1Qu’elles portent sur le monde rural ou sur le monde urbain, sur les systèmes d’irrigation ou sur l’approvisionnement domestique, les études récentes consacrées à l’eau, en sociologie ou en anthropologie, tentent d’en embrasser les facettes technologique, écologique, économique, politique et culturelle [Fontein 2008]. Elles visent à décrire aussi bien des usages, des conduites corporelles et des médiations matérielles que le travail de qualification du bien, les modalités d’appropriation et de distribution de l’eau, ou encore le partage des coûts et des bénéfices générés par les systèmes de gestion [Jaglin et Zérah eds. 2010]. Elles mettent tous ces éléments en relation avec des processus de subjectivation, des rapports sociaux de domination et des dynamiques de formation de l’État [Mosse 2003].
- 1 Interrogations empruntées à l’anthropologie de la citoyenneté [Neveu 2005].
2Sur ce plan, les enjeux de la gestion de l’eau recoupent ceux de la décentralisation et de l’autonomisation des institutions municipales, s’il y en a. En ville, ce sont en effet les communes qui sont en charge, au moins partiellement, de plein droit ou par défaut, de la qualité de l’approvisionnement en eau et de sa régulation : leur légitimation et leur renforcement dépendent de leur capacité à assumer cette responsabilité. Du point de vue des habitants, l’accès à l’eau participe des processus d’intégration matérielle et symbolique par lesquels des nouveaux venus (migrants ou nouvelles générations) trouvent une place dans le collectif urbain et s’insèrent dans les hiérarchies socioéconomiques locales. Or, cette intégration urbaine est indissociable d’une intégration politique dans un collectif communal lui-même en devenir. La formulation et la réalisation des droits, des non-droits et des obligations en matière d’eau1 doivent donc être analysées en lien avec la formation des municipalités comme échelle de gouvernement et de citoyenneté.
3Cet article a pour objectif d’appréhender, à Diégo-Suarez, capitale du nord de Madagascar, l’articulation entre les processus de structuration du réseau d’adduction en eau, de stratification sociale urbaine et de formation d’une municipalité tels qu’ils sont historiquement enchâssés dans des circulations et dominations globales, coloniales et postcoloniales.
4Diégo-Suarez est installée sur un isthme surplombant une large baie au cœur de l’océan Indien. Les Français y développèrent, à partir de 1885, une base navale et une ville attenante. Leur construction inaugura des migrations en provenance de l’arrière-pays rural, de tout Madagascar, des îles voisines (La Réunion, Anjouan et Mayotte), du Yémen, de Somalie, de Syrie, de Grèce, d’Italie, de France, d’Inde et de Chine. Les dynamiques socioéconomiques et politiques de la ville de Diégo-Suarez, qui compte aujourd’hui plus de 100 000 habitants, sont marquées par sa fonction de capitale administrative et ses activités de port militaire (réparation navale, agro-industrie thonière et saline, manutention). Sa grande mixité socioculturelle et son identité politique de bastion syndicaliste ouvrier font qu’elle est souvent présentée comme une tour de Babel ou comme un creuset égalitaire.
5Dans le prolongement de la situation coloniale, l’accès aux ressources économiques, sociales et politiques y est pourtant resté fortement tributaire d’appartenances communautaires qui croisent origine géographique et confession religieuse et sont déclinées en termes nationaux et ethniques. Cependant, les alliances matrimoniales ont abouti à un fort métissage. Sur le plan foncier et immobilier, ce métissage a contribué, avec le départ des colons et militaires français, l’expansion urbaine et diverses opérations de lotissement, à rebattre partiellement les cartes de la spatialisation des communautés et des inégalités sociales.
6Les fokontany (quartiers au sens de subdivision politico-administrative de la commune) ont vu croître l’hétérogénéité socioéconomique de leur population alors que ce sont des échelles pratiques essentielles d’identification, de solidarité et de participation politique, au cœur des processus d’intégration urbaine et communale qui m’intéressent.
7En matière d’eau, la commune a développé, depuis 1896, un réseau de distribution dual alliant raccordements domestiques et points d’eau collectifs (bornes-fontaines, bassins lavoirs) en tentant de suivre l’étalement urbain parti du niveau de la mer au nord-ouest de la presqu’île et qui se poursuivra sur 9 kilomètres vers le sud. À cette dualité se sont ajoutées des inégalités et des rivalités entre les anciens quartiers – les plus bas – et les nouveaux quartiers – à une altitude d’environ 100 mètres – du fait de la logique technique gravitaire du dispositif.
8Ce n’est qu’à la fin des années 1950 que, renforcée politiquement, la commune parviendra à porter le réseau à la hauteur des besoins des 38 000 habitants. Toutefois, après les années fastes de la post-indépendance, le réseau de production et de distribution se dégradera sous la Deuxième République (1975-1991) alors que la population a doublé.
9En 1997, la coopération française initiera une double dynamique, toujours à l’œuvre aujourd’hui : l’augmentation marquée du nombre des points d’eau collectifs fonctionnels et le changement du mode de gestion conformément aux recommandations promues indistinctement par les différents acteurs de l’aide internationale, à savoir la non-gratuité et la délégation communautaire contractualisée. Ainsi, depuis 2004, la commune délègue sa maîtrise d’ouvrage à des associations d’usagers organisées à l’échelle du quartier, qui assurent la gestion et, surtout, le « recouvrement des coûts de gestion » des bornes-fontaines. On y paie l’eau en fonction du volume consommé.
- 2 Cette enquête s’inscrit dans le cadre d’une recherche doctorale portant sur le gouvernement municip (...)
10La rencontre de l’eau et du marché constitue le point d’entrée de cette étude, qui s’appuie sur des matériaux collectés lors d’une enquête de terrain effectuée en 20092. J’articulerai trois focales d’observation : la ville, le fokontany et l’espace sociopolitique délimité par les interactions autour d’une borne-fontaine, espace que j’appelle « voisinage hydrique ».
- 3 JIro sy RAno MAdagasikara (Électricité et Eau de Madagascar) : entreprise publique depuis 1975.
11En croisant les données produites par l’entreprise concessionnaire des réseaux urbains malgaches d’eau et d’électricité, la Jirama3, avec celles de mon propre recensement des points d’eau collectifs, apparaît un premier tableau des inégalités locales d’accès à l’eau. Sachant qu’en 2010 le taux de desserte en eau potable est, à Diégo-Suarez, de 80 %, soit l’un des plus élevés de Madagascar, le taux de desserte via des branchements particuliers varie de 12 à 100 % selon les fokontany (le taux moyen est de 66 %). La pression démographique sur les bornes-fontaines varie, elle, de 0 à 3 200 personnes. Et, en moyenne, la consommation s’élève à 120 litres par personne et par jour pour les branchements particuliers contre 42 litres par personne et par jour pour les bornes-fontaines.
