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Comptes rendus

Genese Marie Sodikoff, Forest and labor in Madagascar. From colonial concession to global biosphere

Bloomington, Indiana University Press, 2012, 245 p.
Louise Lhoutellier

Texte intégral

Genese Marie Sodikoff, Forest and labor in Madagascar. From colonial concession to global biosphere. Bloomington, Indiana University Press, 2012, 245 p.

1L’ouvrage de Genese Marie Sodikoff offre aux analystes de la conservation de la nature une perspective nouvelle en ce qu’il éclaire la situation des employés de terrain malgaches travaillant sur des aires protégées à Madagascar, et dont l’impulsion et la direction relèvent d’intellectuels malgaches et occidentaux. L’auteure y met en regard l’ethnographie qu’elle a réalisée dans la réserve de biosphère de Mananara au début des années 2000 avec des archives renvoyant à cent cinquante ans d’histoire et portant sur les indigènes ayant travaillé au sein des plantations, des concessions forestières ou des chantiers publics dans le district de Mananara. Sa recherche anthropologique mobilise, en outre, de très nombreuses publications anglophones et francophones. Cet agencement minutieux de témoignages passés et présents permet à l’auteure de proposer une analyse pertinente des faits communs de la vie sociale autour des espaces forestiers. Replaçant dans leur contexte historique les rapports de force entre détenteurs du pouvoir (Malgaches des Hautes-Terres et Occidentaux) et populations rurales, elle propose, dans un texte qui augmente en intensité au fil des pages, une lecture diachronique du rôle des travailleurs manuels en situation de résistance dans l’exploitation capitaliste des espaces forestiers.

2L’enquête ethnographique est menée sur la côte est, en pays betsimisaraka, entre la commune de Mananara-Avaratra et les villages forestiers bordant la réserve de biosphère de Mananara inscrite au patrimoine de l’UNESCO. Mananara-Avaratra est une ville d’importance moyenne, cosmopolite, avec ses compagnies d’export de vanille et de clous de girofle implantées dans la région depuis l’époque coloniale, ses commerçants chinois et indo-pakistanais et ses administrations et ses écoles tenues par des Merina (Malgaches originaires des Hautes-Terres). Cette ville est également le lieu à partir duquel les « agents de conservation » habitant les villages proches doivent mettre en œuvre les opérations de gestion décidées par l’administration du Parc. L’anthropologue découvre la vie dans les villages forestiers en compagnie de quatre ou cinq gardes (ils sont dix-huit en tout) affectés à différents endroits de la réserve. Elle montre combien, dans cette région comme dans d’autres aires protégées de l’île, la question de la protection de la forêt est inextricablement liée aux difficultés quotidiennes de subsistance. Le dispositif de la réserve de Mananara est fragilisé parce qu’il s’appuie sur le travail d’employés de terrain et sur l’adhésion de populations maintenues en situation de vulnérabilité. Dans ce cadre, l’enquête s’avère difficile : mise au défi de circuler à pied dans la forêt pour ses observations, ce qui n’est pas toujours évident, l’ethnologue occidentale constate qu’elle endosse aux yeux des villageois un rôle d’étranger peu adapté au milieu, rôle tenu jadis par les colons et aujourd’hui par les touristes.

3L’auteure n’aborde pas de front les projets de conservation de la nature mais construit son enquête autour de ce sujet sensible, procurant à l’ouvrage une diversité d’entrées déployées au long de sept chapitres (certains étant issus de textes publiés par ailleurs). La méthode profondément ancrée dans le terrain confère à cette recherche toute sa richesse.

4Revenant sur la pratique du portage, dans des chaises à bras (palanquins), des Occidentaux par les Betsimisaraka, le chapitre 2 évoque la manière dont la forêt a été observée depuis les airs par les explorateurs et les scientifiques du début du xxe siècle. Les populations côtières, qui conservent du palanquin le souvenir d’un travail dégradant, étaient, à l’époque coloniale, assignées à des tâches requérant une circulation pédestre et en ont hérité un savoir, acquis en parcourant la forêt, qu’elles opposent à la perception aérienne et supérieure du territoire qu’elles attribuent aux Occidentaux.

5L’ethnographie d’une entreprise familiale à Mananara-Avaratra (chapitre 3) permet d’appréhender les rapports hiérarchiques entre Merina et Betsimisaraka, justifiés par une relation différente au travail et renvoyant à la domination que les Merina exerçaient sur la région avant la colonisation française. Les employeurs merina de cette petite entreprise qui peine à se maintenir attribuent à leurs employés betsimisaraka, considérés comme des paresseux, une grande part de responsabilité dans les difficultés qu’ils rencontrent.

6D’une manière similaire, la lecture des rapports des chefs de district de Mananara, des chefs des services forestiers, ou encore du gouverneur de la colonie montre qu’au début du xxe siècle les colons français se sentaient freinés dans leur intention d’exploiter la forêt par la réticence que manifestaient les Betsimisaraka à se faire recruter comme ouvriers. Genese Marie Sodikoff repère dans les archives la duplicité des politiques à l’égard du travail et ses implications idéologiques durables. Frustrés dans leurs ambitions par manque de main-d’œuvre, les colons vantaient la valeur éducative du travail : l’emploi salarié était présenté comme une aide aux populations dont l’inertie était perçue comme une maladie, et ce malgré des expériences isolées mais réussies de contrats à la tâche bien plus en phase avec les conceptions locales. Les colons français avaient vraisemblablement du mal à imaginer que le travail puisse avoir une autre place dans la vie sociale que celle qu’ils lui accordaient.

