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La concentration foncière par la tenure inversée (reverse tenancy)

Land concentration through reverse tenancy
Jean-Philippe Colin
p. 203-218

Résumés

On désigne par tenure inversée (reverse tenancy) des situations dans lesquelles des petits propriétaires cèdent en faire-valoir indirect (location ou métayage) une partie ou la totalité de leurs disponibilités foncières à des tenanciers économiquement plus favorisés : grands propriétaires fonciers, entrepreneurs agricoles, etc. Ce texte propose une caractérisation des configurations de tenure inversée, avance des éléments d’interprétation de leur émergence et traite des questions de l’efficience et de l’équité des pratiques contractuelles dans le cadre de ces configurations.

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Texte intégral

  • 1 Je remercie Emmanuelle Bouquet, Pascale Moity-Maïzi et Jean-Michel Sourisseau pour leurs commentair (...)

1Les marchés fonciers à l’achat-vente et du faire-valoir indirect (location, métayage) sont vus aujourd’hui par de nombreux experts du développement comme jouant potentiellement un rôle déterminant dans le processus de développement dans la mesure où ils peuvent permettre d’améliorer l’allocation des facteurs lorsque les dotations individuelles et les capacités de gestion sont hétérogènes1. Ces analyses réhabilitent en particulier le marché du faire-valoir indirect, qui permettrait, plus facilement que le marché à l’achat-vente, le transfert efficient et équitable de la ressource foncière [Deininger et Feder 2001]. Elles reposent généralement sur des conditions de coordination spécifiques : de grands propriétaires fonciers sous contrainte de travail cèdent à bail à des producteurs sans terre ou faiblement dotés le système de production agricole reposant essentiellement sur les facteurs « terre » et « travail ». Certaines études empiriques donnent cependant une autre image des configurations contractuelles, dans lesquelles le rapport s’inverse entre cédants et tenanciers.

  • 2 Le terme de « propriétaires » est utilisé dans ce texte par commodité, même dans les situations où (...)

2On désigne par reverse tenancy – expression que je propose de traduire par « tenure inversée » – des situations dans lesquelles des petits propriétaires2 cèdent en faire-valoir indirect une partie ou la totalité de leurs disponibilités foncières à de (plus) grands propriétaires fonciers, à des entrepreneurs agricoles qui, sans toujours posséder de terres, disposent du capital d’exploitation, d’un accès au capital financier, de compétences techno-économiques et de capacités organisationnelles, ou, plus largement, à des tenanciers économiquement plus favorisés, y compris en termes de revenus et de biens non agricoles [Binswanger et Rosenzweig 1984 ; Sharma et Drèze 1996 ; Lastarria-Cornhiel et Melmed-Sanjak 1999 ; Colin 2003 ; Amblard et Colin 2009]. Selon les auteurs, l’accent est ainsi mis sur les différences de propriété de la terre (petit propriétaire cédant/grand propriétaire preneur), de capital d’exploitation et d’expertise techno-économique (petit propriétaire cédant/entrepreneur agricole preneur), ou de niveau global de richesse (cédant pauvre/preneur plus riche).

  • 3 Les textes traitant explicitement de la tenure inversée sont rares [Ray 1978 ; Singh 1989 ; Lastarr (...)

3Les situations de tenure inversée ont rarement été abordées en tant que telles par la recherche en sciences sociales3. Elles ne sont pourtant en rien nouvelles. Lénine [1918] distinguait, dans la Russie de la fin du XIXe siècle, la prise en location de subsistance, visant la survie, et la prise en location entrepreneuriale, « pour faire de l’argent », par les paysans les plus aisés. Il présentait cette dernière comme généralisée et reposant sur une offre émanant de petits paysans qui ne disposaient pas des moyens d’exploiter leur terre. Le même type de dynamique se retrouvera dans l’Inde de la « révolution verte » [Ray 1978 ; Byres 1981 ; Singh 1989 ; Parthasarty 1991 ; Singh 2002], dans le secteur bénéficiaire de la réforme agraire au Mexique, en particulier dans les périmètres irrigués [Colin ed. 2003], ou encore sur les terres du domaine privé de l’État en Algérie, anciennes terres coloniales [Amichi et al. 2011].

4On peut également avoir une lecture en termes de tenure inversée de la dynamique des « grandes acquisitions » foncières. Enjeu d’actualité dans de nombreux pays, les « grandes acquisitions » viennent essentiellement d’achats ou de concessions de terre par les pouvoirs publics [Cotula 2012] – avec, le cas échéant, des baux emphytéotiques dont la rente est symbolique et qui ne sont pas considérés ici comme relevant du marché du faire-valoir indirect. La concentration foncière à grande échelle est cependant susceptible de porter non sur la propriété ou la possession de la terre, mais sur son exploitation à travers le faire-valoir indirect, en particulier dans le cône sud-américain et dans les situations de décollectivisation en Europe de l’Est et en Asie centrale [Amblard et Colin 2009 ; Gras 2009 ; Grosso et al. 2010 ; Cochet et Merlet 2011 ; Deininger et al. 2011 ; Guibert et al. 2011].

  • 4 Pour une analyse plus détaillée et des compléments bibliographiques, voir J.-P. Colin [2013].

