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Altérités, inégalités et mobilités au sud-ouest de l’océan Indien

Altérités et clivages en situation coloniale

Fonctionnaires réunionnais à Tananarive
Alterity and Division in Colonial sttings. A Study of Civil servants from Réunion in Antananarivo
Faranirina V. Rajaonah et Odile Vacher
p. 145-172

Résumés

Avec la colonisation, Madagascar fut, plus encore qu’au xixe siècle, une terre d’accueil pour des Réunionnais qui, en majorité, intégrèrent le service public à côté de ceux qui s’établirent à leur compte ou furent recrutés par le secteur privé. Concentrant un grand nombre de postes administratifs et présentant une diversité de situations, Tananarive offre, à cet égard, un point d’observation idéal. Exposés à la condescendance des Français de métropole et à la concurrence des Merina plus instruits qu’eux et bien enracinés dans les réseaux locaux, les fonctionnaires créoles en poste dans la capitale n’échappèrent pas à la stigmatisation. Proches des Malgaches par leurs habitudes sociales mais s’identifiant aux Français, ces Réunionnais eurent du mal à trouver leurs marques dans la cité. L’étude de ces fonctionnaires créoles conduit à réexaminer le processus de construction des frontières ethniques dans les sociétés insulaires indianocéaniques.

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Texte intégral

  • 1 Notre reconnaissance va à Sylvie Andriamihamina, directrice des Archives de la République de Madaga (...)

1Le premier peuplement de la Réunion était composé de Français et de Malgaches1. Jusqu’à l’abolition de la traite en 1817, quelques dizaines de milliers de Malgaches y avaient été transférés comme esclaves. Dans l’autre sens, des Réunionnais s’étaient établis à Madagascar, principalement sur les côtes, comme commerçants ou planteurs [Larson 2000]. Ce mouvement s’accentua à partir de la seconde moitié du xixe siècle à cause des épidémies et de la crise sucrière qui frappèrent l’île de La Réunion. Aussi un groupe de pression très actif, représenté par le député réunionnais François de Mahy, a-t-il poussé à la colonisation de Madagascar [Jacob 1996]. Après la conquête de la Grande Île par la France (1894-1895), des migrants en nombre croissant partirent de la « colonie colonisatrice » [Barquisseau 1922], pour des raisons essentiellement économiques.

  • 2 Nous utiliserons indifféremment « Réunionnais » ou « Créoles », termes qui, à La Réunion, désignent (...)
  • 3 Catégorie définie par R. Brubaker et F. Cooper comme « celle utilisée par les acteurs profanes dans (...)

2Les Réunionnais2, ressortissants d’une « vieille colonie », citoyens français depuis 1848, s’estimaient être des civilisateurs face aux Malgaches, qui, dans leur quasi-totalité, furent juridiquement et politiquement des sujets jusqu’en 1946 : ils s’en démarquèrent donc. Pourtant, eux-mêmes étaient tenus à l’écart par les Français de la métropole, qui avaient leur « catégorie de pratique »3 [Burbank et Cooper 2011]. Sans perspective de retour, le plus souvent, les Créoles installés dans la Grande Île se démarquèrent également de leurs compatriotes restés au pays en s’identifiant à des « Madécasses », terme ancien remis à l’honneur dans les années 1920 afin de prouver leur enracinement [Bavoux 1997]. Pour autant, les Réunionnais ne réussirent pas leur intégration à Madagascar, notamment en Imerina. Sans les qualifier de « Vazaha », appellation qu’ils réservaient aux Européens, les Malgaches continuèrent à les considérer comme des étrangers. Ces phénomènes d’identification donnent une idée de la complexité de ces rapports qui ne se réduisaient pas à un face-à-face colonisateur/colonisé.

3Ces processus de catégorisation et d’exclusion dans un contexte certes exempt de ségrégation spatiale mais dépendant malgré tout d’une administration coloniale ont construit une ethnicité qui prit au piège les Réunionnais [Bavoux 2004]. Retenant « le caractère relationnel des identités ethniques », notre contribution montrera comment, à Madagascar, les lignes de démarcation sociale ont été produites et reproduites [Poutignat et Streiff-Fénart 2005] par les populations européennes, malgaches et réunionnaises réunies.

4La question des migrants réunionnais a déjà retenu l’attention de plusieurs de nos collègues. Claude Bavoux [1997] a choisi la côte est comme « arrière-plan général » de sa thèse, qui accorde une place privilégiée à Diégo-Suarez, à Nosy Be et, surtout, à Tamatave. Son travail prend comme point de départ l’année 1880 pour se clore sur la période 1912-1925, qui fut « la meilleure pour les Réunionnais de l’extérieur », avec la promotion d’Auguste Brunet au gouvernorat général. Dans ses travaux consacrés à la côte est dans les premières décennies du xxe siècle, Jean Fremigacci [1976 et 1982] parle essentiellement des colons originaires de France et de La Réunion. Il les présente dans leur diversité (« féodaux » et « marécageux ») et analyse leurs relations avec l’administration et avec les paysans malgaches. Joël de Palmas [2004] étudie la colonisation agricole dans le Moyen-Ouest, de 1952 à 1977. D’autres chercheurs ont traité des migrants réunionnais en général. Notre but ici est d’en renouveler l’historiographie en nous concentrant tout particulièrement sur les fonctionnaires.

  • 4 Cette association succéda à une société de bienfaisance : un des indices de la précarité qui toucha (...)

5Certains de nos collègues ont déjà fait allusion à cette catégorie sociale. Ainsi, Claude Bavoux évoque des personnalités comme Auguste Brunet, mentionné ci-dessus, ou l’administrateur Adrien Vally, qui fit toute sa carrière à Madagascar et fut président de l’Association des originaires de La Réunion, créée en 19194. Mais, en ce qui nous concerne, nous ne souhaitons pas nous en tenir à des portraits de gens connus : ce que nous voulons, c’est atteindre les « anonymes », les gens ordinaires, dans la perspective d’une « biographie chorale », pour reprendre la formule de Sabina Loriga, qui s’oppose à la « biographie héroïque » [1996] Cela explique le choix des sources que nous avons retenues (listes électorales et dossiers individuels) quand les autres chercheurs ont surtout utilisé les rapports de l’administration et les journaux en langue française.

6Parler des fonctionnaires coloniaux permet en outre d’appréhender l’ethnicité sous l’angle des « intermédiaires impériaux » [Cooper 2010] dont les Français de la métropole avaient besoin pour exercer leur domination. L’étude novatrice de Simon Duteil sur les enseignants à Madagascar de 1896 à 1960 aborde certes la question mais elle s’attache aussi à décrire des itinéraires de métropolitains [2009].

7Travailler sur Tananarive offre l’avantage, d’une part, de saisir une diversité de situations puisque la capitale concentre un grand nombre de postes du secteur public, et, d’autre part, de bénéficier d’un point d’observation idéal pour envisager l’ethnicité dans le cercle des élites. Dans sa thèse, Claude Bavoux revient à plusieurs reprises sur la spécificité de Tananarive, où la pression créole était moins forte qu’à Tamatave et à Diégo-Suarez [1997 : 716]. Il attire également l’attention sur la situation peu confortable des arrivants :

À Tananarive, plus qu’ailleurs certainement, tout Réunionnais qui débarque est un suspect, un rapatrié en puissance [1997 : 400].

  • 5 Lors du colloque « Anthropologie comparative des sociétés insulaires de l’océan Indien occidental. (...)

8Les Réunionnais, animés d’un fort ressentiment à l’encontre des Merina, qu’ils identifiaient depuis le xixe siècle comme leurs principaux adversaires, risquaient de ne pas être à l’aise dans cette ville. De fait, dans sa « politique de la différence » – un des fondements du gouvernement impérial [Burbank et Cooper 2011] – et malgré son discours ethniciste, l’administration française s’était finalement appuyée sur les Merina, qu’elle avait déclaré au départ vouloir écarter. Intermédiaires préférés parce qu’instruits, les Merina se trouvaient à Tananarive sur leur territoire d’origine, bien insérés dans toutes sortes de réseaux. Ce qui, en revanche, n’était pas le cas lorsqu’ils vivaient en dehors de l’Imerina, dans des régions où ils pouvaient être considérés comme des vahiny (étrangers, au sens large), les Créoles ayant réussi leur insertion jouissant, eux, d’une certaine notoriété5.

