1EN 1966, PHILIPPE SAINT-MARC, énarque et conseiller à la Cour des comptes, est choisi par Olivier Guichard, le délégué à l'Aménagement du territoire et à l'Action régionale, pour mettre en œuvre une « mission interministérielle pour l'aménagement de la côte aquitaine » (MIACA). Cette région sera l'une des premières terres de mission pour les scientifiques naturalistes du jeune Service de conservation de la nature (SCN) créé en 1959 au sein du Muséum national d'histoire naturelle.
2Dans le paysage des partenaires traditionnels de l'administration, ce Service se distingue par son souci d'inventaire dans le but de promouvoir la valeur « biologique » de l'espace. « L'inventaire » y prend la place d'une technique diligentée par l'État pour gouverner son territoire mais renvoie dans le même temps à une vieille pratique naturaliste. Autour de la collecte des données effectuée par le SCN en Aquitaine, un objectif commun aux scientifiques et à la Délégation à l'aménagement du territoire et à l'action régionale (DATAR) va être trouvé : il s'agit de valoriser l'arrière-pays aquitain, cher à l'approche doctrinale de Philippe Saint-Marc, et, particulièrement les étangs et les marais, chers au Muséum impliqué dans la restauration des écosystèmes menacés.
3À partir de son engagement, dans les milieux catholiques de gauche, au Mouvement républicain populaire (MRP), Philippe Saint-Marc a mûri une philosophie originale qu'il développe d'abord dans la revue Études puis dans un livre intitulé Socialisation de la nature [1971]. L'énarque y plaide pour un aménagement doux et écologique du territoire. Très riches en biodiversité, les étangs, qui ne s'appellent pas encore « zones humides », sont menacés par l'urbanisme : c'est le cheval de bataille des naturalistes.
4Bruno Latour [1999 : 18] a montré les limites de la distinction qui est souvent faite entre « écologie scientifique » et « écologie politique ». À cet égard, les relations entre la MIACA et le SCN révèlent en actes un enchevêtrement d'initiatives qui choisissent de traiter de questions politiques en recourant à des solutions scientifiques. La DATAR a d'ailleurs été décrite comme une administration d'État savante [Massardier 2000]. Missionnés par la DATAR, les scientifiques naturalistes, en menant l'enquête sur la côte aquitaine, cherchent à mieux connaître ce terrain depuis leur laboratoire parisien. Cette connaissance menace la répartition des équilibres entre la population, les collectivités locales, les associations, les ministères et autres. La nature des naturalistes faisant équipe avec les aménageurs n'a pas la même physionomie que le milieu des élus locaux.
5Ce que l'on commence à appeler alors « la protection de la nature » [Cadoret ed. 1985] redéfinit à la fois les techniques de gouvernement et la signification même de la nature. Avant que l'on ne dispose des bases de données actuelles, comme l'Inventaire national du patrimoine naturel, cette contractualisation entre le SCN et la MIACA représente un dispositif précurseur de convergence d'outils propres aux sciences naturalistes et d'instruments d'action publique [Lascoumes et Le Galès 2004]. On considérera dans ce contexte la relative nouveauté, à la fois pour l'État et les sciences, de la formule organisationnelle intitulée « mission » – qu'il s'agisse d'une administration du même nom, comme la MIACA, ou d'une « science de mission » (regulatory science) – pour qualifier l'expertise scientifique lorsqu'elle est convoquée par la puissance publique [Cramer 1987 ; Jasanoff 1990].
- 1 Cotes 3423W58-A, 3423W29-A, 3423W59-A, 3423W65-A, 3468W15-X.
6La mise en récit de cette mission se fonde sur un retour, avec vingt ans de recul, sur des entretiens (avec Georges Tendron, Jean-Baptiste de Vilmorin, François Lapoix, Philippe Saint-Marc) et le dépouillement d'archives personnelles et de fonds non classés du SCN, réalisés dans le cadre d'une thèse publiée en 1992. En 2013, nous avons consulté les archives de la MIACA déposées aux Archives départementales de la Gironde1 pour approfondir les recherches et préciser l'impact territorial de la MIACA. Le dépôt récent des archives du SCN au Muséum devrait permettre dans l'avenir de mieux apprécier son action précurseur.
7Ici nous nous bornerons à une première présentation de ce chapitre important de l'histoire des inventaires publics. Nous exposerons d'abord les termes de la rencontre entre la DATAR et le Service de conservation de la nature. Puis nous nous intéresserons à la pratique des inventaires comme mode de gouvernance territoriale avant d'interroger le choix de l'arrière-pays aquitain et ses conséquences. Nous reviendrons enfin sur l'empreinte que cette valorisation impose au territoire autour d'une nouvelle métrique, naturaliste cette fois.
