commun aussi bien la foi catholique que les pratiques chamaniques, ce qui a permis une intelligibilité entre eux.
- 5 Source : Archives générales spiritaines P. Tabard, Séminaire des Missions, Chevilly-Larue, France.
9Dans ce contexte, « être baptisé » était un élément essentiel d'identification qui permettait des alliances entre autochtones et non autochtones. Le baptême des enfants et la célébration des fêtes catholiques ont perduré tout au long du xix e siècle, sans la présence des missionnaires dans la région : les familles faisaient appel à des prêtres qui servaient dans les prisons de la Guyane française5.
10Dans le bassin du fleuve Uaçá, jusqu'à la fin du xix e siècle, les groupes sociaux étaient avant tout rattachés à leurs lieux d'habitation : « les gens du Curipi », « les gens de l'Uaçá ». Cependant, les ethnonymes permettaient de préciser l'origine des familles ou des personnes : Karipuna, Maraon, Aruã...
11À partir des années 1930, dans les documents du gouvernement brésilien, notamment dans ceux émanant des commissions de démarcation des frontières, les familles du Curipi ont commencé à être rassemblées sous le nom de « Karipuna », et différents ethnonymes ont distingué les peuples de la région : Karipuna, Galibi-Marworno, Palikur et Galibi-Kaliña.
- 6 Serviço de Proteção ao Índio. Ancêtre de la FUNAI.
12L'identité ethnique des Karipuna a été reconnue par le SPI6 (Service de protection des indiens) dans les années 1930. Les Karipuna ont été classés dans la catégorie des « Indiens avancés » ou « civilisés », plus tard, « acculturés ». Ces qualificatifs qui se transmettaient par la voie de l'éducation scolaire sont devenus très importants pour cette population, par opposition à l'identification négative d'« Indiens sauvages » ou « attardés ».
13Pourtant, à la fin du xx e siècle, lorsque le mouvement autochtone brésilien revendiquera la reconnaissance de son authenticité culturelle, réduire l'identité karipuna aux catégories de peuple « civilisé », « avancé » ou « acculturé », semblera anachronique.
14Les politiques publiques destinées aux populations autochtones, qui se succéderont après la constitution de la République de 1988, ne reconnaîtront pas les manifestations culturelles karipuna comme « traditionnelles » : la langue créole, les fêtes catholiques, la diversité d'origine de la population. En leur donnant un sens et une intelligibilité, la recherche anthropologique a, d'une certaine façon, contribué à leur légitimation.
- 7 « Karuãna » est le terme générique qui désigne les êtres non humains associés aux chamanes. Ces êtr (...)
15Dans le village Espírito Santo, le Turé avait commencé une semaine avant mon arrivée. Les villageois avaient préparé du caxiri (boisson de manioc fermenté) pour deux nuits de danse mais, dans l'allégresse de la fête, ils avaient prolongé le moment en recourant à une autre pirogue de caxiri. Ils chantaient et dansaient avec les karuãna 7, les esprits maîtres du chamane.
16Ce même village célèbre solennellement tous les ans au mois de mai la Grande Fête karipuna : la fête du Divino Espírito Santo, caractérisée par des chants et litanies, une procession au cours de laquelle on élève puis abat le mât porteur du drapeau de l'Esprit saint, et caractérisée aussi par des danses régionales et une distribution abondante de nourriture et de boissons.
17À côté du village Espírito Santo, sur la même rive de la rivière Curipi, de l'autre coté du ruisseau Taminã, le village Santa Isabel fêtait, la même nuit, sa sainte patronne. Version réduite de la Grande Fête, avec ses chants, son mât et son drapeau bien décorés, son cortège d'enfants déguisés en anges, son banquet somptueux et son bal. Aujourd'hui, plusieurs villages karipuna fêtent leur sainte patronne de cette façon. Les fêtes karipuna furent d'abord organisées par les familles des fondateurs des villages, en hommage au saint onomastique, puis, peu à peu, les villages intégrèrent d'autres célébrations.
18À partir des années 1940, par exemple, le village Santa Isabel a commencé à commémorer le jour de l'Indépendance nationale (7 septembre) en proposant aux villageois et aux autorités politiques régionales un somptueux banquet, un bal, une compétition de tir à l'arc et de football ainsi que des représentations théâtrales retraçant l'histoire du Brésil. De nos jours, les villages karipuna fêtent plutôt le jour des peuples autochtones (19 avril) en organisant un Turé.
