1AU DÉBUT DU XVIIIe SIÈCLE, le médecin-botaniste hollandais Herman Boerhaave (1668-1738) rend un hommage appuyé à ses contemporains engagés dans l'« inventaire naturaliste » du monde. S'il ne saurait employer cette expression, entrée en usage au xxe siècle, il en évoque pourtant la démarche, qui prend appui sur des recherches en plein air. L'effort de collecte et d'observations sur le terrain permet d'accumuler des données brutes, notamment sous forme de spécimens. Le traitement de ces données fait ensuite intervenir des opérations de recherche d'informations complémentaires, de comparaison et de sélection, afin de répondre aux principaux objectifs disciplinaires de la botanique des Lumières : nommer, décrire et classer les plantes. L'inventaire de la flore au xviiie siècle demeure un objet privilégié pour l'histoire sociale des sciences, mais il a aussi fait l'objet de développements féconds dans d'autres champs de l'histoire. En croisant différentes approches, cette communication suggère quelques pistes pour un état des lieux de la question. On s'attarde sur les grands enjeux de l'inventaire de la flore, et sur le traitement des données produites. On revient ensuite sur la matérialité de l'enquête naturaliste, qui mobilise différentes catégories d'acteurs, ayant en commun une culture botanique aux contours spécifiques.
2Au xviiie siècle, la globalisation des stratégies d'accumulation de connaissances de la part des puissances colonisatrices européennes génère une véritable course à l'inventaire de la flore du monde, pour reconnaître le plus grand nombre possible d'espèces, et en apprécier les potentialités. La dilatation des espaces étudiés, ainsi que l'élargissement du champ des savoirs sur le règne végétal, conduisent les botanistes à faire face à plusieurs défis d'ordre méthodologique et épistémologique.
3Quatre décennies de recherches au carrefour entre histoire coloniale, histoire environnementale et histoire des sciences ont montré que les enjeux de l'inventaire naturaliste du monde, initié et poursuivi par les grandes puissances européennes en même temps que les conquêtes coloniales, sont tout autant scientifiques qu'économiques, stratégiques et sociaux. Dès la fin du xviie siècle, l'accumulation de savoirs et de données naturalistes constitue l'une des raisons d'être des « machines coloniales », chargées de fournir les moyens humains, matériels et financiers à l'entreprise [McClellan, Regourd 2012]. Leurs rouages sont complexes, et se situent tout aussi bien au niveau de l'appareil d'État que des marines et compagnies de commerce, sans oublier les institutions de savoir et les réseaux de savants [Drayton 2000]. Les grandes académies et institutions de recherche nationales (Académie Royale des Sciences de Paris, Royal Society de Londres, Jardin du roi et Kew Gardens, Jardin botanique Royal et Cabinet Royal d'Histoire Naturelle de Madrid...), jouent un rôle déterminant dans le financement et l'organisation matérielle de l'inventaire naturaliste à l'échelle de la planète, mais aussi dans la gestion des flux de données et dans leur traitement scientifique. Elles se réservent en outre le monopole de l'expertise et de la validation des savoirs, y compris ceux qui sont produits dans les espaces en situation coloniale [Raj 2007].
4Au xviiie siècle, la croissance démographique et économique en Europe est particulièrement favorable à l'encouragement des activités de recherche portant sur les ressources naturelles. Les propriétés des végétaux trouvent des applications directes dans plusieurs domaines sensibles, comme l'agronomie ou l'industrie, à une période où la consommation de produits agricoles et manufacturés s'accroît. L'exploration du royaume de Flore suscite en outre tous les espoirs à l'heure où les pouvoirs publics s'emparent de la question de la santé des populations, sous la double influence de l'économie politique et des discours des philosophes. La botanique est historiquement une science auxiliaire de la médecine, à laquelle elle demeure étroitement liée. Jusqu'au xixe siècle, les remèdes sont principalement composés de substances d'origine minérale ou végétale ; les protocoles de synthèse chimique demeurent au stade expérimental. Pour les médecins et les apothicaires, la maîtrise de l'art de guérir repose sur la connaissance des plantes et de leurs propriétés ; rares sont les botanistes à n'avoir entrepris, au moins partiellement, des études de médecine, et le rôle des médecins dans l'inventaire naturaliste de la planète au xviiie siècle n'est plus à démontrer. L'élargissement des horizons outre-mer ouvre des perspectives : les puissances engagées dans le processus de domination coloniale entendent bien profiter des savoirs thérapeutiques indigènes, dans un contexte géopolitique très concurrentiel [Schiebinger, Swan 2007]. Les dictionnaires de botanique médicale témoignent d'un incontestable élargissement de la panoplie thérapeutique, par exemple dans le domaine des remèdes fébrifuges (bois de gaïac, ipécacuanha, quinquina...). Cependant, ces innovations ne suscitent pas un enthousiasme unanime. Des recherches récentes montrent que l'intégration de plantes originaires d'autres continents dans la pharmacopée européenne est loin de s'effectuer de manière linéaire et passe par des processus complexes, incluant des phénomènes de résistance [Schiebinger 2004]. En France, les revers subis pendant la Guerre de Sept Ans (1756-1763), ont alerté l'opinion éclairée des risques pesant sur les circuits d'approvisionnement en ressources thérapeutiques. Bien des médecins ont la conviction qu'un petit nombre de médications, composées à partir de végétaux communs, suffit à résoudre à moindre frais des problèmes sanitaires dans les provinces. Cette posture encourage une intensification de l'inventaire des richesses floristiques locales, pour substituer aux plantes exotiques des végétaux aux propriétés comparables.