8L'inventaire qui est commandé par la MIACA crée un pont entre savoir scientifique et pouvoir bureaucratique. La « mission » représente alors une forme d'organisation qui permet à la fois le quadrillage du territoire et un diagnostic rapide relevant de l'expertise. Jean-Pierre Le Bourhis [2007] a montré que la cartographie avait récemment servi à attacher certaines techniques scientifiques à une couverture administrative du territoire, voire à des prescriptions juridiques de planification locale. Avec l'inventaire, on dispose d'un second dispositif, et il s'agit de bien préciser le format que prendra son développement, comme outil cognitif au service de l'administration missionnaire. En 1956, l'article séminal d'Edgar Pisani sur l'administration de mission par rapport à l'administration de gestion précisait :
Deux autres domaines ont donné lieu en France, à des dates toutes récentes, à la création d'organes administratifs dynamiques venant se surajouter aux structures responsables du quotidien : ce sont le domaine militaire, d'une part, et le domaine religieux, d'autre part, sur lesquels il n'est pas sans intérêt de se pencher un instant [Pisani 1956 : 317].
9Au sens administratif, la mission emprunterait ses formes à la nouvelle organisation religieuse : celle des clercs envoyés évangéliser le monde. Elle dériverait aussi du sens militaire d'« unité d'opération ». Or, cet « esprit de mission » que Pisani va chercher dans le militaire ou dans le religieux correspond assez bien à l'idée que des naturalistes, agronomes ou écologues, se font de leur mission dans les colonies. On trouve dans Roger Heim [1952], alors directeur du Muséum national d'histoire naturelle, des passages sur cette militance et ce sentiment d'apporter le bon savoir, la bonne technique, à l'autochtone limité dans ses connaissances. L'action du SCN rapproche ainsi les propos tenus par Pisani sur l'ouverture de missions religieuses en métropole du mouvement de retour en France, avec la décolonisation, des agronomes et naturalistes scientifiques [Charvolin et Bonneuil 2007].
10Mais poursuivons la lecture de l'article de 1956 pour approfondir la question de la connexion entre histoire naturelle et administrateurs publics. Pisani insiste sur les évolutions de la « Mission France » et sur son « esprit missionnaire » dans l'Église moderne, qui met l'accent sur la mobilité du personnel clérical opposée à l'inamovibilité des clercs. Il faut donc une structure « missionnaire » qui recrute des hommes non pas en fonction de leur ancienneté ou de la position qu'ils ont acquise dans la gestion verticale des territoires par les administrations déconcentrées mais en fonction de leur tournure d'esprit, de leur statut de fonctionnaire de haut vol et de la liberté de moyens qui leur est octroyée pour procéder à des interventions rapides et plus ou moins ponctuelles.
11Comment ne pas voir, dans les missions du SCN, une logique d'intervention rapide, trans-sectorielle et territoriale comparable à celle de la MIACA ? Le Service de conservation de la nature avait été créé en avril 1959 par l'Assemblée générale du Muséum national d'histoire naturelle :
[Cette assemblée était] unanime sur l'organisation d'un service de protection de la nature dépendant d'un comité restreint constitué de professeurs particulièrement intéressés par ces problèmes de conservation de la nature, service rattaché administrativement à la Direction du Muséum.
12Nommé à la tête du SCN, Georges Tendron, qui venait de la physique appliquée à la nature, verra sa collaboration avec le Muséum culminer sous la présidence de Roger Heim. Le premier contact entre les deux hommes remontait à l'organisation, en 1955, d'une grande exposition intitulée « L'homme contre la nature ». Pour répondre à la nouvelle tendance de « conservation » de la nature au sens gestionnaire du terme, le SCN se dotera rapidement de collaborateurs, comme Jean-Baptiste de Vilmorin, qui s'occupait jusque-là des jeunes de la Société nationale de protection de la nature, François Terrasson, plus porté sur les sciences sociales, et François Lapoix, géologue de formation. Ce Service sollicite par ailleurs les conseils de plusieurs naturalistes du Muséum.
13La collaboration avec la MIACA représente, pour les membres du SCN, l'une des premières occasions où peut s'illustrer cet « esprit de mission ». Georges Tendron lui-même évoque de véritables « raids » :
On partait pour quinze jours. On avait au départ un plan bien défini. On retenait deux ou trois hôtels à deux ou trois endroits différents. On formait un staff. Je louais des voitures sur le terrain. On y passait la journée entière : on emmenait le sandwich. On rentrait le soir et on faisait le bilan de la journée. Tout était relevé, noté, etc. (entretien du 16 mars 1992).
14Il s'agit bien de « chevaux légers » de l'administration, l'équivalent d'un commando de naturalistes animé par un même esprit : superviser la nature de la côte aquitaine depuis les bureaux du Muséum à Paris.
15Il faut resituer la MIACA dans le cadre plus général des opérations mises en place par la DATAR au milieu des années 1960 (missions d'aménagement du Languedoc-Roussillon, de la côte aquitaine et de la Région parisienne) et de la réflexion centrée sur les parcs naturels régionaux, qui annoncent les unes et les autres une coopération accrue avec les naturalistes scientifiques. Ces nouvelles missions s'intéressent aux relations entre ville et campagne et vont soustraire à ce diptyque un tiers espace, ni agricole ni résidentiel ou urbain, en en faisant un patrimoine naturel garanti, préservé et géré par la puissance publique [Viard 2012].