19Le Turé et la fête de Santa Isabel, célébrés au même moment, au mois de novembre 1990, dans le village Espírito Santo où je me trouvais, rassemblaient de nombreuses familles karipuna du voisinage, des personnalités politiques de la ville d'Oyapock et des invités non autochtones. Certains se faisaient transporter d'une fête à l'autre par un jeune homme qui avait travaillé comme plongeur-chercheur d'or en Guyane et était rentré dans son village en possession d'un puissant bateau à moteur.
20À l'époque, je fus impressionnée par ces fêtes si différentes sur le plan esthétique, tant par la langue chantée que par le style des danses et des vêtements, par la nourriture servie et l'origine des invités (humains et non humains). Et, qui plus est, je fus étonnée qu'elles fussent simultanées et qu'elles réunissent des personnes d'horizons si divers. Décidément, les fêtes karipuna recelaient une vitalité contraire à l'idée de perte culturelle qu'on m'avait présentée.
- 8 On utilise en créole le terme bodjê (dérivé du français « Bon Dieu ») et en portugais les termes sa (...)
21Dans un article précédent [Tassinari 1999], je me suis intéressée au rapport entre les fêtes karipuna et les univers du catholicisme et du chamanisme et ai montré que ces fêtes s'inscrivent dans un système plus large de dons et de rétributions qui lie les familles aux saints catholiques et aux animaux chamaniques. Les saints8 accordent leurs grâces à ceux qui s'engagent dans des promesses, et les Karipuna remercient pour les grâces obtenues lors des fêtes consacrées aux saints patrons. Les karuãna guérissent les malades à travers les chamanes, et les Karipuna leur expriment leur gratitude en organisant un Turé. Malgré les différences que l'on peut observer d'une fête à l'autre, il s'agit toujours de moments de rétribution au cours desquels les familles se présentent comme des hôtes qui accueillent les saints, les animaux et les êtres non humains et leur offrent de la nourriture et des boissons tout en leur chantant des litanies dans leurs propres langues, qui ne sont d'ailleurs pas comprises par tout le monde.
22Pour préparer la célébration d'un saint patron, des familles appelées festeiras produisent toute une année durant de la farine de manioc en grande quantité afin de la commercialiser pour pouvoir acheter les produits de la fête. À la fin de chaque cérémonie, quand le mât du drapeau du saint patron est abattu, des familles « prennent le drapeau », geste qui signifie leur engagement à organiser la fête de l'année suivante. C'est une lourde tâche que l'on assume en général lorsqu'on doit s'acquitter d'un vœu important que l'on a adressé au saint. Durant les fêtes, presque tous les Karipuna doivent s'acquitter des petites grâces qu'ils ont reçues, ce qui se matérialise par des petits dons à la chapelle (paquets de bougies, fleurs, rubans de couleur) tandis que les familles festeiras, elles, remercient pour des grâces autrement importantes comme la guérison d'une maladie grave, une grossesse inespérée, l'amélioration de leur situation économique, la construction d'une maison, voire la fondation d'un village.
23Les fêtes en hommage aux saints catholiques se déroulent à deux endroits des villages : dans la chapelle et dans la « maison de la fête ». Cette dernière est une grande maison où se tiennent les bals, avec une cuisine contiguë (kahbé) où les repas sont préparés. Les familles festeiras s'organisent pour préparer et offrir un banquet somptueux : de grandes casseroles bouillent sur un feu de bois avec de la viande de bœuf, du gibier, des poissons, des tortues et des caïmans. Le dernier jour de la fête, de l'eau, des jus de fruits, du riz et de la farine accompagnent la viande et les haricots. Entre les repas sont servis du café avec du lait, des biscuits et du tapioca. Les boissons alcoolisées, le vin et la cachaça sont servis, eux, selon un rituel particulier : les festeiros utilisent le même verre et ne servent que leurs congénères. Des caisses acoustiques stéréos modernes font entendre la musique régionale à la mode.
24Dans la chapelle, les familles se rassemblent pour prier et chanter le saint dont une image est exposée sur l'autel principal. Lors des processions qui entrent et sortent de la chapelle, des pétards éclatent de tous côtés. La fête de l'Esprit saint comporte un répertoire de dix-neuf chants, solennellement proférés devant l'image du Saint-Esprit, les chanteurs portant les drapeaux rouges du saint, suivis d'un tambour. Un moment très spécial de la fête correspond au moment où est entonnée une litanie en latin, à l'instar de la litanie de la Vierge Marie. Il y a aussi une procession en bateaux, suivie par les pirogues du village, jusqu'au cimetière. Pour les Karipuna, les cantiques et prières correctement chantés et le bon déroulement de la fête équivalent à une action de grâce rendue aux saints. Le dernier jour de la fête, les femmes lavent les pots à la rivière et boivent, dans la joie et l'agitation, toute la boisson qui reste.