5Ce texte propose une première analyse de la tenure inversée, appréhendée dans sa diversité4. Il s’appuie sur une exploration de la littérature, qui ne prétend pas à l’exhaustivité, dans les limites de cette dernière : rares sont les textes qui proposent une description détaillée des pratiques de faire-valoir indirect, de la situation des acteurs, de leur positionnement respectif, etc. L’article s’organise ainsi : la première section offre une description des configurations de tenure inversée ; la deuxième propose des éléments d’interprétation de leur émergence ; la dernière discute les thèmes de l’efficience et de l’équité dans le cadre des configurations de tenure inversée.

Configurations de tenure inversée

6Le concept de « configuration contractuelle » [Colin ed. 2003] vise à rendre explicite la diversité des acteurs et des relations entre acteurs dans les pratiques foncières en croisant (1) les positions socioéconomiques des acteurs appréhendées sur la base des dotations en facteurs entendus au sens large : terre ; travail ; équipement ; financement ; capacité de gestion technique et économique ; capital social (ressources relationnelles mobilisables par les acteurs) ; (2) les systèmes de production : intensifs ou extensifs en travail et en intrants ; variétés sélectionnées ou non ; culture manuelle, attelée ou mécanisée ; culture irriguée ou pluviale ; production destinée au marché national ou international, ou d’auto-consommation.

Cultures et systèmes de production

7On trouve, dans la littérature, quelques mentions de situations de tenure inversée pour des productions vivrières : blé et orge en Érythrée [Tikabo et Holden 2003] ; maïs au Mexique [Finkler 1978]. La tenure inversée est cependant observée essentiellement pour des productions (1) destinées au marché national ou international ; (2) pratiquées en culture pluviale sur des sols fertiles (dans de bonnes conditions climatiques) ou en culture irriguée ; (3) mécanisées en grande partie ou en totalité ; (4) technicisées (usage de variétés sélectionnées, voire OGM, fertilisation chimique, traitements phytosanitaires en phase de culture et de post-récolte) ; (5) requérant une expertise dans la maîtrise des itinéraires techniques, une capacité à s’insérer dans les circuits de commercialisation et, ces dernières années pour les cultures d’exportation ou destinées à l’agro-industrie, une capacité à répondre aux nouvelles exigences en matière de normes et de traçabilité.

8Des configurations de tenure inversée ont pu ainsi être décrites ou mentionnées, avec, évidemment, des différences importantes dans les types d’acteurs, les rapports entre acteurs et les processus de production pour ce qui concerne la production de fruits et légumes, de céréales, d’oléagineux, de canne à sucre, de jatropha, de coton [Colin 2013].

Acteurs

9La tenure inversée implique, en tant que cédants et preneurs, des acteurs aux profils variés selon les contextes dans lesquels elle apparaît et se développe.

10La caractéristique partagée des preneurs est qu’ils disposent, à des degrés divers mais en étant toujours privilégiés par rapport aux cédants, des capacités de financement pour le paiement de la rente foncière ; du travail manuel ou mécanisé ; de l’irrigation ; des intrants agrochimiques ; de multiples équipements (attelage, tracteur, moissonneuse-batteuse) et des capacités à les louer ; d’un accès aux marchés (souvent imparfaits) des intrants et des produits ; d’un capital humain (expertise en matière de gestion technique, économique et financière ; capacités organisationnelles) et d’un capital social (insertion dans les réseaux facilitant un accès aux marchés ou aux appuis publics).

11La prise en faire-valoir indirect répond à une logique d’extension des superficies permettant de valoriser le capital fixe disponible et, plus largement, d’étendre les superficies exploitées, avec, souvent, la recherche plus spécifique de grandes superficies « compactables » (c’est-à-dire de parcelles jointives permettant de constituer de très grandes parcelles d’exploitation), irriguées ou irrigables, d’une bonne qualité agro-pédologique ou encore vierges de phytopathologies.

12Il peut s’agir d’acteurs enracinés ou non dans la société locale (venant d’autres régions, d’autres pays), possédant ou non de la terre, d’exploitants individuels ou groupés, ou, encore, d’organisations (entreprises privées, sociétés coopératives). Certains se spécialisent dans la production agricole quand d’autres intègrent celle-ci dans un portefeuille d’activités plus large : activités en amont (fourniture d’intrants ou de prestations de services mécanisées) ou en aval (mise en marché) de la production, du transport, etc. Dans la littérature, on peut identifier trois grands types de preneurs.

  • 5 On définit ici l’agriculture familiale par « l’existence d’un lien central entre l’activité agricol (...)
  • 6 Par entrepreneur j’entends une personne développant une activité de production tournée vers le marc (...)

13Dans certains contextes, il s’agit d’agriculteurs aisés (c’est-à-dire plus aisés que les cédants) qui s’inscrivent dans une agriculture familiale5. De telles configurations, que l’on peut qualifier de « tenure inversée modérée », ont été décrites ou mentionnées en Érythrée [Tikabo et Holden 2003], à Madagascar [Charmes 1975 ; Bellemare 2007], en Inde [Singh 1989 ; Sharma et Drèze 1996] et au Mexique [Finkler 1978 ; Colin ed. 2003]. Le différentiel de dotation entre les acteurs, en faveur du preneur, s’exprime parfois en termes de superficie possédée mais plus systématiquement en termes d’équipement disponible (attelage, tracteur) et de capital humain. Certains des preneurs évoluent vers un profil de petit entrepreneur6, mobilisant capital physique et financier (même si cela reste à une échelle modeste), employant de façon structurelle une main-d’œuvre rémunérée, produisant essentiellement pour le marché.

  • 7 Voir, par exemple, pour l’Argentine, C. Gras [2009].