16Déjà la loi du 1er juillet 1957 avait modifié la loi du 2 mai 1930 relative à la protection des sites en créant, au nom de leur valeur scientifique, un outil spécifique de conservation : la réserve naturelle. Cette modification avait instauré une possibilité de servitude sur des territoires choisis par l'administration d'État. Comme l'a fait très justement remarquer Jean Lamarque dans le premier manuel de droit de la protection de la nature et de l'environnement, cette loi visait autant à sauvegarder la nature qu'à donner aux scientifiques un espace sur lequel ils auraient les coudées franches [1973 : 57].
17La nature bonne à protéger était avant tout celle des naturalistes et des sympathisants ou militants qui s'organisaient de plus en plus en associations fédérées. Une ère de coopération s'était depuis longtemps ouverte entre ceux qui s'étaient déjà préoccupés de réserve naturelle à titre privé, notamment la Société nationale de protection de la nature (SNPN), et les pouvoirs publics. La SNPN et la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) avaient en effet créé la réserve des Sept-Îles dans les Côtes-d'Armor (en 1912), la réserve de la Camargue (en 1927) et la réserve de Néouvielle dans les Pyrénées (en 1936).
18La nouveauté des années 1960 réside dans cet appel renouvelé au scientifique, à son savoir et à ses outils pour toute intervention sur le territoire. Georges Tendron résume bien cette nouvelle donne dans son allocution prononcée lors des « Journées nationales d'étude sur les parcs naturels régionaux » (Lurs, septembre 1966) qui devaient préparer le décret de création des parcs :
En France, nous nous trouvons dans ce domaine à un tournant important. Il y a quelques années encore, les protecteurs de la nature se recrutaient parmi les élites et les intellectuels du monde scientifique, littéraire et artistique. Aujourd'hui, non seulement les groupements privés se multiplient mais, grâce à la nouvelle politique des structures, les contacts et la coordination entre divers ministères, organismes, ingénieurs, techniciens et personnalités du monde scientifique s'établissent. La consultation des écologistes devient ainsi possible.
- 2 D'ailleurs, toujours en suivant Jean Lamarque [1973], il faut noter que la première application du (...)
19Recourir à l'instrument « réserve naturelle », c'était donc soumettre un site et sa délimitation au jugement de sa valeur « naturelle », entendue, à ses débuts, comme « scientifique »2. Ce processus empruntait la voie des disciplines naturalistes et recourait à un personnel qualifié (les naturalistes), à travers la forme canonique de l'inventaire. Cette forme de l'inventaire naturaliste existait de longue date dans la tradition scientifique. Mais il ne sera pas trop d'un philosophe des temps modernes comme François Dagognet pour affirmer son retour au premier plan, en plein tournant environnementaliste, dans un livre judicieusement intitulé Le catalogue de la vie [1970], qui cherche à tirer les enseignements, pour les gestionnaires administratifs, de l'évolution de la biologie [2004 : 241]. Vocation naturaliste et vocation administrative convergeaient ainsi dans la même direction. Dans le cas qui nous intéresse, elles seront encouragées l'une et l'autre par la DATAR.
20La MIACA est précurseur en ce que cette mission intervient avant ce qui se fera quelques années plus tard pour les parcs naturels régionaux. Elle est aussi spécifique en ce qu'elle porte sur des territoires ordinaires et non pas des « réserves intégrales » (zones peu valorisées par l'occupation urbaine, l'agriculture rurale ou la mise en réserve patrimoniale). La MIACA est, par ailleurs, singulière en ce que, à l'époque, il existait peu d'organisations qui assuraient l'interface entre l'administration publique et les naturalistes au niveau central.
- 3 Financée par la Caisse des dépôts et consignations.
21Pour ce qui est de l'aménagement du Languedoc-Roussillon, la DATAR avait demandé au Service de la carte de la végétation de la France, installé à Toulouse dès 1947, de réaliser des inventaires mais il s'agissait surtout de dresser des cartes et de s'acquitter de la commande de l'État par des données biogéographiques [Gauquelin et al. 2005]. Dans le domaine parapublic, la Société centrale d'équipement touristique3, quant à elle, avait eu recours à des naturalistes pour l'expertise qu'elle ne possédait pas en propre. De la même manière, c'était vers des naturalistes qu'on s'était tourné pour la rédaction de l'ouvrage paru en 1966 à la Documentation française : La nature dans votre commune. Bref, les premiers liens entre l'administration et les naturalistes avaient été développés en Languedoc-Roussillon et seraient systématisés dans l'opération sur la côte aquitaine.
- 4 En rivalité avec la Société nationale de protection de la nature (SNPN), également hébergée par le (...)
- 5 Hauts fonctionnaires recrutés à la DATAR. Serge Antoine s'illustrera plus tard dans la création du (...)
22L'affirmation et la confirmation de l'appel aux naturalistes sur le site aquitain sont à dater de la contractualisation avec le Service de conservation de la nature4. Il semble que les premiers contacts entre le SCN et la DATAR soient passés par Yves Jaigu et Serge Antoine5.
- 6 Archives du Service de conservation de la nature, consultées en 1992.