25Les fêtes des saints s'ouvrent sur l'élévation d'un mât décoré et se closent lorsque le mât est abattu, moment où les familles festeiras prennent le drapeau. Les mâts, aussi, sont censés être agréables aux saints. Bien que les Karipuna n'imaginent pas que les saints patrons (Saint-Esprit, Sainte Isabelle, Vierge de Guadalupe, Saint Sébastien) puissent participer aux fêtes qu'ils leur consacrent, ils utilisent, pour ces fêtes, des mâts qui ressemblent à ceux qu'on élève au cours des Turés pour attirer les karuãna. Ainsi la colombe blanche qui représente l'Esprit saint ressemble-t-elle aux oiseaux-maîtres du chamane.
26Le Turé est une fête préparée par un chamane pour « chanter, danser et boire avec les animaux du fond ». Par « animaux du fond » il faut entendre les karuãna, ces êtres qui habitent le fond de la rivière ou la forêt profonde, où ils vivent comme les humains. « Le fond » renvoie à un autre temps : un temps parallèle au nôtre. Les Karipuna prétendent que, quand les karuãna apparaissent, ils portent leurs peaux d'animaux. Mais les chamanes peuvent aussi leur rendre visite « au fond », dans leurs villages où ils célèbrent leurs Turés.
27Pour organiser un Turé, le chamane doit voyager dans ses rêves « au fond », jusqu'aux villages de ses amis karuãna, et participer à leurs Turés. C'est dans ses rêves que lui apparaissent les motifs qui vont décorer les mâts et les bancs disposés dans la cour de danse du Turé et qu'il apprend les chansons qui vont être jouées pour attirer les karuãna à la fête. Le pouvoir d'un chamane se mesure au nombre de chants qu'il connaît et qui témoigne de la multiplicité de ses rapports avec des karuãna.
28Pour préparer la fête, le chamane compte sur l'aide d'assistants. Il s'agit souvent de familles qui ont confiance dans ses capacités chamaniques. Le Turé, tout comme les fêtes consacrées aux saints catholiques, correspond au moment où sont remerciés les karuãna pour les guérisons et les grâces obtenues, en leur offrant du caxiri, la boisson de manioc fermenté.
29Le Turé doit être appréhendé dans l'ensemble des cérémonies chamaniques karipuna, qui, outre les fêtes publiques célébrées sur une place ouverte, comprennent des cultes plus restreints tels des cérémonies de guérison et d'extraction de la sorcellerie du corps de malades et des rites privés que le chamane accomplit à l'écart pour contrôler les karuãna avant les fêtes et autres cérémonies.
- 9 Galettes d'amidon ou de farine de manioc.
30Pour préparer le Turé, un groupe d'hommes travaille à la fabrication de clarinettes en bambou (de trois tailles différentes, de la plus basse à la plus aiguë) et d'une flûte (kutxi). Sont également confectionnés et décorés des mâts et de grands bancs, en forme de couleuvres et de caïmans, où les participants prendront place, ainsi que des banquettes destinées aux instrumentistes et au chamane. La banquette du chamane représente un oiseau, qui est le maître du chamane (celui qui lui a transmis ses capacités). Un groupe de femmes travaille à la confection de beijus 9 qui seront mis à fermenter dans de grands pots puis seront tamisés pour en extraire le caxiri, qui sera versé dans une vieille pirogue avant d'être servi pendant la fête.
31Les espaces de la fête doivent être bien délimités et protégés car ils seront fréquentés par les animaux du fond, qui deviennent très dangereux au contact des humains. Si ce contact n'est pas bien contrôlé par le chamane, les personnes peuvent tomber malade, avoir une attaque ou même mourir. En conséquence, l'espace de danse est clôturé par des piquets en bambou liés par un fil de coton ; c'est là que sont disposés les bancs zoomorphes et les mâts portant les drapeaux rouges. À côté de la cour de danse se trouve un petit abri nommé kahbé, où le caxiri est tamisé. À l'extérieur de la cour, les familles installent des nattes pour suivre la fête et se reposer.
32Au crépuscule, le chamane commence à chanter et jouer du hochet pour attraper les karuãna en attendant que les participants et les instrumentistes arrivent. Les paroles des chansons ne sont pas intelligibles pour la plupart des personnes présentes. Les Karipuna expliquent en effet que les karuãna parlent diverses langues ou qu'il peut s'agir de « la langue des ancêtres » qu'ils ne parlent plus.