9Après avoir présenté nos sources, nous montrerons que le service public à Madagascar a représenté, pour les Créoles qui avaient émigré à cause de la misère, un véritable débouché. Toutefois, relégués, pour la plupart, à des postes subalternes à cause de leur formation insuffisante, ces fonctionnaires réunionnais étaient méprisés à la fois par leurs collègues métropolitains et malgaches et par le commun des habitants de Tananarive. Ils ne purent devenir les intermédiaires entre les Français de métropole et les Malgaches que certains d’entre eux avaient rêvé d’être.

De nouvelles sources pour repérer les fonctionnaires réunionnais

10Il est difficile de se faire une idée précise de la population de la Grande Île en raison des problèmes de recensement dus, entre autres, au manque de personnel et de moyens, à la sous-déclaration des naissances et au fait que certains Malgaches, lorsque passaient les agents chargés du dénombrement, prenaient la fuite pour échapper à l’impôt de capitation ou aux prestations. Il y a aussi la tentation de certains administrateurs de surévaluer ou, au contraire, de sous-évaluer les ressortissants de leur circonscription.

11Toutefois, le recensement des étrangers, tout comme celui des Français et assimilés, demeurait malgré tout plus efficace que celui des Malgaches proprement dits. Ce qui n’exclut évidemment pas des approximations, dans les premières décennies de la colonisation, par exemple. Ajoutons que l’administration ne tenait pas à diffuser de chiffres précis pour éviter que les Créoles n’en tirent avantage en créant des associations et, surtout, que les Malgaches ne leur emboîtent le pas [Bavoux 1997 : 406]. La dispersion des informations nous a ainsi conduites à faire le choix d’une approche statistique.

L’étude d’Henri Fournier et une première enquête sur les notables malgaches

12Chercheur à l’Institut de recherche scientifique de Madagascar, Henri Fournier, qui, en 1948, avait dépouillé les archives de la mairie de Tananarive et celles de ses 13 cantons, avait livré à cette date des informations précieuses sur la répartition de la population de la capitale en distinguant les « originaires de la métropole » des « originaires de La Réunion » [1952 : 112-131]. Dans les années 1990, c’est sur la base des données qu’il avait recueillies que nous avions réalisé une étude portant sur les élites malgaches [Rajaonah 1997].

  • 6 Métropole, Madagascar ou toute autre colonie française. Y figurent également les personnes originai (...)

13Pour ce travail, toutefois, qui prétend combiner approche statistique et analyse microhistorique, nous avons également eu recours aux listes électorales. Généralement établis à partir d’auto-déclarations, ces documents nous ont permis de saisir une population relativement importante à une date donnée : 1945. On distinguait alors deux collèges – le collège des autochtones, et celui des citoyens (le « premier collège ») – quelles que soient les origines des électeurs6. Grâce à ces listes, nous avons pu recenser 2 580 fonctionnaires malgaches, autochtones et citoyens, tous des hommes. En effet, jusqu’en 1956, seules les femmes malgaches qui avaient accédé à la citoyenneté bénéficiaient du droit de vote que les Françaises, elles, avaient acquis en 1944. Nous avons repéré dix femmes qui auraient pu être des fonctionnaires vu leur métier, mais nous n’en avons pas tenu compte dans l’analyse statistique.

14Nous disposions donc d’informations concrètes pour comparer les fonctionnaires créoles à leurs collègues malgaches. Il ne restait qu’à définir la population qui nous intéressait directement.

Les fonctionnaires créoles électeurs en 1948

15Henri Fournier avait donné des éléments pour situer les Réunionnais dans Tananarive en 1948. Pour la cohérence de notre recherche, nous avons consulté les listes électorales du premier collège de la même année et confronté les données ayant trait aux Créoles à celles concernant le reste des citoyens, exception faite des Malgaches. Si nous ajoutions à cela les résultats de l’enquête sur les notables malgaches [Rajaonah 1997], nous disposions d’une vue d’ensemble des trois principaux groupes sociaux (Créoles, Français et Malgaches), et il devenait possible d’envisager les rapports que les Réunionnais entretenaient avec les autres ressortissants, de saisir les lignes de démarcation, les frontières ethniques.

16Les listes électorales, qui indiquent les lieux de naissance, dessinent un tableau des immigrants de la première génération mais ne renseignent pas sur la date de leur installation à Tananarive. Tout en sachant, notamment par l’anthroponymie, que certains fonctionnaires nés dans la Grande Île peuvent être créoles, nous n’avons, pour plus de certitude, pris en compte que les fonctionnaires nés à La Réunion. Au total : 1 274 individus, dont 309 femmes. Parmi ces Créoles : 342 travaillent dans l’armée ; les autres, 29 femmes et 171 hommes, travaillent dans le civil. Toujours en 1948, les fonctionnaires du premier collège électoral qui ne sont ni malgaches ni natifs de La Réunion et qui sont majoritairement nés dans la métropole sont au nombre de 1 298, dont 97 femmes. Tous sont identifiés ici comme français ou métropolitains.

17L’histogramme ci-après (fig. 1 p. 150) synthétise cette comparaison des effectifs entre les trois populations d’électeurs.

18Les listes électorales indiquent le nom, la date et le lieu de naissance, la profession et la résidence de chaque électeur. Mais les rubriques ne sont pas toujours complétées. Chacun des paramètres concernant les électeurs a fait l’objet d’une catégorisation semblable à celle que nous avions utilisée pour décrire les élites malgaches. Pour l’analyse de la profession, critère primordial dans le cadre de cette recherche, quatre paramètres ont été retenus : la situation par rapport au travail (actif ou retraité), le type d’emploi (fonction publique, privé ou libéral), le niveau dans la profession (statut élevé, statut intermédiaire, employé, ouvrier, « homme du rang » pour les militaires) et le domaine d’activité (armée, postes, administration). Sauf lorsque l’absence d’indication nous a semblé significative, le traitement statistique n’a pas tenu compte des individus pour lesquels il manquait tel ou tel paramètre. Les mêmes catégories ont été utilisées pour exploiter les renseignements contenus dans les dossiers des fonctionnaires.

Les dossiers des fonctionnaires

  • 7 Monsieur Dieudonné Rabemihanta des Archives de la République de Madagascar nous a apporté une aide (...)

19Aux listes électorales, qui présentaient une photographie des fonctionnaires à une date précise, nous avons pu ajouter, comme autre source, les dossiers individuels conservés aux Archives de la République de Madagascar (ARM). Toutefois, ces documents, qui n’ont pas encore été inventoriés, ne concernent que les civils. Il s’agissait, pour nous, de repérer les fonctionnaires qui avaient effectué au moins une partie de leur carrière dans la capitale. Nous avons eu accès à des données portant sur 189 personnes dont la carrière s’était déroulée entre 1898 et 1958. Parmi elles : 41 femmes et 55 fonctionnaires qui figuraient sur les listes électorales7. L’idéal aurait été d’avoir des informations sur les 200 fonctionnaires en service dans le civil en 1948, mais les sources ont leurs limites. Cependant, ces dossiers nous ont permis d’avoir une approche longitudinale d’une partie de la population que nous souhaitions étudier.

20Ces dossiers individuels constituent la seconde source majeure de notre travail. Ils livrent des informations sur l’état civil des agents : nom, date et lieu de naissance, adresse, statut matrimonial éventuellement assorti d’indications sur le (la) conjoint(e) et les enfants. Ils donnent également des précisions quant à leur carrière : entrée dans l’administration, domaines d’activité, grades successifs, lieux d’affectation, dates et causes des retraits du fonctionnariat. Ils incluent en outre les remarques des supérieurs hiérarchiques sur « la manière de servir, les rapports avec les collègues, les compétences dans le métier, la conduite et la moralité, ou, encore, la santé ». Ils renseignent parfois aussi sur le niveau d’instruction, les études et les diplômes.

Fig. 1. Fonctionnaires électeurs créoles, français et malgaches/

21[Image non convertie]

22Dans la suite de notre texte, nous préciserons chaque fois à quel groupe nous nous réfèrerons : soit les électeurs (542 personnes ou 200 si l’on exclut les « hommes du rang » de l’armée), soit les 189 fonctionnaires dont les dossiers nous ont été accessibles.