23Toujours est-il que la DATAR commande au SCN des inventaires naturalistes et des rapports sur les dispositifs juridiques à mettre en place sur la côte aquitaine en retenant comme terrain une bande de 30 kilomètres de large s'étalant de la Pointe de Grave, au nord, à l'embouchure de l'Adour, au sud. Entre 1966 et 1967, le SCN produit six premiers rapports qui se concentrent sur des tronçons de ce secteur, comme par exemple « De Hourtin à Soustons » (rapport no 2)6. À ces documents s'ajouteront d'autres rapports sur la protection des berges et canaux ou, encore, sur la dune. Dans tous les cas, il s'agit de dégager la valeur scientifique, donc naturelle, de portions de territoire, dans des termes définis conjointement par les naturalistes et l'administration.
24La Mission interministérielle d'aménagement de la côte aquitaine (MIACA) est instaurée le 20 octobre 1967, pour une durée de trois ans, par le décret no 67-931. Quelque temps plus tôt, le 6 janvier 1966, un groupe de travail central avait été constitué au sein de la DATAR, et Olivier Guichard, à l'initiative de l'opération de la DATAR sur la côte aquitaine, avait proposé au haut fonctionnaire Philippe Saint-Marc de présider ce groupe. Philippe Saint-Marc se souvient :
En 1965, on m'avait donné une étude qui portait sur les problèmes de société d'économie mixte, qui était sans intérêt. Et puis, brusquement, en janvier 1966, Guichard avait besoin de quelqu'un pour présider un groupe de travail sur l'aménagement de la côte aquitaine et a pensé que je ferais l'affaire (entretien du 21 février 1992).
25Le Service de conservation de la nature interviendra essentiellement au sein de ce groupe de travail et se montrera particulièrement actif dans les inventaires naturalistes et les dispositifs de protection. Comme le dira Philippe Saint-Marc, qui, en 1967, devient président de la MIACA :
- 7 Archives personnelles de Philippe Saint-Marc, « Premier rapport au gouvernement », 1968, p. 2. Avan (...)
Le groupe de travail avait eu pour rôle d'explorer l'avenir, de faire le point des études déjà faites et de proposer des mesures propres à sauvegarder les virtualités. Diverses études, de portée très générale ou plus directement opérationnelles, ont ainsi été effectuées tandis qu'un dispositif de protection était établi, notamment par l'extension à la côte aquitaine de la réglementation applicable au littoral méditerranéen, par le décret du 21 juillet 19667.
- 8 Archives personnelles de Philippe Saint-Marc, « Premier rapport au gouvernement », p. 2.
- 9 Il sera étendu aux Basses-Pyrénées par le décret du 28 mai 1968.
26Une grande attention a été portée à la zone d'opération de la MIACA. Seul un décret pouvait donner des pouvoirs administratifs, notamment dans le cadre de « périmètres sensibles où des taxes destinées à l'achat d'espaces verts peuvent être perçues »8. Le dispositif juridique sera fixé par un arrêté du 21 mars 1967. En 1966, le périmètre d'intervention s'étendait sur deux départements : la Gironde et les Landes9. Mais fallait-il inclure tout le périmètre administratif et politique du département ou se concentrer sur des espaces plus restreints ?
27Philippe Saint-Marc incarne une certaine philosophie de la nature qui va se traduire par un champ d'action spécifique. Il reprend à son compte la vision écosystémique de Georges Tendron et autres écologues – on pense à Roger Heim [1952] et à Jean Dorst [1965], tous deux du Muséum national d'histoire naturelle –, selon laquelle la campagne serait une « zone de nature » organisée autour d'« unités biologiques ». L'énarque entend par là le foyer des connexions et interdépendances mises en lumière par les naturalistes. On se souvient de la remarque de Jean Lamarque [1973] sur l'identité entre la valeur « naturelle » et la valeur « pour le scientifique ». Mais Philippe Saint-Marc va plus loin encore en envisageant la nature comme le champ d'expansion du monde urbain, de plus en plus enclin à réinvestir les campagnes pour le week-end et les vacances. Il saisit les évolutions de l'équilibre entre ville et campagne mises en valeur par Henri Mendras [1988]. Dans un article repris en 1971 dans son ouvrage Socialisation de la nature, il déclare :
Il faut y maintenir l'infrastructure d'accueil nécessaire pour que le monde rural puisse jouer son rôle biologique, au moins aussi important que sa fonction de production, pour que le citadin puisse échapper au monde urbain sans cesse plus concentré, pollué, énervé, pour venir se retremper, à la campagne, à la montagne ou à la mer, dans cette source inépuisable des grandes richesses physiques : l'air pur, le calme et le silence. L'espace rural est la réserve de santé du monde [1975 (1971) : 98].
