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Altérités, inégalités et mobilités au sud-ouest de l’océan Indien

Pauvreté et inégalités de classe à la Réunion

Le poids de l’héritage historique
Poverty and Class Inequalities in Reunion. On the Weight of Historical Legacy
Nicolas Roinsard
p. 173-189

Résumés

Depuis de nombreuses années, La Réunion enregistre, à l’échelle nationale, les taux record de chômage et de recours aux minima sociaux. Si la départementalisation votée en 1946 annonçait des mesures de rattrapage et de mise à égalité avec la métropole, on ne peut que reconnaître aujourd’hui les limites de ce développement caractérisé par la reproduction des inégalités, à la fois externes et internes. Externes dans la mesure où tous les indicateurs de vulnérabilité montrent un écart important entre l’île et la métropole. Internes dans la mesure où la structure sociale de la société réunionnaise reste marquée par de profondes inerties héritées de la société de plantation, par essence inégalitaire. Cet héritage détermine en particulier le rapport au travail et aux relations de dépendance que vivent aujourd’hui les groupes historiquement dominés, surreprésentés parmi les bénéficiaires des minima sociaux.

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Texte intégral

1La Réunion est le département français qui, année après année, cumule les taux record de chômage et de recours aux minima sociaux. Si ces indicateurs sont assez révélateurs de l’état du marché du travail local, ils ne disent somme toute pas grand-chose de la construction sociale de la pauvreté et des inégalités de classe dans cette société créole et postcoloniale.

2Partant du principe sociologique selon lequel la pauvreté est un construit social qui se définit dans des espace-temps singuliers, il semble difficile de parler de la pauvreté et des inégalités contemporaines à La Réunion sans faire un détour par l’histoire : l’histoire de la société de plantation coloniale, d’une part, et l’histoire de la départementalisation, d’autre part, dont l’objectif affiché était précisément de rompre avec l’ère coloniale et les inégalités intrinsèques à cette organisation sociale. Cette approche historique et compréhensive est la seule qui, à mon sens, peut éclairer – là où les statistiques de l’INSEE, conçues pour décrire une société salariale, se révèlent très eurocentrées – la manière dont, à La Réunion, les groupes sociaux se distribuent dans l’espace social et dont ils vivent cette distribution [Roinsard 2013].

3Si le détour par l’histoire se justifie par la violence et la singularité de la stratification socio-raciale des sociétés de plantation, il s’impose aussi et surtout par l’ancrage et la pérennité de cette organisation socioéconomique dans l’histoire de l’île. Découverte au début du xviie siècle, La Réunion est une société jeune, qui ne sera peuplée qu’au début du xviiie siècle avec l’arrivée d’esclaves en provenance de Madagascar et de la côte swahilie de l’Afrique orientale. Une seconde vague de peuplement se manifestera à partir de 1848, date à laquelle l’esclavage sera aboli. Le travail deviendra alors « libre » pour 62 000 affranchis. Pour répondre aux besoins immédiats de main-d’œuvre dans les plantations, entre 1848 et 1860, les autorités françaises recruteront près de 65 000 travailleurs étrangers, majoritairement originaires d’Afrique et d’Inde [Fuma 1994].

4Les descendants d’esclaves et d’engagés africains et malgaches forment aujourd’hui le groupe des Kaf, qui se distingue de ceux que l’on appelle les Malbar, c’est-à-dire les descendants d’engagés indiens, originaires des régions de Madras et de Malabar. Ces travailleurs « libres », respectivement engagés sous contrats de cinq et dix ans, connaîtront, dans les faits, des conditions de travail et de vie proches de celles qui prévalaient avant 1848. Ce système engagiste, qui prendra fin en 1933, reste ainsi, aux yeux de bien des historiens, un système esclavagiste déguisé, même s’il existe des nuances dans les régimes de travail dues à la mobilisation du droit des immigrés par les travailleurs engagés (tout particulièrement les Indiens) et à la pression de la diplomatie britannique, plus sensible que la France à l’idée de protéger le travail dans les colonies [Stanziani 2012]. De fait, l’histoire de l’île est largement dominée par le temps colonial, qui ne s’achève qu’en 1946 lorsque La Réunion accède au statut de département d’outre-mer (DOM). D’un point de vue sociologique, la rupture avec l’organisation coloniale sera différée et en partie inachevée, la structure sociale contemporaine continuant de receler des divisions de classe et de « race ».

5Les observations, au début des années 1950, d’un Frantz Fanon [1952] et d’un Michel Leiris [1955] demeurent, à cet égard, extrêmement précieuses pour étudier la structure de classe contemporaine, aussi bien à La Réunion qu’aux Antilles [Zander 2013]. Ce qui ne peut se faire, en effet, sans recourir à la catégorie raciale et, partant, sans dépasser l’analyse marxiste classique – une analyse exigeante dans l’élaboration des critères de classe mais dont nous percevons aujourd’hui les limites à travers le renouvellement de la sociologie de la division sociale en France [Chauvel 2001 ; Bouffartigue ed. 2004].

6Aussi la notion de classe sociale est-elle entendue ici davantage au sens wébérien du terme qu’au sens marxiste : il s’agit de considérer les positions sociales objectives (ou situations de classe) des différents groupes dans un espace caractérisé par l’existence d’un marché, que ces positions fassent ou non, de la part des acteurs qui les occupent, l’objet d’une conscience de classe ou d’une action historique. L’usage de la catégorie raciale est conservé pour rendre compte à la fois de l’organisation sociale coloniale, fondée sur des rapports nommément « raciaux », des résurgences de cette stratification socio-raciale dans la structure de classe contemporaine et des critères mentaux, érigés en habitus, qui alimentent cette division sociale [Bonniol 1992]. Il ne s’agit pas de minorer les rapports de classe au profit des rapports de « race » en réifiant ces derniers mais de poser la question d’un continuum de la stratification socio-raciale dans la société réunionnaise, et ce dans le contexte plus large de la départementalisation et des changements sociaux qui l’ont accompagnée.