14Dans d’autres contextes, les preneurs sont des entrepreneurs moyens ou grands, issus de l’agriculture familiale ou non (ingénieurs, prestataires de services motorisés, commerçants), qui, parfois, ne possèdent pas de terre mais disposent d’une expertise techno-économique, des équipements nécessaires et d’une bonne insertion sur les marchés7. Il s’agit parfois de grands propriétaires fonciers qui recouraient antérieurement à la cession en faire-valoir indirect, puis, l’agriculture étant devenue plus rentable, qui sont passés au faire-valoir direct et ont ensuite élargi leur assise foncière par la prise en faire-valoir indirect (une telle dynamique est bien décrite dans la littérature indianiste).

15D’autres situations enfin sont marquées par la présence de structures sociétaires pérennisées – sociétés commerciales, coopératives – qui possèdent des équipements mais pas systématiquement de la terre, ou bien de structures sociétaires non pérennisées s’appuyant sur des investisseurs individuels ou des sociétés d’investissement, qui ne possèdent ni terre ni matériel de culture. La prise en faire-valoir indirect par ces structures sociétaires s’inscrit directement dans la problématique des « grandes acquisitions » foncières. Ce type de dynamisme a été mentionné de longue date au Mexique [Carton de Grammont 1990] et, plus récemment, en Roumanie [Amblard et Colin 2009] et en Ukraine [Cochet et Merlet 2011]. Le cône sud-américain fournit d’autres illustrations de cette configuration, avec l’émergence de méga-entreprises qui exploitent des dizaines, voire des centaines de milliers d’hectares pris essentiellement en faire-valoir indirect auprès de propriétaires devenus rentiers, sur des sites de production souvent multilocalisés [Guibert et al. 2011]. La structure sociétaire peut ne pas être pérennisée, comme avec les pools de siembra (pools de culture) qui ont émergé à partir de la fin des années 1990 dans le contexte de la « nouvelle révolution agricole » (semences génétiquement modifiées, techniques demandant des investissements lourds en équipement, intégration complète aux marchés internationaux) et de l’attractivité nouvelle de l’agriculture pour les investisseurs. Ces pools s’organisent autour d’une forte compétence agronomique et gestionnaire mais ne disposent ni de terres ni d’équipements qu’ils louent. Ils drainent les capitaux de petits et moyens épargnants, souvent urbains, et de fonds d’investissement [Grosso et al. 2010].

16Les cédants peuvent être des personnes âgées ou des veuves sans main-d’œuvre familiale masculine, disposant d’un revenu trop faible pour rémunérer des manœuvres ; des propriétaires, parfois absentéistes, impliqués dans des activités hors exploitation qu’ils privilégient ; des propriétaires qui ne disposent pas des moyens de mettre en culture une partie ou la totalité de leurs disponibilités foncières, le manque d’équipement venant parfois d’une décapitalisation consécutive à un endettement. La cession en faire-valoir indirect peut être conjoncturelle ou structurelle. Certains cédants restent impliqués dans les activités productives agricoles en conservant en faire-valoir direct une partie de leurs disponibilités foncières. D’autres deviennent des rentiers qui ne valorisent leurs disponibilités foncières qu’à travers la cession en faire-valoir indirect, ce qui ne signifie évidemment pas qu’ils sont toujours en mesure de vivre de la seule rente foncière.

17Trois profils de cédants ressortent nettement des situations structurellement marquées par une configuration de tenure inversée.

18Un premier profil correspond aux bénéficiaires d’une réforme agraire redistributive et/ou d’un accès à un périmètre irrigué, qui, décapitalisés, ne disposent pas ou plus des moyens de mettre en valeur leur dotation foncière à la suite de l’échec de l’organisation collective de la production. Le Mexique fournit de nombreuses illustrations de ce type de situation [Colin ed. 2003].

19Le second profil correspond aux bénéficiaires de réallocations foncières dans les contextes de décollectivisation de l’agriculture (restitution foncière aux propriétaires touchés par les réformes agraires de l’époque socialiste ; dotation foncière aux anciens membres des structures collectives) qui ne souhaitent pas s’engager directement dans la production agricole, n’ont pas d’expérience ou ne disposent pas des ressources nécessaires. Les cas roumain et algérien sont ici particulièrement représentatifs [Amblard et Colin 2009 ; Amichi et al. 2011].

20Le troisième profil correspond aux petits producteurs familiaux (non bénéficiaires de réformes agraires) qui ne sont pas en mesure de suivre le changement technique (« révolution verte », à une époque ; produit de la biotechnologie, plus récemment). De telles situations ont été décrites en Inde depuis plusieurs décennies [Byres 1981 ; Singh 1989]. Elles caractérisent actuellement les configurations de tenure inversée en Argentine et en Uruguay : les cédants sont des producteurs familiaux qui abandonnent l’activité après une décapitalisation induite par l’endettement ou qui partent à la retraite sans repreneur, ou encore pour qui la cession en faire-valoir indirect est plus intéressante économiquement que le faire-valoir direct, faute de pouvoir adopter les techniques de production à grande échelle qui se sont développées depuis les années 1990 [Gras 2009].

Contrats

  • 8 Je ne mentionnerai pas ici les contrats de métayage correspondant à un rapport de travail (lorsque (...)