28Cette vision du biologique, dont le scientifique est le porte-voix, est donc hissée au rang de valeur morale pour une société de plus en plus urbanisée. Mais Philippe Saint-Marc entend aussi tirer des solidarités présentes dans le monde biologique un autre précepte pour son action à la DATAR : ces interconnexions ne doivent pas être fragmentées par des politiques publiques spécialisées ou sectorielles. Dans un article publié par la revue Études en mars 1967, et repris en 1971, il écrit :
C'est également proclamer l'unité du milieu naturel, si diverses en soient les formes et si nombreux les problèmes que pose sa conservation. C'est refuser de laisser disparaître les options politiques fondamentales dans ces interminables discussions techniques qu'entraîne la « miniaturisation » de la protection de la nature, sa fragmentation en d'innombrables aspects parcellaires et isolés – contrôle des gaz d'échappement automobiles et limitation de la chasse à la baleine ; traitement des eaux rejetées par les usines sidérurgiques et refuges pour les bouquetins... – alors que la vie est une, que tous les éléments d'un ensemble biologique sont étroitement liés et qu'on ne peut protéger les uns sans protéger les autres [1975 (1971) : 59-60].
- 10 Lequel a une maison en Aquitaine.
29Contre cette fragmentation artificielle observée dans le domaine de la protection de la nature, l'énarque va imposer une conception au plus près de sa vision vitaliste de la campagne. Il expose son point de vue de façon très claire à Olivier Guichard10 :
Je lui ai dit dès le départ [...] qu'il y avait un choix à faire entre la côte mince et la côte épaisse. La côte mince consiste à refaire ce qu'on a fait pour le Languedoc, c'est-à-dire urbaniser, pour le tourisme et dans un objectif purement commercial, la mince bande en front de mer. Puis l'arrière-pays, on laisse tomber : ce qui est l'opération Languedoc-Roussillon. Au contraire, je lui ai dit dès le départ : moi ce que je vous propose, c'est la côte épaisse, c'est-à-dire d'avoir une trentaine de kilomètres derrière le front de mer pour intégrer l'arrière-pays rural au développement du littoral, pour éviter l'encombrement du littoral et la désertification de l'arrière-pays (entretien du 21 février 1992).
30Aussi Philippe Saint-Marc va-t-il proposer une délimitation de son champ d'intervention, forcément territoriale puisqu'il s'agissait d'une « mission » limitée dans le temps et dans l'espace : il se concentre sur l'arrière-pays. Mais il accompagne cette restriction d'une réflexion sur le vitalisme rural de la région, et donc sur l'importance de son arrière-pays. En somme, il a fallu trouver un compromis entre les limites territoriales administratives et cette conception d'une zone privilégiée :
- 11 Archives personnelles de Philippe Saint-Marc, « Premier rapport au gouvernement », p. 2.
Il est apparu à la mission qu'une extension excessive de son champ d'action présenterait de multiples inconvénients. Mais, à l'inverse, il n'était ni possible ni souhaitable de cantonner ces inconvénients à la seule frange littorale. Aussi deux zones ont-elles été distinguées : l'une dite « prioritaire », où l'action de la mission procédera à des interventions généralisées, l'autre dite d'« actions localisées », où la mission réalisera seulement quelques opérations ponctuelles d'importance limitée11.
31On dispose d'un premier découpage administratif à travers le champ d'action que va se donner la MIACA et à travers la définition du territoire qui en résulte, au sens propre d'espace délimité par un pouvoir. De grandes discussions, en 1965 et 1966, vont par exemple avoir lieu pour savoir si Dax doit être inclus dans le périmètre des arrêtés relatifs à la protection des sites. Enclore un territoire est en effet le fait du prince, et ici d'autant plus que le prince doit passer outre les institutions locales qui dessinent elles aussi le territoire, mais différemment :
Le champ global d'action de la mission couvre l'ensemble du département de la Gironde (à l'exception de l'agglomération bordelaise), l'ensemble du département des Landes et le pays basque, soit 22 000 km2 environ. Mais la zone d'opération ou « prioritaire » ne s'étend que sur quelque 6 500 km2, soit le littoral proprement dit des trois départements, la vallée de la Leyre (Gironde et Landes) et le bas Adour (Landes et Basses-Pyrénées)12.
32Le choix de l'arrière-pays aquitain répond ainsi au diagnostic plus général qui a été fait sur l'évolution des rapports de la société française avec l'espace rural mais répond aussi à la nécessité de fixer, à la mission administrative, un champ d'intervention restreint.
33Ce choix politique de Philippe Saint-Marc s'appuie donc sur des considérations administratives mais aussi doctrinales, centrées sur une valorisation du biologique, et donc du scientifique. Or, dans l'arrière-pays, se distingue une ligne parallèle d'étangs et de marais qui double la côte à l'intérieur des terres. Le souci du biologique rencontre alors les outils et les objets des naturalistes, qui voient dans les étangs et les marais des entités dévalorisées que l'optique scientifique permettrait de réhabiliter. Les deux cartes de l'arrière-pays aquitain présentées pp. 68 et 69 indiquent la localisation des étangs. Elles ont été produites au fur et à mesure des expéditions des naturalistes sur le terrain.
34Dès le xvie siècle, les étangs et les marais étaient considérés comme une source d'effluves néfastes et de dévalorisation du territoire. Un édit royal d'Henri IV du 8 avril 1599 précisait en effet :
Il y a grande quantité de palus et marais inondez et entrepris d'eau, et presque inutiles, et de peu de profit, qui tiennent beaucoup de pays comme désert et inhabit, et incommodent les habitants voisins, tant à cause de leurs mauvaises vapeurs et exhalations, que de ce qu'ils rendent le passage fort difficile et dangereux ; lesquels palus et marais estans desseichez, serviront partie en labour et partie en prairies et pasturages [Lecomte et al. 1985 : 43].