7Malgré l’émergence d’une classe moyenne qui symbolise par excellence la mobilité sociale dans une société longtemps structurée selon des barrières quasi infranchissables, on observe aujourd’hui encore de fortes inerties dans les strates supérieures et inférieures de l’espace social. Si les mesures prises lors de la départementalisation ont participé à cette reproduction sociale, celle-ci doit également beaucoup aux habitus des dominants et des dominés et, dans le cadre singulier que représentent les anciennes sociétés de plantation, « [à] l’efficacité des processus mentaux et de leur contenu symbolique qui non seulement régissent les hiérarchies, comprises comme l’application d’un principe d’ordonnancement vertical des individus et des groupes, mais également gouvernent les séparations sociales qui peuvent être revendiquées de l’intérieur même des groupes ainsi constitués » [Bonniol 2011 : 102].

8En convoquant de la sorte le poids de l’héritage historique dans l’analyse de la pauvreté et de la structure de classe contemporaine à La Réunion, nous inscrivons notre propos dans une sociologie du colonial et du postcolonial outre-mer [Vergès 2009 ; Bernardot et al. eds. 2013 ; Bruneteaux 2013 ; Roinsard 2013] qui insiste tout particulièrement sur l’historicité des processus sociaux et sur les continuités sociologiques observées d’une époque à l’autre [Stoler 2010]. Là où les études postcoloniales s’intéressent surtout au devenir des colonies devenues indépendantes et aux relations économiques, politiques et idéologiques que celles-ci entretiennent avec les anciens empires, nous nous intéressons, pour notre part, aux transfigurations du « colonial » dans le contexte singulier d’une décolonisation intra-française. Cette sociologie appelle un travail complexe d’objectivation des propriétés et des héritages contemporains du « colonial » dans les structures mentales, sociales, politiques, économiques et symboliques de cette société dont l’intégration républicaine soulève, par ailleurs, peu de débats.

9Cette réflexion autour d’un continuum sociologique dans la construction de la pauvreté et des inégalités à La Réunion sera présentée en trois parties agencées selon une logique chronologique. La première partie décrit l’organisation de la société de plantation et, plus précisément, ses principes rigides de division sociale et les conséquences durables que ces principes auront sur la formation des habitus, entendus ici comme le support relationnel des schèmes mentaux et des structures sociales [Bourdieu 1980]. La deuxième partie retrace quelques-unes des transformations sociales liées à la départementalisation, présentée, par l’État, comme un moment de rupture avec le temps colonial mais qui, en réalité, déplacera plus qu’elle ne supprimera les conditions de production et de distribution des inégalités. Une troisième partie, enfin, documente, à l’appui de plusieurs enquêtes ethnographiques, la manière dont la pauvreté, les inégalités et les relations de dépendance sont aujourd’hui vécues et intériorisées par les ménages pauvres, affiliés non plus à un planteur paternaliste mais à un État protecteur [Roinsard 2005].

La société de plantation : une division sociale rigide et intégrée verticalement

10Reposant, pour l’essentiel, sur l’analyse des régions agricoles tropicales de l’Amérique latine et des Caraïbes, la littérature anthropologique qui a trait aux sociétés de plantation insiste sur le « fait social total » que constitue la plantation en qualité de structure foncière (unité agricole de grande superficie, qui tend vers la monoculture), de structure industrielle (destinée à l’exportation de la production vers la métropole) et de structure sociale. La plantation se caractérise par une division socio-raciale très prononcée avec, d’un côté, une classe dominante blanche de propriétaires terriens, qui contrôle et organise les procès de travail, et, de l’autre, une classe dominée noire de travailleurs pauvres, sans terres, qui ne disposent que de leur force de travail [Mintz 1991]. À l’interstice de ces deux classes, le groupe intermédiaire des mulâtres (ou « hommes de couleur ») occupe « la zone grise plantationnaire » [Bruneteaux 2013] et relaie bon gré mal gré, dans un système de chaînes relationnelles déployées à des fins tant productives que répressives, l’entreprise coloniale d’un groupe blanc, économiquement dominant mais numériquement minoritaire.

  • 1 Pour une lecture détaillée des modes de production capitalistes de l’économie sucrière réunionnaise (...)

11Si la société de plantation pré- et post-abolitionniste ouvre, de fait, très peu de perspectives de mobilité sociale, cette immobilité est, par ailleurs, largement intégrée verticalement car régulée par un jeu d’obligations réciproques entre propriétaires et travailleurs, les premiers assurant les moyens de survie des seconds (travail, habitat, santé, entretien de la famille, etc.), les seconds assurant la prospérité économique des premiers en leur offrant leur force de travail, dans un cadre de production successivement esclavagiste puis capitaliste1. Aussi, comme le résume parfaitement Jean Benoist, domination, solidarité et inégalités sont-elles intimement liées dans l’organisation sociale totalitaire de la plantation :

Les fondements sociologiques de l’inégalité inhérente à la société de plantation trouvaient leur source dans une histoire encore récente et dans une structure foncière et économique rigide. Les groupes humains qui descendaient des travailleurs esclaves ou contractuels, ou des petits colons européens, avaient une place nettement définie au sein d’un univers stratifié [...] Prenant place à leur naissance dans des groupes ethniques inégaux, ils ne voyaient devant eux qu’un éventail restreint de possibilités. La mobilité sociale, soupape nécessaire, se faisait d’abord à l’intérieur de ces limites, et elle devait souvent s’appuyer sur le bon vouloir d’un supérieur, au sein d’un réseau social hautement personnalisé [Benoist 1984 : 229-231].

12De fait :

À La Réunion, où l’on attend plus aisément un bienfait qu’un droit, l’inégalité [...] est moins vécue comme une tare sociologique, comme une agression, que comme le fondement d’un courant descendant où le défavorisé espère du puissant l’octroi d’un bienfait, qui exprime la solidarité de l’un et de l’autre dans l’organisation sociale [ibid. : 229].

  • 2 Le colonat partiaire se développe dans l’île à la fin du XIXe siècle avec la culture du maïs, du ma (...)