21Les configurations de tenure inversée s’organisent autour d’une diversité d’arrangements contractuels : location, en premier lieu, mais, aussi, diverses formes de métayage défini ici comme dispositif de coordination par lequel un tenancier accède à la terre à travers une rente proportionnelle à la production. On peut distinguer les contrats de métayage correspondant à de purs rapports fonciers des contrats correspondant à la mise en commun de facteurs8. Dans le premier cas, le cédant n’apporte que la terre, reste passif pendant le procès de production, n’intervient pas dans la prise de décision. La valeur de la rente peut être établie sur la base de la valeur brute de la production, ou après déduction, par le preneur, d’une partie des coûts de production qu’il a engagés. Dans le second type de contrat, le cédant s’implique dans le procès de production : fourniture de semences, de travail manuel, attelé ou motorisé, et d’intrants agrochimiques. Cédant et tenancier sont associés dans le procès de production selon une logique de mise en commun des ressources [Colin 2003 ed.]. Le métayage peut alors être vu comme une association, mais entre des partenaires qui ne sont pas dans un rapport socioéconomique équilibré dès lors qu’il s’agit d’une configuration de tenure inversée.

22Mêmes si toutes les situations empiriques ne se laissent pas saisir à travers ces catégories simples, la location domine nettement dans les configurations mettant en rapport des entrepreneurs agricoles et des structures sociétaires avec des cédants « rentiers ». Le métayage est mentionné dans certaines de ces configurations, mais alors sous la forme de pure rente foncière, le cédant ne contribuant pas à la production. Les pratiques contractuelles dans les configurations de « tenure inversée modérée » au sein de l’agriculture familiale s’organisent davantage sur la base de contrats de métayage de type « association » mais n’ignorent pas pour autant la location ou le métayage comme pure rente foncière (tableau p. 210).

  • 9 Pour une lecture plus théorique de la question des choix contractuels dans les configurations de te (...)

23Les éléments forts qui ressortent de la littérature traitant du choix contractuel dans les configurations de tenure inversée sont les suivants9.

24Les preneurs manifestent une préférence marquée pour la location, qui permet un contrôle total du retour sur leur investissement et leur expertise techno-économique tout en évitant toute ingérence du cédant dans le procès de production. Dans une configuration de tenure inversée, leur envergure économique leur permet généralement de payer une rente fixe avant la campagne agricole (un élément déterminant dans les situations, fréquentes, où la location est réglée ex ante, i.e. avant le cycle cultural), de prendre des risques et de les gérer. On trouve cependant mention de contrats de métayage dans lesquels le preneur, bien que plus aisé que le cédant, est sous contrainte de trésorerie. L’avantage du métayage est ici immédiat puisque la rente est versée ex post et qu’un contrat de type « association » implique une certaine contribution du cédant. Un contrat de métayage peut également permettre au preneur de surmonter des imperfections de marché (marché du travail, en particulier lorsque le cédant est employé par le preneur).

25Les cédants manifestent une préférence pour la location, soit parce qu’ils sont dans une logique de rente sans aucune implication dans la production, soit parce que, actifs, ils cherchent à surmonter une contrainte de trésorerie en louant la superficie correspondant à la somme dont ils ont besoin, le reste des parcelles étant exploité en faire-valoir direct. Dans ce dernier cas, ils peuvent également privilégier un contrat de métayage de type « association », qui permet de réduire les débours monétaires sur la parcelle concernée et de surmonter des imperfections de marché (accès aux intrants ou au marché du produit, en particulier).

  • 10 Voir J.-P. Colin [2003] pour le Mexique et M. Tikabo et S. Holden [2003] pour l’Érythrée.
  • 11 Pour une analyse en Transylvanie, voir L. Amblard et J.-P. Colin [2009].

26Pour que ces préférences des cédants puissent s’exprimer, il faut qu’elles convergent avec celles des tenanciers, ou que la pression sur la terre soit telle qu’elle autorise les premiers à faire valoir leur intérêt dans la négociation avec les seconds. La rencontre des cédants et des preneurs peut conduire à un appariement (matching) lorsqu’il y a convergence dans les contrats recherchés10. Cette convergence d’intérêts n’est évidemment pas toujours vérifiée11.

Les conditions d’émergence de la tenure inversée

27Proposer des éléments d’interprétation quant à l’émergence des configurations de tenure inversée suppose d’envisager tant les facteurs qui incitent à la cession en faire-valoir indirect plutôt qu’à la production en faire-valoir direct que les facteurs qui rendent attractive la production à travers la prise en faire-valoir indirect. Quatre champs de facteurs interdépendants sont envisagés ici : la décapitalisation des exploitations et les dynamiques organisationnelles dans lesquelles elles s’inscrivent ; le changement technique et la rentabilité de la production ; les caractéristiques des marchés (y compris des marchés fonciers) ; les politiques publiques.

Décapitalisation des exploitations et dynamiques organisationnelles

28L’élément le plus immédiat qui intervient dans la formation d’une offre dans le cadre des configurations de tenure inversée est la perte du capital d’exploitation individuel ou la disparition des modalités de possession et de gestion collective des équipements productifs.

Configurations contractuelles de tenure inversée et types de contrats

29[Image non convertie]

30Cette décapitalisation peut résulter de l’endettement d’exploitants familiaux [Gras 2009] mais peut aussi provenir de dynamiques organisationnelles qui ont conduit à la décollectivisation et à l’individualisation (de fait ou de droit) de l’exploitation, avec perte de l’accès aux équipements collectifs et incapacité de rééquipement. Le cas roumain montre bien la relation entre dynamiques organisationnelles (restitution, création des sociétés agricoles et commerciales) et cession en faire-valoir indirect dans des configurations de tenure inversée [Amblard et Colin 2009]. Le devenir des ejidos collectifs au Mexique offre un parallèle frappant du point de vue des relations entre décapitalisation-individualisation et cession en faire-valoir indirect et en tenure inversée [Colin ed. 2003].