35Quatre siècles plus tard, les années 1960 résonnent encore de cette priorité d'assèchement qui courra tout au long du xxe siècle [Derex 2001]. Ces espaces que l'on commence tout juste à appeler des « zones humides » ne bénéficieront d'une réhabilitation complète qu'avec la convention de Ramsar du 3 février 1971 « relative aux zones humides d'importance internationale particulièrement comme habitats de la sauvagine » [Salles 2006 : 30]. Cette convention ne sera ratifiée par la France qu'en 1986. Mais, en 1966, les naturalistes scientifiques se faisaient déjà les porte-parole de ces espaces marginalisés : pour eux, il s'agissait de les réhabiliter symboliquement en faisant valoir leur richesse naturelle. De fait, les premiers rapports du SCN concerneront des périmètres dans lesquels les étangs sont particulièrement nombreux. Le rapport numéro 4 s'ouvre sur le constat suivant :
La mission effectuée en juin 1967 par le Service de la conservation de la nature avait pour but de compléter l'inventaire du territoire situé au sud du bassin d'Arcachon. Les précédentes missions de mai et novembre 1966 s'étaient arrêtées au nord de la route Léon-Vieux Boucau, et, au cours de celle-ci, le travail porta sur la zone située au sud de cette route.
36[Image non convertie]
37[Image non convertie]
38Or, ce rapport est consacré à une multitude d'étangs : « Étang de Lahoun », « Étang Long », « Étang de Garros », « Ancien étang d'Orx », « Étang de la Pointe », « Étang d'Ossegor », « Étang Noir », « Étang Blanc », « Berges ouest et nord », « Étang de Hardy ».
- 13 Sur Steven Forbes, on peut consulter Daniel W. Schneider [2000].
39L'étang ou le marais est donc le point focal de la mission, à la croisée de la zone d'intérêt de Philippe Saint-Marc (l'arrière-pays) et de la zone d'intérêt naturel du SCN. En effet, depuis Steven Forbes13, grand écologue américain de la fin du xixe siècle, l'étang a été défini comme un système en équilibre, un « microcosme » dans lequel la stabilité géologique et hydraulique conduit à une harmonisation des échanges entre plantes et animaux. Se dévoile ainsi, sur cette bande parallèle à la côte aquitaine, au fil des étangs et des marais, une « valeur biologique » intrinsèque, pour reprendre les termes de Philippe Saint-Marc. L'étang ou le marais serait un système en équilibre instable qui doit être préservé comme tel car il se passe de l'homme pour évoluer vers l'équilibre ; il recèle une valeur intrinsèque moyennant le fait qu'il est décrit par les scientifiques.
- 14 Voir http://www.sepanso.org/presentation/temoignages40ans/martin.php (consulté le 24 novembre 2014)
40En offrant des objets d'exploration dans le cadre de la collecte des données, les étangs deviennent porteurs d'obligations et d'exigences que les naturalistes partagent plus ou moins avec les autres acteurs du terrain. Les étangs sont pris dans des enjeux locaux très disputés. Lorsque, en 1964, les instigateurs de la MIACA (au premier rang desquels Olivier Guichard) constitueront un groupe de travail en Gironde, on bascule dans une perspective d'aménagement du territoire qui fait passer le développement local par une coordination administrative centralisée. Le groupe de travail de 1964 ne comprendra d'ailleurs que des personnels d'administration déconcentrée. Or, ce travail sur le terrain suscite des controverses, notamment avec des personnalités locales et avec les groupes anti-MIACA qui se forment à l'époque. D'autres groupements, comme la toute jeune SEPANSO (Société pour l'étude, la protection et l'aménagement de la nature dans le Sud-Ouest), participeront activement aux débats organisés autour de la future « mission »14.
41Comme sciences de terrain, les disciplines naturalistes s'appuient sur des réseaux locaux. Le SCN, quant à lui, articule son rôle d'interlocuteur centralisé de la MIACA à d'autres ramifications sur le terrain. La participation des amateurs et bénévoles aquitains aux travaux de la MIACA s'inscrit alors dans un contexte controversé. Peu soumis à la pression résidentielle et peu investis par l'activité économique, les étangs se révèlent être de bons candidats à une appropriation par les naturalistes, qui veulent en faire « leur espace » sans trop perturber les intérêts locaux.
42Apprécier la « valeur biologique » ou « valeur naturelle » de l'arrière-pays aquitain, c'est convoquer le scientifique pour qu'il procède à une évaluation ou à un diagnostic de ce qui devrait être préservé à des fins d'étude. On a vu que les étangs représentaient un élément de lutte où le dispositif réglementaire pouvait permettre l'expression d'une nouvelle « valeur » à caractère scientifique. Voyons désormais comment le SCN, porté par « l'esprit de mission », s'y prend, lui, pour dégager cette « valeur naturelle » nouvellement sanctionnée.