Le fonctionnariat : un débouché pour des Réunionnais dans la précarité

23La présence de fonctionnaires parmi les Réunionnais de Madagascar est à replacer dans le courant des migrations liées aux difficultés récurrentes que leur île a connues.

Tananarive : ville d’accueil ?

  • 8 Pour les années 1920, Claude Bavoux [1997] retient comme les plus fiables les chiffres donnés par l (...)

24Dans les années 1920, les trois quarts des résidents français de Madagascar étaient originaires de La Réunion : ils étaient à peu près 10 000, dont 3 000 chefs de famille. Si, à la fin de la décennie 1950, la proportion des Réunionnais sur l’ensemble des Français de la Grande Île avait relativement baissé (elle était passée à 50 %), leur nombre avait néanmoins doublé (20 250)8. Augmentation due à la fois à des naissances et à des migrations.

25En effet, la concentration continue des domaines à La Réunion après la Première Guerre mondiale réduisit les possibilités d’accès à la terre pour la majorité des Créoles. La pression démographique était de plus en plus forte [Widmer 2005]. En 1946, avec 240 000 habitants, la densité de la population atteignait en moyenne 96 hab./km2, 240 hab./km2 sur les terres arables uniquement. L’excédent des naissances sur les décès (16,67 ‰) accentuait le risque de surpeuplement. Situation que compliquaient les préjugés portant sur la couleur : une aristocratie blanche et instruite de sucriers s’imposait aux métis, aux petits Blancs et aux Noirs. La pénurie de terre et les perspectives limitées poussèrent au départ un nombre croissant de personnes modestes.

  • 9 ARM, Cabinet civil, D 755, Dossier de remboursement de cautionnement, 1933-1934.

26Tout immigré à Madagascar devait verser une caution ou être garanti par une personne solvable9. S’installer en tant que colon supposait que l’on détienne un minimum de capital. Devenir fonctionnaire était la solution la plus appropriée pour un migrant dépourvu de moyens. Les villes de la côte, comme Tamatave et Diégo-Suarez, où les Créoles s’établissaient volontiers, offraient moins d’opportunités que la capitale. Tananarive faisait alors figure de centre important, comparée à Saint-Denis : trois fois plus peuplée en 1921 (avec 63 000 habitants contre 21 000) ; cinq fois plus en 1946 (respectivement 161 000 et 34 000). C’est à partir des années 1910 que les Réunionnais commencèrent à s’établir à Tananarive : alors qu’ils n’étaient que 70 en 1904 [Fournier 1952], on en comptait 1 339 en 1916 [Bavoux 1997] et 5 500 en 1948. Cependant, à cette date, les métropolitains étaient encore, et de loin, les plus nombreux : 9 200 pour une ville de 170 000 habitants [Fournier 1952].

27L’année d’entrée dans l’administration n’indique pas la date d’arrivée du migrant à Madagascar. En effet, certains Créoles ont pu exercer une activité dans la Grande Île avant d’intégrer le service public. Toutefois, la répartition, dans le temps, de l’admission dans le fonctionnariat donne une tendance générale. Plus des deux tiers des 189 fonctionnaires ont débuté à Madagascar entre 1910 et 1930. Les difficultés liées à la Grande Guerre ont sans doute incité au départ. La mobilisation de métropolitains a laissé vacants des postes que des Créoles ont provisoirement occupés. Des soldats réunionnais en service à Madagascar y sont restés et ont fait venir femmes et enfants [Bavoux 1997].

28Le recrutement semble ralentir dans les années 1930. Puis, au début de la décennie quarante, on note une légère reprise, qui pourrait correspondre à un changement de personnel durant le gouvernement de Vichy. La progression du nombre des recrues en 1947 et 1948 suggère un renforcement de l’encadrement, qui serait lié à l’insurrection. À cet égard, l’importance des militaires est significative : 342 sur les 1 274 électeurs créoles et 50 % des 1 607 Français. Le recrutement a été plus sporadique dans les années de « colonisation tardive » : Madagascar était sur le point de changer de statut et, à La Réunion, les effets de la départementalisation, manifestes en matière de développement des infrastructures, commençaient à se faire sentir. De nouvelles perspectives s’ouvraient pour les Réunionnais dans leur pays.

Une proportion importante d’originaires de Saint-Denis et de Saint-Pierre

29La carte (fig. 2) p. 154 indique les lieux de naissance des fonctionnaires appartenant à une première génération de migrants.

3020 % des électeurs créoles sont nés dans la commune de Saint-Denis, qui a fourni la plus forte proportion de migrants (cette part s’élève à 35 % si l’on se réfère aux dossiers personnels). Ce qui paraît logique puisque c’est la circonscription la plus peuplée de l’île : 14 % des habitants en 1936, plus de 15 % en 1954 [Squarzoni 2006]. D’autres facteurs entrent cependant en ligne de compte. En effet, au début du xxe siècle, Saint-Denis a subi une forte récession (en 1908, les employés communaux ont vu leur rémunération baisser de 10 %) et a été frappée par une série de calamités (incendies à répétition, cyclones, épidémies, dont la grippe espagnole). Puis, durant l’entre-deux-guerres, la ville a vécu au ralenti [Dupont 1990 : 39-44]. La scolarisation, meilleure que dans d’autres communes, a sans doute favorisé l’accession de Dionysiens au fonctionnariat.

31Les Saint-Pierrois (13 %) forment le second groupe des électeurs. Saint-Pierre est située au cœur de la région rurale la plus riche et la plus peuplée de La Réunion, mais son centre offre peu de possibilités à la majorité des résidents de la commune qui n’appartiennent pas à la bourgeoisie des domaines sucriers [Lefèvre 1975 : 37-48].

32Enfin, les Hauts de La Réunion ont fourni à peine une dizaine de fonctionnaires. L’émigration était censée apporter une solution aux Petits Blancs de cette région, mais leur scolarisation limitée, pour ne pas parler d’illettrisme, a constitué un obstacle majeur à leur promotion sociale.

Un choix professionnel restreint

  • 10 Suggestion faite par les évaluateurs anonymes.

3347 % des fonctionnaires ont débuté leur carrière dans l’administration à 30 ans et plus, au-delà de 40 ans pour une proportion relativement importante, et à plus de 60 ans pour deux d’entre eux (fig. 3 p. 156). Certaines de ces entrées tardives peuvent concerner des colons qui ont échoué dans leurs entreprises10. En tout cas, la reconversion est avérée pour une trentaine d’individus. Vingt d’entre eux ont choisi d’être commis à Madagascar plutôt qu’instituteurs dans leur île. Les autres Créoles qui ont changé d’activité sont des militaires, des hommes issus de divers petits métiers et des employés de commerce en quête d’ascension sociale.

34L’administration, qui voit arriver des migrants dépourvus de ressources, préfère attribuer des emplois plutôt que devoir assurer un assistanat pour un temps indéfini. En un certain sens, elle cherche à préserver le statut social de citoyen. À cet égard, le rapport entre la situation matrimoniale des femmes et leur âge d’entrée dans le service public est instructif : 24 fonctionnaires sur les 41 concernées ont commencé leur carrière après 30 ans ; 18 sont veuves, et 8, célibataires. Généralement, elles se voient confier des postes n’exigeant pas de compétences particulières. Il s’agit surtout d’éviter qu’elles ne tombent dans l’indigence. Notons, à ce titre, que 70 % des Créoles électrices (397 sur 548) sont déclarées « sans profession ». Ainsi le fonctionnariat s’apparente-t-il, dans certains cas, à une solution à un problème social.

35Les fonctionnaires forment le groupe le plus important parmi les électeurs réunionnais : 542 (militaires compris) contre 73 employés du secteur privé et 96 « libéraux » installés à leur compte. La centralisation des services au sein de la capitale explique en partie leur nombre élevé. Toutefois, un autre facteur entre en ligne de compte : dans toutes les autres activités, les Créoles résistent mal à la concurrence des étrangers et des Malgaches. Leur niveau d’instruction les désavantage dans l’exercice des professions libérales. Pour ce qui est du commerce, ils se heurtent à la concurrence des Indiens, des Chinois et des Malgaches. Sur la place de Tananarive, ces derniers peuvent prétendre à la stature de négociants, tenir des magasins d’articles de mode, des pavillons à Analakely ou des épiceries de quartier. Enfin, les compagnies préfèrent embaucher des Merina bien insérés dans divers réseaux plutôt que des Réunionnais. D’après les listes électorales, à la fin des années 1940, Tananarive comptait dix fois plus d’employés de commerce malgaches que créoles : 340 contre 36.