Changement technique et rentabilité de la production

31Dans certaines situations, le niveau des contraintes imposées par les caractéristiques techno-économiques de certaines cultures exclut ou rend difficilement envisageable leur production en faire-valoir direct, définissant une « pression de sélection » ou « pression d’exclusion » (push factors). Cette pression s’exerce à travers le niveau de monétarisation des coûts de production et des investissements, l’indivisibilité des équipements, l’expertise technique et/ou commerciale et les capacités organisationnelles, le risque, l’intérêt économique qu’il peut y avoir à céder en mode indirect plutôt qu’à exploiter directement. Elle conduit à restreindre certaines productions en faire-valoir direct et/ou en prise en faire-valoir indirect aux acteurs les mieux dotés.

32Les coûts de production représentent une pression d’autant plus forte qu’ils sont élevés et monétarisés et que l’accès au crédit est contraint. Le changement technique qu’a représenté la « révolution verte » ou, plus récemment, la diffusion de nouveaux paquets techniques issus de la bio-ingéniérie, en culture irriguée le cas échéant, rend le recours au marché incontournable pour l’achat des semences, des fertilisants et des produits phytosanitaires. Le besoin d’investissements élevés va évidemment dans le même sens : acquisition d’équipements de culture ; mise en place de systèmes d’irrigation par pompage [Byres 1981 ; Sharma et Drèze 1996 ; Lastarria-Cornhiel et Melmed-Sanjak 1998 ; Wood 1999 ; Singh 2002 ; Gras 2009].

33L’indivisibilité des équipements (tracteurs, moissonneuses, pompes, etc.) crée une contrainte dès lors que les dispositifs d’acquisition et de gestion collective de ces derniers sont défaillants (problème d’action collective, coûts de transaction élevés) ou que le marché des prestations de services n’existe pas ou est imparfait [Byres 1981 ; Singh 1989].

34Les besoins en capacités d’innovation, la maîtrise nécessaire dans la conduite des itinéraires techniques et dans le processus de commercialisation, les besoins en capacités organisationnelles varient considérablement selon les cultures et leur destination. Le niveau requis de capital humain et social est sans commune mesure entre les productions pour lesquelles les techniques relèvent de « connaissances communes » locales, les productions exigeantes en technicité mais restant du ressort d’une petite agriculture marchande (paquets techniques type « révolution verte ») et les productions dont la commercialisation s’opère sous une forte contrainte en matière de normes et d’insertion dans les réseaux, avec le cas type des agro-exportations non traditionnelles.

35L’aversion au risque peut conduire certains acteurs à renoncer à l’exploitation directe des cultures les plus rémunératrices et à céder leurs terres en faire-valoir indirect à des acteurs qui sont davantage en mesure d’adopter de nouvelles cultures ou de nouvelles techniques culturales [Byres 1981 ; Colin 2003 ed. ; Gras 2009].

36Enfin intervient l’attitude face au risque et le gain comparatif entre cession en faire-valoir indirect et exploitation en faire-valoir direct. Pour des producteurs qui ne sont pas en mesure d’adopter les cultures les plus rémunératrices (souvent plus risquées) mais qui disposent de terres de qualité (irriguées, en particulier), il peut être plus avantageux, en termes de revenu et de prise de risque, de céder en faire-valoir indirect à des exploitants qui, eux, adoptent ces cultures que de pratiquer le faire-valoir direct de cultures moins rentables. D’autant qu’ils peuvent combiner le revenu locatif avec un emploi chez le preneur comme manœuvre, tractoriste, etc. [Byres 1981 ; Pearce 1983 ; Carton de Grammont 1990 ; Colin ed. 2003 ; Gras 2009 ; Grosso et al. 2010].

37Le fait qu’une offre potentielle s’exprime sur le marché du faire-valoir indirect ne conduit pas forcément à l’émergence d’une configuration de tenure inversée. Cette dernière suppose la présence d’une catégorie d’acteurs relativement bien dotés en ressources productives et incités à étendre leur base foncière d’exploitation (pull factors), y compris par la prise en faire-valoir indirect. Outre l’envergure économique autorisant le financement de techniques de production à coût élevé et permettant d’assumer la prise de risque, on peut mentionner le rôle joué par trois facteurs.

  • 12 Une économie d’échelle correspond à la baisse du coût unitaire d’un produit lorsque la quantité pro (...)

38En premier lieu : les économies d’échelle12 induites par le changement technique et l’évolution des dispositifs de mise en marché. On considère généralement qu’il n’y a pas ou peu d’économies d’échelle en agriculture, les coûts de transaction dus à la recherche, au recrutement et au contrôle de la main-d’œuvre salariée pouvant même conduire à des « déséconomies » d’échelle. Ces coûts de transaction annulent les économies d’échelle liées à l’indivisibilité des équipements et des ressources managériales tant que la production reste fondée sur le travail manuel, mobilise des niveaux modestes de mécanisation et requiert des compétences techno-économiques peu spécifiques. En revanche, les économies d’échelle peuvent devenir structurantes avec une mécanisation plus poussée de la production si cette dernière ne s’accompagne pas d’un recours au marché des prestations de service mécanisées. En standardisant le travail, cette mécanisation permet un contrôle plus aisé de la main-d’œuvre, réduisant ainsi les déséconomies d’échelle. La technicisation de la production et de la mise en marché assure également des retours sur l’expertise techno-économique croissant avec la taille de l’exploitation. L’imposition de standards de commercialisation (certification, labélisation, traçabilité), qui se traduit par des coûts de transaction fixes, conduit également à des économies d’échelle [Byres 1981 ; Binswanger et Rosenzweig 1986 ; Singh 1989 ; Deininger et Byerlee 2012].