33Les chansons sont accompagnées des clarinettes et encouragent les participants à danser en couples tout autour de la cour. Les pas de danse figurent les animaux évoqués dans les chansons. On joue de la flûte kutxi pour boire le caxiri avec les karuãna : à ce moment précis, le chamane arrête de chanter et les danses se font en groupes de congénères. La boisson est servie aux participants assis sur les bancs, selon un rituel accompli par un homme âgé et deux jeunes filles.
34La fête s'achève quand il n'y a plus de caxiri. S'ensuit un certain désordre : les hommes exécutent la danse du vautour en criant et reproduisant les mouvements du rapace autour d'un pot de caxiri.
35À travers cette description rapide des cérémonies en hommage aux saints catholiques et des Turés karipuna, il apparaît que, au-delà des différences de tradition religieuse et de répertoire symbolique, il s'agit dans les deux cas d'un même langage rituel qui consiste à fêter et à construire des alliances avec l'altérité : avec des familles invitées, des non-Karipuna et des non-autochtones, des saints, des karuãna.
36Ces alliances avec l'altérité sont particulièrement visibles dans le fait de convier des êtres non humains en les interpelant dans des langues méconnues de la plupart des Karipuna. Sans parler du répertoire sonore et visuel des deux fêtes. D'un côté : la litanie en latin, les tambours, les pétards, les bougies, les rubans de couleur, les drapeaux des saints, les mâts décorés, les banquets, les processions. De l'autre : les chansons dans les langues des karuãna, le hochet, les clarinettes et flûtes, les motifs des mâts et des bancs, le caxiri, les danses et performances des animaux.
37Chaque répertoire peut être considéré comme un effort fait pour parler les différents langages et pour faire plaisir à qui les comprend. Bien que mis en œuvre, au départ, pour se rapprocher des êtres non humains, les répertoires rituels sont aussi souvent l'occasion d'approcher des invités non autochtones et d'évaluer leur possibilité de dialogue.
38Dans les années 1940-1960, les Karipuna invitaient souvent des familles non autochtones et les autorités politiques de la ville d'Oyapock à participer aux fêtes qu'ils célébraient en l'honneur d'un saint. De même, l'école du village Santa Isabel organisait la fête de l'Indépendance du Brésil, qui suivait le modèle des cérémonies religieuses avec bal, banquet et élévation du drapeau national, pour instituer un rapport plus égalitaire avec les non-autochtones. Stratégie réussie puisque le chef du village Santa Isabel sera le premier autochtone à être élu conseiller municipal de la ville d'Oyapock. Le Conseil municipal lui rendra hommage en portant son nom.
39Aujourd'hui, les écoles des villages karipuna organisent surtout des Turés autour de dates civiques liées aux autochtones, comme le 19 avril, jour des peuples autochtones au Brésil. Cette démarche relève d'une stratégie analogue, qui vise à obtenir autonomie et relations égalitaires en recourant au répertoire du Turé, qui, au demeurant, est perçu par les non-autochtones comme un témoignage d'« authenticité » culturelle.
40Malgré les différences de répertoire, il existe des ressemblances entre la fête du Divino Espírito Santo et le Turé : la couleur rouge pour les drapeaux ; la représentation d'un oiseau symbolisant le Saint-Esprit et le maître du chamane ; l'élévation et l'abattage des mâts ; les chants à l'étoile du berger et à l'aube ; la boisson offerte lors de la cérémonie, qui met en scène des congénères ; le désordre causé par les hommes lors du Turé et par les femmes lors des fêtes consacrées aux saints, qui marque la fin des festivités. Il existe aussi des ressemblances avec les fêtes civiques, comme l'importance qui est accordée au hissage du drapeau national et le soin que l'on met à préparer le banquet offert aux invités.
41Au-delà de la formule selon laquelle « tout le pouvoir vient de Dieu », aucune cosmologie générale n'articule les saints catholiques aux karuãna du chamane. Mais il est évident que les deux répertoires religieux, issus de traditions différentes, ont acquis des façons semblables de faire la fête, qui sont mutuellement compréhensibles. Plus particulièrement, on retrouve les mêmes principes de réciprocité, également présents dans les relations que les familles entretiennent entre elles : donner et recevoir de la nourriture et des boissons en remerciement des grâces et des dons reçus dans le quotidien des travaux en commun.