13Tels sont les termes de l’intégration verticale et de la solidarité organique à l’œuvre au sein de la société de plantation. Un modèle d’intégration si structurant dans les faits et dans les schèmes de pensée qu’il continuera d’exercer son influence même lorsque la grande plantation ne sera plus la matrice de la société locale. C’est ce qu’observera par exemple, à la suite des travaux pionniers de Paul Ottino [1977] et de Jean Benoist [1983 et 1984], l’anthropologue Joseph Pelletier [1983] lorsqu’il mènera des investigations auprès d’ouvriers agricoles et autres petits colons réunionnais qui travaillaient une terre en location et reversaient une part de leur production à leur propriétaire terrien2 : à l’époque, malgré plus de trente ans de départementalisation, ces travailleurs, aussi pauvres et dominés que ceux des générations précédentes, ne remettaient nullement en question leurs relations de dépendance vis-à-vis des propriétaires terriens tout en veillant à ne pas être abusés plus que ne l’autorisait ce système très codifié. Le témoignage d’un de ces petits colons, Jus Véfour, qui en appelle au gouvernement pour réguler les dysfonctionnements dans les relations colons-propriétaires, illustre de manière exemplaire la continuité et la transfiguration des relations de dépendance et de clientèle dans une société réunionnaise de moins en moins réduite à l’univers de la plantation :

Jus Véfour parle d’exploitation, sa critique est explicite mais elle ne porte pas sur le système lui-même ; en ce sens, elle ne le remet pas en cause, elle se situe à l’intérieur du système. Ce qu’il met en cause, ce n’est pas qu’il y ait des propriétaires et des gens qui travaillent la terre pour eux, c’est la malhonnêteté des propriétaires [...] Sa critique est faite en restant au cœur de l’idéologie dominante et ses propositions visent seulement à remplacer le paternalisme du propriétaire par le paternalisme du gouvernement [Pelletier 1983 : 222].

14Couramment décrits comme des rapports paternalistes entre propriétaires et travailleurs, les rapports sociaux de production mis en œuvre dans l’économie de plantation sont au fondement de l’intériorisation des inégalités sociales. Et, tant que cette conception paternaliste existera sous une forme ou une autre, les dominés s’accommoderont de ce rapport social, qui, s’il ne leur est pas favorable, n’en est pas moins capital dans la logique de survie et d’intégration qui est la leur. Cette perspective d’analyse permet aussi de mieux saisir la nouvelle structuration des rapports sociaux au sein de la société issue de la départementalisation, laquelle, tout en desserrant l’étau de l’immobilité sociale via le développement d’une classe moyenne salariée, déplacera les conditions sociales de production des inégalités et des rapports de dépendance autour de l’avènement d’une société infra-salariale et d’un régime assistanciel, contribuant, de fait, à l’émergence d’un lumpenprolétariat pris en charge par l’État [Ottino 1999 ; Roinsard 2007].

La départementalisation : de la promesse égalitaire à la reproduction des inégalités

15Votée le 19 mars 1946, la départementalisation des « quatre vieilles colonies » (Martinique, Guadeloupe, Guyane, Réunion) est présentée par l’État comme une politique de développement et de mise à égalité avec la métropole. Il s’agit, pour reprendre les termes de l’époque, de rompre avec l’ère coloniale et les formes de domination sociale et raciale qui la caractérisaient, et de faire des DOM des départements « comme les autres » en veillant à ce que leurs indices économiques et sociaux se rapprochent progressivement de la moyenne nationale.

16Cette promesse égalitaire, qui entendait à la fois réduire les inégalités internes à la société réunionnaise et les inégalités entre l’île et la métropole, ouvre un vaste chantier de réformes et de rattrapage social, économique et sanitaire. Une des premières mesures de la départementalisation a trait à l’offre de soins : cette mesure permet à La Réunion d’entamer sa transition démographique, avec une baisse spectaculaire de son taux de mortalité, divisé par quatre en trente ans. Dans l’ensemble, toutes les premières mesures visent à développer les structures matérielles (habitat, hôpitaux, écoles, routes, électrification, réseau d’eau potable, etc.) dans une île où seules les élites disposent de moyens de vie décents. Ce n’est que dans un second temps, à partir des années 1960 et 1970, que l’État engagera une série de réformes susceptibles de modifier la structure sociale de la société postcoloniale. La réforme foncière, la scolarisation, la diffusion de la protection sociale et le développement des emplois publics figureront parmi les mesures phares de cette deuxième phase de la départementalisation.

Du développement de l’agriculture à la désintégration du monde rural

17Initiée au milieu des années 1960 par la Société d’aménagement foncier et d’établissement rural (SAFER), la réforme agraire, qui est censée accroître le nombre de propriétaires terriens, représente une mesure particulièrement forte sur le plan symbolique dans une société fondamentalement rurale où le partage de la terre est un indice de la domination et des inégalités sociales.

  • 3 Les Hauts de La Réunion désignent une limite administrative qui regroupe les territoires situés au- (...)

18Deux sociétés rurales très inégalitaires coexistent alors. La première, dominante sur le plan économique et politique, correspond à l’économie de plantation fondée sur la monoculture sucrière. Les grands propriétaires terriens (les Gros Blancs) règnent sans partage sur les petits colons et autres paysans en exploitant les plus grandes et les plus belles surfaces. Ainsi, en 1970, les propriétés de plus de 50 hectares ne représentent que 0,7 % des exploitations mais concentrent plus de 60 % de la surface agricole utilisée. Située dans les Hauts de l’île3, là où les terres sont escarpées et difficiles à exploiter, la seconde société rurale, blanche et paysanne (les Petits Blancs), survit grâce à l’exploitation d’une terre longtemps destinée à l’autoconsommation (café, palmistes, fruits sauvages, manioc, haricots, etc.) et, à partir des années 1900, également vouée à l’exportation de géraniums. Bien qu’ils soient libres et propriétaires de leur lopin, ces paysans n’échappent pas à la domination économique et symbolique des familles dynastiques de l’économie sucrière. À vrai dire, ils vivent sur les miettes foncières que ces familles leur ont cédées dès le xviiie siècle pour mieux s’accaparer les terres situées dans les Bas, lesquelles offrent de bien meilleurs rendements.

19On comprend, dans ces conditions, l’espoir qu’a pu susciter l’action de la SAFER tant parmi les petits paysans des Hauts que parmi les « sans-terre » (colons, ouvriers et journaliers agricoles) des Bas. Dans les faits, la réforme foncière ne bénéficiera qu’à une partie infime du monde rural. Deux raisons à cela. En privilégiant l’accès à la propriété (on recense un peu plus de 3 500 « attributaires SAFER ») plus que l’accroissement des exploitations, la réforme ne profitera que très peu aux petits paysans, propriétaires certes, mais pauvres du fait de la faible superficie de leurs terres. Aussi, au-delà de la réussite de quelques colons, la masse dominante ne sera pas en mesure de produire à une échelle suffisante sur le marché du sucre de plus en plus concurrentiel [Lefèvre 1989].