39En deuxième lieu intervient la rentabilité de la production agricole. Le contexte récent de tension structurelle sur les marchés des matières premières et des produits alimentaires de base a ainsi attiré vers la rentabilité, ces dernières années, non seulement l’agrobusiness impliqué directement dans la production mais également des acteurs financiers soucieux d’un retour sur investissement rapide et d’une diversification de leur portefeuille d’investissement.

40Enfin, l’alternative à la prise en faire-valoir indirect que représente l’achat de terres peut être exclue pour des raisons légales, par souci de ne pas immobiliser un capital important ou, encore, si les preneurs sont dans une logique d’exploitation minière de la ressource foncière.

Évolutions dans l’environnement de marché

41L’environnement de marché contribue à expliquer l’émergence de configurations de tenure inversée, en particulier le fait que des alternatives ne soient pas retenues : faire-valoir direct, achat.

42L’absence ou l’étroitesse du marché à l’achat-vente, du fait de contraintes légales ou de prix trop élevés, peut contraindre radicalement ou fortement l’option d’achat, alternativement à la prise en faire-valoir indirect [Singh 1989]. La configuration de tenure inversée suppose évidemment l’existence d’un marché du faire-valoir indirect. Ce dernier peut cependant être marqué par des imperfections qui bénéficient aux acteurs disposant d’une bonne insertion dans les réseaux (cas fréquent dans l’agriculture décollectivisée des pays de l’ex-bloc soviétique [Deininger et al. 2011]).

43Les difficultés ou l’impossibilité d’accès au crédit (et à l’assurance) rendent difficile une production en faire-valoir direct pour certains acteurs ; d’autres, au contraire, bénéficient d’un avantage comparatif du fait de ces mêmes imperfections et drainent le financement productif. Les imperfections ou la défaillance des marchés des intrants, des produits et des prestations de services (travaux agricoles mécanisés, en particulier) contraignent la production en faire-valoir direct de certains acteurs et accordent, là encore, un avantage comparatif à d’autres, mieux insérés dans les réseaux.

44Enfin, le marché du travail joue un rôle dans les dynamiques conduisant à des configurations de tenure inversée lorsqu’il crée des options de sortie de l’agriculture et facilite ainsi l’expression d’une offre sur le marché du faire-valoir indirect.

Politiques publiques

45Les politiques publiques jouent un rôle majeur dans l’émergence des configurations de tenure inversée.

46Les politiques de recherche peuvent favoriser certains modèles techniques, orientant le procès productif dans une dynamique d’exclusion de certains acteurs. Des réformes agraires redistribuant la terre mais non (ou insuffisamment) les moyens de production, puis des réorganisations foncières post-collectivistes conduisant à des restitutions foncières alimentent des cessions « rentières ».

47La dérégulation, le retrait des appuis publics (vulgarisation agricole, banques de développement, subvention des prix des intrants, protection douanière), l’ouverture commerciale et financière, les politiques fiscales attractives pour les investissements étrangers favorisent l’émergence d’une offre de faire-valoir indirect par les acteurs les moins en mesure d’affronter le nouvel environnement institutionnel et économique, et d’une demande émanant d’opérateurs économiques bénéficiant d’avantages comparatifs.

48Un cadre légal qui prohibe l’achat de terre, impose des limites dans la superficie qui peut être possédée et facilite les pratiques indirectes stimule la demande sur le marché du faire-valoir indirect (pas exclusivement, mais y compris dans des configurations de tenure inversée). La prohibition des ventes peut s’accompagner de celle des cessions en faire-valoir indirect, en particulier dans le cas de terres distribuées dans le cadre de réformes agraires redistributives, mais l’expérience montre qu’il est beaucoup plus facile de passer outre la seconde que la première.

Tenure inversée, efficience et équité

49Le marché du faire-valoir indirect est aujourd’hui considéré comme un dispositif permettant, plus facilement que le marché à l’achat-vente, le transfert efficient et équitable de la ressource foncière. Cet optimisme est discutable dans le cas des configurations de tenure inversée.

La question de l’efficience

50Dans les configurations de tenure inversée, les tenanciers disposent de plus de capital physique, financier, humain et social que les cédants. Il n’est pas étonnant que le constat qui se dégage de la littérature sur le sujet soit celui d’un transfert de la ressource foncière vers les acteurs qui en font l’usage le plus productif. Dans les situations marquées par un changement technique important et l’évolution des dispositifs de mise en marché, l’apparition d’économies d’échelle ne peut que renforcer ce constat [Colin ed. 2003 ; Crookes et Lyne 2003 ; Tikabo et Holden 2003 ; Amblard et Colin 2009 ; Gras 2009 ; Grosso et al. 2010 ; Guibert et al. 2011 ; Deininger et Byerlee 2012].

  • 13 Les risques écologiques induits par les « grandes acquisitions » foncières sont souvent soulignés : (...)