42C'est donc en référence aux travaux en commun que les différentes fêtes karipuna peuvent être mieux comprises comme un ensemble de dons et de rétributions qui sous-tend la vie familiale. Pour faire un abattis, essarter un jardin, pour planter, pour construire une maison, pour fabriquer de la farine de manioc, les familles effectuent des maiuhi (corvées), également appelées mutirão ou convidados en portugais.
43Une famille nucléaire invite les familles apparentées à travailler avec elle et les rétribue en leur offrant à boire et à manger. Les familles invitées, par leur travail, « donnent leurs mains » à la famille qui invite, laquelle doit, à son tour, « payer leurs mains » en travaillant dans leurs champs. Ce n'est pas simplement une transaction économique d'échange de travail entre familles : ce qui compte, c'est de partager les dons personnels et de créer un réseau d'entraide. Les Karipuna disent que chaque personne a la capacité de faire grandir une espèce de manioc : il y a une « bonne main » pour chacune des vingt variétés de manioc qu'ils cultivent.
44De la même façon que les familles karipuna partagent les dons des « bonnes mains » et qu'elles cherchent à se rapprocher des karuãna et des saints pour bénéficier de leurs capacités de guérison et de leurs grâces, elles recherchent la compagnie des familles non autochtones et des personnes étrangères, qui, par leurs dons et leur savoir, sont susceptibles de contribuer à la vie des Karipuna.
45L'alliance avec l'altérité et le rapprochement avec les étrangers sont donc favorisés et stimulés par les fêtes, permettant ainsi d'enrichir un réseau social de réciprocité. De même, les fêtes, à travers leur répertoire symbolique et leur langage rituel, renforcent un modèle local de sociabilité auquel les étrangers doivent s'adapter.
46Quand, au début de ma recherche, les Karipuna m'ont encouragée à étudier leurs voisins Palikur au prétexte qu'eux étaient « mélangés », ils savaient que l'on prête aux cultures autochtones un idéal d'authenticité et de pureté qui serait censé découler de leur isolement. Or, pour eux, l'isolement est parfaitement contraire à leurs principes de vie sociale : c'est une situation dangereuse à laquelle ils remédient en s'alliant avec d'autres familles et avec des étrangers. Ainsi, en même temps que je leur demandai l'autorisation de poursuivre ma recherche chez eux, je m'engageai à mieux comprendre leur idée de « mélange ». Et, pour y parvenir, je me devais, au-delà de la description ethnographique, de plonger dans les généalogies des familles et dans l'histoire de la région.
47Ici, je reviens à l'importance de la « pratique ethnographique, artisanale, microscopique et détailliste » [Peirano 1995 : 53], évoquée au début de cet article, pour pouvoir avancer sur le chemin d'explications qui diffèrent des modèles théoriques dominants. Signalons à ce propos que l'isolement des groupes locaux a longtemps été considéré comme une caractéristique fondamentale des populations guyanaises [Overing Kaplan 1983-1984 ; Rivière 1984].
48Les généalogies des Karipuna se réfèrent à des ancêtres d'origines différentes mais l'essentiel de la population descend de deux familles principales : la famille Santos, originaire du bas fleuve Amazone, et la famille Fortes. Les ancêtres des deux familles ont noué des alliances entre eux et avec d'autres familles de la région, selon un modèle qui tendait à équilibrer les mariages très proches, à l'intérieur du groupe domestique, avec les mariages très distants, avec des étrangers. Ainsi l'identité « mélangée » des Karipuna renvoie-t-elle à un modèle d'alliance qui articule deux mouvements complémentaires : « mélanger le sang », via les mariages avec des personnes extérieures au groupe, et « ne pas laisser le sang s'éparpiller », via la répétition des mariages qui permet de contrôler le « mélange ».
49Au-delà de la troisième génération ascendante, les généalogies débouchaient sur un mythe, que j'ai appelé « le mythe d'origine » de leur occupation du Curipi et qui est une version karipuna du mythe du Grand Anaconda, très répandu dans la région. Constantino Forte descendait la rivière Curipi pour rendre visite à son cousin Domingos Forte. Mais aucune pirogue ne pouvait gagner l'amont de la rivière parce que le Grand Anaconda, qui ne laissait passer personne, les coulait une à une. Parce qu'il était chamane, Constantino Forte a chanté, joué de son hochet et est descendu au fond de la rivière pour parler avec le Grand Anaconda. Après une longue négociation, il a pu enfin arriver chez son cousin. La rencontre a été joyeuse parce que la famille de Domingos vivait seule et isolée sur le haut Curipi. Pour faire évoluer la situation, Constantino s'est battu avec l'anaconda et l'a finalement maîtrisé, permettant aux populations de naviguer sur la rivière Curipi. Mais l'anaconda est toujours vivant et confiné, par le chamane, au fond de la rivière.