43Outre l'appui qu'il a reçu de naturalistes locaux, le SCN s'est inspiré de méthodes inventées par l'écologie du début du xxe siècle, au moment où « le terrain » devenait le lieu de prédilection du scientifique avec tout ce que cela supposait comme modification de la démarcation entre le scientifique, traditionnellement confiné dans son laboratoire, et le non-scientifique [Kohler 2002]. Georges Tendron explique :
- 15 François Larigauderie était ornithologue au Centre de recherche sur la migration des mammifères et (...)
- 16 On retrouve dans la bibliographie de Paul Jovet plusieurs rapports rédigés en 1967 sur la flore de (...)
On a inventé. Il fallait aller très vite. En fait, on a pris un certain nombre d'indices remarquables. On avait déjà de la documentation. On s'est aussi beaucoup servi des locaux parce qu'il y avait des sociétés d'histoire naturelle et que ces sociétés avaient de nombreux amateurs naturalistes qui valaient souvent les professionnels et qui connaissaient surtout très bien les points sensibles du fait qu'ils habitaient la région. Paul Jovet les connaissait parfaitement pour la botanique, et François Larigauderie15, également. Ce qui fait qu'on a quadrillé les points sensibles, les points remarquables. Jovet16 connaissait parfaitement la côte aquitaine, ce qui a permis d'aller tout de suite aux points sensibles. Ensuite, on a fait une cartographie de toutes les régions sensibles et, à partir de cette cartographie, on a établi des zones à préserver, les zones qui pouvaient servir pour le loisir, et on a fait la carte (entretien du 16 mars 1992).
- 17 Il est remarquable que, malgré la présence de François Larigauderie, les rapports du SCN mentionnen (...)
44C'est surtout les « stations botaniques » que vont exploiter les naturalistes du SCN. En phytosociologie, le remarquable au premier abord concerne les associations végétales. Si l'espèce caractéristique de l'association végétale n'est pas forcément celle qui saute aux yeux à première vue, le fait de noter la présence de telle ou telle espèce fournit des indications sur ce que recèle le milieu17. C'est ainsi que les naturalistes caractérisent très rapidement des types de milieux, quasiment au premier coup d'œil. Comme le prouve cet extrait du rapport no 4 de juin 1967 consacré à l'étang de Lahoun :
- 18 Archives du Service de conservation de la nature, rapport no 4, p. 1.
Autour de la lagune en ceinture concentrique : saulaies à Salix atrocinera, marge à Iris pseudacorus, Ranunculus flammula, puis, voisinant avec Salix repens var. dunensis, une végétation herbacée basse à Alisma ranunculoides, Hydrocotyle, Paspalum distichum et, dans les parties plus humides, Mentha Pulegium (Menthe pouillot), Littorella palustris18.
45Ainsi l'espace des démarcations locales traditionnelles est redécoupé par le périmètre d'intervention de la MIACA et se voit requalifié par les naturalistes du SCN qui déterminent des zones à « naturalité » ou valeur intrinsèque parce que décrites par des scientifiques. Ces « sciences de mission » déclinent alors une autre caractéristique de « l'esprit missionnaire » dont on a parlé en première partie : elles se distinguent par leur rôle d'appui à la décision publique ; en outre, elles rapprochent la recherche académique, voire fondamentale, de l'expertise en vue d'une réglementation [Cramer 1987 ; Jasanoff 1990]. Elles interfèrent avec la gestion locale de l'environnement en court-circuitant les élus, les notables et autres acteurs locaux par une alliance, au niveau central, entre hauts fonctionnaires de la MIACA et scientifiques naturalistes. L'argument de la dégradation de l'environnement déplace les enjeux habituels de la gouvernance locale sur le terrain de l'équilibre du milieu, dont les spécialistes sont tout naturellement les naturalistes : parfaite illustration de cet éco-pouvoir dont parle Pierre Lascoumes [1994]. Ainsi, dans le rapport no 4, peut-on lire à propos de l'étang de Long ce diagnostic sans concession sur les usages qui en sont faits :
L'étendue d'eau libre est encore plus réduite que pour l'étang de Lahoun, à la suite peut-être d'un abaissement de la nappe phréatique due au drainage intensif opéré par les lotissements proches. La végétation a été partiellement arrachée par des moyens mécaniques. Les rives sont dégradées par des passages de camions et souillées par toutes sortes de déchets. Cependant les plantes qui subsistent constituent de bonnes reliques d'une ancienne végétation de grand intérêt : Potamogeton, Myriophyllum, Characées, Ranunculus. L'environnement aussi est assez spécial : pin maritime, chênes, grandes bruyères, Cistus salfolius, etc.19
46Dans le cadre de la MIACA, les naturalistes sont parvenus à intéresser l'administration à leurs objets et à faire en sorte que l'action étatique fasse un détour par leurs laboratoires et leurs protocoles – ce qui correspond à la notion de « point de passage obligé » dans la théorie latourienne [1989]. La MIACA leur commandera d'ailleurs des rapports sur les mesures techniques et juridiques (rapports no 7 et 8 de 1967) à appliquer pour que soit respectée la « nature ». D'où ces propos modérés des naturalistes dans l'introduction du rapport no 7 :
- 20 Archives du Service de conservation de la nature, rapport no 7, p. 3.