20C’est pourquoi « le rôle ambigu de la SAFER dans le désengagement des grands propriétaires des activités agricoles a souvent fait l’objet de critiques : elle leur a permis de vendre leurs terres (et prioritairement les moins fertiles) dans des conditions très favorables et d’abandonner le secteur agricole au profit d’activités plus rentables » [Chane-Kune 1996 : 52], en particulier des activités commerciales liées à l’import-distribution. Parallèlement à l’action de la SAFER, le Plan de modernisation de l’économie sucrière conclu pour la période 1974-1982 a produit des effets remarquables : en favorisant les investissements de productivité et la concentration des usines et des exploitations agricoles, il a largement contribué à la désintégration du monde rural et à l’envol du chômage [Lauret 1978 ; Benoist 1983].

Chômage et emplois de service : les nouvelles lignes de fracture de la division sociale

21Les années 1960 et 1970 sont caractérisées par trois mouvements principaux : le déclin de la société rurale, l’essor du chômage et la création d’emplois de service liés à la fonction publique.

22En l’espace d’une génération, l’agriculture passe d’une position dominante dans l’emploi local (43 % de la population active en 1961) à une position marginale (7 % en 1990). Conjuguée à une forte pression démographique et au développement de l’activité féminine, la baisse de l’emploi agricole nourrit largement le chômage. Mesuré pour la première fois dans l’île en 1967, le taux de chômage dépasse déjà, à cette date, les 10 % et atteint même 23 % si l’on y inclut les 16 000 personnes relevant du sous-emploi. Ce taux ne cesse de s’accroître durant les décennies suivantes pour atteindre un niveau record de 36,5 % en 2000 selon les critères du Bureau international du travail, ce qui correspond à un taux de 42 % au sens du recensement de la population. Une façon de mesurer qui cache, une fois encore, l’importance du sous-emploi et des activités non déclarées qui concernent neuf fois sur dix des individus exclus de l’emploi formel [Parain 1996] et qui s’inscrivent de fait dans des stratégies de survie et des pratiques traditionnelles d’échange bien plus que dans des pratiques de fraude ou de profit.

  • 4 On recensait 3 200 Métropolitains dans l’île en 1961, 37 400 en 1990, et 80 000 en 2006. La surrepr (...)

23Parallèlement au déclin de l’emploi agricole et à l’envol du chômage, l’économie locale se tertiairise sous l’effet du développement d’activités commerciales, d’une part, et de la mise en place de nombreux équipements publics et de services administratifs, d’autre part. Le développement des activités commerciales et de l’import-distribution profite avant tout aux grands propriétaires terriens, qui transfèrent une partie de leurs capitaux du secteur primaire vers le secteur tertiaire, aux Chinois (Sinwa) et aux Indo-musulmans (Zarab), qui ont développé, depuis leur arrivée dans l’île à la fin du xixe siècle, le commerce de détail. Les emplois publics, quant à eux, sont, pour la plupart, occupés par des Métropolitains (Zorèy), en moyenne plus qualifiés que la population réunionnaise4.

24Mais comment aurait-il pu en être autrement compte tenu des politiques éducatives menées à La Réunion ? Le passage d’une économie rurale à une économie tertiairisée supposait de développer l’offre de formation. Or, jusqu’au début des années 1970, alors que la majorité de la population créole était analphabète, les conditions étaient loin d’être réunies pour que l’institution scolaire réponde aux multiples besoins. L’enseignement était essentiellement axé sur le primaire, l’enjeu étant d’accueillir massivement les plus jeunes enfants dans cette société qui n’avait pas encore achevé sa transition démographique. Seules les élites accédaient de manière prolongée à l’enseignement secondaire. Ainsi seront recensés parmi les plus de 15 ans : 9 % de diplômés en 1954, 11 % en 1961, 13 % en 1974, soit une augmentation de seulement quatre points en l’espace de vingt ans.

  • 5 Le portrait que l’INSEE dresse des Métropolitains les situe en effet dans des positions socioprofes (...)

25L’inertie du système scolaire procèdera ainsi, de façon mécanique, de la reproduction et de la stabilité de la structure sociale. La phase de rattrapage impulsée dans les années 1970 et 1980 produira des effets limités comparativement aux niveaux de qualification observés en métropole [Tupin 2008]. En 1990, 70 % des plus de 15 ans ne possèdent aucun diplôme quand 20 % d’entre eux ont le niveau CEP, BEPC, CAP ou BEP. Cette sous-qualification de la population réunionnaise participe du niveau élevé de chômage sur un marché du travail de plus en plus qualifié, qui, jusqu’à aujourd’hui, continue de profiter aux Métropolitains5, et plus particulièrement aux fonctionnaires encouragés, par les sur-rémunérations pratiquées outre-mer, à venir travailler sur l’île.

  • 6 INSEE, « Recensement de la population : zoom sur la société réunionnaise », 2009.
  • 7 Ainsi, en 2005, les individus les plus modestes (appartenant au premier décile) avaient des revenus (...)

26Dans l’ensemble, la structure de classe à La Réunion reste donc dominée par des positions appartenant aux catégories populaires et à la petite classe moyenne6. Un emploi sur cinq relève des services aux particuliers (agents d’entretien, employés de maison, assistantes maternelles, etc.), le métier d’ouvrier venant juste après. Si les emplois majoritairement occupés se situent en bas de l’échelle sociale, il ne faut pas perdre de vue qu’un grand nombre de Réunionnais sont soit inactifs, soit actifs mais sans emploi. Près d’un Réunionnais sur deux relève en effet de la catégorie des inactifs, cette catégorie étant surtout composée de personnes disposant de faibles ressources. C’est le cas, en particulier, des retraités faiblement insérés dans l’économie salariale durant leur vie active (45 % des plus de 65 ans percevaient l’allocation vieillesse en 2008 contre seulement 5,4 % en métropole). Parmi les actifs, près d’un Réunionnais sur deux est touché par le chômage et/ou le sous-emploi. Ainsi, en 2008, 49 % des ménages réunionnais vivent au-dessous du seuil de pauvreté (13 % des ménages en métropole), 36 % bénéficiaient de la CMU (contre 6 % en métropole) et 20 % bénéficient du RMI (comparés aux 3,4 % à l’échelle nationale). Avec, d’un côté, un sur-salariat porté par la fonction publique et, de l’autre, un sous-salariat adossé à un chômage de masse, La Réunion demeure une société duale7 malgré les transformations majeures de son économie.