5En Europe occidentale, le travail d'inventaire des plantes commence dès l'Antiquité grecque, et s'inscrit dans une tradition intellectuelle d'observation de la nature et d'accumulation de connaissances nécessaires à l'homme. C'est à partir du xvie siècle que la botanique se détache à la fois de l'agriculture et de la médecine, en s'intéressant à des plantes qui n'ont pas d'utilité immédiatement reconnue. Ses méthodes de travail doivent s'adapter à des évolutions majeures, qui en précipitent la constitution en discipline autonome. La généralisation de l'imprimé simplifie le jeu des comparaisons, identifications, et correction des erreurs. L'élargissement des limites du monde connu, et le nombre croissant d'espèces végétales nouvellement découvertes, déborde le champ du savoir accumulé depuis l'Antiquité. Enfin, dans le dernier tiers du xviie siècle, le contexte de production des savoirs connaît une mutation irréversible. Le mouvement d'institutionnalisation de la sphère savante est en marche, avec la création de grandes institutions de recherches nationales. Articulées aux « machines coloniales » des puissances européennes, elles ont accès à des quantités inégalées de nouvelles données naturalistes.
6Comme les autres domaines du savoir, l'inventaire naturaliste n'échappe pas à la tentation encyclopédique d'accumulation systématique des connaissances. Mais l'individualisme de la démarche est remis en cause : personne ne peut plus prétendre à la production d'un savoir universaliste, qui porterait sur des dizaines de milliers de plantes à l'échelle planétaire. S'opère dès lors une fragmentation des échelles d'observation. Les savants susceptibles de proposer des synthèses plus ambitieuses à partir des vastes collections des institutions centrales ne sont que quelques dizaines. La globalisation de l'enquête naturaliste renforce paradoxalement la légitimité des contributions locales ou régionales. À défaut d'une méthodologie commune, le risque est grand de voir se juxtaposer des catalogues étanches, organisés suivant les logiques propres à chaque auteur. La passion classificatrice de la botanique au xviiie siècle s'explique par le besoin de normaliser la méthode botanique pour tendre à l'universel. Les botanistes ont bien conscience de l'accroissement exponentiel du nombre d'espèces répertoriées, qui dépasse les 10 000 à l'horizon du xviiie siècle. Encore opératoire lorsqu'on ne connaissait que quelques centaines de plantes, le classement alphabétique est rendu obsolète et inopérant. Il faut intégralement repenser la méthodologie disciplinaire, et concevoir des systèmes de classification à même de rendre intelligible cet inventaire élargi. Une autre question épistémologique fondamentale réside dans le mode de désignation des données. Une même plante revêt couramment des noms différents en fonction des auteurs qui s'y sont intéressés par le passé, contraignant les botanistes à se pencher sur les épineuses questions de synonymie lorsqu'ils travaillent sur une identification, en recourant à des ouvrages de référence comme le Pinax theatri botanici de Gaspard Bauhin (1623). La prolifération d'espèces nouvellement découvertes accentue les risques de brouillage. Au xviiie siècle, la vision réflexive des botanistes sur leurs activités est révélatrice de la priorité accordée au travail de fondation théorique de la discipline ; il s'agit de solutionner les problèmes épistémologiques identifiés. En 1751, dans sa Philosophia Botanica, Charles Linné (1707-1778) sépare ainsi les botanistes en deux catégories. Les « collecteurs » s'attachent à l'énumération, à la description et à la représentation des plantes. Les « méthodiques » élaborent les principes de « systèmes de botanique » propres à classifier le règne végétal et s'occupent de nomenclature ou de philosophie (entendue ici comme réflexion théorique, formulation des normes et canons de la discipline). En revanche, il n'est aucunement fait mention de la botanique expérimentale, dont les apports en termes de compréhension du fonctionnement du végétal sont pourtant considérables. L'espèce reste l'unité fondamentale pour la botanique classificatoire du xviiie siècle, et désigne un groupe d'individus qui se reproduisent à l'identique, le croisement de deux espèces donnant naissance à des hybrides. Grâce à ce concept développé par Cesalpino (1519-1603) et Gessner (1516-1565), s'opère une première distinction entre plantes à graines et plantes sans graines, phanérogames et cryptogames. À partir du xviie siècle, mettant à profit le perfectionnement d'instruments d'optique permettant l'observation microscopique, les botanistes accèdent à une meilleure compréhension de la vie végétale (anatomie, morphologie, chimie, et surtout physiologie végétale). Camerarius (1665-1721) et Vaillant (1669-1722) identifient les mécanismes de la reproduction des plantes qui ouvrent des perspectives fructueuses du côté de la systématique.