12Une enquête approfondie sur l’approvisionnement en eau permet cependant d’établir que la population urbaine ne se divise pas en deux groupes distincts : d’un côté, des ménages riches dans des fokontany riches, accédant à l’eau via des robinets privés ; de l’autre, des ménages pauvres dans des quartiers pauvres, recourant aux points d’eau collectifs. Il n’y a pas deux mais huit modes d’accès à l’eau qui peuvent être mobilisés conjointement au sein d’une même unité géographique (un îlot), d’une même unité sociale (une famille, les employés d’une grande entreprise) ou d’une même unité temporelle (une semaine, une année), et ce en fonction de la saison et de l’usage réservé à cette eau. L’inégalité de ces modes d’accès à l’eau reflète et conforte néanmoins l’inégale accumulation des ressources économiques, sociales et politiques telle qu’elle s’est construite localement.
- 4 Les robinets peuvent être installés dans les maisons et/ou dans les cours.
- 5 Le fokontany SCAMA tire son nom de la Société des conserveries alimentaires de la Montagne d’Ambre, (...)
13Un premier mode d’accès à l’eau consiste à utiliser un branchement dit particulier chez soi et dédié à son seul foyer4. Les habitations raccordées sont, pour la plupart, construites en dur et conformes au plan d’urbanisme de 1962, qu’elles soient situées dans les quartiers anciennement urbanisés – les anciens quartiers coloniaux (Place Kabary, Avenir), le quartier historique des commerçants indiens (nord de Bazary Kely), certaines parties de l’ancien quartier indigène (l’actuel Tanambao Tsena) –, dans les nombreuses cités pavillonnaires construites depuis les années 1950 ou encore dans des secteurs récents d’implantation (villas enceintes de la SCAMA5 ou d’Ambalakazaha). Dans les autres secteurs de la ville, les logements raccordés (souvent en tôle ou en fûts métalliques désossés) sont éparses (carte p. 126).
14Sur la base des chiffres de la Jirama, en 2009, près d’un quart des 25 000 ménages de la ville disposent de l’eau et de l’électricité (ce qu’on appelle « la Jirama complète »).
Les de la commune urbaine de Diégo-Suarez (2010)
15[Image non convertie]
- 6 Dans ses usages identificatoires malgaches, le terme d’ethnie renvoie à des ensembles sociopolitiqu (...)
- 7 J’utilise ici la trilogie tompontany-zanatany-vahiny proposée comme gradient d’expression de l’auto (...)
16Ces ménages sont dirigés par des hauts et moyens fonctionnaires des administrations décentralisées et déconcentrées de la ville (Antankarana et Tsimihety, respectivement originaires des parties ouest et est de la province de Diégo-Suarez; Merina et Betsileo des Hautes Terres)6; des cadres et des ouvriers spécialisés de l’industrie (Antankarana nobles et roturiers ; Sakalava ; zanatany7 métis malgaches-comoriens ou malgaches de différentes régions) ; des responsables de projets de développement ou d’entreprises privées (vahiny d’Europe ou des Hautes Terres, mais aussi métis zanatany) ; des patrons de PME locales (Antankarana et Comoriens dans l’import-export ; Tsimihety zanatany dans la construction et les bureaux d’étude du BTP) ; des médecins, dentistes, avocats, notaires libéraux ; des hauts responsables des confréries musulmanes, des Églises chrétiennes, des nouveaux mouvements religieux et des sectes ; des commerçants et artisans indiens dits karana et banians ainsi que des commerçants d’origine chinoise ; enfin, des femmes malgaches mariées à des Européens vivant ou non à Diégo.
- 8 Pour une typologie des revenus mensuels par foyer, voir T.R. Caligaris [2010].
- 9 Voir INSTAT : « Enquête périodique auprès des ménages, 2010. Rapport principal. Antananarivo, Madag (...)
17Qu’ils soient locataires ou propriétaires, ces ménages ont des revenus stables et supérieurs à 150 000 ariary par mois (54 €)8, leur consommation moyenne d’eau par mois tournant autour de 6 000 ariary. En 2010, un propriétaire qui voulait faire raccorder son logement devait débourser la somme de 600 000 ariary (216 €) alors que la consommation annuelle moyenne urbaine dans la région était de 777 000 ariary9. Le raccordement suppose aussi l’immatriculation du terrain, la disponibilité de compteurs, tuyaux et surpresseurs, des agents de la Jirama et, partant, des formes variées de capital.
18Parmi ces foyers privilégiés, il faut différencier ceux qui utilisent un branchement privé mais dont l’abonnement et la consommation sont acquittés par l’employeur d’un membre du foyer. Ce deuxième mode d’accès à l’eau distingue une sorte d’élite de la consommation d’eau, constituée de la plupart des élus ou des cadres supérieurs des entreprises et des administrations publiques, des cadres vahiny (d’Europe ou d’autres régions malgaches) des projets de développement et des grandes entreprises privées locales. À l’échelle de la commune, cet avantage en nature est un point essentiel de négociation salariale, de cristallisation des conflits entre le maire et le conseil municipal et de pression politicienne. Cet accès élitaire à l’eau est un marqueur social. Il oblige à redistribuer l’eau à des voisins choisis et permet la constitution d’une clientèle locale, mais ce phénomène est aujourd’hui limité par le contrôle qu’exercent les organisations employeuses sur la consommation des ménages.
19Un troisième mode d’accès à l’eau concerne, lui, les utilisateurs d’un branchement privé domestique officiellement partagé par un nombre arrêté de foyers aux revenus intermédiaires. Par exemple, ceux qui louent un logement dans un petit lotissement privé dans lequel on partage une cour, un robinet, un bac à laver le linge, des WC, une douche et, donc, une unique facture Jirama.
20Un quatrième mode d’accès à l’eau, le plus fréquent, consiste à s’organiser au sein du foyer pour qu’un membre aille chercher de l’eau à une borne-fontaine payante.
21Un cinquième mode, dérivé du précédent, consiste à payer un porteur d’eau (roana) pour qu’il le fasse.
- 10 Gâteaux achetés et mangés dans la rue.