50Contrairement aux autres versions du mythe dans lesquelles le Grand Anaconda est tué [Vidal 2001], le récit karipuna souligne l'opposition entre une situation d'isolement et la possibilité de rapports entre les familles, qui passe par un contact contrôlé avec l'élément dangereux. Le contact contrôlé avec l'altérité est le principe qui gouverne le modèle d'alliance karipuna.
51Peter Gow [1991] a travaillé sur l'idée de « sang mélangé » dans les comunidades nativas du bas Urubamba en Amazonie occidentale. Dans son analyse, « le mélange » renvoie à une identité positive qui s'est construite par opposition à un passé hétérogène, lorsque les groupes autochtones différenciés (Piro, Campa, Cocama, Ashaninka...) vivaient isolés dans la forêt sans avoir accès à l'éducation scolaire et aux droits que garantit la propriété juridique du territoire. C'est une façon particulière d'exorciser la différence, une stratégie qui, selon Joanna Kaplan Overing [1983-1984], est une caractéristique importante de la pensée sociopolitique amérindienne. Dans les comunidades nativas, le danger de la diversité est transposé aux générations ascendantes, laissant la place au « mélange » positif et souhaité du présent. L'alliance avec les personnes venant d'ailleurs est donc mise en valeur pour produire « le mélange » et « une communauté tournée vers l'extérieur » :
Les autochtones n'imaginent pas une communauté autosuffisante parce que toutes les communautés sont produites par la domestication de la différence extrême [Gow 1991 : 270].
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53Dans une autre publication [Gow 1993], l'auteur ajoute que cette « ouverture » de la parenté trouve ses limites dans deux cas précis : quand il s'agit des « Indiens sauvages » ou des « gringos », avec lesquels il n'y a pas de possibilité d'alliance et, donc, pas de mélange.
54Pour ce qui est des Karipuna, « le mélange » est le fruit d'un modèle qui valorise autant les alliances conclues avec des conjoints très proches, à l'intérieur d'un cercle endogamique (« pour ne pas éparpiller le sang »), que celles conclues avec des conjoints distants (de « l'extérieur »), ces dernières alliances garantissant que le cercle endogamique ne se perpétue pas dans l'isolement, lequel est associé au mode de vie animal. Ainsi l'idée karipuna de « mélange » comprend-elle à la fois l'ouverture du modèle de sociabilité vers l'extérieur mais, aussi, la fermeture à l'intérieur des cercles endogamiques, par la répétition des alliances qui contrôle « le mélange » et empêche le groupe de s'éparpiller. Il s'agit là des deux faces d'une même médaille.
55L'idéal qui consiste à vivre isolé dans le groupe domestique, et que Joanna Overing Kaplan [1983-1984] et Peter Rivière [1984] ont traité comme une caractéristique de la région des Guyanes, se réalise chez les Karipuna via le contact contrôlé avec l'altérité. Il existe des endroits habités par une seule famille nucléaire, qui n'est cependant pas isolée parce qu'elle est rattachée à des groupes d'échange et d'entraide. Il existe aussi de grands villages de plus de 600 habitants à l'intérieur desquels les familles sont, pour ce qui concerne les travaux collectifs, associées en groupes plus restreints ou, parfois même, associées à des résidents de plus petits villages. Ces réseaux qui articulent les familles demeurant dans différents endroits à un groupe de parenté et d'entraide sont au fondement de l'organisation sociale des Karipuna, avec une tendance à l'endogamie. À l'intérieur du groupe, les mariages endogamiques sont nombreux, incluant les unions avunculaires et avec les cousins parallèles (qui ne sont pas distingués des cousins croisés), et suivent un modèle de résidence uxorilocale. Mais il faut aussi « mélanger le sang », ouvrir le groupe à l'extériorité, et les alliances avec les personnes extérieures permettent d'étendre le réseau d'échange.
56Dans le mouvement d'ouverture, les relations avec les non-Karipuna et les non-autochtones sont souvent mises en avant. La généalogie des Karipuna se réfère ainsi aux ancêtres étrangers qui leur ont apporté des connaissances considérables : tel ancêtre blanc d'Algérie leur a appris des choses essentielles sur le commerce et la construction des maisons ; tel ancêtre noir des Antilles leur a inculqué les pratiques d'élevage et les techniques de récolte de l'or dans les rivières.