Des employés majoritairement subalternes et dévalorisés

36L’éventail limité des emplois attribués aux Créoles témoigne des réticences du gouvernement de Madagascar à leur endroit. Ce qui conforte les Malgaches dans le peu de considération qu’ils tendent à leur témoigner.

Fig. 2. Communes de naissance des fonctionnaires créoles de Tananarive (1948).

37[Image non convertie]

Les chiffres correspondent au nombre de natifs dans chaque commune

Les Réunionnais minoritaires par rapport à leurs collègues malgaches et métropolitains

38À Tananarive, les Réunionnais durent cependant composer avec le nombre considérable des fonctionnaires malgaches dont ils tenaient à se distancier car 16,5 % seulement de ces derniers (426 sur 2 580) bénéficiaient de la citoyenneté. Même après la promotion, en 1946, de tous les Malgaches au rang de citoyens, la distinction entre la grande majorité d’entre eux et les Réunionnais s’était maintenue. Jusqu’à la loi-cadre de 1956, les Malgaches de statut personnel autochtone restèrent inscrits dans un collège électoral différent de celui des citoyens métropolitains et créoles. Les Réunionnais continuèrent donc à s’identifier à des colonisateurs, confortés par l’idée qu’ils pouvaient être des relais entre la population malgache et l’administration. Ce qui ne fut pourtant pas le cas.

39Les Réunionnais étaient également minoritaires face aux Métropolitains. En 1948, en excluant de l’armée les « hommes du rang », dont la plupart effectuaient probablement leur service militaire, mais en prenant en compte les gradés, on comptabilisait 255 Créoles qui travaillaient pour le gouvernement de Madagascar. Même en ajoutant les 129 personnes nées à Madagascar dont les anthroponymes étaient ceux de Réunionnais, on arrivait à un total de 380 fonctionnaires créoles pour 1 171 Français répertoriés selon les mêmes bases statistiques. Les deux populations n’étaient pas interchangeables dans les postes d’outre-mer. L’administration coloniale hésitait à confier certaines tâches à des Créoles.

Le Kiringy ou le Créole stigmatisé

  • 11 ARM, Cabinet civil, D 361, le général Gallieni au résident de Tamatave, février 1897.
  • 12 ARM, Cabinet civil, D 361, Beauchamp, gouverneur de l’île de La Réunion, au gouverneur général de M (...)
  • 13 Journal officiel de l’île de La Réunion, 18 mars 1898.

40Dès février 1897, le résident français de Tamatave s’alarmait de l’afflux massif des Créoles. Comme le général Gallieni, gouverneur de Madagascar, il redoutait, pour le renom des colons, « les inconvénients qui pourraient résulter de l’arrivée d’immigrants sans ressources et sans profession ». Le général demanda à son homologue de La Réunion de mener des enquêtes précises sur les candidats à l’émigration11. De son côté, ce dernier était décidé à empêcher « les émigrations infructueuses » et, donc, à refuser tout passage gratuit, fustigeant « ces parasites qui cour[ai]ent d’une colonie à l’autre sans vouloir s’astreindre à travailler nulle part et qui ne song[eai]ent qu’à vivre partout des secours qu’ils quémand[ai]ent auprès des administrations »12. Le gouverneur de La Réunion engageait ses administrés à ne partir qu’avec l’assurance de moyens d’existence13. En vertu d’un arrêté du 15 juin 1903 du gouvernement général de Madagascar, toute personne souhaitant s’établir sur cette île devait avoir au minimum 5 000 francs, un contrat de travail ou une somme suffisante pour une éventuelle hospitalisation ou un rapatriement.

41Ces dispositions ne suffirent pas à empêcher les départs importants de Créoles, lesquels deviendront rapidement la cible des critiques.

Fig. 3. Entrée des Réunionnais dans le fonctionnariat par âge et par sexe

42[Image non convertie]

  • 14 ARM, Cabinet civil, D 285, État des Européens ou assimilés placés sous mandat de dépôt pendant les (...)

43De 1901 à 1903, alors que Tananarive abritait moins de cent Réunionnais, plus de vingt placements sous mandat de dépôt concernèrent directement cette population : ces personnes étaient appréhendées pour vol, escroquerie ou abus de confiance. Pendant la même période, 81 Créoles furent arrêtés pour ivresse sur la voie publique14. Ces comportements contribuèrent à davantage ternir l’image des Créoles, déjà victimes de préjugés.

  • 15 Merci à Noël Gueunier pour cet éclairage linguistique.

44De la même façon que les Malgaches désignent les Indiens par le terme dépréciatif de « Karana » [Blanchy 1995] ils traitent les Créoles de « Kiringy », mot qui vient, par troncation, de « Kiriolona », malgachisation de « Créoles ». Aux deux premières syllabes de kiriolona (« kiri ») a été adjointe la syllabe « ngy », qui confère à ce terme une connotation péjorative. « Kiringy » fait allusion à la nature de cheveux à la fois courts et crépus, contraire aux canons de beauté des Merina d’ascendance libre15. En un sens, en particulier pour les Merina qui se réclament d’une ascendance austronésienne, cette appellation souligne les origines serviles, donc africaines, d’une partie des Créoles. Les Merina avaient tendance à occulter l’ascendance merina d’un grand nombre de Réunionnais. En effet, l’Imerina a largement alimenté la traite vers les Mascareignes, comme l’ont montré différentes recherches [Larson 2000].

45Cette dénomination des Créoles relève de processus « d’étiquetage et de labellisation par lesquels un groupe se voit assigner de l’extérieur une identité ethnique » [Poutignat et Streiff-Fénart 2005 : 155]. En les désignant ainsi, les Malgaches renforçaient les frontières entre eux et les autres, démarche fondamentale dans une logique d’auto-identification indépendante de la catégorisation procédant de l’administration. Pour les Malgaches de Tananarive, les Réunionnais n’étaient en aucun cas des « Vazaha », c’est-à-dire des Européens. Que l’on songe au roman du pasteur tananarivien Michel Andrianjafy, Orimbaton’ny fiadanana, paru en 1958. Dans ce récit, un couple, composé d’un fonctionnaire métropolitain et d’une femme de l’Imerina, séjournant à Tamatave, décrit les Créoles comme parlant une langue bizarre, affectionnant une musique aux sonorités étranges et composée de paroles dans un français « de bas étage ». Ce couple déplore en outre que les Malgaches de Tamatave aient tendance à prendre pour modèles les Créoles s’adonnant à la boisson et au libertinage [Rajaonah 2008].

  • 16 Centre des archives d’outre-mer (CAOM), Mad C 349 d 934, Rapport no 127 de la mission d’inspection (...)

46Pour sa part, l’administration se plaignait d’avoir à secourir des Réunionnais qu’elle assistait cependant de façon prioritaire. À Tananarive, à la fin des années 1930, une centaine d’Européens et assimilés, principalement des Créoles, recevaient des subventions (entre 40 et 200 francs par mois contre seulement 7,50 à 30 francs par mois pour les Malgaches). Un Réunionnais pouvait être ainsi secouru à hauteur de 2 400 francs par an alors qu’un Malgache aux « petits revenus » (gagnant entre 1 200 et 1 500 francs) ne bénéficiait d’aucune aide16. Quoi qu’il en soit, il était inconcevable qu’un Français puisse passer pour indigent : c’est pourquoi l’administration préférait donner des emplois aux Créoles.

Des réserves à l’endroit des Créoles

47Les remarques des chefs de service contenues dans les dossiers personnels donnent une idée de l’appréciation que les Français portent en général sur les Créoles. Certaines annotations sont édifiantes. Voici ce que son supérieur hiérarchique écrit à propos d’un commis des PTT en 1909 :

Qu’il me soit permis de remarquer combien il est difficile de disposer, suivant les exigences du service, des agents originaires de La Réunion et combien deviennent embarrassantes les affectations à leur donner et qui doivent être subordonnées à leurs connaissances, à leurs facultés, à leurs conditions de famille ou à leur état de santé. Ces déplacements grèvent assez lourdement le budget.