22Ceux qui dépendent d’un accès via les points d’eau collectifs sont locataires de logements dont le loyer est peu élevé ou bien possèdent ou font construire une maison (dans les nouveaux quartiers ou dans les interstices du bâti plus ancien) sans pouvoir techniquement ou financièrement la raccorder au réseau ou sans vouloir trop investir (parce qu’ils construisent sans titre foncier). En grande majorité, ce sont des jeunes, nés à Diégo (tompontany ou zanatany), qui ont fondé un foyer ou des migrants primo-arrivants, venus de zones rurales de l’arrière-pays ou du reste de Madagascar. En termes socioprofessionnels, il s’agit de fonctionnaires de basses catégories statutaires, de petits employés du secteur privé, d’employés de maison, de petits ouvriers des industries locales (pour beaucoup, saisonniers ou journaliers), d’agriculteurs ou d’éleveurs qui travaillent en ville (Antemoro) ou dans l’arrière-pays (principalement des Antankarana et des Sakalava), de petits artisans indépendants (menuisiers, maçons, casseurs de pierre, vendeuses de mokary 10, couturières) et autres petits métiers de service (tireurs de pousse-pousse Antandroy, lavandières, chauffeurs de taxi), de chômeurs ou de retraités qui ne perçoivent qu’une faible pension. Bref, des chefs de ménages appartenant à des catégories salariées ou indépendantes vulnérables, en particulier des femmes, dont le revenu mensuel est souvent inférieur à 80 000 ariary.
23Notons ici que les ménages qui disposent d’un point d’eau privatif peuvent être amenés à puiser de l’eau à la borne-fontaine dans le cadre d’un usage particulier. C’était très fréquent avant la mise en gestion payante, par exemple pour laver les voitures. De même, certains ménages modestes raccordés continuent de panacher leur approvisionnement en eau, par exemple pour la lessive. Ainsi, si l’usage des bornes-fontaines demeure un critère distinctif de pauvreté relative des ménages, il est, dans une certaine mesure, toujours partagé entre strates sociales.
- 11 D’après mes observations, cette situation est fréquente dans les quartiers où le taux de branchemen (...)
24Inversement, des ménages modestes ou pauvres peuvent prendre de l’eau chez des voisins raccordés11, gratuitement si ceux-ci sont exonérés du paiement de leur eau, en payant dans le cas contraire : c’est un sixième mode d’accès à l’eau.
25Les septième et huitième modes d’accès à l’eau pour un usage domestique ont trait à une eau non potable. D’une part, en saison des pluies (4 à 5 mois par an), certains ménages, parfois même raccordés, récupèrent l’eau de pluie pour se laver, laver le linge ou les sols. D’autre part, il existe des sources et des cours d’eau, pollués, que la population avoisinante continue d’utiliser pour se laver, laver la vaisselle et le linge, abreuver les bêtes d’élevage. Ces pratiques sont précisément interdites aux bornes-fontaines, ce qui distingue les usages ruraux quotidiens de l’eau-élément naturel d’usages urbains quotidiens de l’eau-du réseau. Il y a toutefois deux lignes de continuité essentielles. Le lexique reste le même : puiser de l’eau à la source ou à la borne-fontaine se dit mantsaka rano. Et pour les usages rituels, les habitants de Diégo utilisent l’eau de la Jirama. Cependant, dans le cas de la circoncision, même à la borne-fontaine, ils respectent l’obligation de puiser l’eau avant le lever du jour.
- 12 Comme l’illustrent diverses contributions à l’ouvrage dirigé par Françoise Raison-Jourde et Solofo (...)
26La distribution inégale des ressources d’autochtonie détermine ainsi les inégalités d’accès à l’eau de manière complexe et non univoque. C’est le salariat, en particulier le fonctionnariat civil et militaire (dès lors qu’on atteint un certain rang statutaire), la carrière politique et la propriété foncière en elle-même qui permettent le raccordement au réseau d’eau, voire l’accès gratuit à l’eau. Or, l’acquisition foncière ou le recrutement et l’avancement dans les organisations concernées dépendent largement des appartenances communautaires ethnico-nationales12 qui étayent la distribution du capital d’autochtonie mais favorisent les groupes dominants de chacune des catégories tompontany, zanatany et vahiny. Inversement, certaines familles des classes populaires et moyennes, quelle que soit leur origine ethnico-géographique et parce qu’elles sont implantées à Diégo-Suarez depuis longtemps, ont pu occuper et se transmettre de génération en génération des logements dans les anciens quartiers (colon, indien et indigène) qui disposent d’un raccordement domestique au réseau.
- 13 Du fait de l’accession de Madagascar au statut de territoire d’outre-mer en 1946 et du vote de la l (...)
27La responsabilité d’un accès à l’eau satisfaisant les standards évolutifs du développement urbain est historiquement considérée comme incombant au pouvoir communal. Depuis sa fondation en 1896, la commune de Diégo-Suarez se saisit de ce problème d’approvisionnement en eau potable et tente d’asseoir sa souveraineté politique et territoriale par le déploiement d’un réseau d’adduction. Mais il lui faudra attendre les années 1950 et son renforcement politique13 pour faire prévaloir les besoins de « la population » (catégorie unitaire) sur les besoins militaires et/ou commerciaux, privés ou publics, liés au port. Le ravitaillement en eau potable « des navires » (opposée à « la population »), indépendant du réseau de la ville, avait été jusque-là privilégié par la marine et la colonie [Bois 2004].
28L’accession, en 1955, de la commune de Diégo-Suarez à un statut municipal proche du statut métropolitain de 1884, inaugure une phase de transformation décisive de la ville. Entre 1958 et 1962, des travaux autorisent un réel changement d’échelle de la production et de la distribution de l’eau (construction de la plupart des points d’eau collectifs actuels) alors que sont rénovées ou tracées les principales artères de la ville et construits les principaux bâtiments publics, dont l’hôtel de ville. La dépendance de la commune à l’égard des stratégies et des moyens techniques et financiers d’acteurs supralocaux, malgaches et, surtout, français, se maintient malgré l’évolution de son statut et l’indépendance nationale obtenue en 1960. Néanmoins, depuis les années 1960, âge d’or des services publics urbains associé à la mémoire des premiers maires « autochtones » élus dès 1957, les usagers associent la construction ou la réouverture de tel point d’eau à la candidature ou à l’élection d’un maire, d’un député ou d’un président de la République.
- 14 La commune choisit finalement la concession en 1963.