51 Un élément qui serait à prendre en compte dans la discussion de l’efficience des pratiques de faire-valoir indirect dans le cadre de configurations de tenure inversée, mais qui est peu traité dans la littérature mobilisée ici, est celui des conséquences environnementales du développement de ces configurations. Dès lors que ce mode d’exploitation établit un accès à la terre non pérennisé et de court terme (il en va autrement pour des contrats à long terme), le risque d’un usage minier par les preneurs ne peut être exclu. Ce risque n’est évidemment pas spécifique de ce type de configuration mais il intervient alors à une tout autre échelle que dans le cas des pratiques de faire-valoir indirect au sein de l’agriculture familiale ou de subsistance13.

La question de l’équité

52La question de l’équité doit être considérée à deux niveaux : celui des relations bilatérales entre cédants et preneurs impliqués dans les contrats ; et celui de l’impact, sur des tiers, du développement du faire-valoir indirect dans le cadre de la tenure inversée.

  • 14 On caractérise ainsi une situation dans laquelle un seul demandeur rencontre une multiplicité d’off (...)

53Le développement des rapports contractuels dans la configuration de tenure inversée peut aller dans le sens de l’intérêt des propriétaires cédants, au regard de leurs dotations en ressources et de leur rapport à la production agricole. Il peut s’agir de la seule option dont ils disposent pour valoriser leurs disponibilités foncières sans les aliéner définitivement (cas de cédants ne disposant pas des moyens de produire) ou, encore, d’une option permettant, lorsque le niveau de la rente est satisfaisant (les preneurs ne sont pas en situation monopsonique14), d’accéder à un revenu sûr et supérieur à celui qu’ils pourraient atteindre en pratiquant le faire-valoir direct. Les cédants (ou, plus largement, les membres de leurs communautés) peuvent parfois trouver un emploi auprès des preneurs, ce qui assure une source de revenu additionnel et freine l’exode rural [Colin ed. 2003 ; Crookes et Lyne 2003 ; Gras 2009 ; Deininger et al. 2011 ; Anseeuw et al. 2012].

  • 15 C’est-à-dire fortement déséquilibrés.

54Ces constats positifs sont cependant établis sur la base des champs d’opportunité qui s’offrent aux cédants. Ils peuvent donc être interrogés si l’on refuse de considérer ces champs comme « donnés », en particulier si l’on considère qu’ils résultent, pour une bonne part, de politiques publiques passées et/ou qu’ils pourraient être radicalement modifiés. Par ailleurs, un marché du faire-valoir indirect non concurrentiel peut permettre aux preneurs d’imposer des niveaux de rente ou des termes contractuels léonins15 ou quasi léonins [Amblard et Colin 2009 ; Cochet et al. 2010 ; Cochet et Merlet 2011 ; Deininger et al. 2011].

55L’incidence négative majeure des configurations de tenure inversée pourrait toucher des tiers à travers ce que Terence Byres [1981] appelle le tenant-switching : la substitution de tenanciers aisés à des tenanciers pauvres. Le passage des pratiques de faire-valoir indirect « de subsistance » à des pratiques entrepreneuriales exerce une « pression d’exclusion » sur les tenanciers les plus pauvres. Ces derniers se trouvent incapables de supporter la concurrence des tenanciers aisés, qui se traduit par une hausse des loyers et la préférence pour des preneurs dotés de capacités de production plus importantes dans le cas de cédants recherchant des contrats de métayage de type « association » [Ray 1978 ; Singh 1989 ; Parthasarty 1991 ; Sharma et Drèze 1996 ; Grosso et al. 2010].

56En définitive, dans le cadre des configurations de tenure inversée, les vertus égalisatrices potentielles du faire-valoir indirect disparaissent au profit d’une concentration de l’exploitation foncière productive et au détriment des petits preneurs.

Conclusion

57La question des configurations de tenure inversée se positionne au confluent de débats majeurs : l’accaparement foncier, l’opposition entre grandes structures et agriculture familiale, le rôle des marchés fonciers et de l’entrepreneuriat dans le développement. L’analyse a fait apparaître quelques éléments clés qui peuvent être rappelés. (1) Le faire-valoir indirect comme dispositif permettant une répartition plus équitable de la terre est radicalement mis en cause dans les configurations de tenure inversée. (2) Hors conditions de marché concurrentielles et sans possibilité, pour les cédants, de négocier (ce qui semble être l’exception plus que la règle), les arrangements contractuels sont établis dans un rapport de force bénéficiant aux preneurs. (3) Les pratiques contractuelles dans le cadre des configurations de tenure inversée conduisent, de façon générale, à un usage plus efficient de la terre que celui qu’en faisaient les cédants. (4) Ce dernier constat est à mettre en rapport, dans certaines situations au moins, avec des politiques publiques biaisées, favorables aux grandes structures, et avec le reflux ou la disparition des appuis à l’agriculture familiale.

58En termes de politiques publiques, ces constats suggèrent a minima un appui des pouvoirs publics (ou d’ONG) à la contractualisation, visant à rendre cette dernière plus équitable. Ils suggèrent par ailleurs d’éviter les biais « pro-grandes structures », comme les crédits à taux subventionnés favorisant la mécanisation à grande échelle au détriment de systèmes de production plus intensifs en travail, ce qui redonnerait un avantage à l’agriculture familiale et au petit entrepreneuriat. Dans les situations où le potentiel existe pour une dynamisation de l’agriculture familiale, des politiques publiques d’appui à cette dernière pourraient stimuler le retour (de certains au moins) au faire-valoir direct : crédit, formation, mais aussi aide à l’organisation du marché des prestations de services (pour faire jouer les économies d’échelle) et à l’insertion sur les marchés des produits (certification, etc.). Une telle réorientation supposerait une révision radicale des politiques publiques de ces dernières décennies, très favorables à l’entreprise capitalistique. Elle supposerait également que soient tirés les enseignements du passé et que les ressources publiques requises soient disponibles.