27Ces quelques chiffres suffisent à démontrer la permanence des inégalités sociales, à la fois externes et internes. Externes dans la mesure où tous les indicateurs de vulnérabilité (taux de chômage, seuil de pauvreté, minima sociaux) montrent un écart important entre l’île et la métropole. Internes dans la mesure où la structure sociale réunionnaise est toujours traversée de fortes inégalités : des groupes stables et privilégiés côtoient des groupes instables et précarisés, originaires de milieux historiquement dominés. Si ce statu quo social s’explique par des contraintes objectives (chômage de masse, structure de l’emploi, pression démographique, faiblesse des qualifications, etc.), il s’explique aussi par l’habitus des dominés, et, plus particulièrement ici, par l’intégration durable de rapports de pauvreté et de dépendance hérités de la société de plantation.

De la plantation à la société de transferts, ou l’intégration transfigurée des rapports de pauvreté et de dépendance

L’avènement d’une société de transferts

28Compte tenu de la faiblesse historique du salariat dans l’île et, à l’inverse, de l’importance du chômage, du sous-emploi et de l’économie informelle, la part des transferts sociaux dans les revenus des ménages croît tout au long de la seconde moitié du xxe siècle, et davantage encore à partir des années 1980-1990.

  • 8 Conformément à l’article 73 de la Constitution d’octobre 1946 selon lequel « le régime législatif d (...)

29Longtemps minorées au nom du principe de la parité sociale, qui consistait à adapter l’offre et le niveau des transferts sociaux dans les DOM à la singularité de la démographie et du marché du travail de ces territoires insulaires8, les prestations sociales transférées à La Réunion vont rapidement tenir une place centrale dans l’économie familiale. Leur part dans le revenu disponible brut des ménages passe de 15 % en 1961 (20 % en métropole) à 45 % en 1995 (36 % en métropole) [Le Cointre 1996]. Le poids de l’économie de transferts dans l’économie locale est d’autant plus significatif que le niveau de cotisation est, pour sa part, bien inférieur à celui de la métropole. Cela tient à deux facteurs principaux : la jeunesse de la population réunionnaise, qui pèse sur le nombre des actifs cotisants ; la faiblesse historique du salariat. Aussi, à La Réunion, les revenus de transferts sont-ils majoritairement versés au titre de la famille (allocations familiales) et de la pauvreté (minima sociaux) là où, en métropole, ils sont avant tout octroyés au titre de la retraite.

30Dans cette sociohistoire de la protection sociale locale, l’année 1989 marque un tournant, voire, comme le suggère à l’époque Le Journal de l’île, une « révolution ». La protection sociale, dont le volet « assistance » avait longtemps été moins développé à La Réunion qu’en métropole, va connaître une avancée décisive avec la mise en œuvre, en janvier 1989, du RMI. À l’annonce de sa création, près de 88 000 Réunionnais font la demande de cette allocation, soit plus d’un ménage sur deux. Fin 1989, un ménage sur quatre en est bénéficiaire – c’est dix fois plus qu’à l’échelle nationale – tout en sachant que sont exclus de ces données les nombreux chômeurs de moins de 25 ans (dont le taux de chômage avoisine alors les 50 %), non éligibles au bénéfice de l’allocation dès lors qu’ils n’ont pas d’enfant à charge. Durant les vingt années de son application, le RMI (aujourd’hui remplacé par le RSA) connaîtra un succès constant.

31Si l’impact économique produit par cette manne financière est assez bien documenté par les études de l’INSEE, la question des effets sociaux du RMI reste entièrement posée. C’est cette question qui nous a guidé dans le cadre de notre recherche doctorale effectuée à La Réunion entre 2000 et 2003 auprès d’une cinquantaine de familles allocataires [Roinsard 2005 et 2007]. Retraçant dans chaque famille, sur trois ou quatre générations, l’évolution des pratiques économiques et solidaires (revenus du travail déclaré et non déclaré, revenus sociaux, transferts privés monétaires et non monétaires, etc.), cette recherche visait à mieux cerner l’impact de cette nouvelle prestation sociale sur les modes d’intégration économique et sociale des populations défavorisées issues de la société rurale.

32À ce titre, la pénurie de main-d’œuvre observée dès 1989 dans les plantations de canne à sucre était particulièrement révélatrice de la transformation des rapports sociaux dans les strates inférieures de la société créole.

La transformation des rapports de travail

33Comme le signifie si bien l’expression créole « sept métiers, quatorze misères », traditionnellement, à La Réunion, la pluriactivité (travaux dans les champs, à l’usine sucrière, dans l’artisanat, le bâtiment, la pêche, etc.) répond à une obligation de survie économique. Sa pratique est indexée sur le niveau des besoins institué dans cette société où la pauvreté est intégrée et où l’offre de consommation est plus que limitée. Jean Defos du Rau, dont la thèse de géographie humaine est l’un des seuls documents dont on dispose sur le monde rural réunionnais de la fin des années 1950, décrit ainsi – et non sans ethnocentrisme – les ouvriers agricoles de l’époque :

Ils travaillent trois jours dans une plantation, cinq dans une autre, se reposent ensuite tant que le salaire reçu n’est pas épuisé, puis repartent vers un autre engagement... De toute façon, la philosophie du travail est toute tropicale : on ne travaille pas pour amasser, en cherchant un emploi de spécialiste pour gagner davantage, mais simplement pour payer son riz, son rhum et, accessoirement, quelques besoins évidents. Une fois gagnée la somme voulue, pourquoi continuer ? [1960 : 154]

34Quarante ans plus tard, alors que le RMI s’est durablement installé dans le paysage réunionnais, un de mes interlocuteurs, ancien ouvrier agricole dans les plantations, me livre le récit suivant :

J’avais un cousin à ma femme et un camarade qui étaient venus quand je faisais le mur derrière. J’avais commencé le mur. J’avais presque fini. Je les ai pris pour qu’ils me donnent un coup de main. Je les payais : c’était des RMIstes. On a fait trois jours, quatre jours, puis je leur ai dit : « Là on arrête, je reprépare ma petite monnaie et, après, on continue. » Quand j’ai eu fini de préparer ma monnaie, je les ai vus au coin de la rue et je leur ai demandé s’ils pouvaient venir le lundi : « Ah non, le facteur est déjà passé, on peut pas. » Ils avaient reçu leur RMI. Ils m’ont répondu : « Plus tard, quand on n’aura plus d’argent. » Je leur ai dit : « Quand vous n’aurez plus d’argent, ce sera trop tard. » J’ai fini mon mur tout seul (Georget, 48 ans, marié, 3 enfants, allocataire du RMI).