29La commune de Diégo-Suarez s’est toujours efforcée d’assurer une régulation politique de l’accès à l’eau en termes de justice sociale et spatiale. La dualité du système de distribution était précisément conçue comme devant favoriser son équité. Certes, elle renvoie initialement au modèle ségrégatif propre à la ville coloniale avec « un centre moderne, où sont localisés les colons, et la ville périphérique des “indigènes”, où prévalent des modes d’organisation communautaire issus du monde rural » [Baron 2006 : 3]. Mais la commune a poursuivi son œuvre modernisatrice de développement d’un réseau industriel avec des branchements particuliers dans une perspective à la fois commerciale14 et solidariste, visant à étendre l’hygiène publique et à abaisser les coûts [Barraqué 1995]. Surtout, elle a mis en œuvre « une politique sociale à sa charge » en développant l’accès gratuit à l’eau des ménages pauvres via les bornes-fontaines [Baron 2006 : 5].
- 15 La commune vote la prise en charge de la consommation aux bornes-fontaines sur le budget communal. (...)
- 16 En 1964, la moitié seulement des 2 300 abonnés disposait d’un compteur.
30Par ailleurs, les délibérations du conseil municipal révèlent qu’au moins depuis les années 1920, en fixant le prix de l’eau15, celui-ci s’est soucié de l’équité dans le partage des charges entre usagers du port, usagers des bornes-fontaines et groupes d’usagers bénéficiant de raccordements privés. Il a ainsi systématiquement refusé un traitement spécifique aux habitants des différentes cités réservées aux salariés des services déconcentrés de tel ministère ou de telle entreprise. À l’échelle du réseau d’eau dans son ensemble, chacun doit payer sa part selon ses moyens et en tirer les bénéfices correspondants. Des interpellations du conseil municipal montrent que ce principe est partagé par les gouvernés et les gouvernants. Mais il a longtemps été contrarié par le fait que de nombreux abonnés ne disposaient pas de compteurs individuels16. La stigmatisation pour manque de civisme des Réunionnais, lesquels se seraient opposés avec constance, à l’époque coloniale, à la pose de compteurs [Bois 2004] témoigne du prisme identitaire à travers lequel était lue la contribution des uns et des autres au développement de la ville créole.
- 17 Pour une consommation inférieure à 10 m3.
- 18 1 seau de 15 litres pris à la borne vaut 20 ariary ; 1 jerrican de 20 litres, 30 ariary.
31À l’échelle de la ville, l’eau gratuite aux bornes-fontaines (rano-mpanjakana : littéralement, « l’eau du gouvernement ») était donc porteuse d’un sens et d’une fonction politiques qui se sont trouvés radicalement remis en cause par le passage à la gestion payante. Ainsi, aujourd’hui comme hier, par décision communale, la Jirama applique le même tarif aux petits consommateurs qui disposent de branchements particuliers17, aux bornes-fontaines et aux services communaux : soit, en juillet 2010, 360 ariary (0,13 €) par mètre cube. En revanche, l’eau est revendue aux usagers des bornes-fontaines au tarif – fixé par délibération communale – de 1 300 à 1 500 Ar/m3 (entre 0,47 et 0,54 €)18. Même en tenant compte du différentiel de consommation, la charge qui incombe aux usagers non raccordés est proportionnellement bien supérieure à celle qui incombe aux raccordés.
32Notons que l’eau gratuite sert encore aujourd’hui de ressource politique transactionnelle. Certaines bornes-fontaines sont restées gratuites, par exemple au marché, à la fois pour des raisons d’hygiène mais aussi parce que les relations entre la commune et les marchands sont particulièrement sensibles. Dans certains quartiers, des bornes redeviennent gratuites quand les équipes municipales ont besoin de s’y assurer le soutien de la population.
33En ce qu’elle passe par les prix mais aussi par l’extension du réseau, cette régulation communale de l’eau et cette intégration politique par l’eau ont pour rouage essentiel le fokontany, nœud du pluralisme normatif de la décentralisation malgache.
34Pour les nouveaux venus du collectif urbain, la reconnaissance du droit à l’eau passe par l’appel à la solidarité entre riverains et par la demande de création d’un fokontany. Ceux qui, migrants ou jeunes, s’installent dans une maison non raccordée, aux marges du tissu urbain, épuisent d’abord les possibilités d’approvisionnement auprès de voisins raccordés et utilisent les points d’eau collectifs des zones contiguës d’installation plus ancienne. Lorsqu’ils atteignent une masse critique, cette transposition urbaine et contemporaine de principes ruraux et anciens d’hospitalité via l’eau génère des conflits. Quand le nombre de ces conflits devient trop important, ces nouveaux venus peuvent demander l’autonomisation d’une portion d’un ancien fokontany, qui apparaîtra comme un nouveau fokontany sans point d’eau, donc prioritairement éligible au financement d’infrastructures par la commune ou par n’importe quel projet d’aide internationale.
35Le cas de Mahatsara est, à cet égard, exemplaire des dynamiques en jeu. Ces terrains étaient situés dans le fokontany de Grand-Pavois, à la marge de cette cité pavillonnaire pour fonctionnaires. Dans les années 1970-1980 s’y installèrent des migrants principalement originaires du sud-est de Madagascar, recrutés par des sociétés agro-industrielles locales. Ceux-ci utilisèrent longtemps l’unique bassin-lavoir de la cité « Grand-Pavois », au prix de fortes tensions. En 1996, ils obtinrent l’autonomie de leur quartier puis, progressivement, le raccordement des installations (trois bornes-fontaines publiques et un lavoir) dont ils avaient dû assurer communautairement la construction. Les leaders de cette population dite antemoro, qui avaient porté l’ensemble de ces démarches, prirent les rênes politico-administratives du fokontany. Alors que les Antemoro sont connus et stigmatisés pour rapatrier leurs morts et une partie de leurs revenus sur leurs terres ancestrales (tanindrazana), la création de Mahatsara a marqué un tournant dans les stratégies de gestion et les représentations de leur capital d’autochtonie.
- 19 Expression locale pour chef de fokontany.