48Le jugement peut être plus péremptoire encore. Les habitudes sociales et l’éducation d’un chef d’équipe responsable de la prophylaxie contre la peste relèveraient de la « bonne moyenne de celles du département de La Réunion ». Un point de vue qui a valeur d’assignation identitaire et qui souligne la place à laquelle les Métropolitains confinent leurs « compatriotes ». De tels préjugés et la réelle médiocrité de l’instruction de la grande majorité des Créoles réduisent le choix des postes qui leur sont proposés.

49La répartition par domaine d’activité des Réunionnais et de leurs collègues est éloquente. Prenons le cas des forces de l’ordre, à commencer par l’armée. Les militaires sont mieux représentés par les Malgaches que par les Créoles (339 pour 210) mais le sont toutefois moins que par les Français (811). De plus, la majorité d’entre eux (80 %) sont des « hommes du rang », alors que, pour les Malgaches et les Français, les proportions sont respectivement de 65 % et 38 %. La police et la gendarmerie ne recrutent presque jamais parmi les Créoles. Pour ce qui est de la gendarmerie, corps plutôt valorisé et requérant un certain niveau d’instruction, l’administration donne la préférence aux Français. S’agissant de la police, la politique est différente : à côté des Malgaches, le gouvernement recourt volontiers aux Comoriens, qui connaissent la langue malgache et peuvent être rémunérés au taux que l’on réservait aux colonisés [Rajaonah 2003]. La rareté des Réunionnais dans la police peut également s’expliquer par l’impossibilité d’en faire de simples agents. Il fallait préserver un semblant de distinction à ces citoyens dépourvus des titres nécessaires pour être officiers. L’administration s’arrangea pour nommer quelques inspecteurs auxiliaires créoles, mais payés à la journée. Statut précaire dû à leur instruction insuffisante.

50Le gouvernement colonial fut beaucoup plus exigeant pour ses agents de l’administration centrale et territoriale. Le principal administrateur créole connu fut Auguste Brunet (1875-1957), né à Saint-Benoît et fils du sénateur Louis Brunet. Ce juriste entama en 1905 une carrière coloniale : en Afrique-Occidentale française, en Nouvelle-Calédonie puis à Madagascar comme gouverneur général par intérim (1923-1924). En 1948, on comptait à peine une vingtaine de Réunionnais dans l’administration contre une centaine de Français.

51Les Créoles n’étaient pas non plus très présents dans l’enseignement. Alors que les Français y étaient au nombre de 142, seuls 10 électeurs, dont des surveillants et une lingère, y étaient employés aux côtés de rares professeurs et instituteurs. En fait, il était difficile d’attribuer des postes à des Réunionnais dans ce domaine d’activité où l’on distinguait nettement deux réseaux d’établissements : un pour les Européens, et un pour les indigènes. Les citoyens qui n’étaient pas d’origine malgache devaient tenir des postes bien déterminés. À Tananarive, la Direction de l’enseignement en accueillait quelques-uns. Certains appartenaient au « microcosme homogène » des professeurs des deux lycées de la capitale ou participaient à la formation des fonctionnaires malgaches [Duteil 2009]. Les autres travaillaient à l’école primaire réservée aux Européens ou à l’école des enfants métis. En aucun cas un citoyen français ne pouvait être sous les ordres d’un Malgache. D’ailleurs, les Français et les Réunionnais n’étaient pas « armés » pour enseigner dans les écoles indigènes du premier degré où le malgache apparaissait comme matière et langue d’enseignement. Le choix des postes était restreint dans ce domaine d’activité où les femmes créoles occupaient surtout des postes d’auxiliaires [Duteil 2008].

52Pourtant, quelques Créoles, détenteurs des titres requis pour enseigner, avaient choisi une autre voie. Une Réunionnaise titulaire du certificat d’aptitude à l’enseignement primaire et du brevet supérieur était dactylographe ; une autre, dame aux PTT. Une vingtaine de Réunionnais habilités à enseigner travaillaient dans les bureaux. De fait, le commis occupait une position plus stratégique que l’enseignant au sein de la société coloniale. Mais il ne faudrait pas écarter l’éventuel impact du racisme ambiant. L’administration ne cherchait-elle pas à éviter les récriminations de parents métropolitains qui n’appréciaient pas de voir leurs enfants confiés à des Créoles, de surcroît peu qualifiés ?

Une majorité de petits fonctionnaires sans qualification

53L’absence d’information sur le statut hiérarchique au sein de la profession d’un tiers des électeurs mérite d’être relevée. Cette absence pourrait résulter soit d’une négligence au moment de l’enregistrement des données soit d’une tendance de la part des personnes concernées à taire un statut social peu prestigieux. La seconde hypothèse nous a semblé la plus probable. Un receveur ou un commis des PTT précise volontiers son rang dans le métier. Un subordonné se contente de signaler le service auquel il appartient ; dans ce cas, nous le classons dans la catégorie des « employés ». Les deux autres catégories considérées sont : « statut intermédiaire » (commis, instituteur) et « statut élevé » (officier, administrateur, médecin) (fig. 4 p. 160).

Fig. 4. Électeurs fonctionnaires créoles et français.Quelques exemples de leur répartition par service et par niveau

54[Image non convertie]

55La différence, en ce qui concerne la hiérarchie au travail, est très nette entre les Créoles et les Français. Seuls 7 % des premiers relèvent d’un statut élevé contre plus du tiers pour les seconds. À peine 8 % des Réunionnais relèvent d’un statut intermédiaire, 13 % chez leurs collègues. En revanche, le tiers des Créoles (33 %) est constitué de simples employés ; le reste correspond aux non-gradés de l’armée (52 %). La part de ces deux dernières catégories est beaucoup moins importante parmi les Français : respectivement 23 % et 19 %. En 1945, plus de 40 % des fonctionnaires malgaches se situaient à un niveau intermédiaire.

56Lorsque les dénominations des métiers sont précises, quelques-unes reviennent de façon récurrente parmi les Créoles : surveillants, agents, employés. Comme on peut s’y attendre, les femmes sont presque toujours dans une grande précarité : d’après les dossiers individuels, 80 % d’entre elles sont des employées. Les données relatives au secteur privé corroborent la tendance observée chez les fonctionnaires : la quasi-totalité des Créoles (51 sur 64) relèvent de la catégorie « employés ».

  • 17 ARM, Série statistiques 11 (année 1921).

57Le fait que les diplômes ne figurent pas systématiquement dans les dossiers (dans 119 cas sur 189) est significatif. Tout comme le sont les remarques portant sur l’instruction : si les qualificatifs « bonne » ou « suffisante » reviennent assez souvent, on relève également des formules comme « passable », « très élémentaire » ou encore « un peu sommaire ». La médiocrité du niveau d’instruction des Créoles tient à la situation de l’enseignement dans leur île. Le nombre des élèves des écoles laïques est certes passé de 11 000 à 23 131 entre 1890 et 1940 mais, à cette date, 5 000 à 6 000 enfants ne sont toujours pas scolarisés [Ève 1990]. Selon le gouverneur André Capagorry, en 1944, le pourcentage d’illettrés à La Réunion variait entre 50 et 60 %, avec des taux encore plus élevés chez les femmes [Lucas 2006 : 336]. Dans la commune de Saint-Pierre, à la fin des années 1930, le pourcentage d’analphabètes parmi les adultes était de 90 % [Lefèvre 1975 : 47]. Plus de la moitié des 330 soldats réunionnais recensés à Tananarive en 1921 étaient illettrés17. Cependant, quelques fonctionnaires avaient poursuivi leurs études au lycée Leconte de Lisle, établissement payant accessible aux enfants des familles fortunées. Les jeunes de milieux modestes devaient bénéficier d’une bourse pour y être admis [Lucas 2006 : 330].

58Précisons que c’est dans les dossiers des personnels des douanes, des chemins de fer et des PTT que les informations relatives à l’instruction font le plus fréquemment défaut. Il s’agit, en effet, de domaines d’activité dans lesquels les Créoles sont majoritairement des « employés ». Le cas extrême étant celui de la voirie, où 90 % des Réunionnais relèvent de la catégorie « employés ».