57L'alliance avec des personnes venant d'ailleurs n'est, du reste, pas incompatible avec le principe selon lequel il ne faut pas « éparpiller le sang ». Et ce grâce à deux stratégies principales.
- 10 Oenocarpus bacaba est un palmier de la forêt amazonienne pouvant atteindre 25 mètres de haut et 25 (...)
58La première consiste dans la remémoration d'unions ancestrales qui justifient la relation avec le conjoint. Ce qui rappelle l'idée piaroa de « proximité », qui se mesure au nombre d'alliances qui se développent entre Ego et Alter [Overing Kaplan 1975]. Dans la région du bas Oyapock, où l'échange interethnique est intensif, on recourt facilement à cette stratégie, même avec des conjoints non karipuna, voire non autochtones. Par exemple, lorsque, dans les années 1930, la première femme professeur est arrivée au Curipi, les Karipuna ont considéré qu'ils avaient un lien de parenté avec elle. En effet, comme eux, cette femme avait des ancêtres originaires de la ville de Vigia, sur le bas fleuve Amazone, et, comme eux, elle avait entendu parler d'un ancêtre très vigoureux qui était capable de couper une tranche de bacaba 10 avec ses bras.
59La deuxième stratégie, souvent utilisée dans les alliances avec les non-autochtones, consiste à attirer la famille du conjoint étranger dans les cercles de relation karipuna. Cette famille est d'abord invitée à participer aux fêtes et aux travaux collectifs et, quelque temps plus tard, de nouvelles alliances peuvent être conclues avec elle. Par conséquent, si le premier mariage « mélange » le sang, les unions suivantes ne laissent pas le sang « s'éparpiller ».
60Joanna Overing Kaplan [1983-1984] s'est intéressée à des aspects cosmologiques associés à la répétition des échanges de mariage dans la pensée amérindienne. Considérant, d'un côté, que le rapport avec l'altérité est la condition de la parenté humaine, la vie d'une famille isolée étant associée au mode de vie animal. Et considérant, de l'autre, que l'altérité (incluant différentes catégories d'êtres humains et non humains) est synonyme de danger (cannibalisme, prédation, mort, maladies, violence) et que, par conséquent, la relation de sécurité entre deux individus ne peut s'instaurer que par la répétition des mariages.
61Comme l'ethnologie portant sur les Guyanes a majoritairement souligné la fermeture des cercles de sociabilité et la structure atomistique et autocentrée des groupes locaux [Overing Kaplan 1975 ; Rivière 1984], le cas des Karipuna est d'abord apparu comme une exception, interprétée comme une anomalie due à la supposée « acculturation » de cette population [Arnaud 1995] et à ses nombreuses alliances avec des étrangers. Mais, comme je l'ai suggéré ailleurs [Tassinari 1998], l'ouverture du réseau d'alliance karipuna est le fruit d'un modèle propre à cette population.
62Les ethnographies récentes consacrées à cette région montrent, quant à elles, que l'ouverture est aussi une dimension importante de la parenté de ces groupes guyanais [Gallois ed. 2005]. Comme le fait remarquer Denise Fajardo Grupioni :
L'image du système social des Guyanes qui émerge de nos recherches est une image où l'ouverture et la fermeture, la dispersion et l'isolement, l'exogamie et l'endogamie, la descendance et l'alliance ne s'excluent pas mais s'opposent de manière complémentaire [2005 : 50].
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64Pour sa part, Lux Vidal [1999] a interrogé ce mouvement d'ouverture et de fermeture des réseaux sociaux des peuples autochtones du bassin du fleuve Uaçá en se penchant tout particulièrement sur le motif graphique kuahí (une espèce de poisson), qui peut être représenté par un losange (fermeture) ou par un X (ouverture). Ce motif se retrouve souvent sur les calebasses, les mâts et les bancs du Turé. Sa valeur synthétique apparaît dans le nom qui sera donné au Musée des peuples autochtones de l'Uaçá, inauguré en 2007 dans la ville d'Oyapock : Musée Kuahí.
65Soulignons pour finir que, aujourd'hui, les auteurs relèvent plutôt l'importance des réseaux sociaux extérieurs au groupe ethnique.
66Le modèle d'alliance karipuna décrit plus haut, qui équilibre les stratégies d'ouverture et de fermeture des réseaux sociaux, était déjà présent parmi les générations plus anciennes et est toujours d'actualité dans les choix de mariage des jeunes Karipuna. D'après les personnes interrogées, ce modèle s'est consolidé au cours des deux siècles derniers. Ces pratiques, qui révèlent un rapport contrôlé avec l'altérité, auraient permis de « préserver » un groupe de familles qui se reconnaissait comme « parent » au sein d'une situation multiethnique très diversifiée : ce groupe de familles se serait élargi en concluant des alliances avec les populations des villes et villages voisins tout en renforçant ses frontières en tant que peuple.