7La systématique reste considérée comme la branche la plus noble de la botanique, dans laquelle les savants viennent chercher la reconnaissance de leurs pairs, parfois au prix d'âpres controverses reflétant les concurrences entre individus et institutions. Durant la première moitié du xviiie siècle sont proposés quelque 25 systèmes de classification. Les systèmes dits artificiels sont les plus maniables ; les végétaux sont regroupés en fonction de leurs points communs, à partir d'un caractère particulier discriminant tiré d'une observation externe (feuilles, corolles, graines, etc.). D'aucuns leur reprochent toutefois de constituer des catégories hétérogènes, incapables de restituer la subtilité de l'ordre naturel de la création. Une alternative est alors proposée avec l'élaboration de méthodes dites naturelles, combinant plusieurs caractères discriminants, afin de réduire les sauts arbitraires entre classes et de regrouper les végétaux en fonction de l'ensemble de leurs affinités. S'il n'est pas ici question de restituer dans tous ses détails le paysage éclaté de la systématique au xviiie siècle, quelques classifications, toutes ancrées dans le paradigme de la fixité des espèces, méritent d'être brièvement citées. Dans les Institutiones rei herbariae, Joseph Pitton de Tournefort (1656-1708) détermine près de 700 genres de plantes, à partir des caractéristiques des corolles. Son système demeure utilisé jusqu'à la fin du xviiie siècle, et constitue une base de travail pour d'autres botanistes qui regroupent ces genres en familles naturelles. En Angleterre, ce sont les travaux de John Ray (1625-1705) qui font autorité jusqu'au mitan du xviiie siècle. Son Historia plantarum generalis est une véritable encyclopédie botanique couvrant l'ensemble des champs de savoir sur le végétal. Sa démarche lui permet de croiser de nombreux critères pour proposer une méthode de classification naturelle des plantes. Charles Linné puise dans les travaux de Tournefort, Vaillant et Ray les fondements de son propre système de classification, qui trouve autant de défenseurs que de détracteurs dans la seconde moitié du xviiie siècle. Dans ses Fundamenta botanica (1736) et Philosophia botanica (1751), Linné se positionne en botaniste-philosophe, ayant la responsabilité de réorganiser la discipline, et de résoudre le problème de l'amoncellement et de l'éparpillement des savoirs sur le végétal [Drouin 2008]. Ses ambitions embrassent plus largement tous les champs de l'histoire naturelle ; il entend proposer dans son Systema naturae (1735) un système descriptif universel, valable pour les minéraux, les animaux et les plantes, les trois règnes étant répartis en classes, ordres, genres et espèces. La classification des plantes repose sur l'observation des organes reproducteurs et comprend 24 classes, déterminées en fonction du nombre, de la forme et de la position des étamines. Sa simplicité d'utilisation, y compris pour des néophytes, lui a permis de passer à la postérité. Néanmoins, la méthode du savant suédois est loin de faire l'unanimité, et la botanique systématique demeure le champ de controverses aiguës jusqu'à l'arrivée des théories évolutionnistes de Darwin au xixe siècle. En France, le consensus autour des idées linnéennes ne s'établit qu'à la fin du xviiie siècle [Duris 1993]. Auparavant, les rapports d'autorité et les concurrences internes à la République des sciences pèsent autant que les convictions scientifiques avérées dans le choix d'adopter ou non le système de Linné. Le véritable patron des sciences naturelles demeure alors Buffon, qui préside aux destinées du Jardin du roi. Il conteste l'obsession systématique et l'approche microscopique de Linné, lui préférant une vision anthropocentrique de la nature. Les enjeux de cette querelle dépassent largement les protagonistes, et révèlent les rapports concurrentiels entre plusieurs conceptions philosophiques de la nature. La tradition aristotélicienne, qui conserve une certaine influence jusqu'à la fin du xviiie siècle, pense la nature comme une « échelle des êtres », une gradation des êtres naturels du plus simple au plus complexe, procédant par des variations imperceptibles. Un naturaliste comme Jean-Baptiste de Lamarck (1749-1824) affirme son ambition de restituer les mécanismes de fonctionnement de la nature plutôt que des catégories ontologiques plus ou moins arbitraires, en travaillant sur l'idée de série d'êtres naturels ; néanmoins, sa Flore de France (1779), qui se distingue par l'innovation introduite par la clé de détermination dichotomique [Foucault 1966], ne s'affranchit pas du cadre de pensée des classifications. Linné lui-même consacre sa carrière à rechercher un ordonnancement fidèle à celui de la nature ; pour ce faire, il estime que le premier devoir du naturaliste reste de décrire et nommer le plus grand nombre possible de plantes, et de poursuivre l'inventaire naturaliste suivant des principes efficaces et opératoires. Tout en reconnaissant l'intérêt de son système sexuel, d'autres botanistes en pointent les imperfections, et proposent des méthodes de classification alternatives (voir archive p. 32).
Collection du Muséum de Grenoble. Fonds Villars, Dossier I, I-III, « Méthode facile de botanique proposée par M. Villar (sic), avec la correspondance des classes avec celles de Tournefort et de Linné. » (s.d.)