36Or, l’institution du fokontany, qui incarne le pluralisme normatif de la société malgache contemporaine, a une fonction politique emblématique. En ville, au sein d’une population pluriethnique et multiconfessionnelle, c’est un espace intermédiaire entre sphère communautaire et sphère publique locale. Le chef-fokontany 19, garant de jure de l’expression démocratique directe de la population (le fokonolona) lors des assemblées de quartier, serait aussi garant de la cohésion sociale du quartier : il assume de facto, à une échelle intercommunautaire, les responsabilités qui, dans les communautés (lignagères, ethniques et/ou religieuses), restent celles de leurs chefs respectifs : résolution des conflits, organisation des collectes. Cependant, les fonctions publiques de son chef (mobilisation sociale ; recensement, notamment électoral) ont fait du fokontany un outil de contrôle de la population et un levier politique convoité à l’échelle de l’État. Étendard de « la tradition » et de « l’identité malgache », il est mis en concurrence avec la commune – héritage assumé de la modernité politique coloniale, seule collectivité effectivement décentralisée –pour le rôle de pierre angulaire du « développement » politique et économique.
37Le fokontany est donc le pivot d’une articulation complexe entre reconnaissance du droit à l’eau et connexion au réseau urbain, reconnaissance de l’appartenance au collectif politique communal et soumission aux obligations qui lui sont afférentes, entrée dans le jeu d’une participation politique protéiforme, telles qu’elles peuvent être modulées localement en fonction du principe d’autochtonie. Plus anecdotique : le financement, en 1964, d’une borne-fontaine par les « jeunes du PSD » (parti du candidat à la présidence Philibert Tsiranana, originaire de Diégo-Suarez) dans un secteur de Morafeno principalement habité par des familles comoriennes révèle l’historicité de ces jeux d’échelle entre voisinage hydrique, communauté ethnique, fokontany, commune et Nation.
38Entre 2004 et 2006, l’eau des bornes-fontaines est donc devenue un bien marchand au même titre que l’eau qui coule des robinets domestiques. Comment cette requalification de la nature et de la propriété du bien s’est-elle répercutée sur les inégalités sociales et l’intégration politique ?
- 20 « Résumé du rapport final de l’auto-évaluation du PAIQ 2. Antananarivo, République de Madagascar », (...)
39Le programme d’appui aux initiatives de quartier (PAIQ) de la coopération française visait à améliorer « le cadre et les conditions de vie de la population des quartiers défavorisés » en finançant la construction d’infrastructures socioculturelles et « l’accompagnement social » des associations d’usagers qui devaient les gérer20. En réponse à une forte demande sociale, il finit par construire ou réhabiliter et faire passer en gestion payante 45 des 100 points d’eau collectifs de la ville. Ce qui ne manqua pas de poser un problème d’équité puisque coexistaient à l’intérieur même de certains quartiers des bornes payantes (parce qu’accompagnées par le PAIQ) et des bornes restées gratuites.
- 21 La marchandisation et la tarification aux bornes-fontaines étaient pourtant imposées par le nouveau (...)
40Alors qu’elle se montrait réticente21, la commune fut contrainte d’accepter la généralisation à toute la ville de la gestion associative payante des bornes-fontaines, sous la houlette du PAIQ, qui fut, de fait, la cheville ouvrière de l’application locale d’une prescription globalisée. D’après mon enquête, cette marchandisation n’a suscité ni débats ni opposition publique notable.
41Misant sur les dynamiques de quartiers « périphériques », se substituant de fait à la commune disqualifiée par son endettement prétendument massif auprès de la Jirama, le PAIQ constitue un parfait exemple de ce que Anne Bousquet qualifie de « privatisation communautaire » : un projet hybride associant logique de marchandisation et logique de régulation communautaire sur la base du discrédit de la gestion publique, tentant la conciliation entre « la reconnaissance du droit de disposer d’un volume d’eau potable minimal et le principe de la rémunération du service par le tarif » [Bousquet et Jaglin 2007 : 9]. L’approche néolibérale de la gestion de l’eau charriait, ici comme ailleurs, une injonction morale à l’autonomisation et à la responsabilisation, dont l’argent bien géré serait le vecteur et la jauge. Avec l’extension du marché étaient promues une subjectivité politique comptable, une citoyenneté propre à l’homo œconomicus.
- 22 En contradiction avec le principe de délégation communautaire, la responsable communale du suivi de (...)
- 23 Quand l’eau était gratuite, dès lors qu’un besoin était reconnu (nettoyage, réparations), une perso (...)
42À partir de 2004, la gestion des fontaines et des lavoirs est donc confiée à des associations sélectionnées par le PAIQ ou la commune. Celles-ci sont en charge d’administrer les budgets constitués par les recettes en garantissant le paiement de la facture à la Jirama et du salaire d’une fontainière dont elles supervisent le travail et l’entretien du matériel. Or, en 2010, sur les 16 points d’eau des deux fokontany investigués plus en profondeur, seul un était géré par une association d’usagers-voisins qui fonctionnait collectivement. Les autres étaient gérés par des hommes22 prenant les décisions seuls et ne rendant de comptes à personne en dehors, éventuellement, de la commune. La participation communautaire hors paiement s’est ainsi réduite à un vote initial. Si l’eau gratuite était bel et bien gérée collectivement23, l’eau payante ne l’a été que rarement.
- 24 « Nataondreo fitadiavam-bola ».
- 25 Les métiers de fontainière et de porteur d’eau sont, eux, perçus comme difficiles, supposant des ch (...)
43La fonction de gestionnaire de borne-fontaine (olo mpitantana lafontaine) fut rapidement perçue comme pourvoyeuse de ressources25. La compétition fut et reste donc rude pour obtenir, (se) prendre (mangala) et (se) reprendre (mutuellement) des points d’eau. Elle s’inscrit dans les logiques et les cadres singuliers de la concurrence entre individus, familles et communautés confessionnelles ou communautés d’originaires pour l’accès aux ressources matérielles et relationnelles.
44Pour preuve, deux exemples.
- 26 Tous les noms ont été anonymisés.
45À Tanambao V, l’association Ouvriers Nord Madagascar (ONM) gère les trois lavoirs du quartier depuis 2005. Présidée par J. Ramilison26, professeur de lycée, né, comme son épouse, dans l’arrière-pays rural, son bureau est composé de leurs enfants, nés à Diégo-Suarez. Créée en 1991, cette association leur a permis de participer au dispositif par lequel les hommes politiques redistribuent des revenus à la population (surtout aux jeunes hommes) en offrant successivement à une quarantaine d’associations de la ville des contrats de manutention et de surveillance sur les bateaux à quai ou dans les bassins de carénage au port. D’après un fils de Ramilison, il fut demandé à l’ONM de quitter le système des « tours » au port pour s’engager dans celui des points d’eau, alors que le père était chef-fokontany.
- 27 FIMAMI pour FIkambanana MAhatsara MIvoatra, association « Mahatsara évolue ». Pour l’autre associat (...)