35Le fil directeur de ces deux extraits renvoie explicitement à la pérennité d’une économie au jour le jour, transmise, de génération en génération, dans les milieux historiquement dominés. Rapportée à cette économie, le RMI, dont le versement est garanti tous les mois, va rapidement devenir une sorte d’indice monétaire autour duquel va se réguler la pratique du travail. Ainsi tout le monde s’accorde pour dire à La Réunion, y compris les intéressés eux-mêmes, que le RMI « la don parès lo moun » (a rendu les gens paresseux).

  • 9 Les revenus perçus à la tâche varient alors en moyenne de 1 600 à 1 800 francs par mois.

36Si cette prestation a permis à la masse des travailleurs pauvres de revoir à la baisse le recours aux activités productives, elle leur a aussi et surtout permis de s’affranchir des rapports de travail particulièrement dégradants auxquels ils étaient traditionnellement attachés. Un des premiers effets du RMI, perçu à l’époque comme purement conjoncturel, correspond précisément à la transformation structurelle des rapports de travail dans les strates inférieures de la société créole : la carence de main-d’œuvre lors des campagnes sucrières de 1989 et 1990 (qui perdurera, dans une moindre mesure, tout au long des deux décennies suivantes) annonce en effet une modification sensible de la place du travail, et, plus particulièrement, d’un certain type de travail, dans l’organisation sociale des dominés. Outre ses difficiles conditions d’exercice (travail au sabre, courbé, sous le soleil, rémunéré à la tonne de canne coupée9), le travail dans les plantations, reproduit de génération en génération, témoigne avant tout de la violence de l’histoire sociale de l’île : l’histoire de l’exploitation d’une classe sociale par une autre, qui se poursuivra au-delà de la suppression du régime colonial. Les mots prononcés par ces déserteurs des champs, allocataires du RMI depuis la fin des années 1980, sont autant de signifiants de cette continuité sociologique observée d’un régime (colonial) à l’autre (postcolonial) :

Y en a beaucoup qui se sont enrichis : esclavagisme moderne (Sully, 51 ans).
C’est les planteurs qui bénéficient de tout à La Réunion. Ils sont tous profiteurs. Le planteur, il a un 4X4 pour l’habitation, il a sa Mercédès pour descendre en ville, il a des maisons... Les planteurs sont plus forts que les fonctionnaires (Jocelyn, 55 ans).
–?Y’a des gens qui disent qu’avec l’argent du RMI beaucoup de Créoles ne coupent plus la canne, que ce sont des fainéants qui se font payer par le gouvernement, qui touchent l’argent du RMI et qui ne veulent plus couper la canne. Mais si, par exemple, tu partais couper la canne, le propriétaire, lui, il te faisait le coup du chameau ! Il te chargeait de canne, il te faisait travailler comme un esclave, si tu veux. Il te faisait travailler comme un chameau.
—?Et vous avez continué à couper la canne depuis dix ans ?
—?Ah non !
—?Quand est-ce que vous avez arrêté ?
—?Ça fait déjà quelques années.
—?Pourquoi vous avez arrêté ? Quel a été le déclic, la décision ?
—?La décision... On gagne pas grand-chose avec le planteur ; lui, il fait le bon bougre avec toi, mais je veux dire... il t’oblige... à la base...
—?Il te commande ?
—?Il te commande, il a de l’autorité sur toi... Ça fait que, à l’époque [à partir de 1989], quand on a commencé à gagner une p’tite monnaie par là, on se disait bon... Dans le temps, il fallait trimer, travailler un jour à gauche, un jour à droite, avec l’un ou avec l’autre. On gagnait pas grand-chose du tout. Et puis l’argent du RMI est sorti : 1 800 francs, 1 700 francs ; c’était presque le maximum de... [ce que l’on pouvait gagner auparavant], et ça, je le touchais tous les mois ! Tu travailles pas, la p’tite monnaie du RMI elle arrive, tu sais que tous les mois tu auras un p’tit peu de quoi faire. Quand le gouvernement nous a donné l’argent du RMI, y’en a beaucoup qui n’ont plus voulu travailler (Gaston, 55 ans).

37Pour toute une frange de la population masculine, et, en particulier, pour les générations intermédiaires et supérieures, la réorganisation autour du RMI s’apparente ainsi à une émancipation des conditions de travail et de rémunération qui ont longtemps prévalu au sein du monde rural. D’une manière générale, on ne peut saisir les effets sociaux du RMI à La Réunion sans prendre en compte l’histoire locale du travail : un travail contraignant, subordonné et peu gratifiant, de survie et non de conquête d’un statut social, comme le permettra l’emploi salarié durant les Trente Glorieuses en France [Castel 1995]. Le recul des activités productives féminines observé à la même époque s’inscrit dans cette même logique de rupture avec le modèle précédent. Avec la mise en place des allocations familiales (larzan bragèt), de l’allocation de parent isolé (API) (larzan famm sèl) puis du RMI, les femmes ont sensiblement revu à la baisse les activités qui leur étaient traditionnellement dévolues (garde d’enfants et ménage), activités souvent non déclarées et faiblement rémunérées, qu’elles étaient jusqu’alors dans l’obligation d’accepter faute d’alternative économique.