Zones de protection biologique. Nous dénommerons ainsi des zones situées précisément dans ces endroits humides à maintenir et améliorer. En ce qui concerne les bords des étangs importants, elles sont volontairement limitées à une fraction du périmètre total (1/3 environ, parfois moins) à conserver à tout prix à l'état sauvage ; elles sont en outre étendues nécessairement à la partie de l'environnement indispensable au maintien du milieu écologique convenable20.
47La recherche de la « valeur biologique » de ce territoire de l'intérieur de la côte aquitaine est alors systématisée par des fiches techniques où sont reprises toutes les dimensions qui font « territoire » administratif et « terrain » naturaliste. Les fiches renseignent, pour chaque étang, les rubriques suivantes : « Cartographie », « Nature », « Motif », « Délimitation », « Mesures demandées ». Chacune des fiches renseignées permettra à la DATAR d'appuyer ses décisions, d'une manière finalement assez similaire à ce qui se fera quelques années plus tard avec les « 100 mesures pour l'environnement » [Charvolin 2003].
48À la DATAR, Philippe Saint-Marc passait pour avoir des idées bien à lui. Serge Antoine, le « manœuvrier » des « 100 mesures pour l'environnement » promulguées en juin 1970, reviendra en 1996 sur le rôle que Philippe Saint-Marc a joué dans l'imprégnation environnementale de la DATAR :
- 21 Serge Antoine, Archives personnelles, « La DATAR et l'environnement, 1962-1971 ».
Plus nette encore en faveur de la nature grâce à la personnalité de Philippe Saint-Marc à qui est alors confiée la responsabilité de la Mission touristique aquitaine (en 1967), la dimension « nature » est là, très présente21.
49Une note de bas de page souligne l'autonomie de pensée du président de la MIACA :
- 22 Il s'agit d'Émile Biasini, qui lui succède en 1969.
- 23 Ibid.
Mais la vertu a ses limites : trois ans après, Biasini22 succède à Philippe Saint-Marc, qui, dès lors, se lance seul dans l'expression d'une revendication pour une autre société plus respectueuse de la nature23.
50Dans un univers soumis à de multiples influences, Philippe Saint-Marc, qui était contre le bétonnage de la côte aquitaine, a vu dans l'alliance avec le Service de conservation de la nature la possibilité de faire passer ses idées :
Quand j'ai pris l'affaire en main, je suis allé faire un certain nombre de visites. J'ai fait des réunions de travail. Je me suis dit : il faut faire un plan. Mais ce programme d'aménagement, je l'ai conçu de manière à appliquer directement mes idées. J'ai constitué une équipe pour travailler à ces problèmes d'aménagement de manière à ce que l'on mette l'accent sur les problèmes biologiques (entretien du 21 février 1992).
51La rencontre entre fonctionnaires et scientifiques, voulue par Philippe Saint-Marc, s'achèvera avec le remplacement de l'intéressé. Au-delà de la personnalité de Philippe Saint-Marc et de la portée régionale de cette histoire, l'intervention du SCN est d'autant plus intéressante à considérer qu'elle préfigure le développement des services scientifiques et des bureaux d'étude, qui, à partir des années 1970, seront chargés des inventaires, adossés à une législation qui n'aura de cesse de s'établir sur la base des connaissances naturalistes issues de la collecte des données sur le territoire français.
52Au-delà de la technologie de gouvernement, la MIACA est l'histoire d'une progressive transformation du milieu, dans les catégories utilisées pour le penser et le gérer. C'est aussi une réallocation des pouvoirs qui ont prise sur l'espace aquitain. Pour un pouvoir central, la métrique du territoire va de pair avec sa lisibilité [Scott 1998]. Elle coïncide avec l'apparition d'une nouvelle qualité : celle de la nature comme tiers espace [Viard 2012] ou comme lieu de vie et d'investissement pour une population tendant, à partir des années 1960, à repeupler les campagnes délaissées par les agriculteurs [Mendras 1988 : 35].
53À travers l'expérience aquitaine du SCN se développent conjointement une écologie politique et une écologie scientifique. On a montré à quel point elles étaient imbriquées à une époque où on aurait bien du mal à séparer « écolos », « écologues » et « écologistes ». Cet exemple français n'est pas unique : il a des précédents, notamment aux États-Unis, avec les biological surveys dès les années 1930 [Masutti 2006].
54Requalifier le milieu en termes de « nature » n'est pas neutre. Philippe Saint-Marc se heurtera durant toute sa mission au pouvoir local aquitain. La question des permis de construire, et, donc, de l'artificialisation du milieu, sera une pomme de discorde récurrente entre les conseils généraux, les maires, les préfets et la MIACA. Tout dépend, bien entendu, du format cognitif et juridique que l'on donne au « bon milieu » : est-ce celui de la métrique naturaliste de la MIACA ou celui du développement résidentiel et économique des locaux ?