- 28 En 2004-2005, la bataille fait rage entre l’AREMA (Action pour la renaissance de Madagascar) de Did (...)
46À Mahatsara, la compétition a opposé les associations FIMAMI et FTMT27. L’unique lavoir et les trois bornes-fontaines raccordés et rénovés en 2003 dans le cadre du PAIQ sont revenus à l’association FIMAMI, fer de lance de la stratégie d’intégration de la communauté antemoro du quartier, présidée par T. Luther, père fondateur et ex-chef du fokontany, militaire retraité, affilié au parti AREMA28. Les trois fontaines financées par l’ONG malgache PRIMAS en 2005 ont été confiées initialement à l’association FTMT, créée par le chef-fokontany d’alors, Edmond, affilié au TIM.
47L’eau est donc au cœur des stratégies articulées d’insertion économique, d’affiliation partisane, de solidarité et de compétition au sein ou entre les groupes (auto-)identifiés à travers le prisme de cette autochtonie ethnicisée. Ces stratégies prennent comme support juridique l’association ; le fokontany en est un échelon déterminant.
- 29 On ne peut pas dire pour autant que le PAIQ ait adossé son dispositif à une vision homogénéisante e (...)
48Dans leur très grande majorité, les gestionnaires sont donc des « notables de quartier ». Les expressions chefochefo (petit chef) et mpitondra madinidini-hely amin’ny fokontany (petit leader de quartier) disent bien l’échelle de projection et de reconnaissance de leur pouvoir. Les hommes qui étaient chef-fokontany lors du passage à la gestion payante se sont constitué de véritables petits empires locaux de l’eau. La gestion des bornes-fontaines est devenue un patrimoine privé. Les fontainières sont souvent les conjointes des gestionnaires. Et la charge est transmissible en héritage : c’est désormais un fils de J. Ramilison qui gère les lavoirs de l’association ONM. En somme, la gestion de l’eau à Diégo ou encore à Toamasina, grand port de l’est de Madagascar [Miakatra et Asinome 2011], comme la gestion environnementale dans l’Ouest malgache [Blanc-Pamard et Fauroux 2004], confirme que les démarches participatives qui insistent sur le capital social requis par la conduite de l’action collective « sous-estiment ses externalités négatives dans des sociétés inégalitaires et hiérarchiques » [Bousquet et Jaglin 2007 : 15] et accentuent les rapports de force, en premier lieu au détriment des femmes29.
49La catégorie politique du « communautaire » dans la culture professionnelle de l’aide au développement est associée, à Madagascar, au fokonolona. Le terme désigne un groupe restreint partageant un territoire, qui s’incarne lors d’assemblées visant à délibérer et prendre des décisions concernant les intérêts ou problèmes communs.
- 30 Sur l’histoire intellectuelle et politique de cette catégorie, voir F. Raison-Jourde [1994].
50Faisant référence à une forme d’organisation sociale propre à une partie de l’Imerina au XVIIIe siècle, l’institution fait aujourd’hui figure de communauté malgache de base, urbaine ou rurale, spontanée et démocratique. Seul « cadre légitime de dialogue » [Ramamonjisoa 1980], elle est la pierre angulaire d’une « doctrine de solidarité collective, physique et spirituelle » [id.] qui étaye autant des réformes de décentralisation que des pratiques quotidiennes30. Mais, dans la langue courante, à Diégo-Suarez, le terme est utilisé pour désigner soit un groupe informel qui gère un équipement, une absence d’équipement ou des travaux collectifs (il existe dès lors qu’il s’est physiquement réuni) ; soit un corps citoyen institutionnalisé abstrait (dans le droit, le fokonolona, c’est les habitants de tel fokontany) ; soit une réalité mixte d’ordre sociologique (les « familles défavorisées » qui s’expriment dans les réunions publiques sans pour autant peser sur les décisions) ; soit un ethos politique (« l’esprit communautaire »). Dans toutes ces dimensions, il reflète les très fortes inégalités statutaires et économiques de la société malgache. Derrière la façade démocratique, c’est l’espace pratique d’identification des petites gens (olo madiniky) : les dominants (olo maventy) y tirent les ficelles à distance.
51L’entrée « pauvreté », l’idéologie participative, le principe des associations d’usagers promu par le PAIQ conformément aux modèles globalisés en vigueur trouvent ici un terreau fertile. Selon les cadres du PAIQ, pour agir conformément au contexte socioculturel et aux contraintes idéologiques du développement, il fallait créer des associations incarnant cet esprit communautaire du fokonolona. Ces associations furent désignées par l’expression « associations de kartié », qui, dans la langue créolisée de Diégo comme dans le monde francophone, permet de saisir l’idée de coopération formalisée sur un pied d’égalité à l’échelle du voisinage proche.
- 31 Est-ce un fokontany ou une subdivision de fokontany caractérisée par sa morphologie, ses activités (...)
52Mais l’ambivalence du terme de fokonolona dans la sémantique politique malgache, comme le flou du terme kartié31 1, a autorisé un glissement des signifiants et des signifiés : dans le cadre du PAIQ, on a parlé tantôt d’« association de kartié », tantôt d’« association du kartié », expression qui désignerait le regroupement de l’ensemble de la population du fokontany pour promouvoir ses intérêts à travers la forme juridique de l’association et non à travers la personnalité publique morale du fokontany. Ce qui aurait dû être du ressort de l’espace politique du fokonolona, échelle des petites gens qui s’organisent sur un territoire dans leur intérêt propre, échelle territorialisée de la communauté d’intérêts des dominés, a été du ressort de l’espace politique du fokontany, le plus bas échelon de la vie politique formelle, charriant ses inégalités. On y a cherché des leaders associatifs et on y a trouvé des notables de quartier.
53Ce glissement a été facilité par l’ambivalence politique de la fonction de chef-fokontany, à l’interface des sphères communautaire et publique. Il se reflète dans le langage : quand les gestionnaires ne sont pas appelés prezida ny rano (présidents de l’eau) dans un registre bureaucratique légal, ils sont appelés tompon’ny rano (maîtres et possesseurs de l’eau) dans un registre emprunté au champ de l’ancestralité [Ottino 1998]. Associant le double lien de possession et de responsabilité, cette dernière expression fait affleurer les conceptions culturelles de l’eau qui se sont forgées sur le long terme dans la diversité des terroirs de Madagascar et qui ont placé l’eau au cœur de la hiérarchisation sociale et des rapports de gouvernement.