Trajectoires de fonctionnaires

59Les dossiers personnels apportent un éclairage sur la carrière des fonctionnaires. Afin d’en donner une idée nous avons retenu comme indice le grade à l’entrée et à la sortie du fonctionnariat. On note une légère mobilité pour les agents de statut intermédiaire, dont 40 % (27 sur 67) sont passés dans la catégorie la plus élevée. En revanche, on peut parler d’une plus grande fixité dans le monde des « employés » : 56 % d’entre eux (53 sur 94) n’ont pas changé de statut, contre 35 % (33 sur 94) qui sont passés dans la classe juste au-dessus et moins de 10 % (8 sur 94) au grade le plus élevé.

  • 18 Seulement 32 des 189 dossiers personnels fournissent des informations sur les raisons de retrait du (...)

60Des données certes assez parcellaires (notifiées dans 35 dossiers sur les 189) signalent des licenciements pour faute professionnelle, inaptitude physique, résiliation de contrat, compression de personnel ou inutilité dans le service. Cependant, d’une façon générale, un fonctionnaire demeure au service de l’administration jusqu’à la retraite18. Le fonctionnariat est valorisé, comme le suggère ce témoignage de Pierre Payet, ancien élève du cours normal de La Réunion :

Je pensais être fou quand j’ai quitté mon petit pays pour me diriger sur Madagascar (l’objet de mes rêves) afin d’y chercher une situation autre que celle qui m’était réservée, à La Réunion, d’instituteur rural. Mais je vois aujourd’hui que je n’ai rien à regretter car vous avez dû apprendre que je viens d’être nommé commis de troisième classe des services civils depuis deux mois et, ce qu’il y a de mieux, affecté à la Direction des finances à Tananarive. J’ai changé de ciel, mais ma solde aussi est changée. Je me demande pourquoi tant de jeunes gens d’élite s’obstinent à se confiner dans la méchante boîte qu’est l’enseignement à La Réunion. Que tous suivent mon exemple, et huit jours après leur arrivée à Tananarive, ils ont le choix entre les administrations suivantes : Postes, Travaux publics, Services civils, Domaines, Mines et Contributions indirectes [Lucas 2006 : 320].

61Évidemment, les commis réunionnais étaient peu nombreux.

D’improbables intermédiaires

62Arguant de l’indigence de la culture malgache et de l’incapacité des Métropolitains à saisir les caractéristiques d’une population encore proche de la « nature », les Créoles « se sent[ai]ent investis d’une mission pédagogique » dans la Grande Île. Ils espéraient devenir des intermédiaires obligés entre les Européens et les Malgaches [Gerbeau 1987 : 136]. Mais les Merina leur firent concurrence, particulièrement à Tananarive.

Face au fonctionnaire citoyen : une élite merina consciente de sa supériorité

63En tant que citoyens français, les Réunionnais touchaient les mêmes rémunérations que les fonctionnaires métropolitains. Ils gagnaient beaucoup plus que leurs collègues malgaches : en début de carrière, cinq fois plus pour les commis de bureau et dix fois plus pour les instituteurs. En fin de carrière, la différence subsistait, quoique moins marquée (trois et huit fois plus) [Rallion 1909].

  • 19 Outil traditionnel malgache : bêche à longue lame, symbole du travail de la terre.
  • 20 Ces remarques, parues dans La Tribune de Madagascar et dépendances du 4 novembre 1921 figurent dans (...)

64La valorisation des Malgaches pouvait susciter des critiques de la part de Réunionnais. Ainsi, une secrétaire des PTT, « archiviste compétente mais hautaine », s’élevait contre le recrutement de dactylographes malgaches. Selon elle, l’administration aurait mieux fait de leur distribuer des angady19 plutôt que des machines à écrire car cela faisait « 60 bras de moins dans l’agriculture et 30 familles de plus dans la misère »20. De leur côté, les Malgaches estimaient avoir plus de compétences que les Créoles. Ce que le gouvernement colonial admit rapidement, du moins pour les Merina.

  • 21 Synonyme de « tribus » ou « ethnies », le terme « races » des catégories coloniales désigne en fait (...)

65Au lendemain de la conquête de l’île, Joseph Gallieni annonça la mise en œuvre de la « politique des races »21 pour y garantir la domination de la France. Les Merina, qui s’étaient lancés au xixe siècle dans une expansion visant à réaliser l’unité de l’île, furent, à ce titre, considérés comme les principaux adversaires. La « politique des races » reposerait donc sur deux principes : abattre l’hégémonie merina et, dans chaque région, confier le rôle d’intermédiaire à un originaire de la région. Ce programme commença à prendre véritablement forme à partir de la fin des années 1930. Avant cette date, par pragmatisme, l’administration française eut essentiellement recours à des Merina.

66En effet, l’instruction introduite au xixe siècle par les missionnaires dans les Hautes Terres centrales avait été bien intégrée par la société merina, caractérisée par un réel désir d’école. Les souverains qui avaient besoin de personnel pour l’administration encouragèrent cette tendance. Aussi, le gouvernement colonial put recruter ses premiers auxiliaires parmi les manamboninahitra (officiers) de la royauté. En 1897, il ouvrit à Tananarive l’école Le Myre de Vilers, qui préparait au fonctionnariat. Y étaient admis des jeunes gens ayant effectué au moins six années d’étude, le principal critère de sélection consistant dans une bonne connaissance de la langue française. Quelques établissements confessionnels de la capitale furent également des pépinières pour le service public.

67Les fonctionnaires malgaches prirent vite conscience de la différence entre leur niveau d’instruction et celui des Créoles. Ils pouvaient d’autant plus aisément se considérer comme les intermédiaires obligés qu’ils parlaient le malgache et le français. En revanche, seul un fonctionnaire sur les 189 dossiers consultés connaissait le malgache. Aussi le commis merina était-il précieux aux Tananariviens lors de leurs démarches administratives. L’écrivain-interprète était indispensable à son chef de service. Le gouverneur indigène était incontournable pour administrer la ville. Avec les instituteurs et les médecins de l’Assistance médicale indigène, ces Malgaches constituaient une élite dont le gouvernement ne pouvait se passer. Ils concurrençaient les Réunionnais dans l’accès au travail bien qu’ils fussent bloqués dans leurs aspirations. Travailler à Tananarive donnait de l’assurance aux Merina, mieux placés que les Créoles pour y gérer les rapports sociaux : ils étaient donc plus utiles aux colonisateurs.

Être créole et habiter une ville peuplée en majorité de Merina

68Évoquant l’opinion que les Merina avaient des Réunionnais, Le Créole écrivait en 1884 :

Ces gens-là ne nous aiment pas [Bavoux 2004].

69Ce journal aurait pu ajouter :

Et ils ne nous estiment pas.

70Effectivement, les Créoles occupaient rarement des postes de commandement. Certains salariés du privé exerçaient des petits métiers habituellement réservés aux colonisés : blanchisseuse, femme de chambre, dame de compagnie, jardinier, agent de manutention, convoyeur.

71Certains fonctionnaires réunionnais avaient un travail peu valorisant du point de vue des Malgaches : ainsi du gardien du cimetière communal (fasam-bahiny) ou « cimetière des étrangers », fonction qui ne pouvait intéresser un Malgache. L’esclavage fut officiellement aboli en 1896, mais c’est aux valala mpiandry fasana (sauterelles gardiennes des tombeaux), d’ascendance servile, que revint la surveillance des tombeaux de leurs anciens maîtres, situés dans les villages ancestraux de l’Imerina. On imagine le mépris que les Merina éprouvaient envers le Réunionnais attaché à un cimetière ou envers un autre qui supervisait la dératisation de la ville dans la lutte contre la peste [Esoavelomandroso-Rajaonah 1981].

72Hésitant à critiquer les Vazaha, pour lesquels ils éprouvaient une considération mêlée de crainte, les Malgaches se plaignaient néanmoins d’agents créoles de la voirie qu’ils tenaient pour corrompus. Chargés d’inspecter les quartiers, « [ces agents] verbalis[ai]ent pour un rien, pour trois grains de riz qui traîn[ai]ent dans la cour », mais, moyennant dix ou quinze francs, ils annulaient les contraventions. Leur attitude résulterait d’« une inimitié notoire » à l’endroit des Malgaches :

  • 22 Plainte anonyme conservée dans le Fonds Madagascar du Centre des archives d’outre-mer, Mad 6 (2) D  (...)