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9Certaines se fondent sur le regroupement de « familles naturelles », dont les parentés s'établissent à partir d'une combinaison de critères. On retiendra les Familles des plantes (1763) déterminées par Michel Adanson (1727-1806), spécialiste de botanique tropicale, et surtout la méthode « naturelle » mise en place par Bernard de Jussieu au jardin botanique du Trianon à partir de 1759, et appliquée en 1774 au Jardin du roi par son neveu Antoine-Laurent de Jussieu (1748-1836). L'énoncé théorique paraît en 1789 dans le Genera plantarum : les critères retenus sont la fructification et la germination, ce qui ouvre la voie à une classification fondée sur l'observation de la structure interne des végétaux.
10C'est finalement dans le domaine de la nomenclature que Linné a marqué le plus durablement la discipline botanique. Jusqu'alors, on utilise tant bien que mal une nomenclature polynomiale. Chaque plante est désignée par un substantif (le nom de son espèce), et par une série de qualificatifs dont la liste s'allonge en même temps que le nombre de plantes connues. Présentée en 1753 dans Species plantarum, la nomenclature linnéenne est binomiale. Elle conserve le nom du genre et y associe le nom de l'espèce (en latin, en langue vernaculaire latinisée, ou dérivant du nom du découvreur latinisé). Ce système emporte rapidement l'adhésion par son caractère concis et opérationnel, et introduit une dimension universelle au langage botanique.
11Enregistrer les configurations de la nature à des fins d'observation scientifique pose un véritable défi, dont témoigne la richesse de la culture matérielle naturaliste. Les données de l'inventaire naturaliste du règne végétal se présentent sous deux formes : il s'agit soit d'échantillons naturels, soit de « végétaux de papier » reproduisant la nature sous forme d'images ou de textes, fréquemment associés.
12Les échantillons naturels (graines, plantes, fruits, mousses...) prélevés in situ ou cultivés artificiellement font partie intégrante de la culture matérielle naturaliste. Ces spécimens alimentent l'économie d'échange qui prévaut dans les réseaux savants et amateurs ; leur valeur dépend de leur conformité, de leur rareté, réelle ou supposée, et de leur état de conservation. Les commanditaires des inventaires ont d'ailleurs produit une littérature spécifique portant sur les techniques de collecte, de conservation, de transport, etc. [Kury 1998]. L'acclimatation, la conservation des végétaux vivants, et si possible leur reproduction, font partie des missions d'une institution-clé, le jardin botanique, qui apparaît dans les villes italiennes du xvie siècle, avant d'être adopté dans les métropoles d'Europe du nord-ouest et dans les royaumes français et ibériques au siècle suivant, puis en Europe de l'est et dans les territoires colonisés au xviiie siècle. Les plus renommés publient des catalogues attestant la richesse de leurs collections qui, au xviie siècle, peuvent réunir jusqu'à 2 500 spécimens. Les jardins botaniques sont adossés à des institutions de savoir ou de santé, mais ne sont pas des lieux étanches voués à la science. Ils demeurent ouverts sur la société, contribuant par exemple à la mode des collections de fleurs ou d'arbres fruitiers rares. Au xviiie siècle, leur fonction pédagogique et scientifique se renforce. Libérés du lien exclusif avec la médecine, les grands jardins botaniques des villes capitales font désormais partie d'institutions dédiées plus largement aux sciences naturelles. L'organisation du jardin botanique des Lumières laisse place à une ambition encyclopédique affichée, qui n'évacue pas pour autant le collectionnisme et la curiosité. Pour les naturalistes occupés à l'inventaire du monde, rien ne remplace l'observation des détails d'une plante vivante, que l'on peut appréhender aux différents stades du cycle végétatif. Les jardins botaniques sont des lieux de validation du savoir naturaliste, où s'affinent les diagnostics d'identification des plantes observées dans leur milieu naturel. Ils font également partie d'un réseau élargi à l'échelle mondiale, qui intègre les métropoles et les espaces coloniaux. Bénéficiant de l'activité exploratoire intense et du soutien des États, leurs collections s'étoffent considérablement ; la question du classement se pose alors avec d'autant plus d'acuité qu'elle entre en résonnance avec les problèmes épistémologiques posés par la taxinomie. En fonction de leur positionnement dans la République des sciences, les directeurs se prononceront pour le système de Tournefort, de Linné ou de Jussieu.
13Lorsqu'il s'avère impossible de conserver vivants les végétaux, on fait appel à des techniques de conservation. Des traités techniques sont édités pour partager un savoir-faire plus délicat qu'il n'y paraît. Certains échantillons naturels (graines, résines...) se conservent facilement dans des bocaux, avec éventuellement un conditionnement chimique préalable, et sont présentés dans les droguiers des cabinets d'histoire naturelle. Pour les plantes, on a recours à des techniques de dessiccation et de compression qui altèrent les couleurs d'origine mais préservent la forme et éventuellement le système racinaire. La constitution d'un herbier, ou « jardin sec », est à la portée de tous les acteurs de la sphère naturaliste ; son apparence matérielle varie en fonction des ambitions scientifiques du propriétaire, du volume de la collection de plantes sèches, et de la méthode de classement retenue. Les modestes herbiers d'amateurs se conservent aisément entre des feuilles de papier ; c'est la technique que Jean-Jacques Rousseau conseille à sa correspondante Mme Delessert, qui souhaite initier sa fille à la botanique. L'herbier qu'il lui constitue entre 1771 et 1774 comporte 167 feuillets pliés en deux, regroupés en deux livres, dont l'organisation interne suit une classification naturelle. Pour des collections plus importantes, on choisira un contenant plus volumineux. Linné préconise une armoire compartimentée en 24 cases, à l'image de son système, et pouvant accueillir « 6 000 plantes sèches et collées » [Linné 1788 : 345]. Comme n'importe quelle collection, l'herbier finalisé revêt une valeur financière autant que scientifique ; en 1784, l'étudiant en médecine James Edward Smith réalise un véritable coup de maître qui le fait connaître dans toute la République des sciences, en négociant l'acquisition de l'herbier et la bibliothèque de travail du défunt Linné, avec la bénédiction de Joseph Banks, véritable « patron » des botanistes anglais. Les herbiers mercenaires sont aussi monnaie courante chez les amateurs, pour des valeurs marchandes moindres. En 1788, l'abbé Chaix, amateur éclairé de botanique, obtient 120 livres (environ quatre mois de salaire d'un journalier) pour un herbier de 1 300 plantes alpines commandé par un collectionneur [Williams 1997 : 210-217].