67Je considère que ce modèle de sociabilité a été élaboré, par les ancêtres des familles actuelles du Curipi, « dans la joie des fêtes », qui sont des moments clés de leur vie. Les fêtes produisent et articulent des différences entre les hôtes et les invités, « nous » et « les autres », l'intérieur et l'extérieur, les donateurs et les bénéficiaires, en même temps qu'elles rassemblent les participants dans le partage de la musique, des boissons et des repas. L'argument selon lequel les fêtes seraient le produit de la « construction culturelle karipuna » [Tassinari 1998 et 2003] et produiraient cette construction se fonde sur le postulat d'une inter-intelligibilité entre les populations d'origines hétérogènes – autochtones et non autochtones – du bas Oyapock.
68Traitant, dans mon analyse, des alliances entre les autochtones et les non-autochtones, je voudrais souligner l'importance du dialogue entre ces deux domaines de l'anthropologie qui restent généralement séparés. Cette séparation épistémologique a rendu difficile notre compréhension de l'inter-intelligibilité qui se joue entre ces peuples. Il semble que cette possibilité de compréhension ait permis à des familles d'origines très diverses de faire la fête ensemble et, avec le temps, de construire une sociabilité, une identité et une cosmologie telles qu'elles se donnent à voir aujourd'hui.
69En résumé, l'étude des fêtes et de la généalogie karipuna a mis en évidence un mouvement d'unification identitaire qui s'est produit ces deux derniers siècles au contact de familles extérieures au groupe et de familles non autochtones. Ce mouvement, que j'ai appelé « construction culturelle karipuna » [Tassinari 1998 et 2003], s'accompagne d'un modèle de sociabilité fondé sur les réseaux de réciprocité et d'entraide, de références mythologiques et cosmologiques issues des traditions catholique et chamanique et repose sur l'identification des familles comme peuple autochtone au regard des enjeux d'une reconnaissance régionale et nationale.
70Par la pratique ethnographique [Peirano 1995] alliée à une démarche historique (sources orales et documentaires), la recherche anthropologique a, d'une certaine façon, conféré une légitimité aux manifestations culturelles et aux pratiques d'alliance karipuna. Les politiques publiques et le mouvement autochtone ont longtemps considéré les manifestations culturelles karipuna comme « non traditionnelles » ou « acculturées ». De ce point de vue, envisager les rapports entre les fêtes catholiques, les fêtes chamaniques et les travaux quotidiens permet de donner une visibilité à une « tradition » aux contours propres. Par ailleurs, les pratiques d'alliance karipuna, qui n'entraient pas dans les canons théoriques consacrés par l'ethnologie amérindienne, ont longtemps été perçues comme une exception imputable à l'« acculturation » de cette population. Or, comme nous l'avons vu, l'ouverture à l'extériorité est désormais une composante des modèles qui permettent de penser l'alliance dans les Guyanes.
- 11 Afin de pouvoir répondre à ces demandes, je travaille dans des programmes de dévolution de données (...)
71En interrogeant l'importance et le sens que les Karipuna donnent au « mélange » en tant qu'expression de l'ouverture de leurs réseaux de sociabilité et en identifiant les stratégies d'alliance qu'ils mettent en œuvre pour y parvenir, j'ai compris la signification de l'invitation qu'ils m'avaient faite à participer à leurs fêtes. En même temps qu'ils me rapprochaient de leur réseau de relations, ils utilisaient mon travail pour faire valoir leur demande de reconnaissance, surtout auprès des politiques publiques d'éducation. Ainsi ont-ils sollicité mon aide et mon expérience dans le cadre de propositions pédagogiques destinées aux écoles des villages. Et, plus récemment, ils m'ont demandé de leur fournir les données de mon enquête afin de fonder leur propre recherche académique à l'Université et de proposer des projets au Musée Kuahí des peuples autochtones de l'Oyapock11.
72En invitant une anthropologue à leurs fêtes, les Karipuna ont donc « attiré » le champ des rapports académiques à leurs demandes d'éducation scolaire, de formation à l'enseignement supérieur, de matériel pour les écoles autochtones, d'exposition muséographique. Ils espéraient acquérir une légitimité auprès des politiques publiques et, plus largement, de l'État.