Le gouverneur général doit être au courant que les Créoles ou les Métis ne sont pas d’accord avec les Malgaches [Rajaonah 1997 : 371]22.

73Associés aux Métis (Safiotra), les Créoles étaient relégués à une catégorie connotée négativement [Tisseau 2011].

74De plus, les Réunionnais évoluaient dans une ville qui, pour les Merina, était leur terre parce que celle de leurs ancêtres. Tananarive était leur tanindrazana (terre ancestrale). À la différence de cités comme Diégo-Suarez ou Tamatave, dont l’aménagement était marqué par l’urbanisme colonial qui distinguait le quartier européen des quartiers indigènes, Tananarive avait conservé l’empreinte de la conception de l’espace des Merina. Cette capitale avait été organisée par les souverains merina comme un microcosme du royaume, avec, au centre, le Rova, enceinte royale abritant palais, tombeaux et une chapelle protestante à partir de juillet 1869. Le Rova était situé sur la plus haute colline de la ville. Après l’annexion de Madagascar, il y eut des changements : le cœur de la capitale se déplaça de la cité royale (Ville haute) vers la Ville moyenne (où se trouvait le gouvernement général) et la Ville basse (siège du nouveau quartier des affaires). Dans Tananarive, on n’a jamais observé de ségrégation spatiale : étrangers et Malgaches ont toujours vécu côte à côte, avec, cependant, quelques différences selon les quartiers. Pour l’analyse des données qui figurent sur les listes électorales et qui concernent la résidence des fonctionnaires créoles il n’a pas été tenu compte des militaires, qui vivent presque tous dans des casernes situées dans les cantons de Mahamasina et d’Ampandrana (fig. 5 p. 166).

75Qu’il s’agisse ou non de fonctionnaires, les Créoles étaient en nombre limité à Isotry, canton de la Ville basse qui abritait pourtant 14 % des Tananariviens en 1948. Il en est de même des fonctionnaires français. Situé à la limite du périmètre de la commune et délaissé sur le plan de l’urbanisme, ce canton n’avait pas bonne réputation. Tout comme les Français, les Créoles veillaient à maintenir un certain standing.

76Dans d’autres secteurs de la Ville basse et dans la Ville moyenne, les Réunionnais étaient, en revanche, plus nombreux aux côtés des Malgaches. Si les élites malgaches étaient peu représentées à Isoraka, Français et Créoles, eux, étaient très présents dans cette circonscription qui incluait le gouvernement général, le quartier administratif et des magasins de nouveautés. Le canton central, seule partie de la capitale entièrement aménagée durant la période coloniale et qui connut un plein essor dans la première décennie du xxe siècle, abritait également quelques fonctionnaires, qui y côtoyaient un nombre nettement plus élevé de personnes travaillant dans le commerce ou s’identifiant comme entrepreneurs, colons et planteurs. D’après les listes électorales, c’est ce canton qui concentrait le plus de Créoles.

77Notons toutefois que, lorsque sa maison est située dans un quartier peu honorable, l’électeur peut avoir intérêt à déclarer comme « résidence » son lieu de travail. En revanche, pour les deux cantons de la ville où l’on dénombre le plus de fonctionnaires créoles (Faravohitra et Ankadifotsy), le risque d’erreur est limité car il s’agit essentiellement de circonscriptions résidentielles. Ces collines, qui avaient commencé à être occupées pendant la royauté, surtout à partir du xixe siècle, ont été de plus en plus peuplées au cours de la première moitié du xxe siècle. Les étrangers se sont donc insérés dans des espaces pensés et habités par les Merina. Dans ces quartiers, les Malgaches avaient le sentiment d’être en meilleure position que les Créoles, et ils en étaient fiers.

Fig. 5. Résidence des fonctionnaires créoles dans les différents cantons de Tananarive (1948)

78[Image non convertie]

Fond de carte : H. Fournier [1952]. Cette carte a été établie à partir des listes électorales.

79Certes, les fonctionnaires malgaches gagnaient moins que les Kiringy mais ils figuraient en bonne place parmi les propriétaires tananariviens : près de 60 % des Malgaches qui avaient demandé l’immatriculation de biens entre 1897 et 1936 étaient des fonctionnaires [Rajaonah 1997]. Certains en tiraient des revenus. C’était notamment le cas dans le quartier d’Ankadifotsy. Seule une dizaine d’étrangers, dont un Grec, un Français, un Indien et des Réunionnais, y possédait des biens, le plus souvent des maisons d’habitation. Le reste des domaines appartenait à des Malgaches, tous merina, et 40 % des propriétaires vivaient sur place : parmi eux, des fonctionnaires qui étaient donc collègues de Créoles, en particulier dans les chemins de fer. Situé non loin de la gare, Ankadifotsy était un quartier privilégié pour le personnel de cette administration. Précisons que les Français évitaient de résider dans ce quartier, contrairement aux Réunionnais, lesquels louaient leur habitation à des Malgaches. La proximité y était d’autant plus grande que les parcelles, inférieures à 2 ares, étaient souvent occupées par plusieurs maisons [Esoavelomandroso-Rajaonah 1985]. Les rencontres quotidiennes ne favorisaient pas la disparition des frontières : au contraire, elles les renforçaient.

80Enfin, dans la Ville haute autour du Rova, les quartiers avaient été répartis par les souverains entre leurs sujets en fonction de leur rang et de leur territoire d’origine, et ce dans le respect d’une symbolique précise de l’espace. Dans cette perspective, ne pas vendre ses biens ni même les louer à des étrangers était une façon de préserver son patrimoine, une manière de se rattacher à une histoire que le gouvernement colonial voulait occulter en transformant, par exemple, le palais en musée. Y résider permettait aux Merina d’afficher leur statut. Dans tous les cas, Français ou Créoles, fonctionnaires ou acteurs dans un autre domaine, y étaient minoritaires par rapport aux Malgaches.

Ni Vazaha, ni Malgaches

81Plus proches des Malgaches que des Français par leur mode de vie, les Réunionnais ne disposaient ni des mêmes ressources ni des mêmes réseaux sociaux que leurs collègues merina vis-à-vis desquels ils tenaient à garder leurs distances. Ce qui se lit dans les alliances matrimoniales qu’ils contractaient, que l’on peut comparer à celles que contractaient les Français.

82Les dossiers personnels sont avares d’informations sur la constitution des couples, même si l’on sait qu’un grand nombre d’entre eux étaient mariés (71 %). Nous avons donc utilisé les listes électorales. Comme le nom de la femme d’un électeur figure immédiatement après celui de son époux sous la forme de « Madame Untel », la marge d’erreur dans l’interprétation des données est réduite. Nous avons repéré 78 Créoles et 366 Français mariés, sans tenir compte des « hommes du rang » de l’armée.

83La répartition des conjointes selon les lieux de naissance rappelle le clivage entre Créoles, Métropolitains et Malgaches (figure 6 p. 168). Les intermariages sont rares, ce qui n’exclut pas des unions non officialisées [Tisseau 2011]. L’endogamie est plus remarquable chez les Français (69 % des cas) que chez les Créoles (41 %). Quelques Français seulement ont épousé des Réunionnaises ; la proportion de Créoles mariés à des Métropolitaines est plus élevée. Plus fréquemment que les Français, les Réunionnais se mariaient avec des Zanatany (étrangères nées à Madagascar, quelles que soient leurs origines). Le choix du conjoint confirme l’importance des frontières sociales. Une dernière remarque à propos des couples : seules cinq épouses de Créoles exerçaient une profession (commerçante, coiffeuse, couturière, professeure de coupe et institutrice), ce qui limitait les revenus de maisonnées qui étaient parfois aussi étendues que celles des Malgaches.