14Au xviiie siècle, la multiplication des herbiers traduit la vitalité du mouvement de collecte de la flore. Si la pratique est attestée dès le xvie siècle, les objectifs ont sensiblement évolué. Pour le botaniste classificateur, l'herbier est un instrument de travail qui permet d'éprouver et de valider une méthode. Joseph Pitton de Tournefort a ainsi ordonné les 8 000 spécimens de son herbier suivant les préconisations de ses Institutiones rei Herbariae. Pour le botaniste collecteur, il s'agira de mettre à jour l'inventaire floristique d'un espace donné, et de constituer un support pour un éventuel projet éditorial. Du côté des voyageurs naturalistes abordant une flore inconnue, la constitution de collections sèches est une des méthodes les plus sûres pour conserver un grand nombre d'échantillons en bon état, en vue d'une identification ultérieure [Bourguet 1997]. En tête de réseau, les grandes institutions ou les personnalités scientifiques de premier plan parviennent à constituer des stocks considérables, grâce à l'activité de leurs correspondants sur le terrain, et aux circulations de matériel scientifique dans le cadre des réseaux de la République des sciences [Walker 2014]. En France, le rôle du Jardin du roi a été mis en lumière par de nombreux travaux [Spary 2000]. Les échantillons ramenés suite aux grandes expéditions exploratoires sont conservés dans le Cabinet du roi. Il accueille également un Herbier général créé en 1635, qui s'enrichit à la fois par l'intégration des collections personnelles des grands savants rattachés à l'institution, et par l'acquisition d'herbiers célèbres (Commerson, Rousseau) [Allorge 2013]. Aussi importants que soient leurs fonds, les grandes institutions doivent beaucoup aux savants de premier plan, dans la mesure où elles demeurent les dépositaires de collections déjà constituées, et conservées en l'état. Le cas emblématique de Joseph Banks (1743-1820) illustre bien le rôle des « patrons » de la botanique dans l'accumulation des données naturalistes. Compagnon de James Cook lors de son premier voyage dans l'océan Pacifique en 1768, directeur des Kew Gardens en 1772, président de la Royal Society en 1778, Joseph Banks a constitué grâce à ses contacts un immense herbier privé, associé à une bibliothèque à l'avenant. Sa demeure de Soho Square devient un véritable centre de recherche sur les questions de taxinomie, où les botanistes du monde entier peuvent solliciter la consultation de spécimens. Dans le dernier quart du xviiie siècle apparaissent les muséums, intégralement dédiés aux sciences naturelles. La prise en charge du financement et de l'hébergement des collections par les États permet de pérenniser l'existence des grandes collections nationales, contribuant ainsi à leur patrimonialisation. Aujourd'hui, l'herbier de Joseph Banks fait partie des « herbiers historiques » du Natural History Museum de Londres. Le Muséum d'histoire naturelle de Paris, fondé en 1793, intègre quant à lui les collections de l'ancien Cabinet du roi, dont l'Herbier général, devenu national. Pendant la Révolution, ses fonds s'enrichissent encore grâce aux confiscations de collections étrangères et des patrimoines d'émigrés [Lacour 2009].
15Alors que les sensibilités esthétiques concourent à l'avènement du paysage panoramique, les botanistes regardent des fragments de nature, grossis au prisme d'instruments d'optique. Longtemps éclipsée par les productions écrites, la culture visuelle des naturalistes a fait l'objet de travaux récents qui ont contribué à réévaluer l'importance de l'image. Les codes très normalisés de l'illustration botanique, partagés par tous les membres de la République des sciences, en font un mode de communication pouvant prétendre à l'universel [Pinault-Sorensen 2008]. Dès le xviie siècle, les grandes expéditions organisées par les « machines coloniales » mobilisent aux côtés des savants des artistes spécialisés dans le champ étroit de l'illustration naturaliste. Bien que demeurant un genre mineur, la « peinture de fleurs » est pleinement intégrée à la peinture académique, et soutenue par des commandes prestigieuses. En témoigne la collection des vélins du roi au Muséum national d'histoire naturelle, sur laquelle a travaillé Claude Aubriet (1665-1742), promu peintre au Jardin du roi, après avoir accompagné Tournefort lors de son voyage d'exploration au Levant en 1700-1702 [Cuzin-Schulte 2013].