59Comme de façon générale dans les débats autour des « grandes acquisitions », l’agriculture contractuelle pourrait être envisagée comme une alternative au faire-valoir indirect sans pour autant être parée de toutes les vertus. Une telle alternative supposerait toutefois que cédants et preneurs y trouvent un intérêt (ce ne serait pas le cas des cédants « rentiers », peu désireux de s’impliquer dans la production) et que soient corrigés les facteurs qui ont conduit au faire-valoir indirect plutôt qu’à l’agriculture contractuelle. Cette alternative ne peut que rester un vœu pieux quand les pratiques de faire-valoir indirect permettent aux preneurs une captation maximale de la valeur ajoutée.

60En termes de recherche, le champ d’investigation est large puisque l’essentiel de ce qui peut être aujourd’hui soumis à l’analyse relève d’investigations qui n’étaient pas destinées à explorer les configurations de tenure inversée en tant que telles. Le besoin d’investigation porte sur la caractérisation de ces configurations, qui demanderait une réflexion explicite sur les critères permettant de positionner les acteurs dans leurs rapports mutuels : quels indicateurs retenir, et comment, le cas échéant, construire un indicateur synthétique ? La caractérisation des systèmes de production (et de l’absence ou non d’alternatives) susceptibles d’influer sur la cession en faire-valoir indirect à travers la « pression d’exclusion » demanderait également un investissement spécifique dans chaque cas étudié, avec, en particulier, l’identification d’éventuelles économies d’échelle et de leurs sources. Les implications de ces pratiques contractuelles gagneraient, enfin, à être analysées sur le long terme, dans une perspective comparative et au-delà des seuls contractants : effets sur des tiers via le marché du faire-valoir indirect ou du travail, par exemple.

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Notes

1 Je remercie Emmanuelle Bouquet, Pascale Moity-Maïzi et Jean-Michel Sourisseau pour leurs commentaires sur la première version de ce texte.

2 Le terme de « propriétaires » est utilisé dans ce texte par commodité, même dans les situations où les cédants ne maîtrisent pas l’ensemble du faisceau de droits définissant une propriété privée, comme dans le cas de bénéficiaires de réformes agraires.

3 Les textes traitant explicitement de la tenure inversée sont rares [Ray 1978 ; Singh 1989 ; Lastarria-Cornhiel et Melmed-Sanjak 1999 ; Bellemare 2007 ; Amblard et Colin 2009].

4 Pour une analyse plus détaillée et des compléments bibliographiques, voir J.-P. Colin [2013].

5 On définit ici l’agriculture familiale par « l’existence d’un lien central entre l’activité agricole et l’organisation familiale en termes de patrimoine, de moyens de production (en particulier le travail) et de prise de décision pour la gestion et l’allocation des ressources » [Losch et Fréguin-Gresh 2013 : 3].

6 Par entrepreneur j’entends une personne développant une activité de production tournée vers le marché dans la recherche d’un profit, mobilisant un capital d’exploitation (relativement) important (en propriété ou en prestations de service) et une main-d’œuvre rémunérée, un individu doté de compétences en matière de gestion technique et économique, quelqu’un qui prend des initiatives et des risques.

7 Voir, par exemple, pour l’Argentine, C. Gras [2009].

8 Je ne mentionnerai pas ici les contrats de métayage correspondant à un rapport de travail (lorsque le métayer n’apporte que son travail, sans responsabilité de gestion ni pouvoir de décision, en étant rémunéré par une fraction du produit), non pratiqués dans les configurations de tenure inversée du fait précisément de l’inversion du rapport usuel métayer-cédant.

9 Pour une lecture plus théorique de la question des choix contractuels dans les configurations de tenure inversée, voir M. Bellemare [2007] et J.-P. Colin [2013].

10 Voir J.-P. Colin [2003] pour le Mexique et M. Tikabo et S. Holden [2003] pour l’Érythrée.

11 Pour une analyse en Transylvanie, voir L. Amblard et J.-P. Colin [2009].

12 Une économie d’échelle correspond à la baisse du coût unitaire d’un produit lorsque la quantité produite augmente.

13 Les risques écologiques induits par les « grandes acquisitions » foncières sont souvent soulignés : déforestation et réduction de la biodiversité, en particulier [Deininger et al. 2011 ; Anseeuw et al. 2012]. Certains de ces risques pourraient être moins prégnants dans le cas des configurations de tenure inversée, qui se développent généralement sur des terres faisant déjà l’objet d’un usage agricole.

14 On caractérise ainsi une situation dans laquelle un seul demandeur rencontre une multiplicité d’offreurs.

15 C’est-à-dire fortement déséquilibrés.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Philippe Colin, « La concentration foncière par la tenure inversée (reverse tenancy) »Études rurales, 194 | 2014, 203-218.

Référence électronique

Jean-Philippe Colin, « La concentration foncière par la tenure inversée (reverse tenancy) »Études rurales [En ligne], 194 | 2014, mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/10194 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.10194

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