Fig. 6. Lieux de naissance des conjointes des fonctionnaires électeurs créoles et français

84[Image non convertie]

85Pour 149 couples créoles, le nombre des enfants varie de 1 à 16 (un seul cas en l’occurrence). Plus de la moitié d’entre eux ont entre 2 et 6 enfants. Les anthroponymes associés aux communes de naissance et à la résidence suggèrent quelques pistes concernant les familles des électeurs. De jeunes adultes sans profession vivent avec leurs parents : c’est le cas des quatre enfants d’un employé des chemins de fer, qui ont tous plus de 20 ans. On voit aussi certains fonctionnaires s’occuper de leur famille élargie : un commis des Contributions indirectes a la charge de ses parents ; un modeste fonctionnaire du Parquet entretient sa mère et sa sœur, sans profession ; un employé de l’Imprimerie officielle aide trois de ses proches.

86La proximité de Madagascar incitait, en effet, des Réunionnais à rejoindre les membres de leur famille qui avaient une situation stable dans l’île. Louvart de Pontlevoye, géomètre du service topographique, se porte garant pour sa mère, veuve, qui immigre à Madagascar. Maurice Fruteau, du Service géographique, le fait pour sa belle-sœur ; le chef de gare Louis Reilhac pour Madame Veuve Gonthier. Ainsi le mode de vie de certains fonctionnaires se rapproche-t-il de celui de leurs collègues malgaches qui font figure de notables à Tananarive. Un petit nombre d’entre eux parvient même à mobiliser des réseaux de parenté étendus et diversifiés. Les Malgaches, quant à eux, disposent de ressources matérielles dont sont privés les fonctionnaires créoles : ils peuvent, par exemple, compter sur le riz de leurs terres ancestrales dans les environs de la capitale, un complément de revenu très appréciable.

Conclusion

87Ainsi, dans le Tananarive colonial, les revenus et l’instruction, d’une part, le statut social [Anheim, Grenier et Lilti 2013], d’autre part, ont placé les fonctionnaires réunionnais dans une situation d’extranéité beaucoup plus marquée que dans toute autre ville de province car ils y étaient confrontés à des Merina mieux nantis à tous points de vue, excepté pour ce qui était de la rémunération. Par ailleurs, un grand nombre de Malgaches exerçaient des métiers valorisés (médecin ou instituteur) dans lesquels les Créoles étaient nettement moins représentés.

88À ces éléments concrets se sont ajoutés les préjugés des Européens et des Merina à l’endroit de ces migrants qui sont arrivés, pour la plupart, dans un état de grande précarité. Les Réunionnais de la capitale eurent sans doute à souffrir plus que d’autres de l’exclusion inhérente à la situation coloniale. Le nationalisme moderne qui a émergé au sein des élites merina à partir des années 1910 a rendu leur situation encore moins confortable. Et pourtant, contrairement aux Métropolitains, la grande majorité d’entre eux n’envisageaient pas de repartir pour leur île. Plus encore, alors que l’accession à l’indépendance de Madagascar apparaissait comme inéluctable, des Réunionnais se sont lancés dans « l’ultime aventure coloniale de la France » en migrant vers le Moyen-Ouest malgache [de Palmas 2004].

89Nous souhaitions « décentrer » les études sur les Créoles de la Grande Île par un travail sur Tananarive et traiter d’une catégorie qui a, jusque-là, peu retenu l’attention des chercheurs. Et ce, à partir de sources nouvelles. Dans cette perspective, tout en apportant des précisions sur un certain nombre de points, notre contribution ouvre surtout des pistes de recherche.

90Il est impossible, dans le cadre d’un article, de se lancer dans une prosopographie, laquelle supposerait de suivre des séries de trajectoires individuelles. Ce travail de micro-histoire, associé à une approche d’ensemble, requerrait la consultation de sources diverses donnant des informations comparables : registres d’état civil ou de paroisses, titres fonciers... Or, les documents sont dispersés dans plusieurs centres d’archives. Il faudrait également réaliser des enquêtes en différents endroits, à Madagascar et à La Réunion. Une telle étude, souhaitable, pourrait faire l’objet d’une thèse. Il serait intéressant, dans ce cas, d’élargir les investigations à la catégorie des Zanatany.

91Certains Créoles se sont établis à Tananarive après avoir quitté l’administration. Ils y ont passé leur retraite ou exercé une autre activité. Cet ancrage a pu faciliter l’accès à la terre et l’insertion dans un réseau de parents malgaches ou métis [Tisseau 2011]. Si, après la révolution de mai 1972 à Madagascar, des Réunionnais ont été rapatriés en France, d’autres ont choisi de rester : signe de réussite, d’attachement à la Grande Île ou crainte d’un nouveau déracinement ?

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Notes

1 Notre reconnaissance va à Sylvie Andriamihamina, directrice des Archives de la République de Madagascar, qui nous a permis d’accéder à des documents non encore classés. Pour la collecte des informations, nous avons sollicité plusieurs fois Helihanta Rajaonarison. Merci à Sophie Blanchy et Laurent Berger pour leur relecture et à Didier Galibert pour ses remarques constructives.

2 Nous utiliserons indifféremment « Réunionnais » ou « Créoles », termes qui, à La Réunion, désignent tous les natifs de l’île.

3 Catégorie définie par R. Brubaker et F. Cooper comme « celle utilisée par les acteurs profanes dans certains contextes (pas tous !) pour donner un sens à leur existence, à leurs propres activités, à leurs points communs et à leurs différences avec autrui » [Cooper 2010].

4 Cette association succéda à une société de bienfaisance : un des indices de la précarité qui touchait les Créoles.

5 Lors du colloque « Anthropologie comparative des sociétés insulaires de l’océan Indien occidental. Terrains et théories » (Université Paris Ouest Nanterre La Défense, 27-29 avril 2011), un collègue ayant vécu à Tananarive et à Tamatave a souligné les différences qui existent entre ces deux villes pour ce qui est de la situation des Créoles.

6 Métropole, Madagascar ou toute autre colonie française. Y figurent également les personnes originaires d’autres territoires et ayant été naturalisées.

7 Monsieur Dieudonné Rabemihanta des Archives de la République de Madagascar nous a apporté une aide précieuse dans la recherche de ces dossiers individuels. Qu’il soit ici remercié.

8 Pour les années 1920, Claude Bavoux [1997] retient comme les plus fiables les chiffres donnés par le Bulletin de l’Association des originaires de La Réunion en 1925. Pour les années 1950, il se fonde sur l’étude de Jacques Bousiges [1956].

9 ARM, Cabinet civil, D 755, Dossier de remboursement de cautionnement, 1933-1934.

10 Suggestion faite par les évaluateurs anonymes.

11 ARM, Cabinet civil, D 361, le général Gallieni au résident de Tamatave, février 1897.

12 ARM, Cabinet civil, D 361, Beauchamp, gouverneur de l’île de La Réunion, au gouverneur général de Madagascar, 16 mars 1898.

13 Journal officiel de l’île de La Réunion, 18 mars 1898.

14 ARM, Cabinet civil, D 285, État des Européens ou assimilés placés sous mandat de dépôt pendant les années 1901-1903 à Tananarive.

15 Merci à Noël Gueunier pour cet éclairage linguistique.

16 Centre des archives d’outre-mer (CAOM), Mad C 349 d 934, Rapport no 127 de la mission d’inspection Boulmer, 1937-1938 (Rapport Resseguier, inspecteur de troisième classe des Colonies).

17 ARM, Série statistiques 11 (année 1921).

18 Seulement 32 des 189 dossiers personnels fournissent des informations sur les raisons de retrait du fonctionnariat.

19 Outil traditionnel malgache : bêche à longue lame, symbole du travail de la terre.

20 Ces remarques, parues dans La Tribune de Madagascar et dépendances du 4 novembre 1921 figurent dans le dossier personnel de la fonctionnaire en question.

21 Synonyme de « tribus » ou « ethnies », le terme « races » des catégories coloniales désigne en fait des constructions historiques, des ensembles sociopolitiques, dont l’ensemble formé par les personnes qui ont commencé à s’identifier comme Merina à une période donnée [Larson 2000].

22 Plainte anonyme conservée dans le Fonds Madagascar du Centre des archives d’outre-mer, Mad 6 (2) D 38.

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Pour citer cet article

Référence papier

Faranirina V. Rajaonah et Odile Vacher, « Altérités et clivages en situation coloniale »Études rurales, 194 | 2014, 145-172.

Référence électronique

Faranirina V. Rajaonah et Odile Vacher, « Altérités et clivages en situation coloniale »Études rurales [En ligne], 194 | 2014, mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/10163 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.10163

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