54Les usagers disent se résigner à la marchandisation et à l’accaparement de la ressource « eau », considérant que l’accès à l’eau est vital. L’essentiel est d’obtenir des bornes-fontaines et que l’eau ne soit pas coupée par la Jirama. En ce cas, symboliquement, la fontaine est dite morte (maty). Tous les enjeux sont subordonnés à celui-là. Il faut donc que la facture soit payée et que le budget soit bien géré. Mais ces logiques perturbent les relations interpersonnelles et entrent en contradiction avec des obligations sociales et des formes de solidarité qui trament un espace d’identification et de sociabilité microlocal : celui des ménages gestionnaires et/ou utilisateurs de tel point d’eau. Ce n’est pas la logique de marché qui est questionnée, mais certaines de ses conséquences, notamment le risque, associé à l’argent, de dissolution des liens et des valeurs morales.
55Le fait que les uns soient garants de l’accès à l’eau des autres et de la circulation vertueuse de l’argent attise les jalousies entre usagers, gestionnaires et fontainières. Dans le dispositif formé autour de la borne-fontaine, on est censé être dans une position socioéconomique comparable (« presque olo jiaby mitovitovy fo ») : c’est le présupposé normatif de l’appartenance à un fokonolona au sens large. Or, on voit comment les autres vivent, ce qu’ils rapportent du marché (« un poisson comme ça ! ») et on suspecte facilement qu’ils « mangent » (mihina) notre argent.
- 32 « Meva » signifie « beau ».
56À Mahatsara, deux associations (FIMAMI et Meva32) ont abandonné le paiement mensuel au motif qu’il générait trop de heurts. Elles ont introduit un système de jetons (photo p. 138) qui, achetés auprès du bureau de l’association, permettent de payer au seau la fontainière, l’achat des jetons et de l’eau s’effectuant à deux moments différents. Or, la seule des deux associations qui ait totalement exclu le paiement quotidien des seaux avec de l’argent, Meva, est aussi la seule à être un groupement d’usagers réellement en activité. Un ancien membre de son bureau, menuisier, m’explique ce choix :
Si on utilise de l’argent, l’eau finira par être coupée. Si l’argent tournoie autour du pied de la fontaine, on finit par ne pas savoir où il va. Si ce sont des jetons, ils ne peuvent rien avec les jetons : ce sont les jetons qui vont et viennent.
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58Ces jetons ne remettent pas en cause l’évaluation monétaire du bien « eau » mais démonétarisent le paiement lors des transactions quotidiennes entre usagers et fontainières. Ils rétablissent l’expression du caractère personnalisé de ces relations. Soulignant la spécificité de l’espace social des bornes-fontaines, ils restituent à l’eau qui y coule la singularité de sa nature, et, partant, son incommensurabilité, pour le dire comme Viviana Zelizer [2005]. A contrario, une fontainière m’expliquait qu’elle et son mari gestionnaire d’un point d’eau « préféraient qu’on paie en argent comptant comme des brèdes au bazar » (« mila mañefa direct karaha mivanga a?ana amin’ny bazary »). Avec ces jetons, impossible d’acheter de la bière, de payer les écolages et de thésauriser.
Jetons de l’association Meva, Mahatsara
59[Image non convertie]
(cliché C. Al Dabaghy, 2010)
- 33 Par syncrétisme avec le culte des ancêtres [Blanchy et al. 2006], les pratiques funéraires actuelle (...)
60Certaines expressions courantes de la solidarité sont, par ailleurs, rendues impossibles. Les personnes très âgées (olo teña matoe) et très isolées, les nécessiteux (olo sahira?a), les fous (adala) doivent-ils payer ? Les règles, différentes d’une fontaine à l’autre, font l’objet de discussions : l’enjeu est moral. Et que faire en cas de deuil ? Alors que, à l’échelle du fokontany, dans un contexte de mixité parfois forte, les funérailles et le respect des obligations sociales (adidy) intercommunautaires (collecte de riz et d’argent) constituent une mise à l’épreuve de la cohésion sociale (traduction extensive de fiarahamonina) et de la solidarité (firaisankina) le nouveau système de gestion pose deux problèmes. D’une part, on a des besoins urgents d’eau la nuit33 quand les bornes sont fermées. D’autre part, les familles des défunts doivent payer l’eau alors qu’il était considéré comme normal que l’eau fasse partie des dons du voisinage au nom d’un collectif territorial élargi.
- 34 La fontainière mélange sa trésorerie domestique avec celle du point d’eau. Elle ne comptabilise pas (...)
61Le dispositif social de gestion des bornes-fontaines est en fait sous-tendu par un écheveau de dettes (trosa) réciproques : dette mensuelle et contractuelle du gestionnaire envers la Jirama et les usagers entre deux factures ; dette hebdomadaire et morale de la fontainière envers le gestionnaire entre deux versements34 ; crédit pour quelques heures ou quelques jours de la fontainière aux usagers.
- 35 Il y a, à tout moment, des fontaines fermées.
62Ces endettements appellent des formes de garantie qui impliquent de façonner en retour ce dispositif social et politique. Alors qu’une partie importante de la population urbaine est toujours susceptible, au gré des aléas, de quitter la ville pour des villages proches ou lointains, voire d’autres villes, pour quelques jours ou pour plusieurs mois, le gage de confiance entre usagers et responsables des bornes-fontaines est souvent la propriété foncière : les usagers apprécient que les bornes soient construites sur les terrains des responsables, de même que les gestionnaires préfèrent des fontainières propriétaires de leur logement. Les uns et les autres ne partiront pas avec l’argent en laissant des dettes et une fontaine morte. Quand cela arrive35, soit les usagers se cotisent pour payer une dette ainsi mutualisée, soit un particulier rachète la dette et « privatise » la fontaine, soit la mairie s’acquitte de la dette, les responsables communaux réendossant alors (pour des raisons considérées comme électoralistes) le rôle de gouvernants pourvoyeurs d’eau publique.
63Il y a donc un conflit entre l’injonction morale de solidarité au sein du voisinage adossée à l’idéologie familiale élargie du fihavanana, l’impératif que l’eau ne soit pas coupée et la logique économique de rentabilité du système. Si cette dernière n’est pas contestée, l’enrichissement de certains seulement et la privatisation des marges posent problème. Les compromis normatifs acceptables reposent sur le principe que les bénéfices doivent revenir au voisinage élargi, au fokontany. Mais comment ?