16La production d'images fait partie des méthodes de travail des botanistes collecteurs. Réalisée autant que possible sur le vif, l'image s'intègre dans une culture de la preuve chère aux voyageurs naturalistes. Plus pérenne qu'un échantillon naturel, elle permet de différer le travail d'identification et de classement, en fournissant le matériau nécessaire aux explorations virtuelles des botanistes de cabinet. Les grandes expéditions scientifiques organisées à l'échelle de l'empire espagnol, tant en Amérique qu'en Asie, ont ainsi généré la production de quelque 12 000 illustrations botaniques entre 1770 et 1800, qui offrent une maîtrise symbolique de l'environnement naturel colonial [Bleichmar 2012]. Si les membres des expéditions d'exploration peuvent compter sur le vivier de talents gravitant autour des institutions artistiques des grandes capitales, il est beaucoup moins évident pour un botaniste de province de recruter un illustrateur compétent.
17L'image est étroitement associée à la construction des savoirs sur le végétal, mais aussi à leur mise en forme et à leur communication. Dans le domaine de l'édition botanique, si les ouvrages théoriques ou généraux s'appuient fréquemment sur des illustrations, ce sont particulièrement les catalogues floristiques qui se signalent par l'association systématique d'images et de données textuelles. Au xviie siècle, le choix des titres, en latin ou en langue vernaculaire, demeure assez ouvert : « jardin » (hortus), « herbier », (herbarum), « index » ou « catalogue » des plantes. Au xviiie siècle, les ambitions scientifiques transparaissent à travers l'évolution des titres des ouvrages. Les « histoires des plantes » rendent hommage à Théophraste, médecin grec considéré comme un des pères de la science botanique. Leurs auteurs revendiquent une démarche scientifique qui va au-delà de la simple nomenclature, puisqu'il s'agit de replacer chaque plante dans un environnement, de s'intéresser à ses caractéristiques physiologiques, à ses usages thérapeutiques, etc. Les admirateurs/continuateurs de Linné contribuent quant à eux à une prolifération des « flores », dans le sillage des travaux du maître, qui inventorient les plantes d'un espace donné. Éditées dans des formats aisément transportables, les flores locales se révèlent des instruments incontournables pour les pratiques d'inventaire sur le terrain.
18Au xviiie siècle, l'engouement du grand public pour la botanique conduit de nombreux amateurs à participer à l'inventaire de la flore, aux côtés des savants qui conservent les clefs méthodologiques de la discipline. Les campagnes d'observation sur le terrain font partie des pratiques de sociabilité des cercles académiques, et obéissent à des règles sociales normalisées.
- 1 Bibliothèque Municipale de Toulouse, lettres de Picot de Lapeyrouse consultables en ligne : http:// (...)
19Au sein de la communauté naturaliste, la fiction d'une République des sciences homogène et égalitaire ne résiste pas à l'épreuve de la réalité. Botanistes de terrain contre botanistes de cabinet, linnéens contre partisans de la méthode « naturelle », sans oublier les querelles pour départager les « inventeurs » de nouvelles espèces. L'inventaire de la flore est un véritable catalyseur des conflits latents. Certains botanistes joignent néanmoins leurs forces et s'engagent dans des collaborations fructueuses ; c'est le cas de Dominique Villars (1745-1814) et de Philippe-Isidore Picot de Lapeyrouse (1744-1818), qui ont entamé en 1786 une correspondance régulière afin de comparer les flores alpine et pyrénéenne. Lapeyrouse apprécie également certains de ses confrères parisiens, mais entretient avec eux une relation plus verticale, par exemple lorsqu'il courtise le « patron » André Thouin (1747-1824). Il ne fait pas mystère de sa défiance à l'égard de Lamarck, soupçonné de pratiques déloyales1.
20Le marché contraint des places renforce la hiérarchie entre institutions savantes, en faveur des capitales culturelles. Les appartenances sociales sont diverses et rendent hasardeuse toute typologie. Avec toutes les précautions d'usage, et pour la commodité de l'exposé, il est possible de distinguer plusieurs catégories dont les contours demeurent très plastiques. Les botanistes professionnels reçoivent des émoluments (salaires ou pensions) pour s'occuper à plein temps de leur activité scientifique. On ne reviendra pas sur le rôle des « patrons », responsables institutionnels et/ou savants de premier plan auxquels leurs réseaux procurent les ressources humaines employées aux recherches de terrain. Ces réussites individuelles doivent autant au talent et à la reconnaissance des pairs qu'au déploiement de stratégies d'ascension sociale parfois familiales (la dynastie des Jussieu en est un bon exemple), mobilisant à bon escient les relations de patronage. Entrer dans une grande institution savante confère une autorité particulière et constitue une étape majeure dans une carrière scientifique, commencée comme disciple d'un savant reconnu, ou comme simple correspondant. Le mécénat royal ou aristocratique ouvre également des perspectives aux botanistes bien en cour. Tout au long du xviiie siècle, les souverains français ont associé à leurs résidences des jardins botaniques prestigieux, du Trianon à Rueil-Malmaison. En Angleterre, les Kew Gardens sont créés à l'initiative de Georges III et de son épouse la reine Charlotte, grande amatrice de botanique. Cet engouement pour l'art des jardins, les collections végétales et plus largement les sciences naturelles se retrouve chez les aristocrates. Les mécènes les plus fortunés pensionnent des naturalistes prometteurs ; pour Jean-Étienne Guettard (1715-1786), le poste de conservateur des collections d'histoire naturelle du duc d'Orléans fut un tremplin vers une carrière au sein de l'Académie Royale des Sciences. Un autre groupe s'est distingué par son investissement au service des sciences naturelles, celui des médecins naturalistes. Pour la plupart issus de milieux moyens ou modestes, ils ont été amenés à s'intéresser à la botanique dans le cadre de leurs études. Certains en font une activité de loisir, d'autres parviennent à s'y consacrer exclusivement grâce à leurs talents et à leur insertion dans les réseaux académiques, un poste à l'université pouvant couronner leur carrière [Cook 1996].