7Le chapitre 4 est consacré à une reconstitution de l’histoire de la conservation de la nature à Madagascar en accord avec ce que d’autres analystes ont pu effectuer pour d’autres pays des empires britannique et français. La particularité du texte de Genese Marie Sodikoff est qu’il cherche à retracer une histoire de la forêt qui soit aussi une histoire des populations rurales présentes en creux dans les archives. Dans les années 1930, alors que l’administration relâche l’effort contre la déforestation en ciblant ses investissements sur la « mise en valeur » des ressources naturelles et en délimitant les premières réserves naturelles, employer des Betsimisaraka sur les plantations représente, pour les Occidentaux, le moyen d’éviter la destruction des forêts par les populations locales. Cependant, les très bas salaires n’autorisent pas les travailleurs-paysans à s’abstenir de cultiver, voire les contraignent à davantage pratiquer le brûlis, ce qui concourt au recul de la forêt. Aussi, pour l’auteure, cette situation ancienne alimente les représentations des populations actuelles quant aux intentions des Occidentaux concernant le projet de la réserve de Mananara et quant aux conditions de travail réservées faites aux agents de conservation.

8Depuis les années 1990, la région de Mananara est devenue un épicentre du commerce des productions de rente (vanille et clous de girofle), dont les filières constituent un moyen de subsistance important pour les populations villageoise et urbaine. Au chapitre 5, l’auteure développe une analyse des liens entre la réserve de biosphère et les productions de rente qui la jouxtent. Elle montre comment le secteur mondialisé de la conservation, articulé à celui du commerce de la vanille et du clou de girofle, agit sur les espaces forestiers, les paysans et les agents de la réserve situés au plus bas de ces dispositifs, et comment il opère également par leur intermédiaire. Les collecteurs de productions de rente, d’origine merina, chinoise, ou encore des urbains betsimisaraka, attirés par un commerce lucratif mais risqué, profitent de l’anxiété des villageois à affronter l’univers de la ville pour venir au village leur acheter leurs produits au meilleur prix. Entre collecteurs et producteurs, la relation de type clientéliste n’est exempte ni de respect ni de confiance mais elle laisse parfois place à la tromperie, renvoyant alors aux représentations interethniques du passé entre les Betsimisaraka et les étrangers (non originaires des lieux). Les producteurs paysans, quant à eux, sont très vulnérables car le marché globalisé auquel ils participent avantage les intermédiaires, les marchands et les exportateurs.

9Genese Marie Sodikoff suggère, sans développer davantage cette idée, que ces cultures de rente sont encouragées par la réserve de biosphère en ce qu’elles contribueraient à un développement compatible avec le maintien de la forêt. Elle montre que la conservation néolibérale reprend les structures et les mécanismes du système d’exploitation capitaliste de la nature sur lesquels était établie, du temps de la colonie, la lutte contre la déforestation. Cette conservation néolibérale fondée sur la production de richesse à partir de la biodiversité entre en contradiction avec elle-même en s’appuyant sur un discours et des pratiques ayant trait au développement des populations rurales. À travers les choix qu’ils doivent opérer pour leur survie, les paysans fixent à leur insu la valeur que les Occidentaux attribuent aux espaces et aux espèces menacés. De plus, en perpétuant l’agriculture sur brûlis, ils permettent aux projets de conservation de la nature de s’entretenir eux-mêmes.

10La contradiction inhérente à la conservation néolibérale est incarnée par ses agents de terrain. La réalité de leur vie, dont le chapitre 7 se fait l’écho, est contraire aux intentions officielles du projet de la réserve, lequel se prévaut de contribuer à leur éducation et de participer à leur développement économique. L’auteure décrit en détail les multiples difficultés auxquelles sont confrontés les agents de conservation. Le travail demandé par les organismes de tutelle est contraignant et leur impose une mobilité qui se traduit par des absences prolongées hors du foyer domestique. Les longues marches en forêt, qui s’étendent sur plusieurs jours, outre le fait qu’elles fatiguent et marquent les corps, empêchent les agents d’exercer les activités rituelles et d’échange, menaçant ainsi leur place au sein de la communauté villageoise. Leur exclusion sociale est également favorisée par leur participation à des campagnes de contrôle organisées annuellement avec le concours des gendarmes, dans l’objectif d’attraper les délinquants perpétrant des défrichements à l’intérieur de la réserve. Pour limiter les représailles envers les leurs, ces agents se voient parfois poussés à une certaine négligence, allant jusqu’à fermer les yeux sur des prélèvements d’espèces végétales et animales. Malgré la difficulté de leur tâche, les agents de conservation sont en général convaincus de leur mission de protection de la nature : peu à peu ils sont pénétrés de la logique et de l’esprit naturalistes auxquels ils ont été formés.

11Grâce à une problématisation subtile, cette étude sur les travailleurs manuels des dispositifs de conservation de la nature parvient à mettre en évidence la manière dont le capitalisme, en pénétrant les habitudes et les corps des individus, produit du changement social et concourt paradoxalement à la dégradation des espaces et des espèces situés dans des aires protégées. En montrant que les aires protégées sont constituées de relations sociales de travail qui déterminent aussi leur valeur, l’ouvrage de Genese Marie Sodikoff représente un apport original qui vient prolonger les travaux critiques sur la question environnementale à Madagascar, réalisés par Jeffrey Kauffman, Karen Middleton, Janice Harper, Christian Kull et d’autres, et contribue à saisir les enjeux qui sous-tendent cet objet complexe.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Louise Lhoutellier, « Genese Marie Sodikoff, Forest and labor in Madagascar. From colonial concession to global biosphere »Études rurales [En ligne], 194 | 2014, mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 12 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/10223 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.10223

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