38Cette logique de retrait du marché du travail est toujours présente lorsqu’on interroge les allocataires d’aujourd’hui sur les conditions d’échange du travail. Ce que l’on observe en métropole s’agissant des trappes d’inactivité est encore plus marqué à La Réunion. Beaucoup d’allocataires du RMI s’installent durablement dans le dispositif assistanciel parce qu’ils ne voient pas l’intérêt d’accéder à l’emploi, et, tout particulièrement, à celui qui leur est destiné, à savoir l’emploi aidé, à durée déterminée, souvent à mi-temps et rémunéré au SMIC. Comparé au RMI et à tous ses droits connexes, le gain qu’ils peuvent attendre de cet emploi sans garanties et sans qualités n’est pas suffisamment élevé.

  • 10 À titre indicatif : on comptait 58 % de chômeurs indemnisés en 2003 contre 20 % en 1990.

39D’autres, à l’inverse, vont mobiliser l’ensemble des revenus et des dispositifs publics et privés (revenus sociaux, emplois aidés, travail au noir, autoproduction, transferts privés, etc.) pour reproduire une économie plurielle fondée sur de nouveaux ajustements entre pluriactivité, solidarités de proximité et chômage indemnisé. Ce qui va être particulièrement encouragé par l’introduction du volet « insertion » du RMI, qui a conduit à la création de nombreux emplois aidés dans l’île. Dans les années 1990 et 2000, ces emplois aidés représentent, en moyenne annuelle, près d’un emploi salarié sur trois et une offre d’emploi sur deux déposée à l’ANPE. De fait, l’emploi aidé – occupé de manière toujours intermittente du fait d’une logique de partage à l’échelle de l’ensemble de la population – est devenu l’univers productif de référence des ménages pauvres. Beaucoup d’entre eux ont découvert, pour la première fois de leur vie, les avantages sociaux liés à l’emploi salarié, à commencer par l’allocation chômage100.

40Si les droits sociaux mis en œuvre par l’État ont largement pesé sur la transformation des rapports de travail, ces dispositifs ne sauraient être analysés indépendamment de la (re)construction sociale de la pauvreté, des inégalités et des rapports de dépendance qui s’opère dans le cadre du passage de la société de plantation à la société de transferts.

La transfiguration des rapports intégrés de pauvreté et de dépendance

41C’est sans doute en se référant à la société dans son ensemble que l’on prend davantage encore la mesure des effets sociaux de l’économie de transferts, en général, et du RMI, en particulier.

42Dans le passage de la société de plantation à la société de transferts, l’intégration verticale par la grande propriété – déjà fragilisée par le déclin de la société rurale et par l’accroissement du chômage – cède définitivement la place à une nouvelle intégration verticale, qui repose, cette fois, sur des dispositifs publics d’assistance. Ces nouvelles formes d’affiliation – plutôt envisagées sous le registre de l’anomie, de l’exclusion et/ou de la désaffiliation dans une France métropolitaine encore largement imprégnée des Trente Glorieuses et de leur modèle d’intégration fondé sur le salariat et la protection sociale [Castel 1995] – se construisent ici sur la base du modèle organisationnel précédent, au sein duquel la pauvreté, les inégalités socio-raciales et les relations de dépendance étaient largement intégrées dans les habitus des dominés et des dominants, et contribuent, de fait, à la stabilité de la structure sociale.

43Les travaux anthropologiques réalisés à La Réunion dans les années 1970 et 1980 attestent très largement la pérennité de ces représentations dans le réseau hiérarchique inférieur de la société créole [Ottino 1977 ; Pelletier 1983 ; Benoist 1983 et 1984 ; Wolff 1991]. Ces observations s’appliquent tout particulièrement aux Kaf sans terre et aux Petits Blancs, dont, à chaque génération, les terres sont morcelées selon les règles de succession cognatique et segmentaire. Les Malbar, quant à eux, parviennent à mettre en œuvre des logiques patri-familiales d’accumulation et de transmission du patrimoine [Ottino 1999]. Des travaux datant des années 2000, effectués en Guadeloupe [Attias-Donfut et Lapierre 1997] et en Martinique [Daniel et al. 2007], montrent, eux aussi, combien la pauvreté intégrée a en partie survécu à la transformation de ces sociétés. Comme le souligne Paul Ottino à propos de La Réunion :

Si les présupposés d’une société inégalitaire fondés sur la conviction profonde de l’inégalité intrinsèque des hommes [...] commencent à être perçus non plus par des « faits de la vie » ou des « phénomènes naturels et inévitables » mais bien comme des phénomènes contingents, produits d’une histoire, ou, selon les termes de Bourdieu, « historiquement constitués » (Bourdieu 1994 : 62-63) et, par voie de conséquence, politiquement modifiables, il reste que cette réalisation procède lentement [1999 : 91-92].

  • 11 Pour une sociologie renouvelée du rapport à la pauvreté et au chômage chez les jeunes générations, (...)

44Nos enquêtes récentes menées à La Réunion auprès d’allocataires du RMI confirment que la pauvreté demeure, chez ces populations (en particulier chez les plus âgés mais aussi chez des plus jeunes, notamment de jeunes mères issues de familles matrifocales kaf)111, une condition sociale largement intériorisée. Tout en changeant de nature sous l’effet de la diffusion du régime assistanciel et de celle de nouvelles normes de consommation importées de la métropole, la pauvreté s’inscrit ici dans un mode de vie transmis de génération en génération, où l’on adapte sans cesse, et non sans ingéniosité, les fins aux moyens et les moyens aux fins :

Aujourd’hui, pour moi ça va mais, seulement, il faut savoir gérer ces choses. Il faut avoir appris à gérer son argent depuis les années 1955 au moins, comme mes parents : ils ont géré tout ça, dans la misère. Et, aujourd’hui, quand on gagne 300 euros, il faut toujours apprendre à gérer. Comme si je voyais une belle chemise, un beau pantalon, une belle paire de souliers et qu’après ça j’avais plus rien à manger : ça sert à rien. Il faut vivre avec son temps mais aussi avec ses moyens. Il faut pas dépasser ses moyens. Il faut calculer. Comme moi : je calcule depuis longtemps (Louis, 55 ans, séparé).
C’est vrai que... on vit juste avec le RMI, on vit juste... mais il faut savoir s’adapter. C’est sûr : si on s’adapte pas, après c’est vraiment un problème. Mais si on sait gérer l’argent avec le minimum, on peut faire grand (Flora, 22 ans, mère célibataire, 1 enfant).
Il faut choisir. Là, de toute façon, ils mettent des limites : ou bien tu travailles et tu as quelque chose, ou bien tu travailles pas et tu as rien. Mais il faut assumer ça. Comme moi, j’ai assumé : j’ai assumé de ne rien avoir (Davina, 22 ans, mère célibataire, 2 enfants).
Le gars qui gagne sa p’tite monnaie de RMI, il reste pas toujours chez lui, il va et vient, il vit... et son esprit est clair. Moi-même, ce que je gagne, je suis bien obligé de faire avec, et je suis toujours content parce que je sais vraiment que j’ai pas besoin de chercher du travail (Gaston, 55 ans, séparé).