64La fontainière, dans l’idéal, doit être du quartier ; le gestionnaire, quoi qu’il en soit. La situation inverse est critiquée. Or, quand, à Tanambao V, il a été proposé par le nouveau chef-fokontany que les lavoirs soient gérés par les jeunes chômeurs du quartier, les femmes ont refusé, considérant que le risque qu’ils boivent, mangent et fument l’argent était trop grand, réaffirmant leur préférence pour des notables, comptables de leurs actes parce que leur capital localisé les oblige à rester sur les lieux. La solution à ce conflit normatif est souvent présentée mais jamais mise en œuvre : les bénéfices, plutôt que de revenir in fine au gestionnaire du fait de la privatisation communautaire, devraient revenir au fokontany et permettre par exemple d’acheter du materiel-pokonolona (littéralement : le matériel du fokonolona) : des bancs, des couverts et des marmites, support de solidarité et reflet de la cohésion sociale.
65Aujourd’hui, la commune n’est plus perçue comme garante d’une insertion par l’eau dans le collectif urbain. Le nouveau dispositif de gestion est illisible pour ses usagers. La plupart ne perçoivent pas la distinction entre gestion payante et eau payante, si cruciale pour les concepteurs et médiateurs du système. La compréhension du nouveau rôle de la commune a été brouillée par différents choix. Par exemple, les associations règlent directement les factures à la Jirama plutôt que de remettre leurs recettes à la commune, qui, à son tour, paierait la Jirama. Cette procédure renforce la perception de l’accaparement des bénéfices de la gestion de l’eau.
66La requalification de l’eau aux bornes-fontaines a, par ailleurs, profondément affecté les conduites sensorimotrices et les manières de prendre soin de soi. Le fait que l’eau était gratuite est presque systématiquement associé au fait qu’on pouvait y accéder librement, à toute heure. Ce qu’exprime cette femme :
Tu viens, tu prends de l’eau, tu repars ! / Avy mantsaka mandeha !
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68Inversement, le recouvrement des coûts est associé à la restriction spatiotemporelle de l’accès à l’eau, ce qui traduit le caractère aliénable de l’eau-marchandise dont on peut être physiquement séparé. Les femmes font la queue plus longtemps et plus tôt le matin. En période de contraction des budgets, on économise de l’eau sur tout : sur les gestes d’hygiène, le soin des enfants, etc. « Même déféquer, c’est payant » : « ato hoe teña mahazo mangery ! ». Cette monétarisation des besoins vitaux et sociaux est perçue, en termes de citadinité, comme une régression et, en termes de citoyenneté, comme un ultime abandon du (petit) peuple (vahoaka dans la langue soviétisée de la Deuxième République) par le fanjakana (le pouvoir d’État, les gouvernants).
69La mémoire de l’eau qui coulait « 24/24 », fort et pour tout le monde, reste vive. Un usager s’exclame :
C’était libre ! (Libre izy !)
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71Mais cet usage sans entrave de l’eau publique et gratuite est aussi évoqué de manière ambivalente soit comme un droit qu’on regrette soit comme une compromission collective qu’on déplore. Si les modes d’accès à l’eau sont complexes et entremêlés, le gaspillage l’était aussi. Il n’était plus, depuis au moins les années 1960, le seul fait des abonnés sans compteur – passagers clandestins d’un système dont les habitants de Tanambao sans borne-fontaine étaient exclus. Reflétant les hiérarchies sociales à Diégo-Suarez, il n’était évidemment pas égalitaire, mais personne n’en était tout à fait exclu. Il participait de l’affirmation et de la jouissance communes d’une modernité urbaine, de la performation d’une collectivité à travers l’usage commun (quoique hiérarchisé) des infrastructures publiques (pour se laver ou laver sa voiture). Comme si, pareillement, civisme et incivisme, respect des règles du jeu industriel et commercial et pratiques anti-économiques ostentatoires devaient être partagés sur un pied, si ce n’est d’égalité, au moins d’équité, soit au nom du partage de la ville, soit aux dépens d’un fanjakana indifférencié. On pouvait alors prétendre ensemble au mythe d’une enclave rebelle et libertaire dans laquelle la Jirama permettait le partage de l’eau puissante (rano mahery) véhiculant la puissance ancestralisée (hasiñy) des dominants.
72Comme souvent en situation urbaine développementiste, la mise en gestion associative et payante des points d’eau collectifs a renforcé les inégalités locales. Pour saisir les rapportset processus sociaux qui font de cet effet une singularité contingente, j’ai tenté de montrer comment des normes globalisées de la gestion de l’eau se sont enchâssées dans une situation locale.
73L’enquête a révélé comment, à Diégo-Suarez, le fait de « dominer » l’accès à l’eau est historiquement adossé à un accès inégal au salariat, au fonctionnariat, aux carrières politiques, au foncier et à l’immobilier, en fonction d’une distribution mouvante et intégrative du capital d’autochtonie et de jeux d’échelle entre voisinage hydrique, communauté nationale et/ou ethnique, fokontany, commune et Nation. L’attention portée aux pratiques et représentations mises en jeu dans la gestion des bornes-fontaines permet de mettre en évidence les conflits entre normes gestionnaires légal-bureaucratiques et normes sociales tels qu’ils s’expriment et sont résolus localement. Un travail sur les subjectivations politiques à travers les pratiques sensorimotrices montre ici la fragilisation des groupes dominés et celle de la polarisation de l’espace politique local par la commune.
74Une analyse de la gestion de l’eau à Diégo-Suarez permet de saisir l’articulation entre processus de stratification sociale et processus de structuration des collectivités locales, une perspective diachronique à moyen terme permettant de montrer que la chronologie du développement du réseau de production et de distribution d’eau coïncide très exactement avec les va-et-vient de la décentralisation. La commune – échelle à laquelle se jouent et se disent les tensions entre besoins militaires et besoins civils, besoins sociaux et besoins économiques, l’apparente dualité du réseau, la démarcation symbolique entre urbains et ruraux – apparaît comme l’espace vécu des dominations et des revendications d’équité. Le fokontany, point focal d’un pluralisme normatif exacerbé, et, dans une certaine mesure, institutionnalisé, fait, lui, figure d’espace vécu des solidarités contrariées et des dominations légitimées.
75Le prisme de l’eau dans un tel contexte donne à voir la plasticité des dispositifs et des arrangements institutionnels dont les collectivités et les associations sont le cadre légalisé, les glissements qu’autorisent la créolisation des langages professionnels et la part transnationalisée de la construction des catégories de l’action et de l’imaginaire politique.