- 2 Muséum d'Histoire Naturelle de Grenoble, dossiers Villars, E III 1-63.
21Pour se distinguer des amateurs, les savants de la République des sciences sont prompts à faire valoir leur activité de publication, et leur capacité à aborder leur discipline sous l'angle théorique. Dans la pratique, la démarcation n'est pas si nette et invite à considérer une catégorie intermédiaire, celle des amateurs éclairés. Le portrait type présente des nuances multiples en fonction du niveau de fortune, de la localisation géographique en ville ou en milieu rural, mais aussi du genre. Les femmes sont en effet nombreuses à pratiquer assidûment la botanique, sans que les défenseurs de l'ordre social et de la morale n'y trouvent trop à redire. Amatrices et amateurs éclairés partagent avec les savants un horizon culturel, des codes de sociabilité et une culture matérielle spécifiques. Ils constituent les forces vives des académies provinciales ou des sociétés savantes, possèdent souvent une bibliothèque et des collections naturalistes, pratiquent des herborisations. On les retrouve en périphérie des réseaux de correspondances des savants ; certains ont une activité de publication, qui va du mémoire académique à l'ouvrage de vulgarisation. Les amateurs sont également actifs au niveau de la collecte d'échantillons. Les correspondances de Dominique Villars, directeur du jardin botanique institué à Grenoble à partir de 1782, font état de l'importance de la collaboration de marchands ou de voyageurs pour alimenter ses collections encore modestes2. La vitalité de l'édition botanique au xviiie siècle est par ailleurs l'indice d'une demande croissante de la part d'un public moins averti, alors même que l'observation naturaliste devient un loisir scientifique, à la portée du plus grand nombre. Dictionnaires, manuels et flores illustrées facilitent l'initiation aux grands principes de la botanique. L'enseignement érudit de la discipline demeure réservé aux étudiants se destinant aux professions de santé (médecins, apothicaires, vétérinaires, sages-femmes). Néanmoins, dans la seconde moitié du siècle, la diffusion d'une pédagogie rénovée, fondant une partie des apprentissages sur l'observation de la nature, contribue à promouvoir la botanique comme un loisir particulièrement convenable aux jeunes gens des deux sexes, qui alimenteront au xixe siècle les assemblées des sociétés savantes.
22Au cours du xviiie siècle, l'inventaire floristique s'appuie sur un travail exhaustif entrepris à l'échelle locale ou régionale. Si la botanique coloniale reste le domaine d'experts mandatés par les grandes institutions savantes, l'observation de la flore métropolitaine est en revanche à la portée d'un plus grand nombre d'acteurs. La collecte d'échantillons s'effectue dans le cadre d'une sociabilité académique [Chappey 2002]. L'organisation et l'animation d'herborisations publiques sont inscrites dans les missions des botanistes chargés d'un enseignement universitaire, ou responsables de jardins botaniques : le calendrier, diffusé par voie de presse, permet aux amateurs de se joindre aux étudiants pour profiter des démonstrations du professeur, dans le cadre d'un circuit aux portes de la ville. Les botanistes collecteurs organisent quant à eux des herborisations exploratoires plus ambitieuses où peuvent être conviés quelques collègues, des savants étrangers et des amateurs aguerris. Ils récoltent des spécimens et complètent des carnets ou cahiers de botanique : notes et illustrations sur le vif facilitent les entreprises d'identification, et livrent une première ébauche d'inventaire de la flore. Bien qu'un tel souci méthodologique soit loin d'être systématique au xviiie siècle, certains botanistes font mention de la topographie et s'efforcent de localiser les végétaux observés.