45On ne saurait comprendre pourquoi la dépendance aux minima sociaux ne fait pas l’objet d’une stigmatisation dans la société créole sans se référer de nouveau à l’histoire et à la fonction sociale du travail à La Réunion. Qu’importe que l’on soit travailleur pauvre ou pauvre et assisté. Pour beaucoup, la pauvreté renvoie à un ordre social sur lequel on a bien peu d’emprise et au sein duquel les stratégies de survie dépendent des solidarités horizontales (famille, quartier, etc.) mais aussi et surtout de la solidarité verticale, c’est-à-dire de l’action bienfaitrice d’une autorité supérieure.

Conclusion

  • 12 « Mon boulot, c’est de faire comprendre aux allocataires du RSA la différence entre un patron et le (...)

46Les « sans-terre » dépendaient hier des grands propriétaires terriens. Les « sans-travail » dépendent aujourd’hui de l’État-Providence et de ses relais locaux, en particulier les élus qui ont en charge la distribution des emplois aidés122 et autres aides ponctuelles qui participent au maintien d’une paix sociale fragile mais effective.

47Ainsi, de la désintégration du monde rural dans les années 1970 à l’avènement d’un régime assistanciel à la fin des années 1980, un processus de désaffiliation et de réaffiliation a eu lieu : dans les milieux créoles défavorisés, les conditions d’intégration sociale et de production des inégalités se sont progressivement déplacées de la plantation vers l’économie de transferts. Si, au cours de ce processus, le cadre organisationnel de la société locale s’est profondément modifié avec le passage d’une société agraire et paternaliste à une société moderne portée par une économie tertiaire et un haut niveau de transferts, on observe néanmoins une certaine filiation fonctionnelle des statuts et des positions dans l’espace social.

48Sur fond de reproduction et de transfiguration des rapports de pauvreté et de dépendance, le nouveau modèle d’intégration permet, par la médiation du droit, d’offrir aux plus démunis une sécurité matérielle absente du modèle précédent. Du point de vue des dominés, l’affiliation républicaine à un État protecteur en lieu et place d’une affiliation de type local et colonial constitue, à n’en pas douter, une avancée sociale majeure.

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Notes

1 Pour une lecture détaillée des modes de production capitalistes de l’économie sucrière réunionnaise – modes définis selon une articulation spécifique de forces productives (humaines, techniques et matérielles) et de rapports sociaux de production (rapports de classe dans la production et dans la répartition du produit social issu de la production), et ce dans un contexte de forte concurrence internationale et de forte dépendance commerciale à l’ancienne métropole coloniale – voir notamment H.Q. Ho [2008].

2 Le colonat partiaire se développe dans l’île à la fin du XIXe siècle avec la culture du maïs, du manioc, du géranium et de la canne à sucre. Il fait l’objet d’un encadrement juridique en 1945 et se pratique alors pour la culture de la canne à sucre et, dans une moindre mesure, pour celle du géranium.

3 Les Hauts de La Réunion désignent une limite administrative qui regroupe les territoires situés au-dessus de 600 mètres d’altitude.

4 On recensait 3 200 Métropolitains dans l’île en 1961, 37 400 en 1990, et 80 000 en 2006. La surreprésentation des Métropolitains dans le corps des fonctionnaires d’État a été particulièrement marquée au cours des quarante premières années de la départementalisation, et plus encore dans les catégories socioprofessionnelles supérieures. À titre indicatif : au recensement de 1982, les Métropolitains représentaient 4,1 % de la population réunionnaise et 53,4 % des cadres de la fonction publique.

5 Le portrait que l’INSEE dresse des Métropolitains les situe en effet dans des positions socioprofessionnelles supérieures : 41,7 % d’entre eux sont titulaires d’un diplôme de premier cycle universitaire ou supérieur, soit deux fois plus que la moyenne en France et cinq fois plus que l’ensemble des Réunionnais. De même, on compte trois fois plus de chefs d’entreprise chez les Métropolitains que parmi les Réunionnais ainsi que six à sept fois plus de professions libérales et de cadres de la fonction publique et du privé.

6 INSEE, « Recensement de la population : zoom sur la société réunionnaise », 2009.

7 Ainsi, en 2005, les individus les plus modestes (appartenant au premier décile) avaient des revenus 4,3 fois inférieurs à ceux des individus les plus aisés, quand le rapport était de 3,4 en métropole.

8 Conformément à l’article 73 de la Constitution d’octobre 1946 selon lequel « le régime législatif des départements d’outre-mer [était] le même que celui des départements métropolitains, sauf exception déterminée par la loi ». Force est de reconnaître a posteriori que l’histoire sociale domienne regorge de ces exceptions.

9 Les revenus perçus à la tâche varient alors en moyenne de 1 600 à 1 800 francs par mois.

10 À titre indicatif : on comptait 58 % de chômeurs indemnisés en 2003 contre 20 % en 1990.

11 Pour une sociologie renouvelée du rapport à la pauvreté et au chômage chez les jeunes générations, voir N. Roinsard [2014].

12 « Mon boulot, c’est de faire comprendre aux allocataires du RSA la différence entre un patron et le maire », me disait encore récemment un travailleur social, pointant ainsi la transfiguration des relations de clientèle.

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Pour citer cet article

Référence papier

Nicolas Roinsard, « Pauvreté et inégalités de classe à la Réunion »Études rurales, 194 | 2014, 173-189.

Référence électronique

Nicolas Roinsard, « Pauvreté et inégalités de classe à la Réunion »Études rurales [En ligne], 194 | 2014, mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/10180 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.10180

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