23En France, la passion des Lumières pour l'arithmétique politique contribue à initier un véritable mouvement de « statistique végétale ». Une trentaine de manuscrits inventorient la flore de Paris et de ses environs à la fin du xviiie siècle [Van Damme 2012]. Des initiatives spontanées se font jour dans d'autres villes du royaume. Le dynamisme des botanistes y dépend des traditions universitaires ou académiques locales, mais aussi du terreau institutionnel et de l'éventuel soutien de la part des pouvoirs publics ; la présence d'un jardin botanique est également un facteur déterminant. Dans la plupart des inventaires, la dimension géographique demeure secondaire ; on considère les « environs » des villes, et plus précisément un réseau de lieux que l'on estime les plus riches sur le plan floristique. Dans son Histoire naturelle, Michel Darluc réserve un chapitre à la « Description des plantes qui naissent aux environs d'Aix et sur la montagne Sainte-Victoire » où il énumère les toponymes propices aux observations ; quant aux botanistes lyonnais, ils considèrent le Mont-Pilat comme un véritable conservatoire de botanique. D'autres inventaires s'appuient sur les découpages administratifs ou juridiques existants ; Dominique Villars publie un Catalogue des plantes du Dauphiné (1786), Antoine Delarbre, une Flore d'Auvergne (1795). Plus rares sont les botanistes qui réfléchissent à la cohérence d'un territoire naturel : c'est le cas d'Antoine-Nicolas Duchesne qui propose dans sa Statistique végétale des plantes de Paris (1771) de quadriller géométriquement l'espace autour des grandes villes, puis d'y inventorier systématiquement les plantes. Ils se heurtent à un écueil méthodologique majeur : les populations végétales ne sauraient être quantifiées comme des populations humaines, du fait qu'il faut compter avec le phénomène de saisonnalité.
24Les botanistes du xviiie siècle ne se sont pas contentés d'investiguer les campagnes périurbaines faciles d'accès. L'appétit de savoir concerne aussi des milieux naturels moins connus, ou réputés inaccessibles (milieux arctiques, montagnes et volcans). Dès le xviie siècle, les plus grands noms de la botanique européenne ont procédé à des voyages d'exploration dans les Alpes ou dans les Pyrénées, de Pitton de Tournefort aux frères Jussieu, en passant par Ray, Haller et Linné. Au xviiie siècle, l'échelle d'observation s'affine grâce aux inventaires régionaux de plusieurs savants : Allioni en Piémont, Villars en Dauphiné, Picot de Lapeyrouse dans les Pyrénées. Le grand public stimule indirectement cet effort d'inventaire. Il découvre alors la montagne à travers les œuvres littéraires ou picturales, ou dans le cadre du voyage d'agrément des élites cultivées dans la péninsule italienne. L'engouement pour le milieu montagnard suscite une curiosité particulière pour les plantes dites alpines, catégorie informelle et plastique qui est maniée tant par les collectionneurs que par les directeurs de jardins botaniques, qui se les procurent directement auprès des savants compétents, ou en mandatant des collecteurs.
25Le contexte intellectuel, culturel, social et géopolitique du xviiie siècle est propice à l'intensification de l'inventaire naturaliste du monde, dont témoigne l'augmentation rapide du nombre de publications sur les flores régionales ou exotiques suivant des classifications concurrentes. Le développement de la taxinomie végétale s'explique à la fois par l'accumulation des données et par les besoins spécifiques des acteurs sur le terrain, tant botanistes professionnels que représentants des grandes institutions, amateurs et collectionneurs [Hoquet 2005]. Le changement d'échelle d'observation de la flore implique de mettre en œuvre la meilleure méthode possible pour mener à bien l'opération de détermination des espèces des plantes, essentielle pour la botanique appliquée ; le xviiie siècle consacre ainsi le lien entre inventaire naturaliste et systématique. Au xixe siècle, les inventaires naturalistes demeurent au cœur de la démarche d'identification et de description des espèces sur laquelle repose la systématique ; les applications dans le domaine de la botanique coloniale leur confèrent une légitimité scientifique et pratique. Jusqu'au milieu du xxe siècle en effet, les rouages et réseaux de la domination coloniale européenne permettent de poursuivre à grande échelle les entreprises de collecte et de manipulation du végétal initiées au temps des premiers empires coloniaux, en y intégrant plus largement une démarche expérimentale, dans les essais d'acclimatation, de sélection ou d'hybridation [Bonneuil et Kleiche 1993]. Toutefois, dès la seconde moitié du xixe siècle, la systématique entre dans une phase d'essoufflement : elle subit la concurrence de disciplines plus expérimentales des sciences du vivant, et voit ses fondements bousculés par la révolution darwinienne. Ses détracteurs lui reprochent une approche trop descriptive, dépourvue de fondements méthodologiques, et déconnectée des processus écologiques. Au xxe siècle, l'inventaire naturaliste est aussi en perte de vitesse. Les grandes études se raréfient, les opérateurs considérant le travail d'inventaire comme achevé, alors que les efforts des systématiciens pour combler ce qu'ils pensent être un déficit d'image de leur discipline les conduisent à prendre leurs distances avec une démarche qualifiée de passéiste. Au début du xxie siècle, même si subsiste la tentation utilitariste, justifiée notamment par les recherches dans le domaine de la santé, la relance des inventaires naturalistes repose sur la prise de conscience des impacts des activités humaines sur la biodiversité, avec l'angoisse de voir disparaître en un laps de temps très court des milliers d'espèces (la « fiction essentielle » de la 6e crise d'extinction [Mauz 2011]). Dans le même temps, s'est imposée l'idée qu'une grande partie de la biodiversité, encore inconnue, doit faire l'objet de nouveaux efforts d'investigation. L'organisation d'expéditions mobilisant plusieurs dizaines de spécialistes s'inscrit dans une forme de continuité historique, suscitant d'ailleurs des réactions ambiguës de la part de certains pays du Sud [Faugère et Mauz 2013].